April 16, 1985

Let’s try to see more clearly, namely, we pose the question: what does the speaking component “make” us see? See, we have two questions. It’s precisely, first question: how does the speaking component make us see something in the visual image? Second question: in what way does the visual image henceforth tend to become readable insofar as being visual? To me, the two questions seem clear — they may be false, they may be incorrectly stated, it will be up to you to say — … The answer would be … that the silent image, as we have seen, the image “seen” in the silent film, was composed, was a naturalized image, that is, one that presented structures, situations, actions and reactions to us. What is the hearing component going to show us in the visual image? It’s what we must call: interactions, interactions insofar as being interaction — interaction between visible things: the speech act, insofar as being heard, would make us see interactions, while the silent image was doomed to make us see only actions and reactions. This is at least one answer: what does the speech act make me see in the visual image? Answer: it makes us see interactions.

Seminar Introduction

As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.

For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.

English Translation

Edited

F.W. Murnau’s The Last Man (aka The Last Laugh), 1924

[Please note that the order presented here of the 16 April 1985 session transcript varies significantly from the transcripts on the Web Deleuze and Paris 8 sites where the version posted reverses sections 1 and 2. The version’s order here is transposed to follow the recording: part 1 now starts after Easter break (and contains the awkward intervention by a student), ending on the topic of “le parlant”; part 2 starts on “le parlant” and ends on discussion of Simmel; part 3 starts with discussion of Simmel and ends with Deleuze dismissing class.]

 

One of the most peculiar of any session finds Deleuze contending with an intrusive female student who engages in a confrontational and quasi-amorous dialogue with Deleuze. Then he reviews many key points discussed before Easter break (cf. The Time-Image, chapter 9 part 1), proceeding again through the “seen” and “read” aspects of silent films. Then, asking what occurs when speech is no longer read but heard, Deleuze anticipates future discussion of post-World War II cinema by reflecting on television’s impact on filmmakers as their work becomes audiovisual. Considering speech and, more specifically, the speech act, as an auditory element as well as visual, Deleuze suggest that spoken components cause one to see something visual and how the visual image renders itself readable, a “something” Deleuze calls “interactions”. He returns to Benveniste’s use of “shifters”, undertaking an analysis of Lang’s “M” and identifying the movement of speech acts as a kind of wave form, the propagation or opposition or innovation of “waves of belief and desire”, with the interactions occurring within the wave movements in “M”. Deleuze closes with the themes of collaboration and degradation as interactive modes, comparing silent films (“Strike”, “The Last Man”) and first phase speaking films (“M”, “The Blue Angel”). Insisting that the speech act causes an interaction to be seen in the visual image, Deleuze concludes by establishing aspects of the auditory relationship with the image, at once visible and readable, as a focus for most of the remaining sessions.

 

Gilles Deleuze

Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985

Lecture 18, 16 April 1985 (Cinema Course 84)

Transcription: La voix de Deleuze, Anselme Chapoy-Favier (Part 1), Sara Fadabini (Part 2), and Mauricio Martorell (Part 3); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale

English Translation Forthcoming

 

French Transcript

Edited

L’ordre de la transcription ci-dessous suit rigoureusement l’ordre de l’enregistrement, en contraste avec l’ordre transposé des transcriptions correspondantes situées aux site de Paris 8 et Web Deleuze.

Gilles Deleuze

Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985

18ème séance, 16 avril 1985 (cours 84)

Transcription : La voix de Deleuze, Anselme Chapoy-Favier (Partie 1), Sara Fadabini (Partie 2), et Mauricio Martorell (Partie 3) ; révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale

Partie 1

Vous rappelez-vous que, avant Pâques, on avait engagé une partie très générale sur le cinéma et le langage, et cette partie se divisait en deux : une, posant la question : le cinéma est-il une langue, ou même un langage sans langue ? Et nous avions été amenés à confronter notre point de vue avec des conceptions d’inspiration linguistique. Et puis, cet examen nous avait conduit à la seconde… au second aspect de cette partie, à savoir, les actes de parole au cinéma et le rôle de ces actes de parole. Alors, pendant les vacances, vous avez sûrement réfléchi à tout ça. [1 :00] Est-ce qu’il y en a pour qui il est nécessaire d’ajouter, ou de revenir sur des points ?

Un étudiant : Il est possible que la dernière fois, on n’était pas là, pas dans le cours avant Pâques.

Deleuze : Ah bon ? Il y en avait beaucoup qui n’étaient pas là ? Il n’y en avait qu’un ? Bon alors je vais… Mais ça va aller tout seul, oui, parce que ceux qui n’étaient pas là, ne peuvent pas savoir et ceux qui étaient là ne peuvent pas se rappeler puisque… [Rires] Donc tout va bien…

Je disais : voilà, voilà ce qui se passe… [Pause] Donc on en est sur : qu’est-ce que c’est que les actes de parole ? Est-ce que l’on peut parler d’actes de parole cinématographiques ? Et en quel sens « acte de parole » ? Vous sentez [2 :00] que ça va être une partie où on va être amené à déborder évidemment le point de vue des actes de parole ; notamment il faudra bien considérer que tous les actes de cette nature ne sont pas de « parole » forcément, mais qu’il y a des actes musicaux ; on va tomber dans ce problème inextricable de la musique de cinéma ou de la musique dite de cinéma, enfin bien des choses. On va tomber sur le problème des rapports généraux du sonore et du visuel dans l’image cinématographique.

Mais nous partions, donc là — rien que pour toi — nous partions d’un point de vue très élémentaire, à savoir, qu’est-ce qui se passe ? Comment se fait la répartition dans le muet ? Car encore une fois, [3 :00] le muet n’a jamais été « muet » comme cela a été dit plusieurs fois. Le muet n’a jamais été muet, puisque les gens, les personnes sur l’image dite muette, ne cessent pas de parler. Simplement on n’entend pas ce qu’ils disent. Bon. Mais ça, ça implique quand même une certaine distribution de l’image. Et il faut que vous l’ayez présent, bien présent à l’esprit parce que sinon, comme ce qu’on a à faire est très, semble assez… — je vous promettais que ça ne serait plus difficile, et en effet ça ne l’est plus difficile. — Mais ça exige que l’on progresse petit à petit. Et puis il y a pour moi des points encore si confus que vous corrigerez de vous-même.

Je dis, dans le cas du muet, vous avez bien deux images, [4 :00] mais quelles sont ces deux images ? [Pause] L’une sera dite « vue », et l’autre sera dite « lue » : l’intertitre. [Pause] Ces deux images sont visuelles. Je peux dire en gros : il n’y a pas d’image audiovisuelle. Objection immédiate que vous me ferez : dès le muet, il y avait commentaires ou, le plus souvent, musique, d’accord, d’accord, extérieurs à l’image. Il y avait un commentateur parfois, pas toujours, [5 :00] et plus souvent encore, il y avait une présence musicale, soit improvisée par un pianiste, soit même programmée. Mais, comme on dit, ça ne « venait » pas de l’image. Je dis que l’image pour elle-même nous présentait une image vue et une image lue ; ces deux images étaient visuelles.

Elles étaient visuelles en quel sens ? Il y avait deux sortes d’images visuelles : l’image vue et l’image lue, une fois dit que voir et lire constituent deux fonctions de l’œil. Je ne dis pas du tout que ce soient les seules, mais j’essaie d’ouvrir vers nos problèmes futurs : les fonctions de l’œil, ce serait intéressant de faire, la liste des fonctions de l’œil. Il y a bien autre chose que voir et lire. [6 :00] Par exemple, la voyance, si ce nom a un sens, être un voyant, ce n’est ni voir ni lire, c’est encore autre chose, hein ? Mais pour le muet, on reste comme ça : une image vue et une image lue. [Pause]

L’image vue, je dis, elle correspond, en gros, à ce que [Émile] Benveniste appelle le récit. Je ne reviens pas sur mon problème de la narration au cinéma, hein, tout ça, — je parle très, très… le plus simplement possible –, ce n’est pas du tout que je change d’avis, c’est que là je parle au plus simple ; je dis l’image vue nous présente un récit, [Pause] une [7 :00] histoire, sur le mode du « il », de la troisième personne, qui… [7 :11]

[Dès ce moment (jusqu’à vers la minute 16) une échange de plus en plus délicate commence entre Deleuze et une étudiante apparemment avec une intervention à présenter, dont le sujet semble être le cinéma du « second parlant » (c’est-à-dire moderne) et non pas le cinéma muet auquel Deleuze s’adresse au départ. Certains des propos sont peu compréhensibles à cause du placement des personnes]

Une étudiante : Vous parlez encore [du muet]

Deleuze: Ouais… Déjà…

L’étudiante: [Inaudible]… C’est le jour du cinéma deuxième parlant…

Deleuze: C’est le jour de ?…

L’étudiante : Deuxième parlant, c’est le cinéma muet, mais c’est le jour du deuxième parlant, du deuxième parlant, et aujourd’hui vous avez dit que c’est le jour du deuxième parlant. Alors le deuxième parlant arrive, et vous êtes là en train de parler encore [du muet]

Deleuze: [Rires] Je ne comprends pas…

L’étudiante : Vous étiez au premier parlant et encore, maintenant, vous voulez faire le deuxième parlant.

Deleuze : Non je fais le muet là ! [Rires] Je fais le muet, mais vous ne le remarquez pas.

L’étudiante : Alors je veux parler.

Deleuze: Vous voulez parler ?

L’étudiante : Oui.

Deleuze: Alors, parlez ! [8 :00]

L’étudiante : Mais dans la sémiotique pure ?

Deleuze : Non, pardon, vous me dites que vous souhaitez parler…

L’étudiante : Oui…

Deleuze : Je vous dis : « Eh bien, parlez » ; je ne peux pas vous dire de quoi vous allez parler.

L’étudiante : Ah oui… Alors… Je vais parler dans la sémiotique pure, parce que ça, c’est le langage que j’aime bien, efficace. C’est beau, c’est bien d’être dans la sémiotique pure parce que, bon, c’est une position tout à fait drôle parce que dans la sémiotique pure, comme ça, le positions sont tout à fait distinctes. Alors, je ne sais pas comment je pourrais commencer…

Deleuze: C’est bon, c’est bon. Vous vous mettez là… [Deleuze lui offre sa place]

L’étudiante : Mais non, mais non, je ne vais pas là ! Je ne vais pas là… [Réactions et rires parmi l’assistance]

Deleuze : [Il s’adresse aux participants] Je vous demande de ne pas rire parce que je sens que quelque chose se passe… [9 :00]

L’étudiante : Mais oui, ça c’est vos responsabilités, la sémiotique pure !

