Resources / Gilles Deleuze, “Spinoza and Us,” Presentation (1 May 1977)

May 1, 1977

Spinoza’s Ethics has nothing to do with morality; Spinoza himself conceives it as an ethology, that is, as [at once] a composition of speeds and slownesses, a composition of the powers of affecting and being affected on a plane of immanence. This is why, in a certain way, Spinoza launches quite constantly (genuine) cries: you do not know what you are capable of, for good or for bad, you do not know in advance what your body or your soul can do, you do not know in advance what any body or soul can do in a given encounter, in a given arrangement, in a given combination.

Introduction

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/spinoza-et-nous-une-conference-de-gilles-deleuze-9908244

In preparation for a mini-seminar on Spinoza (winter 1978) and for a revised edition of the 1970 Spinoza, Texxtes choisis (Paris: PUF), Deleuze presents a lecture for which the audio recording has been made available at Radio-France, under the title “Spinoza et nous”. We have provided below the lecture’s transcript, in a format that emends the text of the subsequent published article, as well as a translation of this lecture.

English

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French

Gilles Deleuze, “Spinoza et nous”

Transcription de la communication de Gilles Deleuze, le 1 mai 1977 (voir https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/spinoza-et-nous-une-conference-de-gilles-deleuze-9908244), texte remanié et publié dans Revue de synthèse, IIIe série, 89-91 (janvier-septembre 1978), 271-277. Tout texte entre crochets correspond aux ajouts de Deleuze au texte original.

 

[Je parle de] « Spinoza et nous » [ce qui a l’air d’un titre trop ambitieux, mais ça] (cette formule) peut vouloir dire beaucoup de choses. [Ça peut vouloir dire] entre autres, « nous au milieu de Spinoza » . Essayer de percevoir et de comprendre Spinoza par le milieu. [C’est une tache possible.] Généralement, on commence par le premier principe d’un philosophe. Mais ce qui compte, [tout le monde le sait], c’est aussi bien le troisième, le quatrième ou le cinquième principe. [Commencer par le premier principe, c’est un peu une méthode qui emprunterait le modèle de l’arbre ; on cherche d’abord la racine. Mais, il y a une autre méthode ou un autre modèle : c’est celui de l’herbe. L’herbe, elle, pousse par le milieu. Quand un philosophe est aussi déraciné que Spinoza, on peut essayer de le percevoir par le milieu, là même où pousse sa philosophie.] Tout le monde connaît le premier principe de Spinoza : une seule substance pour tous les attributs. [Et] le troisième, quatrième ou cinquième principe, [peu importe], [tout le monde] le connaît aussi : [c’est, cette fois,] une seule Nature pour tous les corps, une seule Nature pour tous les individus, une Nature qui est elle-même un individu [dont les parties varient] d’une infinité de façons. [Et ce n’est pas la même chose. Je veux dire,] ce n’est plus [comme au niveau du premier principe,] l’affirmation d’une substance unique ; c’est [plutôt maintenant] l’étalement d’un plan commun, [l’étalement d’un plan] d’immanence où sont tous les corps, toutes les âmes, tous les individus. Ce plan d’immanence, [ce plan] de consistance [comme dit Guattari, ce] n’est pas un plan au sens de dessein dans l’esprit, [même si c’était l’esprit d’un dieu, ce n’est pas un plan au sens d’un] projet [ou de] programme. C’est un plan au sens géométrique, section, intersection, diagramme, [et pas programme.] Alors, être au milieu de Spinoza, [surgir au niveau du troisième, quatrième, cinquième principe], c’est être sur ce plan (modal), ou plutôt [c’est] s’installer sur ce plan [parce que ça ne se fait pas tout seul]; [c’est déjà] (ce qui implique) un mode de vie, [c’est déjà] une façon de vivre. [Donc,] qu’est-ce que ce plan [d’immanence], et comment le construit-on ? [Parce qu’à la fois] il est pleinement plan [immanent, et d’une certaine manière, déjà là ; il est plan de Nature, et une Nature ne nous est pas attendue,] et pourtant [il] doit être construit [il doit être construit par chacun, individu ou groupe,] pour qu’on [ait une chance de vivre, si c’est utile, pour qu’on ait une chance de vivre d’une manière spinoziste. [6 :22]