Deleuze : Ouais.

L’étudiante : Je vais parler ici.

Deleuze : Ouais…

L’étudiante : Oui si vous me laissez…

Deleuze : Oui, mais lâchez mes épaules [Rires ; apparemment l’étudiante s’est placée derrière Deleuze et le tient]

L’étudiante : Mais oui ! Mais oui !

Deleuze : Appuyez-vous là, vous serez beaucoup mieux !

L’étudiante : Mais non, non je ne veux pas votre place.

Deleuze : On va changer, on va changer…

L’étudiante : Non, non je ne veux pas votre place ! [Afin de se séparer d’elle, Deleuze se déplace]

Deleuze : Bon, alors vous vous mettez là, vous vous asseyez là. [Deleuze se lève, s’éloigne du micro] Vous vous asseyez là et vous serez très bien. Vous avez une idée ?

L’étudiante : Oui, j’ai une idée.

Deleuze : Alors très bien.

L’étudiante : Une idée…

Deleuze : Allez-y !

L’étudiante : C’est une idée philosophique, ce sera un peu difficile.

Deleuze: Très bien.

L’étudiante : Oui, mon idée, c’est : j’aime la vie et je t’aime.

Deleuze : Une bonne idée, oui…

L’étudiante : Oui, c’est joli hein ? Ce n’est pas mal, hein ? Parce que je ne sais pas si vous vous rappelez, Descartes, il disait : « je pense et donc je suis » ; moi ce serait tout à fait plus ça, [10 :00] je vis et je t’aime.

Deleuze : Hum… Alors en quoi est-ce de la sémiotique ? [Rires ; pause]

L’étudiante : Parce que je le sens…

Deleuze : Vous le sentez comme sémiotique ? [Pause]

L’étudiante : Non, non, maintenant vous commencerez à me faire l’entretien comme toujours, et alors vous m’arriverez à où vous voulez.

Deleuze : Ouais.

L’étudiante : Alors je ne veux pas d’autre traitement.

Deleuze : Bon…. Alors qu’est-ce que tu veux ?

L’étudiante : Vivre avec vous. [Rires ; pause]

Deleuze : Ah, vous ne seriez très malheureuse… Alors évidemment… [Pause]

L’étudiante : Parce que, ainsi on peut aussi solutionner toute la première partie de notre programme. Par exemple, tous les points que vous nous avez laissés [11 :00] sans réponse… Vous vous rappelez ? Alors… Je sais très bien ce que ça veut dire que la pensée vient du dehors. Ça, je le sais très bien. Vient de dehors, [mot inaudible], le corps y attire l’intériorité. Très bien. Après, la phrase « donnez-moi un corps ». Voilà. Un corps. « Donnez-moi un cerveau ». Voilà. Un cerveau. Donnez-moi un [mot inaudible], ça fait tout, je ne veux parler plus. [Ici, il s’agit de plusieurs phrases-clé présentées pendant l’année précédent, dans le séminaire Cinéma 3]

Deleuze : Oui, [Pause] mais ce n’est pas moi qui vais vous donner tout ça… [Pause] Vous allez le trouver toute seule, tout ça.

L’étudiante : Oui, [mot inaudible] parce que la parole est là comme un acte politique.

Deleuze : Oui… Et en quoi est-ce un acte politique ?

L’étudiante : Parce que je demande. [12 :00]

Deleuze : Oui, mais les demandes, ce n’est pas des actes politiques. [Pause] Un acte politique, à mon avis…

L’étudiante : [Propos inaudibles]

Deleuze : Il faut que vous y réfléchissiez, hein ? [Pause] Là, vous venez prendre la parole ici, et c’est des choses qui ne sont pas encore au point pour être dites. Il faut un peu encore les tourner dans votre tête. Il faut que vous réfléchissiez beaucoup avant de dire : « ‘je t’aime’ c’est un acte de parole » [Pause] [13 :00] et donc c’est de la sémiotique. » Il faut que vous y pensiez… Vous faites un travail ?

L’étudiante : Non, je voudrais, c’est ça, commencer le travail.

Deleuze : Vous allez commencer le travail là-dessus ?

L’étudiante : Maintenant, à partir de ce moment.

Deleuze : Oui, mais toute seule ? Vous n’avez pas…

L’étudiante : Mais non, comment toute seule ? Avec vous ! [Pause] Comment toute seule ?

Deleuze : Ce n’est pas comme ça qu’on travaille. On travaille toujours seul. Une fois que le travail est engagé, on se réunit, on demande…

L’étudiante : Mais oui, mais j’ai commencé aussi, c’est une partie de ma vie le travail [propos inaudible], c’est ça.

Deleuze : [Propos inaudible]

L’étudiante : L’acte de parole…

Deleuze : … l’acte de parole, mais il faut le faire [14 :00] à votre façon.

L’étudiante : Justement … [Propos inaudibles]

Deleuze : Que vous êtes… ?

L’étudiante : [Propos inaudibles]

Deleuze : Ce que vous faites maintenant comme travail, ça vous travaille. [Pause] Vous faites une déclaration que vous allez travailler [Pause] ou que vous avez travaillé, ce n’est pas du travail. [Pause] Voilà ce qu’il faut faire, écoutez-moi bien. Vous allez rentrer chez vous, et puis vous allez préparer quelques réponses pour la prochaine fois [Pause] et une manière de dire, [15 :00] de nous dire à tous, comment vous, vous concevez un acte de parole. C’est ça qu’il faut faire, et comme ça, on va travailler. Mais aujourd’hui, il ne faut pas rester. Voilà. [Deleuze commence à se lever] On se retrouve mardi prochain… [Pause]

L’étudiante : Au revoir !

Deleuze: Au revoir, à mardi.

L’étudiante : Comment concevoir un acte de parole ?

Deleuze : C’est ça. [Deleuze revient à sa place]

L’étudiante : C’est ça, le sujet…

Deleuze : Et en quoi ce que vous avez dit exactement, je ne sais plus quoi, « je t’aime » est un acte de parole…

L’étudiante : Ah oui, très bien…

Deleuze : En quoi c’est un acte de parole. [Pause ; on entend l’étudiante partir]

Deleuze : [Il parle très doucement] Je m’excuse auprès de [16 :00] vous, mais vous savez, il y a eu un temps, il y a eu un temps quand Paris 8 était à Vincennes, ou ce, ou ce type — certains d’entre vous le savent et l’ont vécu – où ce type de… Il y avait deux types d’intervention, une intervention brutale mais très raisonnable, et un type d’intervention parce quelqu’un allait mal. Je sais que cette jeune fille va mal en ce moment … [Interruption brève de l’enregistrement] [16 :37]

… quand on a fait des confidences, dans le temps j’avais beaucoup plus de dureté, plus de dureté, et beaucoup plus d’habileté. [Pause] En vieillissant, il m’est venu tellement de pitié, [17 :00] pas une pitié offensante, tellement de pitié que je me sens presque désarmé… Je croyais que c’était fini, que ça n’arriverait plus, hein ? [Pause]

Je dirais que la question de l’hospitalisation est toujours quelque chose de très, très délicat. Et il y a des cas où, je sais qu’il y a des cas où seule l’hospitalisation est bonne. J’espère que… j’espère que ce n’est pas, que le cas de cette demoiselle n’est pas, n’est pas là, mais j’ai des inquiétudes parce que cela a vraiment l’aspect d’une petite bouffée délirante. [18 :00] Alors pour tout vous avouer, parce que là je vous dois des explications, elle a débarqué chez moi cette semaine avec une proposition du même type. Donc, elle est en état de, elle est en état de crise. [Pause] Personne ne la connait ici ?

Une étudiante : Je l’ai vue quelquefois [mots inaudibles]. [Pause]

Deleuze : Vous la connaissez depuis longtemps ?

L’étudiante : Non, non. Je la connais depuis cette année justement.

Deleuze : Mais vous n’habitez pas au même endroit, vous ?

L’étudiante : Non, non.

Deleuze : Moi, j’ai le sentiment d’une espèce de — pour parler technique [19 :00] — d’une espèce d’épisode maniaque.

L’étudiante : Je ne sais pas, j’ai parlé avec elle…

Deleuze : Vous ne savez pas si elle a eu des dépressions déjà, ou…

L’étudiante : Non. C’est-à-dire [Propos inaudibles]. Elle a envie de vivre quelque chose, je la vois comme ça… Mais peut-être que [mot inaudible] cette activité, c’est justement le travail philosophique, moi je la vois comme ça. Et elle m’a dit qu’elle allait mieux aujourd’hui, justement…

Deleuze : Il n’y a rien d’offensant, ce qui me gêne dans ce que vous dites, c’est que vous ne semblez ne pas voir que c’est quelqu’un qui, provisoirement, est malade.

L’étudiante : Non, justement elle m’a dit qu’elle avait envie, qu’elle voulait prendre [20 :00] la parole et faire une intervention. C’est ça qu’elle m’avait dit.

Deleuze : Vous y croyez, vous ?

L’étudiante : Je ne sais pas. [Longue pause]

Deleuze : Vous ne savez rien, vous ne savez pas si elle est suivie ?

L’étudiante : Non, non. [Pause]

Deleuze : Bon. [Pause] [21:00]

L’étudiante : Vous savez que, pour moi, elle est [inaudible] en train d’écouter ou [inaudible], je le vois bien.

Deleuze : Elle écoute anormalement.

L’étudiante : Mais non, c’est-à-dire que son comportement, pour moi, est normal, mais… [Pause]

Deleuze : Son comportement n’est pas normal. [Pause]

L’étudiante : Mais ça m’étonne parce qu’elle ne m’a rien dit qu’elle est allée vous voir ; elle m’a téléphoné hier, et elle m’a dit : « demain je voudrais parler ».

Deleuze : Gardez-le comme secret.

L’étudiante : Oui, bon, si elle a envie de dire quelque chose. Elle m’a dit… [Propos inaudibles] [22 :00] … Je ne sais pas, moi, je le vois comme ça.

Deleuze : Vous êtes rassurante… Moi je ne le vois pas comme ça.