[Eh bien, je voudrais demander d’abord, en fonction de ce plan,] Comment Spinoza définit-il un corps ? [Et là aussi, tout le monde le sait :] Un corps quelconque, Spinoza le définit de deux façons simultanées. D’une part, un corps si petit qu’il soit, comporte toujours une infinité de particules, [et] ce sont les rapports de repos et de mouvement, de vitesses et de lenteurs entre particules qui définissent un corps, [et] l’individualité de [ce] corps. D’autre part, un corps [en affect d’autres, il] affecte d’autres corps, [et il] est affecté par d’autres corps, [et] c’est ce pouvoir d’affecter et d’être affecté qui définit aussi [le] corps dans son individualité. En apparence, ce sont deux propositions très simples, [très courantes, et en effet, tout à fait ordinaires] : l’une est [une proposition] cinétique [consistant à définir un corps par les rapports de vitesse et de lenteur entre ses particules], l’autre est [une proposition] dynamique [consistant à définir un corps par son pouvoir d’affecter et d’être affecté]. Mais je voudrais essayer de montrer que si l’on s’installe vraiment au milieu de [ces] propositions, si on les vit [d’une certaine manière, involontaire ou pas, plutôt involontaire, ça devient] beaucoup plus compliqué et l’on se retrouve spinoziste avant [même] d’avoir compris pourquoi. [8 :36]

En effet, la [première proposition, la] proposition cinétique nous dit qu’un corps se définit par des rapports de mouvement et de repos, de lenteur et de vitesse entre particules [qui lui appartiennent sous le rapport complexe de ces lenteurs et vitesses]. C’est-à-dire : [un corps] ne se définit pas par une forme ou des fonctions. La forme globale, la forme spécifique, les fonctions organiques dépendront des rapports de vitesse et de lenteur. Même le développement d’une forme, le cours du développement d’une forme dépend de ces rapports, et non l’inverse. [Ce n’est pas du tout qu’il s’agit d’être rapide à tout prix ; la vitesse, elle ne vaut pas mieux que la lenteur. Il arrive même qu’on soit en retard par vitesse ; il arrive aussi qu’on gagne et qu’on l’emporte par lenteur]. [Mais] l’important, c’est de concevoir la vie, [chaque vivant], chaque individualité de vie, non pas comme une forme ou un développement de forme, mais comme un rapport complexe entre vitesses différentielles, entre ralentissement et accélération de particules. [Et après tout, c’est ça qu’on appelle ou bien le charme, ou bien l’individualité, ou bien la puissance de quelqu’un, pas du tout sa forme, mais sa manière de composer] de[s] vitesses et de[s] lenteurs sur un plan d’immanence. [Car le plan d’immanence, le plan de consistance, il surgira lorsque des vitesses et des lenteurs se composeront sur lui et en même temps que lui, indépendamment des formes car c’est ses rapports qui détermineront les formes, et pas l’inverse. C’est comme la musique. Il n’y a pas de forme – ou il peut y en avoir mais ce n’est pas ça qui compte – il n’y a pas de forme préétablie. Il n’y a pas de forme musicale préétablie. Il n’y a pas un développement de la forme musicale d’après un temps qu’on devrait nommer « mesuré », « fonctionnel », ou « pulsé ». Danser la valse, ce n’est jamais un-deux-trois ; faire du tam-tam, ce n’est pas un-deux. Il y a toujours sept, dix, quatorze, vingt-huit en premier. Et la forme musicale, le développement de la forme, dépend] d’un rapport [très] complexe entre vitesses et lenteurs des particules sonores, [non pas l’inverse.] Ce n’est pas seulement affaire de musique, mais [c’est toujours affaire] de vivre : c’est par vitesse et lenteur qu’on se glisse entre les choses, [qu’on entre dans quelque chose], qu’on se conjugue avec d’autre chose : on ne commence jamais, on ne fait jamais table rase [– ça, Spinoza le sait, Descartes ne le savait pas –, on ne commence jamais, on ne fait jamais table rase], on se glisse entre, on entre au milieu, on épouse ou on impose des rythmes [non-pulsés. Ça, c’est la première proposition cinétique de Spinoza.] [12 :31]