Un étudiant : [Propos inaudibles]

Deleuze : Oui, oui, oui, oui…

L’étudiant : Je veux dire que pendant tout le temps [23 :00] que je la regardais comme ça, ici parmi les autres, je remarquais qu’elle était complètement absorbée par ta personnalité, par ta présence, par exemple, qu’elle était complètement prise. Elle parle à toi de telle sorte que je ne sais pas pourquoi elle était là, elle n’a rien… [Propos inaudibles] Je ne dirais pas que tu t’étais [Propos inaudibles] sur elle, mais d’une manière que je comprends qu’elle te considère, comme beaucoup d’entre nous, et sans aucune flatterie, beaucoup plus jeune que nous. Tu as fait bien de lui parler très doucement de je ne sais pas quoi, et je comprends que tu es bien le contraire, et que toi, pour elle comme pour beaucoup d’entre nous, tu as donc l’air de faire tout à fait jeune que tu l’es [Propos inaudibles]… [24 :00] Bon, il me semble que vraiment, sans exagérer, il serait bien que tu parles quelque temps avec elle pour lui montrer que toi, tu n’es pas tout à fait jeune ! [Gros rires] Je le vois comme ça … [mots inaudibles à cause des rires] Non, c’est un problème… [mots inaudibles à cause des rires]

Deleuze : Seulement oui, il n’ y a qu’un inconvénient, c’est que cette tâche est celle d’un psychanalyste. [Pause] Alors en effet, même à supposer que le sentiment que tu dis soit partagé par une partie d’entre vous, ça n’empêche pas que cette salle est moyennement normale. [Rires]

Une étudiante : [Inaudible] [25 :00] C’est quelqu’un [inaudible] sentimental [inaudible] passionnée par [Inaudible] tu as parlé d’amour [Propos inaudible]… Il me semble qu’elle est sujette à des crises par rapport à ce qu’elle était avant, ou elle avait simplement une espèce d’exaltation philosophique.

Deleuze : Oui, oui, oui, oui exactement. Non, il y a un seuil qu’elle a franchi. Alors moi, je ne crois pas beaucoup, vous savez, même… pour vous ôter tout sens péjoratif à ce que je dis parce que, [26 :00] quel que soit le mot, même dans les scènes d’hystérie, la théâtralisation, ça explique peut-être quelque chose. [Pause] Je déteste ça, ça me remet dix, quinze ans en arrière.

Bon, eh bien… Reprenons. [Pause ; Deleuze tousse] J’ai peur qu’elle fasse quelque chose. [27 :00] Je veux dire, ça me paraît plus qu’un trouble dans les comportements d’action, qu’un trouble d’idées… Enfin je ne sais pas, je n’en sais rien… Oh là là ! Bon. Alors là-dessus, je ne sais plus ce que je voulais dire, moi.

Mais vous voyez, vous avez l’image vue, l’image lue, et c’est le domaine des images visuelles dans le cinéma muet. [Pause] J’ajoutais donc, l’image vue, assimilons là en gros, au niveau visuel, à ce que Benveniste dans ses études linguistiques appelle « le récit ». En effet, elle se fait à la troisième personne ; elle nous présente des événements. Vous sentez, c’est tout simple, c’est une mise, c’est une mise en… L’intertitre, l’image lue, lui, il renverrait à ce que dans sa linguistique, Benveniste appelle le discours, par distinction avec le récit. Un acte de parole est lu. [Pause] Ce n’est plus le domaine de la troisième personne « il ». Mais l’acte de parole, selon Benveniste, implique [29 :00] les deux premières personnes qui sont les seules vraies personnes. « Il » est une fausse personne selon Benveniste, — c’est très… on verra en effet, Benveniste a toujours fait une linguistique qu’on pourrait appeler personnaliste ou personnologique — vous voyez les deux seules vraies personnes, c’est « je » et « tu ». Et si le discours se distingue du récit, c’est parce que le discours met en présence un « je » et un « tu », qui s’expriment, là, par exemple, comme elle disait, sous la forme « je t’aime » ou « je vais te tuer ».

J’ajoute que [Pause] — et on l’a vu – [30 :00] que l’intertitre a beau marquer, par exemple « je t’aime » ou nous faire lire « je t’aime » ou « je vais te tuer », le fait qu’il soit lu et non pas entendu a de grandes conséquences ; à savoir : nous le lisons comme si le fait que nous le lisions, le fait tendre déjà vers un discours indirect. Je ne dis pas, m’étant servi souvent de cette fonction, — surtout pas de cette notion — je ne dis surtout pas un discours indirect libre. Je dis « un discours indirect » au sens classique du terme : discours indirect. Quand je lis l’intertitre « je vais te tuer », je le lis sous la forme « il dit qu’il va la [31 :00] tuer, le tuer. » C’est-à-dire qu’il n’y a pas de discours indirect ordinaire. Benveniste, bon, là aussi — si je m’accroche à lui un instant — a très bien prévu cette situation et montre comment le discours indirect, par différence avec le discours qui, lui, met directement en relation « je »-« tu », le discours indirect est comme une projection du discours vers ou sur le récit mais n’en garde pas moins son appartenance au discours. Il appartient au discours. Simplement il [32 :00] prend une forme où le discours devient combinable avec le récit. Le discours indirect, ce serait précisément cette fonction d’intégration du discours dans le récit. Tout ça est relativement clair.

Je vous disais, dès lors, le problème du muet — et surtout, ça, il ne faut pas le négliger, parce que, quand on se trouvera dans le cinéma moderne, on retrouvera ça — c’est : assurer l’entrelacement des deux images visuelles. Il n’y a pas d’image audiovisuelle dans le muet, si l’on laisse de côté pour le moment le problème du cinéma, de la musique d’accompagnement. Et la musique, encore une fois, on ne pourra l’aborder que plus tard. Donc, il n’y a pas d’image audiovisuelle. Il y a entrelacement de deux images visuelles, renvoyant à deux fonctions de la vue [33 :00] : voir et lire.

Ce qui est lu — j’insiste, pardon d’insister parce qu’on va avoir des résultats ensuite si surprenants, à mon avis, qu’il faut que j’insiste sur ces platitudes [Pause] — ces deux images sont distinctes : ce qui est vu n’est pas lu ; ce qui est lu n’est pas vu bien que l’œil opère dans les deux. Dès lors, je dis, le problème du cinéma muet, ça va être — sauf dans le cas où il supprimera le sous-titre ou les intertitres, ce qui arrivera dans un certain nombre de cas mais assez tardivement dans le muet [34 :00] — ce sera l’entrelacement des deux images visuelles : la vue et la lue. Et, je vais juste indiquer, quant à l’histoire du cinéma muet — alors ce serait une maigre contribution — mais je dis juste que, à ma connaissance, il y a deux manières d’assurer cet entrelacement, et que ces deux manières ont posé des problèmes esthétiques très importants.

Première manière : assurer de véritables blocs vus-lus, [Pause] et ce fut, il me semble, la grande manière soviétique, d’abord avec [Dziga] Vertov, ensuite avec [Sergei] Eisenstein. Et [35 :00] sur ce point, Vertov a raison, je crois, de considérer que Eisenstein lui a pris quelque chose, à savoir : cette manière dont Vertov réussissait, au début de son œuvre, de véritables blocs images vues-images lues. Ça peut s’accompagner de recherches graphiques très poussées, ou relativement poussées, par exemple, l’intertitre traitant sur fond liquide, lettre déformée, lettre grossissante, lettre diminuante … Prenez, je rappelle une fois de plus, l’exemple de Eisenstein : « frères, frères » dans “Octobre” [1927] où « frères, frères, frères » [36 :00] est écrit de plus en plus gros. [Deleuze indique qu’il s’agit plutôt du “Cuirassé Potemkine” (1925), dans L’Image-Temps, p. 294] Je rappelais que les cartons de [D.W.] Griffith, si Griffith éprouvait le besoin de signer ses propres cartons, c’est que pas seulement il attachait de l’importance au contenu, il y avait une recherche graphique très importante chez Griffith. [Voir la correspondance directe de cette partie de la séance avec L’Image-Temps, chapitre 9, partie 1]

Deuxième manière d’assurer l’entrelacement : ce sont des injections. On fera des injections d’écrits dans l’image lue, dans l’image vue, pardon. On fera des injections scripturales, des injections d’écrit dans l’image vue, par exemple, un cimetière avec des croix qui comportent des, des – je ne sais pas comment on appelle ça ? [Pause] [37 :00] Enfin, vous voyez, quoi — des inscriptions, avec des croix qui comportent des inscriptions, ou bien, une lettre. [Pause] Là, vous voyez que le cas est plus compliqué, mais que cette fois-ci, sur la même image, c’est une seule et même image visuelle avec deux sortes d’éléments : des éléments vus et des éléments lus, des éléments scripturaux. [Pause]

Voilà, sur ce point même — je concevrai toutes sortes de développements sur ces entrelacements et… — mais je vous citais un exemple, et un des meilleurs exemples, chez Buster Keaton. Je me demande même si chez Buster Keaton, ce n’est pas très fréquent, c’est très, très fréquent — par exemple, prenez dans le burlesque — c’est très fréquent qu’une affiche [38 :00] arrive dans l’image vue. Ou bien, pensez aux intérieurs, tout le problème des intérieurs dans le cinéma muet, des intérieurs pour présenter, en effet, des calendriers qui sont à lire, ou bien des légendes qui sont à lire. Je citais l’exemple des “Lois de l’hospitalité” [1923, “Our Hospitality”] de Buster Keaton. Voilà. Ça c’est mon point de départ.

D’où la question éclate, je veux dire la question que je voulais faire éclater, c’est : bon, qu’est-ce qui se passe quand l’acte de parole n’est plus lu mais entendu ? Je définirai le parlant de la manière la plus rudimentaire sous la forme [39 :00] : l’acte de parole cesse d’être lu et est entendu. [Pause] On a envie de dire immédiatement, ben, c’est tout simple ce qui se passe : l’image devient audiovisuelle. À mon avis, absolument pas. L’image cinématographique au premier stade du parlant n’est pas une image audiovisuelle. Pourquoi ? Si j’essaie même, pardon, d’éclaircir pour rendre pour vous les choses [40 :00] un peu plus faciles, à mon avis le cinéma ne deviendra audiovisuel que bien après, et, sous l’influence de la télévision. C’est la télévision qui rendra possible une image audiovisuelle. C’est pour ça que, pour moi, la coupure la plus importante dans le cinéma, pour moi et pour beaucoup d’autres, la coupure la plus importante dans le cinéma n’est pas le parlant. La grande coupure, c’est l’après-guerre, et comme par hasard, elle coïncide avec l’avènement de la télévision. On laisse de côté pour le moment en quoi l’image-télévision serait une image audiovisuelle. Ce que je remarque [41 :00] déjà, c’est que, pour moi, les rapports cinéma-télévision sont tout simples ; on les retrouvera, on les rencontrera plus tard, donc je m’avance là pour fixer des idées.