La seconde proposition [dynamique, qui concerne] les corps, [ne concerne pas les rapports de vitesse et de lenteur entre particules, mais concerne les] pouvoir[s] d’affecter et d’être affecté. [Et d’une certaine manière, c’est la même chose. Et Spinoza, dans un très beau texte, démontre – très rigoureux, bon – il démontre que nécessairement, si l’on définit les corps par les rapports de vitesse et de lenteur, on est aussi forcé de les définir dynamiquement par les pouvoirs d’affecter et d’être affecté, et que le passage est inévitable, le lien est nécessaire. Donc, c’est bien la même chose, la proposition cinétique et la proposition dynamique.] Vous ne définirez pas un corps (ou une âme) par sa forme, par ses organes ou [par ses] fonctions ; et [– c’est sans doute ça qu’apporte de nouveau la proposition dynamique –] vous ne le définirez pas davantage comme une substance ou un sujet. Chaque lecteur de Spinoza sait que les corps et les âmes ne sont pas pour Spinoza des substances ni des sujets, mais [qu’il les appelle] des modes. [Seulement] si l’on se contente de penser [une pareille proposition] théoriquement, [c’est déjà beaucoup, mais] ce n’est pas suffisant. [Parce que] concrètement, un mode, c’est un rapport complexe de vitesse et de lenteur dans le corps, [et] aussi dans la pensée [qui correspond à ce corps], et [un mode], c’est un pouvoir d’affecter et d’être affecté du corps ou de la pensée. Concrètement, si vous définissez les corps et les pensées comme des pouvoirs d’affecter et d’être affecté, beaucoup de choses changent. Vous allez définir un animal, ou [bien] un homme, [pas du tout] par sa forme, [pas du tout par] ses organes et ses fonctions, et pas non plus comme un sujet ; vous allez le définir par les affects dont il est capable. Capacité d’affects, avec un seuil maximal et un seuil minimal, [ce que la bête peut supporter, ce qu’elle est capable de supporter, les affects dont elle est capable, au plus haut et au plus bas, avec sans doute des variations d’après les âges, les moments. Ces capacités d’affect,] c’est une notion courante chez Spinoza [et qui parcourt tout l’Éthique]. Prenez un animal quelconque ; [vous ne vous occupez de rien d’autre que la] liste [des] affects [que vous pouvez en dresser] (dans n’importe quel ordre). Les enfants savent le faire — [mais s’il y a un philosophe d’enfance, c’est Spinoza, ce n’est pas Héraclite, sûrement pas ; s’il y a un philosophe qui a un devenir-enfant, c’est Spinoza, peut-être – les enfant savent le faire.] Le petit Hans [qui fut si mal psychanalysé par Freud, ne faisait que ça, mais le petit Hans] fait une liste d’affects [à propos d’un spectacle de la rue, à savoir] un cheval de trait qui tire une voiture dans [la] ville. [Et la liste qu’il fait, au hasard, dans n’importe quel ordre, c’est : c’est une bête fière — la fierté, c’est non seulement un affect, c’est un capacité d’affect — il est fier ; il a des œillères, c’est un affect, d’une tout autre sorte ; il a du noir autour de la bouche ; il tire une charge lourde ; il s’écroule ; il est fouetté, être fouetté, c’est un affect, c’est même ce que Spinoza appelle un « affect passif », il est fouetté ; il fait du charivari avec ses jambes, etc., et la liste continue. Spinoza pour son compte dit – mais j’aurais pu inverser les citations — Spinoza pour son compte dit :] il y a de plus grandes différences entre un cheval de labour ou de trait, [d’une part, et d’autre part] et un cheval de course, [qu’il n’y en a entre un cheval de labour] et un bœuf. [C’est une proposition très importante dans l’Éthique.] C’est parce que le cheval de course et le cheval de labour n’ont pas les mêmes affects, [et pas] le même pouvoir d’être affecté, [tandis que] le cheval de labour [et le bœuf ont des affects relativement] communs. [18 :10]

[C’est important parce que] on voit bien [alors] que le plan d’immanence, (le plan de Nature) [où se déroule la distribution des] affects [comme la distribution des vitesses différentielles, des vitesses comparées, on voit bien que le plan d’immanence], le plan Nature [ne consiste pas du tout à séparer] des choses [dont on pourrait dire que les unes sont] naturelles et [dont on pourrait dire que les autres sont] artificielles. L’artifice fait complètement partie de la Nature, puisque toute chose, sur le plan immanent de la Nature, [sur le plan de consistance,] se définit par des agencements de mouvements et d’affects dans lesquels elle entre, que ces agencements soient [les plus] artificiels ou [les plus] naturels. Longtemps après Spinoza, des biologistes [ou] des naturalistes essaieront de décrire des mondes animaux [uniquement] définis par les affects, (et) les pouvoirs d’affecter ou d’être affecté. Par exemple, von Uexküll le fera pour la tique, animal qui suce le sang des mammifères.[1] Il définira cet animal[-là, cette bête-là] par trois affects, [et ce n’est pas sa faute, elle n’en a que trois ; c’est déjà beaucoup ; il y en a beaucoup parmi nous, enfin, il y a beaucoup de gens… trois affects] : le premier, [un affect] de lumière (grimper en haut d’une [petite] branche) ; le deuxième, [un affect] olfactif (se laisser tomber sur le mammifère qui passe sous la branche) ; le troisième [un affect] calorifique (chercher la région sans poil [sur le mammifère] [Deleuze tousse] [la région] plus chaude [où il va pouvoir s’enfoncer et trouver le sang]). Un monde avec trois affects [uniquement, alors que la tique baigne] dans la forêt immense, [qui ne cesse d’envoyer des excitations, des sollicitations de tous les côtés, et à tout, elle est fermée, elle est sourde, elle est aveugle, elle est sans affect sauf pour ces trois choses-là ; le reste du temps, elle jeûne, elle dort. Donc,] un seuil optimal et un seuil pessimal, [un seuil maximal, un seuil minimal] dans le pouvoir d’être affecté. [Pas forcément que ce soit très bon : ce seuil optimal, c’est aussi la tique repue de sang qui va mourir ; le seuil pessimal ou minimal, c’est la tique qui jeûne, qui doit attendre des années le mammifère qui va passer sous sa petite branche. Or,] de telles études, qui définissent les corps, les animaux, [mais aussi] les hommes, par les affects dont ils sont [chacun] capables, ont fondé ce qu’on appelle aujourd’hui l’éthologie. Cela vaut pour nous, [ça vaut] pour les hommes, non moins que pour les animaux parce que personne ne sait d’avance les affects dont il est capable, c’est une [très] longue affaire d’expérimentation, [c’est une très longue affaire de rencontres, c’est une très longue affaire de montage], c’est une longue prudence, [c’est] une sagesse spinoziste. [La page la plus drôle de Spinoza – chez Spinoza, il y a toujours des pages, chez tous les philosophes, il y a des grandes pages comiques, assez ; lorsque Spinoza explique ce que c’est que l’aventure d’Adam, et l’histoire de la pomme, et c’est l’histoire d’un empoisonnement, et c’est l’histoire d’une intoxication alimentaire, et que Adam a mangé la pomme, et que les rapports constitutifs de la pomme décomposaient les rapports constitutifs d’Adam ; Adam était à la lettre empoisonné, il a fait une mauvaise rencontre : c’est de l’éthologie. Or je dis, savoir les affects dont on est capable, les affects que l’on peut supporter et qu’on est capable de supporter, personne ne les sait d’avance, et que cela ne peut se découvrir qu’en même temps que se construit précisément] un plan d’immanence ou [un plan] de consistance. L’Éthique de Spinoza n’a rien à voir avec une morale ; il la conçoit [lui-même] comme une éthologie, c’est-à-dire comme [à la fois] une composition des vitesses et des lenteurs, [une composition] des pouvoirs d’affecter et d’être affecté sur [un] plan d’immanence. Voilà pourquoi Spinoza [d’une certaine manière] lance [assez constamment] des (véritables) cris : vous ne savez pas ce dont vous êtes capables, en bon et en mauvais, vous ne savez pas d’avance ce que peut [votre] corps ou [votre] âme, [vous ne savez pas d’avance ce que peut un corps quelconque ou une âme] dans telle rencontre, dans tel agencement, dans telle combinaison. [24 :05]