On les rencontrera plus tard sous quelle forme ? On parle toujours d’une espèce de crise : la télévision qui a tué le cinéma ou qui est en train de tuer le cinéma. Ça me paraît vrai et ça me paraît faux. Pour moi, le schéma est un peu plus compliqué : c’est que la télévision avait la puissance, a apporté la puissance d’une image audiovisuelle. Seulement cette puissance dans sa nullité profonde et dans son élimination de tous les gens qui avaient quelque chose à dire à la télévision, c’est-à-dire un moyen vraiment de se servir de la télévision, [42 :00] donc dans sa nullité profonde qui a des raisons, il y a des raisons, n’a jamais pu effectuer cette puissance. L’audiovisuel, c’était la puissance de la télévision, elle ne l’a jamais réalisée. Quand je dis « jamais », j’exagère. Supposons qu’elle l’ait rarement réalisée.

En revanche, le cinéma a saisi dans la télévision une puissance dont il n’avait pas eu l’idée et que, lui, allait se charger de réaliser. Lui, dans le second stade du parlant, il accéderait à une image audiovisuelle, que la télévision inspirait, mais que la télévision était incapable de remplir elle-même, de fournir elle-même. Si bien que les grands cinéastes d’après-guerre sont hantés par la télévision. Et si la télévision est ce qu’elle est aujourd’hui, si elle est en train de tuer [43 :00] le cinéma, c’est pour une raison très simple : c’est parce qu’un barrage fondamental s’est formé, qui a empêché les grands auteurs de cinéma de faire de la télévision.

Mais si vous prenez les grands auteurs de cinéma d’après-guerre, tous, tous, à ma connaissance, sont hantés par la télévision. Pourquoi ? Parce qu’ils découvrent grâce à la télévision la possibilité d’une image audiovisuelle. La télévision n’arrive pas à la faire ; eux cinéastes, ils savent la faire. Et ils trouveraient très normal d’en rendre l’hommage à la télévision puisque c’est là qu’elle se fait le mieux. Je cite quelques noms, dans ce qui est important, depuis la Guerre : [Orson] Welles, [Pause] [44 :00] [Alfred] Hitchcock, [Pause] [Roberto] Rossellini, [Jean-Luc] Godard, les Straub [Jean-Marie Straub et Danièle Huillet], toute leur œuvre… Je ne dis pas que toute leur œuvre soit faite pour la télévision, mais toute leur œuvre est faite avec un regard tourné vers la télévision. Il faudra bien se demander — on rencontrera ce problème — comment expliquer, par exemple, que la fin de l’œuvre de Rossellini soit une œuvre en grande partie télévisuelle. [Pause] Donc, je suppose, [45 :00] vous voyez, qu’il ne suffit pas que le cinéma soit parlant pour devenir audiovisuel. Le cinéma deviendra audiovisuel dans des rapports complexes avec la télévision, à mon avis, après la guerre. Mais il sera parlant, il aura été parlant depuis longtemps. [A ce propos, voir L’Image-Temps, pp. 328-330 ; sur Rossellini, la croyance et l’art, voir L’Image-Temps, p. 222 ; voir aussi la discussion sur Rossellini dans la séance 3, le 13 novembre 1984, aussi bien que l’entretien entre Rossellini, Éric Rohmer et François Truffaut dans le recueil La politique des auteurs (Paris : Champs libre, 1972 ; Editions Cahiers du cinéma 2001), pp. 80-110]

Et quand le cinéma sonore ou parlant s’établit, pourquoi est-ce-que l’image ne devient pas par-là-même audiovisuelle ? Le son est entendu, la parole est entendue. D’accord. [Pause] Mais à quel titre ? [Pause] Elle est entendue — et je ne dis pas encore pour le moment qu’elle soit vue, [46 :00] du moins pas encore, je ne le dis pas encore — je dis qu’elle est entendue, mais elle est entendue comme une composante spécifique de l’image visuelle. Elle est entendue dans l’image visuelle comme une composante spécifique de cette image. Elle n’est pas entendue comme une image sonore. Elle n’est pas entendue comme une image sonore de telle manière qu’on pourrait distinguer image sonore-image visuelle ; elle est entendue comme une composante spécifique de l’image visuelle, [Pause] c’est-à-dire comme une nouvelle dimension. Et comprenez bien, en tant qu’entendue en tant qu’elle est entendue, ou plutôt en tant qu’il est entendu, le sonore, [47 :00] le parlant apparaissent comme une dimension spécifique de l’image visuelle… Oui ?

Un étudiant: [Question inaudible]

Deleuze : Oui, pardon, oui, ce sera pour plus tard, si je le dis maintenant comme on est… Je fais des avances, tantôt j’ai raison, tantôt j’ai tort parce que ça engage… mais ce sera un problème : en quoi l’image télé est une image audiovisuelle et pas l’image cinématographique ? C’est un problème ça, que vous avez tout à fait raison de dire qu’il faudra le résoudre, il faudra dire en quoi…

Alors je dis : l’image sonore en tant qu’entendue est une dimension spécifique ou une composante de l’image visuelle, [Pause] [48 :00] c’est-à-dire une nouvelle composante, elle n’existait pas avant. Pourquoi ? C’est que, comme le dit très bien [Béla] Balázs — qui est un grand critique des débuts du parlant — comme le dit très bien Balázs — mais à ce stade, il ne présente pas l’autre stade — avec le parlant, il n’y a pas d’image sonore. [Sur Balázs, voir la séance 10 du séminaire sur Cinéma 1, le 22 février 1982, et aussi L’Image-Temps, pp. 294-295] On ne peut absolument pas parler d’une image sonore. Le micro [Pause] n’est pas du tout un appareil à images, il n’y a pas du tout une image sonore… On fait entendre — le micro fait entendre — une voix : ce n’est pas une image sonore. [Pause] [49 :00] Le micro n’est pas du tout à l’oreille ce que la caméra ou même l’écran est à l’œil. [Pause] Le micro va mettre la composante sonore ou parlante dans l’image visuelle, mais il ne va jamais constituer une image sonore distincte de l’image visuelle.

Vous entendez ce que disent les gens que vous voyez. Ne me faites pas encore l’objection : et le hors-champs ? Là vous sentez tout de suite ce que je répondrai à l’objection, mais là aussi, je ne vais pouvoir le développer que plus tard, mais le hors-champs, il ne faut pas se faire d’illusion, c’est évident que c’est une dépendance de l’image visuelle. [50 :00] Le hors-champs est une appartenance, une dépendance de l’image visuelle. Donc, même si j’invoquais déjà — ce qui est trop tôt pour mon analyse — même si j’invoquais déjà l’existence de sons et de paroles hors-champs, ça ne changerait absolument rien au problème. Le sonore, le parlant sont entendus comme composantes de l’image visuelle.

Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Eh bien, ça veut dire que… et ça ne vaut que s’ils nous « font voir » quelque chose, il faut que le parlant fasse voir en tant qu’entendu… je ne dis pas encore qu’il est lui-même vu. J’ajoute que plus tard, j’essaierai de montrer que le parlant, [51 :00] en fait, est vu, que la parole est vue, que le sonore est vu, mais pour le moment ce n’est pas mon objet. Je dis en tant qu’entendus, le parlant et le sonore, étant composantes spécifiques de l’image visuelle, donc nouvelles composantes, nouvelles dimensions de l’image visuelle, doivent nous faire voir quelque chose dans cette image.

Et qu’est-ce qu’il va nous faire voir ? Là, j’avance pour donner tout de suite mon schéma. Ce qu’il va nous faire voir, ça va nous donner bien du souci. Qu’est-ce que le parlant ? Qu’est-ce que le fait du sonore et du parlant nous fait voir dans l’image visuelle que nous ne pouvions pas voir dans le muet ? [Pause] [52 :00] Il fait voir quelque chose qui n’apparaissait pas librement dans le muet, [Pause] ou si vous préférez, si vous vous rappelez notre analyse de l’image muette, tout se passe comme si l’image vue sous l’action du sonore et du parlant était en quelque sorte « dénaturalisée ». [Pause] Quelle sera la conséquence ? Dans la mesure où le sonore et le parlant nous fait voir quelque chose – à supposer que ce soit vrai, je n’ai encore rien justifié de tout ça — à supposer que le sonore et le parlant, comme composantes spécifiques de l’image visuelle, nous fasse voir quelque chose dans l’image visuelle, il faudra dire, inversement, que [53 :00] l’image visuelle tend de plus en plus, en tant que visuelle, à être lisible. [Pause] Ce que le parlant va me faire voir dans l’image visuelle, c’est quelque chose de lisible ; l’image visuelle va tendre à devenir lisible pour son compte.

Là j’ai besoin, du coup, d’un petit schéma, parce que c’est, c’est ça qui m’intéresse. [On entend le bruit de Deleuze qui se déplace vers le tableau] Si je mets là ma situation visuelle, [Pause ; Deleuze écrit au tableau] j’ai : image vue-image lue, [54 :00] mais ce sont deux images. Situation du parlant : ce n’était pas une image sonore. Encore une fois, je ne vois pas une image sonore à ce stade ; je vois une composante auditive entendue, une composante auditive de l’image, de l’image visuelle. [Pause ; Deleuze écrit au tableau] À titre de composante auditive de l’image visuelle, le sonore et le parlant me fait voir quelque chose dans l’image. [Pause ; Deleuze écrit au tableau] [55 :00] Inversement, à mesure que la composante auditive de l’image visuelle me fait voir quelque chose dans l’image visuelle, l’image visuelle tend à devenir lisible pour son compte, en tant que vue.

L’acte de parole, en tant qu’entendu — j’insiste sur le « en tant qu’entendu » qui est essentiel — l’acte de parole en tant qu’entendu, me fait voir quelque chose dans l’image visuelle, laquelle image visuelle, dès lors, tend à devenir lisible en tant que visuelle. Tandis que tout à l’heure, dans le muet, l’image lue et l’image vue, [56 :00] l’image lisible et l’image visuelle, c’étaient deux images distinctes. Là ce sera en tant qu’image visuelle qu’elle tend à être lue, et ce sera en tant qu’entendue, que la composante auditive fait voir quelque chose dans l’image visuelle. Mais ce qu’elle fait voir dans l’image visuelle ; ça va être en même temps le mouvement par lequel l’image visuelle tend à devenir lisible, lisible en tant que vue. [Deleuze semble revenir vers sa place] Je veux dire, logiquement, je me sens sûr de moi, mais c’est pour ça que j’ai voulu placer ce schéma. Je ne sais pas si c’est intelligible ou complètement inintelligible, on le laisse comme ça. Vous comprenez un peu ou pas du tout ? Je veux dire, pas [57 :00] comprendre au sens de me donner raison, mais comprendre au sens de… ? On va voir puisqu’on va passer à du concret. J’y reviendrai. Bien.