[Je voudrais essayer de résumer] : si [l’on est] spinoziste, [on ne définit] quelque chose ni par sa forme, ni par ses organes et ses fonctions, ni comme substance ou comme sujet. Pour emprunter des termes au Moyen Age, ou à la géographie, [on définirait un corps] par [une] longitude et [une] latitude. Un corps, [ça] peut être [strictement] n’importe quoi : [ce peut être une chose], ce peut être un animal, ce peut être un corps sonore, ce peut être une âme ou une idée, ce peut être un corpus linguistique, ce peut être un corps social, une collectivité. Nous appelons longitude d’un corps quelconque l’ensemble des rapports de vitesse et de lenteur, de repos et de mouvements entre particules qui le composent [sous ce rapport complexe]. [Et] nous appelons latitude d’un corps l’ensemble des affects qui remplissent un corps à chaque moment, sous le double aspect de son pouvoir d’affecter et d’être affecté. Ainsi nous établissons [une espèce de] cartographie d’un corps, et l’ensemble [de toutes les longitudes et de toutes les latitudes] constitue le plan d’immanence ou [le plan de Nature, le plan] de consistance, toujours variable [à chaque moment], et qui ne cesse pas d’être remanié, construit, reconstruit, par les individus et les collectivités. [26 :02]

[Alors, voilà ce que je voudrais dire très vite et sommairement et insuffisamment] : [peut-être est-ce qu’] il y a deux [manières très, très différentes, très opposées de concevoir le] mot « plan », ou l’idée de plan, même si ces deux [idées ne cessent pas de se mélanger, même si il y a un bout de l’une qui vient s’insérer dans un bout de l’autre. Il s’agit bien de « planification », mais de deux planifications très, très … très hétérogènes. La première conception, je l’appelle (mais par pure commodité) « théologique » ou « transcendante ». La deuxième conception, je l’appelle « Spinoziste », celle d’un homme tout seul contre les pouvoirs du monde, ou bien celle d’un groupe quelconque contre un ordre établi. En même temps, ce n’est pas si simple ; je regrette en même temps ce que je viens de dire parce qu’un homme quelconque ou un groupe peut très bien verser, il ne fait même que ça, dans le plan théologique, passer du côté du plan théologique, et inversement. Le monde peut être traversé, peut être recoupé par un plan surprenant et nous prend tous de court. Mais, mettons, j’appelle plan théologique, première conception du plan, tout plan qui, d’une manière ou d’une autre, vient d’en haut et qui se rapporte à une transcendance, si cachée que soit cette transcendance. C’est un dessin dans l’esprit d’un dieu. Mais ça peut être aussi bien une évolution, un plan d’évolution, dans les profondeurs supposées de la Nature, ou encore l’organisation du pouvoir d’une société. Un tel plan peut être structural ou génétique ; il peut être les deux à la fois. Ce à quoi on reconnaît un tel plan, théologique ou transcendante, c’est qu’il concerne toujours des formes et leur développement, des sujets et leur formation, développement de formes et formation de sujets. C’est le caractère essentiel de cette première sorte de plan. Dès lors, ce sera toujours, et quoi qu’on en dise, un plan de transcendance, et pour une raison très simple, c’est parce que ce plan, par nature, disposera toujours d’une dimension supplémentaire aux dimensions de ce qu’il planifie et de ce qui se passe sur lui. [29 :14]

[C’est en ce sens que certains musiciens, pour reprendre une allusion que je faisais tout à l’heure, nous disent que – et peut-être est-ce qu’ils n’ont pas raison – ils nous disent que la musique occidentale a été longtemps sous le principe, sous, oui, le principe d’une espèce de plan de composition qui n’était jamais donné, qui donnait lui-même des formes à entendre et qui dirigeait le développement des formes, mais lui en tant que principe compositionnel n’était jamais donné dans ce qui était donné. Il devait toujours être inféré à partir de ce qui était donné, conclu de ce qui était donné, induit à partir de ce qui était donné, mais il n’était pas donné comme tel. [30 :05]