Admettons, le micro ne constitue pas une image sonore. Ça c’est acquis. Bon. Mais le parlant et le sonore avec le micro forment une composante auditive de l’image visuelle et, à ce titre, me fait voir quelque chose dans l’image visuelle. Encore une fois, c’est ce quelque chose, voyez, c’est une circulation parfaitement. Conceptuellement il me semble que ça tient. Ah oui, c’est l’essentiel, je pourrais m’arrêter là. Et parallèlement, ce qui est ainsi vu dans l’image visuelle, sous l’effet de l’acte de parole, va entraîner l’image visuelle à devenir lisible en tant que visuelle. [58 :00] Voyez la différence énorme avec le cinéma muet, où, encore une fois, la lecture s’adressait à l’image lue par différence avec l’image vue, tandis que là, c’est l’image vue qui va tenir, qui va tendre pour son compte à devenir lisible. D’où ce paradoxe d’une image lisible en tant que visuelle. Donc je dirais, du muet aux premiers stades du parlant, il y a une redistribution totale… [Interruption de l’enregistrement] [58:46]

Partie 2

[Deleuze est revenu à sa place] … Essayons d’y voir plus clair. À savoir, on tient la question : qu’est-ce que [59 :00] la composante parlante nous fait voir ? Voyez, nous avons deux questions. Exactement, c’est, première question : en quoi la composante parlante nous fait voir quelque chose dans l’image visuelle ? Deuxième question : en quoi l’image visuelle, dès lors, tend-elle à devenir lisible en tant que visuelle ? Pour moi, les deux questions paraissent claires ; elles sont peut-être fausses, elles sont peut-être mal posées. Ce sera à vous de le dire. [Pause]

La réponse, ce serait, si je donne tout de suite ma réponse — ça doit être tellement compliqué ; je  ne croyais pas que c’était tellement compliqué, [60 :00] dans ma tête c’est moins compliqué que ça ; comment cela arrive, je ne sais pas — ma réponse, je la donne de suite pour que vous suiviez : c’est que l’image muette, on l’a vu, l’image vue dans le muet, était composée, était une image naturalisée, bon, c’est-à-dire qui nous présentait des structures, des situations, des actions et des réactions qui en découlaient. Ce que la composante auditive va nous faire voir dans l’image visuelle, c’est quoi ? C’est ce qu’il faudrait appeler des « interactions », des interactions en tant que l’interaction, l’interaction entre choses visibles. L’acte de parole, en tant qu’entendu, nous fait voir [61 :00] des interactions, tandis que l’image muette était condamnée à ne nous faire voir que des actions et réactions. [Pause] C’est au moins une réponse : qu’est-ce que l’acte de parole me fait voir dans l’image visuelle ? Réponse : elle nous fait voir des interactions. [Pause] Soit, admettons, ne serait-ce qu’en fonction du mot, que l’interaction ne soit pas la même chose qu’un ensemble action-réaction.

Ben, qu’est-ce que c’est qu’une interaction ? [Pause] Revenons à Benveniste — [62 :00] ce serait une hypothèse, il nous donne au moins une hypothèse — Benveniste nous dirait : une interaction, c’est une relation entre les deux personnes authentiques : « je » et « tu ». [Pause] Ce qui implique quoi ? Ce qui implique que l’acte de parole soit défini par les personnes. Et en effet, pour Benveniste, un acte de parole est défini par les deux premières personnes qu’il appellera [« sui-référentiel », voir le paragraphe suivant] … [Interruption de l’enregistrement] [1 :02 :58]

[63 :00] … ou que les linguistes appellent plus généralement « shifters », shifters — vous corrigez mon anglais – shifters [Deleuze prononce le mot à la française, « sheef-taire »; là on reconnaît les âmes innocentes, ce n’est pas mal ce que je dis, les âmes innocentes qui sont restées pures de toute linguistique… — Alors, gardons « sui référentiel », mais c’est la même chose : qu’est-ce que « je » ? « Je », c’est celui qui dis « je ». [Pause] Vous voyez en quoi ? « Je », c’est celui qui remplit l’instance d’énonciation en disant « je ». « Je » en ce sens est « sui-référentiel ». [Pause] [64 :00] C’est en ce sens que Benveniste dit : « je » et « tu » sont les deux seules personnes authentiques, puisque « je » et « tu » sont sui-référentiels, tandis que « il » ne l’est absolument pas. [Sur le « sui-référentiel », voir Benveniste, Problèmes de linguistique générale (Paris : Gallimard, 1966), p. 263, 274]

Donc Benveniste pourra définir l’acte de parole comme l’interaction entre deux termes sui-référentiels. Par-là, il se donne les personnes, et c’est par les personnes qu’il définit « acte de parole ». [Pause] Et en effet, [65 :00] pour ceux qui n’ont pas du tout fait de linguistique, je vous rappelle que, à peu près en même temps, le linguiste [J.L.] Austin et le linguiste Benveniste tombent sur ce problème de l’acte de parole qui consiste en quoi ? Eh bien, comment définir l’acte de parole ? Il y a acte de parole au sens au plus étroit lorsque [Pause] je fais quelque chose en le disant, lorsque je fais quelque chose en le disant. Faire quelque chose [66 :00] en le disant : si je dis « fermez la fenêtre », je ne fais pas quelque chose en le disant. Si je dis « je me promène », je ne me promène pas en disant « je me promène ». Si je dis « j’ouvre la séance », j’ouvre la séance en disant « j’ouvre la séance ». Si je dis « j’ordonne », j’ordonne en disant « j’ordonne ». Il y a donc des actes que je fais en le disant, en les disant et du simple fait que je les dise. Si je dis « je vous promets d’être plus clair la prochaine fois », peu importe que ce, ce soit une fausse promesse ou pas, je fais une promesse en disant « je [67 :00] promets ».

Voyez pourquoi à partir de là, Benveniste dira qu’un acte de parole renvoie aux deux personnes authentiques, prises dans leur sens authentique, et il sera même amené à dire que « je me promène », là, le « je » est un ersatz de la personne parce que, si je dis « je me promène », le « je » est homogène à un « il ». Ce n’est donc pas une vraie personne. Lorsque que je dis « j’ordonne », « je t’ordonne de te taire », [Pause] [68 :00] je fais un acte en disant « je t’ordonne ». Je fais un acte. Et cet acte, bon, je ne le fais pas quand je dis « il ordonne ». Si je dis « il déclare la séance ouverte », si je dis « je déclare la séance ouverte », trois petits points, c’est qu’il faut qu’il y ait une condition, la séance est ouverte du fait que je dis « je déclare la séance est ouverte », je fais quelque chose en le disant. C’est ce qu’Austin appellera le perlocutoire — non, qu’est-ce que je dis ? — l’illocutoire, l’illocutoire. L’acte de parole est illocutoire. [Pause] [69 :00] — Non, d’ailleurs, je me trompe ; ah, oui, oui, oui, nous n’y sommes pas encore parce que justement je voulais éviter de passer par les conséquences de l’illocutoire, pardonnez-moi. — C’est ce qu’Austin appelle le performatif, le performatif : « j’ordonne », « je promets », « je déclare la séance ouverte », etc.

Je dis donc : l’acte de parole est défini par la présupposition des personnes saisies dans leur authenticité linguistique, c’est-à-dire saisies comme des sui-référentiels. Voyez ? Évidemment il y a toutes sortes de difficultés — là je ne veux pas insister — il y a toutes sortes de difficultés parce que comment expliquer [70 :00] notamment qu’il ne suffit pas de dire « je déclare la séance ouverte » pour que la séance soit ouverte ? Il faut que ce soit quelqu’un de qualifié, de socialement qualifié. Il faudra que Benveniste explique ça : il faut que la personne « je » qui dit « je », soit source de l’obligation. Bon. [Pause] là, Benveniste est très rapide parce que là, ça concerne la sociologie, ça concerne le domaine sociologique, mais qui sont quand même très important pour la linguistique puisque, en effet, tous les verbes, tous les verbes à la première personne, ne sont nullement des performatifs. Encore une fois « je me promène » n’est pas un performatif. En tout cas, c’est seulement dans le performative que les personnes « je », « tu », [71 :00] effectuent leur hétérogénéité avec le « il », avec la troisième personne. [Pause]

Moi je me contente d’insister sur : d’où vient cette source d’obligation sociale ? Bien, pour ceux que ce problème intéresse, il y a une très longue discussion du linguiste [Oswald] Ducrot, dans un très beau livre Dire et ne pas dire, édition Hermann [1972], une très longue discussion de Ducrot avec Benveniste, d-u-c-r-o-t. Moi, pour des raisons, je n’ai pas envie, ce serait toute une séance qu’il nous faudrait, [72 :00] je me dis, vous voyez, l’acte de parole, ce n’est pas possible de le définir par une « personnologie linguistique ». Je n’invoque même pas cette histoire de la nécessité de faire intervenir une source d’obligation sociale. Je voudrais insister sur un autre aspect ; je voudrais insister sur un autre aspect que celui souligné par Ducrot.

Je dirais qu’il me semble que l’acte de parole est fondamentalement quelque chose qui circule, qui se propage. Je veux dire : il est en mouvement, ce qui nous arrange pour le cinéma. En effet, c’est un cas de mouvement. [Pause] Et le « je »-« tu », moi [73 :00] je n’y verrais pas une donnée première ou un présupposé de l’acte de parole. J’y verrais une conséquence du fait qu’il y a circulation de l’acte de parole. [Pause] À quelles conditions ? Comprenez qu’en disant ça, je m’engage à quelque chose. Car si je disais : oui, il y a circulation de l’acte de parole entre un « je » et un « tu », ça n’irait pas du tout. Je reviendrais exactement à la thèse de Benveniste. Je ne dis pas qu’elle soit mauvaise, peut-être que c’est lui qui a raison, hein ? Et si je disais l’acte de parole — suivez-moi bien — si je disais l’acte de parole circule et se propage, il se meut, [74 :00] mais il se meut entre un « je » et un « tu », je n’ajouterais strictement rien à la thèse de Benveniste, et je pourrais dire Benveniste a raison.