[Je dis que l’autre sorte de plan, c’est le plan d’immanence. Et le plan d’immanence, lui, il ne peut pas disposer – et c’est ça sans doute sa force et sa puissance – il ne dispose jamais d’une dimension supplémentaire aux dimensions de ce qui se passe sur lui. Au contraire, comme certains musiciens modernes se réclament, d’un processus compositionnel qui doit être donné pour lui-même en même temps que ce qu’il donne, qui doit être entendu pour lui-même en même temps qu’il nous fait entendre quelque chose, comme si à ce moment-là il y avait un plan de consistance, un plan d’immanence sonore où les choses et où le mouvement n’est plus que rapports de vitesse et de lenteur, distribution d’affects, indépendamment d’une forme qui se développe ou d’un sujet d’un caractère qui serait assignable. Je pense que beaucoup de musiciens américains à cet égard actuellement développent un tel plan d’immanence sonore où le processus de composition doit être saisi en même temps que ce qui a été composé. Je pense que sont très importants aujourd’hui certaines déclarations de Boulez lorsque Boulez réclame au besoin les formes musicales intrinsèquement pauvres, de plus en plus sobres, de telle manière que puisse en échapper] des rapports de vitesse et de lenteur entre particules sonores [avec de fortes charges affectives ou, comme il dit lui-même, c’est la même chose, « émotives ». Les textes de Boulez sont très admirables à cet égard pour le développement d’une espèce de plan d’immanence sonore dans la musique.] [32 :18]

C’est pareil pour la littérature. Il ne s’agit pas d’écrire vite ou d’écrire lentement. [Il s’agit d’autre chose. Il s’agit que l’écriture soit elle-même] production de vitesses [ou production] de lenteurs, [qu’elle produise des vitesses ou des lenteurs nouvelles. Revenons au passé.] Goethe s’oppose [d’une certaine manière] à Kleist, Hegel s’oppose [d’une certaine manière] à Hölderlin, parce que Goethe [et] Hegel restent attachés, [je crois très profondément], à [une conception du] plan qui serait un [plan de] développement des formes et [un plan de] formation […] des sujets, [allant jusqu’à une espèce d’éducation sentimentale, de formation] des caractères. Tandis que Kleist, Hölderlin ne pensent [plus] qu’en termes de vitesses et de lenteurs, [de] catatonies figées, [de véritables catatonies, d’immobilisations figées], et [puis de] mouvements accélérés, [de précipitations au besoin grimaçantes, sans qu’on puisse même assigner les formes qui se développeraient, ni un caractère qui se formerait. Tout est devenu un jeu de vitesses, de lenteurs, de catatonies brusques, d’accélérations folles. Je crois que c’est une littérature extrêmement moderne en ce sens, mais si je demande qui est spinoziste — enfin, ce n’est pas comme ça — , il me semble, ce n’est pas Goethe qui l’est, ce n’est pas Hegel qui l’est, parce que le plan tel qu’il le conçoit reste un plan du développement de la forme et de la formations des sujets. Mais les vrais spinozistes,] c’est Kleist, c’est Hölderlin [parce que chez eux, le plan a changé complètement de nature, d’où la incompréhension radicale de Goethe à l’égard de ce qui se passe à ce moment-là, et même sa haine à l’égard de ce qui se passe à ce moment-là. Car le plan est devenu chez eux un plan qui n’est plus qu’une planification des vitesses et des lenteurs, des vitesses différentielles, et une distribution des affects non subjectivés] [35 :00]

[Or bien sûr, en même temps, je durcis parce que, parce que, parce que les deux sortes de plans, [ils] sont toujours mélangés : on arrache l’un à l’autre, on maintient l’un sous l’autre, on conquiert l’un, [et puis] on garde [quand même] l’autre. Reste qu’il y a une grande différence, économique, politique, artistique, entre un plan d’organisation transcendant qui mène le développement des formes et la formation des [caractères ou des] sujets, et d’autre part, un plan [d’immanence ou un plan] de consistance, qui procède [uniquement] par vitesse et lenteur [comparées], par distribution des affects indépendamment des sujets. Ce n’est pas la même musique, ce n’est pas la même politique, ce n’est pas la même philosophie. Chacun doit construire son plan d’immanence [du second point de vue], vitesse et affect, chacun peut le concevoir et le vivre, individu ou groupe, c’est un plan qui se construit morceau par morceau. Je crois qu’il y a beaucoup de spinozisme dans la littérature actuelle, [dans la littérature récente], dans la musique actuelle, dans les mouvements actuels, encore plus que dans la philosophie actuelle. Les vrais spinozistes au besoin, ce sont des musiciens [qui font un plan d’immanence sonore] ; ce sont des littérateurs [qui font un plan d’immanence verbal. C’était déjà] Lawrence, Virginia Woolf, Whitman, Kerouac ; [beaucoup d’] anglais [et d’] américains ont été naturellement spinozistes, spinozistes par nature [avant de le savoir, sans le savoir, ce n’était pas leur affaire]. [Parce que] spinoziste, on le devient [forcément] sans le savoir, on arrive au milieu, c’est vraiment la place unique de Spinoza en philosophie : la construction d’un plan d’immanence, fait de vitesses et de lenteurs, et d’affects, [un point, c’est tout]. [37 :04]

[Je voudrais dire pour terminer que, à mon avis, comme Monsieur Bouvier avait la très grande gentillesse de rappeler que, en effet, j’avais fait un travail sur Spinoza, à mon avis, je n’avais fait sur Spinoza qu’une seule découverte, et encore, vraiment tout petite : c’était mon impression que le livre de Spinoza,] l’Ethique avait [comme] une double composition. [C’est une bêtise] de dire que le livre multiple, [le livre à composition multiple, c’est une découverte d’aujourd’hui, et ça] caractérise la littérature moderne. La littérature moderne a sûrement des [nouveautés, mais pas celles-là. En un sens, il n’y a jamais eu de littérature que faite sous la forme d’une espèce de composition multiple et de lecture plurielle. Or, ce qui m’a frappé dans l’Éthique, c’était ceci : tout le monde sait que c’est un livre qui se présente sous forme d’un enchaînement géométrique comportant définitions, postulats,] axiomes, propositions, démonstrations, corollaires, et [aussi des choses très spéciales qu’on appelle] « scolies ». [Et j’avais le sentiment que bizarrement, il y avait deux Éthiques simultanées : il y avait deux Éthiques simultanées parce qu’on pouvait faire un enchaînement continu des définitions, propositions, démonstrations, corollaires. Ça allait très bien ; ça formait une espèce de chaîne, d’enchaînement continu, et que les scolies, c’était un autre domaine. C’était une autre version simultanée de l’Éthique, que les scolies, eux, renvoyaient à d’autres scolies et formaient non pas un enchaînement continu mais une espèce de chaîne beaucoup plus volcanique, une chaîne discontinue. Si bien qu’à ce niveau, l’Éthique peut être lu deux fois simultanément : si l’on prenait la chaîne discontinue des scolies et l’enchaînement continu, et que ce n’était pas la même distribution de vitesses et de lenteurs, et que ce n’était pas la même distribution des affects] dans les deux cas. [Alors, je crois qu’il faudrait presque concevoir… Comprenez, il y a une musique, je suppose, il y a une musique électronique, et les déclarations auxquelles j’ai fait allusion des musiciens, de certains musiciens américains actuels en faveur d’un plan d’immanence sonore, où le principe de composition n’est plus caché, mais vraiment donné dans ce qu’il donne ; ou bien les déclarations de Boulez sur une espèce de plan d’immanence où la forme musicale devient pauvre par rapport aux rapports de vitesse et de lenteur et à la distribution des affects sonores. Eh bien, j’ai l’impression que ce n’est pas tout à fait étranger, et Boulez lui-même là, à cet égard, cite les questions de vitesse et de lenteur dans la musique électronique. Il y a aussi une histoire de la philosophique électronique ; il y a aussi une philosophie électronique. Là, je voudrais faire hommage à André Robinet d’avoir introduit véritablement et d’avoir d’une certaine manière renouvelée l’histoire de la philosophie et, précisément, en y introduisant des méthodes à proprement parler électroniques. Et je me dis que, si je faisais partie de son équipe, moi, je lui demanderais si c’est possible de, avec des ordinateurs ou avec des procédés comme il emploie pour faire cette histoire de la philosophie un peu électronique, [si] on ne pouvait pas vérifier non pas seulement les thèmes de fréquence dont il parle si bien, mais les vitesses différentielles, les rapports est-ce que c’est vrai que les scolies forment une espèce de chaîne volcanique et discontinue tandis que les propositions et les démonstrations, etc., tout ça. Pour réussir une chose comme ça, il faut des machines. Donc une histoire de la philosophie machinique comme une musique machinique. Et après tout, je veux dire, tout ne passe pas par là parce que c’est aussi ce qui se passe, je veux dire, la construction actuelle ou la recherche actuelle de plans d’immanence aussi bien sonores, musicaux, littéraires, collectifs, politiques, artistiques, de telle manière que réellement, les formes cèdent la place aux problèmes cinématiques des rapports vitesses-lenteurs à tel moment, les sujets et les caractères, la pédagogie des sujets et des caractères cède la place aux problèmes de la distribution des affects, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté, tout cela, il me semble, traverse tout notre monde, et on s’y retrouve de moins en moins, dans ces constructions de plans d’immanence, mais aussi d’une certaine manière c’est comme ça qu’on se retrouve de plus en plus spinoziste.] [42 :45][2]