J’étais en train de dire, moi, je vois un autre point de vue que celui de Benveniste, ce qui signifie que si l’acte de parole est présenté comme circulant et se propageant, il doit circuler et se propager non pas entre personnes déjà reliées par le « je »-« tu », mais entre personnes quelconques, non liées, indépendantes, isolées. [Pause] [75 :00] À ce moment-là, il y aurait interaction. L’interaction serait donc non pas la relation entre personnes préexistantes, ne serait-ce que linguistiquement ; l’interaction serait la relation entre personnes isolées, indépendantes, distantes.

Vous direz, mais ce n’est pas possible ça. Prenons un cas. Petit (a) raconte une histoire à petit (b), dans le marché, dans un marché, là, dans une boutique. Petit (a) raconte une histoire, histoire à petit (b). [76 :00] Et puis petit (b) raconte la même histoire, grossie, déformée, un peu transformée, à petit (c). Vous me direz, n’empêche qu’il y a une personne commune pour assurer la propagation ; évidemment ce n’est pas ce qui m’intéresse. Ce que j’appelle interaction, c’est la relation entre (a) et (c), c’est-à-dire entre les deux personnes comme isolées, distantes, etc. Qu’est-ce qui s’est passé entre ces deux personnes qui ne se connaissent pas ? Il ne s’est pas seulement passé quelque chose entre (a) et (b), entre (b) et (c). Il s’est passé quelque chose entre (a) et (c). C’est ce qu’on appellera la propagation d’une [77 :00] rumeur. C’est très intéressant, une rumeur.

Est-ce que c’est par hasard que le cinéma parlant s’est beaucoup intéressé à la rumeur ? Moi je crois qu’il n’y a jamais eu le moindre danger de la confusion entre le parlant et le théâtre. Pour s’intéresser à des phénomènes de rumeur, le théâtre est très, très incapable. Je prends trois grands films : « Toute la ville en parle » [1926 ; “The Whole Town’s Talking”] de [John] Ford, et les termes anglais, je n’ose pas les dire parce que j’en ai assez de vous faire rire. Là c’est strictement la traduction pour une fois, ce n’est pas la traduire, et puis [78 :00] le titre français est une véritable traduction. « Toute la ville en parle », de Ford. « On murmure dans la ville » [1951 ; “People Will Talk”] de [Joseph] Mankiewicz, et surtout dès le début du parlant, on va revenir là-dessus, un incroyable chef-d’œuvre, “M le maudit” [1931 ; Fritz Lang], et la rumeur, la propagation de la rumeur, entre personnes indépendantes dans “M le maudit”. [Sur l’interaction et la rumeur dans ces films, voir L’Image-Temps, pp. 294-296]

Qu’est-ce que veut dire la propagation de la rumeur entre personnes indépendantes ? Noël Burch, excellent critique, qui s’est beaucoup intéressé à Lang et notamment à “M le maudit”, donne le résumé suivante de cette séquence. [La référence à Burch qui suit se trouve dans Cinéma, théorie, lectures, éd. Dominique Noguez (Paris : Klincksieck, 1973), p. 235 ; voir L’Image-Temps, p. 296] Je vous demande de bien l’écouter ; je numérote, moi je la numérote, lui ne la numérote pas puisque… [79 :00]

Premièrement, « un homme fait la lecture à haute voix d’une affiche de police devant laquelle une foule s’est assemblée », « un homme fait la lecture à haute voix d’une affiche de police devant laquelle une foule s’est assemblée ». Il y a déjà quelque chose qui m’intéresse beaucoup là-dedans. L’image nous montre une affiche. Dans le muet, qu’est-ce que j’aurais ? Ce serait typiquement ce que j’appelais tout à l’heure « une incrustation ». [Deleuze n’a pas encore employé ce terme] J’aurais « incrustation » d’une image lue dans l’image vue. Pourquoi Lang éprouve-t-il le besoin que l’homme fasse la lecture à haute voix ? [Pause] [80 :00] C’est essentiel. Le cinéma parlant, dès ses débuts, reprendra le vieux procédé du cinéma muet : incrustation écrite dans l’image vue, incrustation à lire dans l’image vue, par exemple, les images des manchettes de journaux, du journal en train de se faire. Mais vous remarquerez, je ne dis pas dans tous les cas, mais dans la plupart de cas, le cinéma parlant se récupère parce qu’il y a toujours une voix parlante, une composante auditive pour reprendre l’inscription et pour la transformer de lue en entendue. Par exemple, le journal est évité, donc c’est une image lue [81 :00] dans l’image visuelle, mais il y a tout de suite les marchands de journaux qui se mettent à courir en criant la nouvelle de la manchette. C’est comme si, reprenant le vieux procédé du muet, le parlant éprouvait absolument le besoin de le réinvestir dans l’entendu. Donc c’est le premier stade. [Pause] Un homme fait la lecture à haute voix devant une affiche de police devant laquelle une foule s’est assemblée.

Deuxièmement : « le même texte se poursuit sous la forme d’une annonce radiophonique [d’abord, puis sous la forme de la haute lecture d’un journal] dans le café qui sert de cadre et où les clients surexcités finissent pour en venir aux [82 :00] mains ». [Pause] Voyez, ça c’est le second segment : la radio, cette fois-ci donc une source sonore, dans le café, qui lit le communiqué. Mais on l’entend. Et les gens se battent dans le café, se disputent. Les clients surexcités finissent pour venir aux mains.

Troisièmement : un des types qui a été battu, accuse son assaillant d’être « un souilleur de réputation », troisième niveau. Voyez, la propagation de l’acte de parole et la transformation de l’acte de parole, et là, sur son circuit, sur son circuit entre personnages isolés [83 :00] les uns des autres et indépendants, c’est ça qui m’importe.

Quatrième, non, « cette phrase par laquelle la scène s’interrompt, rime » … ah ben oui. Quatrièmement : donc il y a la victime qui vient de dire à l’autre « tu es un souilleur de réputation », nouveau stade, « cette phrase par laquelle la scène s’interrompt rime avec ‘quel diffamateur’ » — quel diffamateur, nouvel avatar de l’acte de parole — « lancé par un homme dont la police fouille l’appartement sur la foi d’une lettre anonyme » — à nouveau, l’élément scriptural.

Donc là, c’est à nouveau, personnage complètement indépendant, dénoncé par… Voyez, il y a eu l’affiche, [84 :00] non seulement lue mais dite à voix haute, entendue. Ensuite il y a eu la radio et la scène du café ; ensuite il y a eu la police qui fouille l’appartement sur la foi d’une lettre anonyme, tous ces segments sont indépendants. « Enfin, lorsque cet homme, injustement soupçonné » — dont on fouille l’appartement – « avance que le tueur pourrait être n’importe qui dans la rue, cette réplique introduit le dernier épisode de la série : quelqu’un [un quidam] se fait malmener par la foule à la suite d’un malentendu tragique » — c’est dans un autre lieu de la ville. Il a dû, il a dû caresser les cheveux d’une petite fille, et tout le monde lui est tombé dessus.

Voyez, c’est ce segment indépendant [85 :00] à travers lequel, qu’est-ce qui se passe ? Je dirais que c’est comme une onde. Une onde de quoi ? Ben, il faudra savoir de quoi. Comme je suis en train d’essayer de définir l’acte de parole, je ne puis pas dire une onde de parole. Non, c’est comme une onde ou plusieurs ondes. [Pause] Et entre une et plusieurs ondes, il peut se passer quoi ? Il peut se passer une propagation, propagation de l’onde, [Pause] il peut se passer une opposition de deux ondes diverses,  [Pause] [86 :00] les uns disant : ah ce n’est pas si grave que ça — ce n’est pas le cas dans “M le maudit”, mais… — les autres disant : si, si, c’est très grave. Troisième cas : il peut se passer une innovation, une invention à partir de deux ondes qui se croisent, espèce de phénomène d’invention qui va en faire naître une troisième. [Pause] C’est cela, ce sont ces ondes, en tant que reliant des personnages indépendants, isolés les uns des autres, que je propose par commodité d’appeler « interaction ». [Pause] [87 :00]

Est-ce que c’est seulement par commodité ? Je prends un autre exemple, non plus la rumeur, mais la propagation d’une rumeur dont “M le maudit” nous donne, mais un autre exemple célèbre dans cinéma : la lecture du journal. Tout ça, reconnaissez au moins que ce n’est pas du tout des situations de théâtre. Au théâtre, je peux voir quelqu’un lire un journal. Mais la propagation du journal comme le développement de la rumeur, ce n’est pas possible au théâtre. La lecture d’un journal, qu’est-ce qui se passe ? Les gens qui lisent le journal sont indépendants les uns des autres, [Pause] [88 :00] et en même temps, leur croyance est singulièrement renforcée par la lecture qu’il y en a d’autres qui lisent la même chose. [Pause] Je dirais que dans la lecture du journal, il y a une interaction entre lecteurs qui ne se connaissent pas. [Pause] Les ondes, c’est quoi alors ? Je définirais l’acte de parole comme [Pause] recevant et renvoyant une onde, soit sous la forme de la propagation, soit sous la forme de l’opposition, soit sous la forme de l’innovation. Onde de quoi ? [89 :00] On l’a vu, des ondes de croyance et de désir. [Pause]

Les actes de paroles marqueront donc des positions sur le cheminement d’une onde de croyance ou de désir, ou de plusieurs ondes de croyance et de désir, qui confrontent des individus indépendants, isolés les uns les autres. Et vous direz s’il faut rétablir des charnières entre ces individus indépendants les uns des autres, peu importe. Ce n’est pas ça qui m’intéresse parce que, à ce moment-là, les charnières n’interviendront que comme conditions matérielles de possibilité. [90 :00] Ce qui est intéressant, c’est effectivement la propagation de l’acte de parole de (a) à (c), même si elle implique (b) pour se faire, (a) et (c) ne se connaissant pas et (b) connaissant (a) et (c).

Je ne voudrais pas aller là trop loin non plus, je vous signale seulement pour ceux que ça intéresse, que donc toute une sociologie au début du 20ème siècle s’est constituée, et bizarrement s’est constituée dans trois pays à la fois, dans trois pays à la fois, et indépendamment : en France, en Amérique et en Allemagne. Et cette sociologie s’est nommée interactionniste, interactionniste, et elle est célèbre pour des [91 :00] choses – je n’en retiens vraiment, je vous en parle comme je vous parlerais d’un roman, je n’essaye pas du tout d’analyser l’interactionnisme parce que, encore une fois, c’est hors de mon sujet — En France elle se confond finalement avec ce qu’on peut appeler aussi une « microsociologie ». En France, c’est Gabriel Tarde — l’ennemi de [Émile] Durkheim, ou plutôt c’est Durkheim qui était l’ennemi de Tarde, car Tarde était un homme doux, qui n’en voulait à personne — Gabriel Tarde, t-a-r-d-e, qui est un très, très grand sociologue ; en Amérique, [Robert E.] Park, p-a-r-k, qui donnera une longue suite nommée l’école de Chicago, l’école de Chicago ; [Pause] en Allemagne, [92 :00] un auteur très étrange et très éblouissant qui s’appelle [Georg] Simmel, s-i-deux m-e-l. Et tous les trois se réclament de l’interactionnisme. [Deleuze avait déjà parlé de Tarde dans la séance 8, le 8 janvier 1985, et il y reviendra dans les séances 3 et 9 pendant le séminaire sur Foucault, le 5 novembre 1985 et le 7 janvier 1986 ; voir aussi L’Image-Temps, p. 295, note 6, et Mille plateaux, p. 267]

Et si je prends le cas de Tarde, ça veut dire quoi ? Eh ben, ça veut dire toujours… Faire de la microsociologie, ça veut dire quoi ? C’est trouver une situation qui ne soit ni la sociologie de masse, [Pause] ni la psychologie ou l’interpsychologie des personnes. Et Tarde, par exemple, [93 :00], je l’estime beaucoup, Tarde par exemple, il dit une chose très simple. Il y a Durkheim, vous vous rappelez peut-être, il y a Durkheim qui explique que nous sommes entourés de représentations collectives, et c’est ça notre appartenance à la société. Ce sont des représentations collectives, et il y a une différence de nature entre les représentations collectives, objet de la sociologie, et les représentations individuelles, objet de la psychologie. Et Tarde, lui, il dit non, non, ce n’est pas ça la société, parce que ça suppose la société déjà faite, mais la sociologie, elle ne peut pas se donner la société déjà faite, elle doit construire son objet. Et comment construire son objet ? À un niveau micro. Il faut faire de la microsociologie.

Là-dessus il sera accusé partout [94 :00] de faire de la psychologie, mais ce n’est pas vrai. Qu’est-ce qu’il fait ? Il dit, ce n’est pas les représentations collectives ; ce qui compte, c’est les croyances et les désirs. Et pourquoi il dit ça ? Parce que les croyances et les désirs, ils sont objets d’une quantification infinitésimale. C’est du micro, à savoir ils sont inséparables des ondes : ondes de croyances, ondes de désirs qui parcourent un milieu déterminé. [Pause] Ces ondes ont comme des points privilégiés, [95 :00] points d’augmentation et de diminution, quand une onde se propage, quand une rumeur se propage ou bien s’éteint. Elles ont des points d’oppositions, quand deux ondes contraires s’affrontent. Elles ont de points d’invention, quand une troisième onde naît. D’où les trois grandes catégories de Tarde : la propagation, l’opposition et l’invention.

Et Tarde analyse très, très brillamment, très brillamment une chose comme la lecture des journaux, le journal. C’est une sociologie très insolite. Qu’est-ce qui se passe quand on… — De son métier à l’origine, il était juge de paix, alors il en connaît un bout sur la rumeur, c’est un des plus grand sociologues de la justice pénale, [96 :00] mais au niveau, toujours au niveau des petites histoires — alors évidemment à côté de Marx, à côté de Durkheim, il dit quoi ? C’est du micro, c’est du travail microsociologique. On lui reproche de faire de la psychologie, mais pas du tout. Ce qui lui l’intéresse, ce sont les ondes de croyance et de désir en tant qu’elles sont saisies dans des actes de paroles repérables. C’est en ce sens que je dis : l’acte de parole nous fait voir des interactions, interactions entre, encore une fois, personnes isolées, distantes, séparées. [Pause]

Alors ça n’empêche pas que vous me direz : mais là-dedans, [97 :00] tu oublies le principal, à savoir c’est facile de faire de la microsociologie puisque, par nature, on supprime l’essentiel, à savoir la grande représentation collective ou la structure, à savoir le journal lui-même. Ce journal lui-même, c’est une institution, c’est une macro-institution. Il ne supprime pas, il ne supprime pas du tout. Les structures, les structures sociales vont subsister. [Pause] Les situations sociales vont subsister. [Pause] Seulement voilà, saisies dans le jeu des [98 :00] interactions, ce sont à la lettre les conditions de l’interaction. Ce sont les conditions de l’interaction. Vous me direz, mais alors quelle différence ? C’est la structure qui compte, les conditions de l’interaction, c’est la structure, c’est la nature de la société, c’est la structure. Eh ben, non !

Et c’est là qu’il va avoir une drôle d’idée. C’est que les conditions de l’interaction, c’est-à-dire la structure, tend de toute façon vers une espèce de point problématique. La structure ou les conditions de l’interaction n’ont pas un usage constituant, ne sont pas constituantes ; elles sont régulatrices, c’est-à-dire elles tendent toujours vers un point problématique. Elles tendent toujours vers un point problématique, quoi ? Entendez bien, [99 :00] dans le champ visuel. Je cite un interactionniste américain qui me paraît le dire très bien : l’interaction reste structurée par de telles conditions, des conditions structurales, mais demeure problématique au cours de l’action. Elle demeure problématique au cours de l’action.

Revenons à « M le maudit ». À la fin de toute cette séquence de la propagation de la rumeur, qu’est-ce qu’on voit ? On voit quelque chose de formidable : comme à la limite des interactions enchevêtrées, on voit le tueur, M, mais on le voit « assis de dos en amorce », en faible amorce, [Pause] [100 :00] [Deleuze cite l’analyse de Noel Burch, citée ci-dessus ; voir L’Image-Temps, p. 296] c’est-à-dire sous le champ des interactions. Toutes les interactions vont tendre vers un point, oui, mais vers un point qui va être problématique : où est le tueur ? Est-ce le tueur ? Mais quel est le visage du tueur ? La lecture du journal tendrait également vers ces points problématiques sauf, sauf si c’est un journal d’opinion parce que le journal d’opinion suppose, présuppose le journal d’information parce que le journal d’opinion, il a constitué un ensemble. Et ses lecteurs ne lisent plus le journal comme, en tant que lecteurs dispersés du journal ; ils n’agissent plus en tant que lecteurs dispersés ; ils ont formé un groupe, et donc c’est un cas second.

Et Park, [101 :00] lui et toute l’école de Chicago, nous parle de quoi ? C’est une très curieux, leur sociologie. Il nous parle aussi de la rumeur ; il nous parle aussi de la lecture du journal. Il nous parle du migrant. Les interactions entre le migrant et la civilisation dans laquelle il arrive, les première grandes études qui ont fondé l’interactionnisme américain, c’était les migrants polonais dans certaines villes des USA, ou bien le déviant, ou bien, ou bien — comme ils ont fait énormément d’études sur les villes du type Chicago — ou bien le flâneur. Voyez comme le flâneur répond bien à ce [102 :00] thème, tout l’ensemble des interactions entre personnes dispersées, la promenade dans une ville. À la limite, l’école de Chicago, elle fait des choses, hélas, esthétiquement moins belles, mais qui sont inspirées, qui seraient à la limite inspirées, par les grandes pages de Virginia Woolf : la promenade de Mrs Dalloway, tout ça.

Voyez comment dans une promenade, flâner — moi je n’aime pas, mais je ne parle pas pour mon compte — mais pour ceux qui aiment marcher dans les villes, les marcheurs de ville, ce n’est pas du tout la même chose que les marcheurs de campagne. Les marcheurs de ville, ils sont malheureux comme tout à la campagne ; ils n’ont que des vaches à voir, et cela ne les intéressent pas du tout, ce n’est pas leur truc. [Rires] D’ailleurs vous reconnaissez un marcheur de ville à ce que, dès que vous le mettez à la campagne, il s’endort, il ne bouge plus, [Rires] il ne marche plus du tout. Dans la littérature, vous pouvez distinguer : Henry Miller est un grand marcheur de ville. Vous n’imaginez pas Miller à la campagne — si, il s’est retiré à la campagne quand il ne pouvait plus sortir, quand il ne pouvait plus marcher, ça oui. – Mais les grands marcheurs de ville, alors là, ils répondent bien à ce que j’essaie de définir très confusément comme l’interaction : ils passent, ils entrent dans un bistrot, ils voient quelque chose. Ils voient.

Il y a un bon commentateur actuel qui s’occupe de l’interactionnisme en France et qui s’appelle Isaac Joseph, il a fait beaucoup d’articles, il a fait un livre dont le titre vous allez pouvoir le comprendre maintenant, s’appelle Le passant considérable, Le passant considérable [Paris : Librairie des Méridiens, 1984]. Il essaie d’expliquer un peu les concepts interactionnistes, bien. [104 :00] Mais, un flâneur de ville, c’est étonnant là comme il suit réellement des ondes. Curieux, il est toujours là où quelque chose qui se passe, et il traverse, là, ces passages qui mettent en jeu perpétuellement des personnages isolés, indépendants les uns des autres, etc. La flânerie dans une ville, bon.

Simmel, l’étranger, son grand personnage, c’est l’étranger, et le flâneur, c’est aussi un étranger, c’est un type d’étranger, c’est un type de déviant : l’étranger, le déviant, l’homme de la conversation. [Pause] La coquette. [105 :00] Qu’est-ce qu’elle vient faire, la coquette, là-dedans ? C’est une typologie assez curieuse, c’est une typologie. Alors, ça a l’air d’être de la simple psychologie, si vous le prenez comme description de personnages ; si vous le prenez comme étude microsociologique, c’est de la pleine sociologie. Je passe, je dis, enfin, pour terminer quelques points sur Simmel. Il va nous montrer son unité avec les autres.