Notes

[1] Dans Spinoza : Philosophie pratique (167, note 2), Deleuze cite Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, trad. Philippe Mulier (Paris : Gonthier [Denoël], 1965).

[2] Tout ce long paragraphe final reprend certains éléments de la fin du texte de l’article publié mais avec des écarts dans l’expression. Cette conclusion s’écarte entièrement de la conclusion que Deleuze publie éventuellement dans Spinoza : Philosophie pratique, voir pp. 173-175. Voici une version différente du paragraphe de conclusion, celle de l’article paru dans Revue de synthèse (276-277):

Quand j’ai travaillé sur Spinoza, il m’avait semblé que l’Ethique avait une double composition. Il n’est pas exact de dire que le livre multiple, l’idée du livre multiple, caractérise la littérature moderne. La littérature moderne a sûrement des caractères particuliers, mais pas celui du livre multiple qui a existé de tout temps, depuis qu’il y a des livres. Or l’Ethique est composé sur le mode géométrique, définitions, postulats, axiomes, propositions, démonstrations, corollaires, et scolies. Mais je crois que les scolies sont très particuliers : ce ne sont pas des compléments des théorèmes et démonstrations, c’est une autre version de l’ensemble. Les scolies renvoient aux scolies, et constituent une seconde version de l’Ethique : donc l’Ethique serait écrite deux fois simultanément, une fois dans l’enchaînement continu des propositions et démonstrations, une autre fois dans la chaîne discontinue ou volcanique des scolies. L’Ethique serait donc un livre qui contiendrait deux vitesses de lecture tout à fait différentes, d’après l’enchaînement des propositions ou la chaîne des scolies. Et aussi une distribution des affects tout à fait différente dans les deux cas : les scolies manient des affects beaucoup plus passionnels, et ostensifs.. Ce serait ces variations de vitesses, ces distributions d’affects, le problème « comment lire l’Ethique?» Un peu comme dans une œuvre musicale où un même thème peut passer à des vitesses différentes, avec des charges affectives différentes. L’écriture aussi distribue des affects, produit des vitesses et des lenteurs sur un même plan. Il se peut que l’histoire de la philosophie aujourd’hui soit renouvelée par des méthodes modernes, avec des ordinateurs et des synthétiseurs, et qu’on arrive à concevoir une histoire de la philosophie en partie électronique, comme une musique électronique. Il me semble que c’est la voie tracée par André Robinet. Alors je lui demande à lui, et à des membres de son équipe, si leurs méthodes seraient en état de confirmer, ou bien d’infirmer, ou bien de transformer cette hypothèse d’après laquelle les scolies auraient une sorte d’autonomie dans l’Ethique, et formeraient comme une seconde version simultanée. Est-ce qu’on peut arriver à saisir, non seulement des fréquences lexicales, non seulement des occurrences syntaxiques, mais des rythmes et des vitesses, avec leurs continuités et discontinuités relatives ? Une telle étude implique un plan de consistance où tous ces paramètres sont capables de varier. Ce n’est pas seulement la philosophie qui renvoie à ce plan immanent des vitesses et des affects, c’est aussi la musique, c’est aussi la littérature, c’est aussi le cinéma : ce pourquoi tant de gens se retrouvent spinozistes aujourd’hui, dans leurs domaines différents, plus spinozistes encore que ne pourraient l’être des philosophes, à la faveur de cette conception commune du « plan ».