Il nous dit, ce qu’on voit avant tout dans une société, c’est finalement ses structures et ses contenus. Qu’est-ce qu’on appelle ses contenus ? Ben, par exemple, c’est des intérêts, [Pause] intérêts économiques, idéologiques, guerriers, érotiques, religieux, etc., autour desquels se constituent des associations, [Pause] [106 :00] autour desquels se constituent des associations. Ces associations, on peut dire que c’est de grosses associations définissables par leur but, par les intérêts. Mais, dit Simmel, là-dessous il y a bien autre chose qu’on ne pourrait définir que par le jeu, bien entendu, le jeu des interactions. Et car, pour que les associations soient possibles dit-il, il faut bien d’une certaine manière qu’il y ait un plaisir de l’association pour elle-même et qu’il ait des règles du jeu. L’association pour elle-même, il l’appellera la « sociabilité ». C’est la micro-société. La sociabilité, [107 :00] elle comporte aussi bien de l’insociabilité, l’étranger qui est mal reçu, tout ce que vous voulez. Mais il dit : imaginez une société qui ne se définisse plus par ses contenus, c’est-à-dire par ses intérêts et ses buts. [Pause] À première vue, ce seront des sociétés très superficielles. Et, il dit, à ce moment-là, il ne faut plus parler de technique au niveau de ces sociétés, il faut parler de jeu et d’art. Le plaisir d’être avec ; il lance la notion « d’être avec ». Et il n’y a plus de contenus, il n’y a plus d’intérêts, ou plutôt, il y aura un [108 :00] jeu d’interactions, ou plutôt c’est le jeu des interactions qui déterminera les intérêts provisoires et les buts provisoires.

Qu’est-ce que c’est ça ? Alors il donne évidemment son propre exemple : la conversation, la conversation. Cette fois-ci, il n’y a pas des buts et des intérêts préalables dans la conversation. C’est, au contraire, les interactions et le passage des ondes qui vont fixer des buts uniquement transitoires, des buts de jeu, des intérêts de jeu. Tout se passe comme si remontait du fond, dans des situations qui nous paraissent superficielles, ce qui il y a de plus profond dans l’association, à savoir la forme de [109 :00] l’association indépendamment de ses contenus. La sociabilité, c’est la forme de l’association indépendamment de ses contenus. Elle va se réaliser dans la conversation et les règles de la conversation qui sont comme des règles de langage… [Interruption de l’enregistrement] [1 :49: 17]

Partie 3

ne poursuivant pas de but commun. Et, dit-il, où est-ce que ça se réalise le mieux, la société de conversation ? Ça devient plus sérieux : c’est la démocratie. La démocratie, dit-il, dit Simmel, ça ne pourrait se définir que par l’importance qu’il y a d’une sociabilité formelle par opposition aux associations matérielles. À savoir, ce serait une association d’égaux [Pause] [110 :00] dont l’acte fondamental serait la conversation et les jeux de la conversation, donc, une forme de sociabilité qui se distingue des contenus sociaux.

C’est là qu’intervient la coquette. Qu’est-ce que c’est la coquette, pour Simmel ? Je vais vous lire le passage, parce qu’il est charmant… Je le lirais moins, si… Qu’est-ce qu’il dit sur la coquette ? À l’entendre, la coquette — c’est ça qui me gêne, c’est dans le même texte — la coquette, ce serait la pure démocrate, mais… [Rires] « Si la question érotique entre les sexes tourne autour du consentement et du refus » — ça, c’est l’association, c’est l’association sexuelle, [111 :00] oui ou non, hein ? – « Si la question érotique entre les sexes » — là, il y a lutte, intérêt, désirs – « Si la question érotique entre les sexes tourne autour du consentement et du refus… c’est l’essence même de la coquetterie féminine » — le texte est écrit il y a longtemps, hein [Rires] – « c’est l’essence même de la coquetterie féminine que d’insinuer à la fois le consentement et le refus, d’attirer un homme sans que ce soit décisif, et de le repousser sans lui retirer tout espoir. La coquette porte son pouvoir séducteur à son comble en laissant l’homme en suspens, à deux doigts de parvenir à ce qu’il désire [112 :00] sans que cela ne devienne trop sérieux pour elle-même. Ainsi » — c’est là que ça devient important – « Ainsi elle montre en badinant, elle montre en badinant, la forme, la forme simple et pure du choix érotique, elle montre en badinant la forme simple et pur du choix érotique, et elle peut combiner ces deux pôles opposés dans une conduite cohérente ». [Le titre du texte de Simmel, traduit en anglais par Everett C. Hughes, est « The Sociologie of Sociability », American Journal of Sociology, vol 5, numéro 3 (novembre 1949) pp. 254-261 ; ce texte se trouve à la page 258] \1

Vous pouvez achever. Elle peut maintenir le « oui » et le « non », parce que la dissociation du « oui » et du « non », « c’est oui ou c’est non », ne peut venir que d’un contenu social, ou d’un contenu érotique, ne peut venir que d’un contenu. Mais la forme même de l’érotisme va faire surgir [113 :00] l’alternative du « oui » et du « non » en maintenant les deux aspects, les deux côtés de l’alternative comme deux ondes sur lesquelles se situent, se situeront les actes de parole correspondants, dans un système interactif. « Ainsi, elle montre en badinant la forme simple, la forme… » En effet encore une fois, au nom de son contenu, le choix érotique réclame que l’on dise « oui » ou « non », mais au nom de sa forme, le choix érotique implique au contraire que l’on ne dise ni « oui » ni « non ». C’est la démocratie. [Rires] Oui, la coquette, c’est la démocrate érotique, hein ?

On dira la même chose de la conversation. C’est pour ça que dans une conversation, [114 :00] qu’est-ce qu’il y a de grossier ? Dire « j’ai raison », vouloir imposer son avis. Ça, c’est très grossier dans une conservation. Jamais personne, on ne fait surtout pas ça ; il y a des règles du jeu, des distances, des rapprochements, etc. Et vous voyez que ce qui est important, c’est que, chaque fois, les interactions passent entre personnes saisies indépendamment des intérêts qui les uniraient ou des contenus qui les associeraient. C’est en tant que personnes indépendantes que l’interaction s’exerce, en tant que personnes dispersées. Si bien que la solution de Benveniste du « je »-« tu », qui implique la dépendance réciproque des deux personnes, ne peut pas me convenir. Je me sens pur interactionniste pour les besoins de la cause, à savoir : l’acte de parole ne se définit pas par la relation préalable du « je » et du « tu », c’est-à-dire [115 :00] de personnes supposées interdépendantes. L’acte de parole se définit par les interactions entre personnes distantes, isolées, n’ayant ni intérêts communs, ni contenus communs, séparées, distantes, etc., et en tant que telles, séparées, distantes, etc.

Je voudrais juste vous lire le passage sur … [Pause] je ne le trouve plus. Voilà : [Pause] [116 :00] « La sociabilité crée, à condition qu’on le veuille, un monde sociologiquement idéal. Dans d’autres formes d’association, le défaut de réciprocité est combattu par l’impératif éthique qui les gouverne, et non par la nature intrinsèque de l’association. Le monde de la sociabilité, le seul dans lequel une démocratie d’égaux est possible sans fiction, est un monde artificiel » — c’est tout à fait ce que j’entendais par l’image dénaturalisée – « est un monde artificiel, composé d’êtres humains qui ont renoncé aux aspects objectifs ou purement personnels de leur intensité ou de leur expansivité vitale, afin de produire entre eux une interaction pure, libérée [117 :00] de tout accent matériel parasitaire ». Et il continue : « Si l’association est une interaction, elle se donne à voir » — tiens, je n’avais pas remarqué – « elle se donne à voir dans sa forme la plus pure et la plus stylisée, lorsque elle se produit entre égaux ». [Simmel, p. 257] \2 Évidemment, une relation entre inégaux… Mais entre égaux aux deux sens du mot, c’est-à-dire entre égaux, c’est-à-dire non-hiérarchisés par un intérêt social, mais « égaux » au sens aussi, pas du tout unis par une relation préalable.

D’où ma seule remarque, je veux dire, tout ça est d’une confusion énorme. Mon but, c’est uniquement, voyez que, si l’on donne la première réponse : ce que la composante auditive de l’image visuelle fait voir, [118 :00] c’est un ensemble d’interactions, sous-entendu entre personnes isolées, séparées, comme dans la rumeur de “M le maudit”. Là, on voit bien ce que la composante parlante apporte de nouveau dans l’image visuelle. Je dis que la séquence résumée telle que je viens de la lire de “M le maudit” ne pouvait pas se faire, ou n’aurait pu se faire qu’avec une lourde, lourde … qui convainquait d’y renoncer d’avance, ne pouvait pas se faire s’il n’y avait pas eu le parlant. Il faut la composante auditive. Elle nous fait voir quoi ? L’ensemble des interactions entre les personnes mises en cause.

D’où qu’est-ce que ça a été ? D’où alors [119 :00] — je vais aller très vite hein, parce que… — d’où, d’où, d’où, d’où. Je prends un exemple. J’avais terminé là-dessus la dernière fois. Je vous disais : il faudrait chercher des exemples où un même thème est traité, à la fin du muet et au début du parlant. Moi, j’en voyais deux — eh ben oui, j’ai oublié de vous demander : je vous avais supplié de consacrer vos vacances de Pâques à en chercher d’autres, mais vous me l’auriez dit si vous l’aviez fait. — Prenons deux thèmes, j’en vois deux : la dégradation [Pause] et la collaboration, collaboration police-pègre. [Pause] [120 :00] Vous la trouvez en plein dans quelques images inoubliables de “La Grève” [1925] d’Eisenstein. [Pause] Les espions des patrons vont sortir le peuple des tonneaux, de ses tonneaux, c’est-à-dire, le sous-prolétariat, pour briser la grève. Bien. Je dis, là, il faudrait de longues analyses, là, qui n’ont aucun intérêt. Je dis, voyez ce film ; il est muet, et il répond aux lois de développement d’une situation conformément à un schème d’action et de réaction. Il y a une société qui a une nature [121 :00] — le capitalisme — les patrons y ont des ouvriers, [Pause] et quand les ouvriers protestent, on fait venir le sous-prolétariat, on tire de ses tonneaux le sous-prolétariat. C’est souvent arrivé en Amérique, c’est souvent arrivé dans la Russie tsariste ; il n’y a plus de sous-prolétariat en URSS. Enfin si, il doit y en avoir, je ne sais pas.

“M le maudit”, revenons à “M le maudit” : dans des images encore plus célèbres que celles que j’invoquais tout à l’heure. Qu’est-ce qui se passe ? [122 :00] Il y a le point problématique, puisque les interactions tendent vers nous faire voir un point problématique dans le champ perceptif. Le point problématique, c’est : où est et qui est M ? Qui est l’assassin des petites filles ? Et voilà. Deux pointes vont se former : la police et la pègre. [Pause] Et c’est le grand coup de génie de Lang, ce qui fait de “M le maudit” un des plus beaux films dès le début du parlant. Vous vous rappelez : une phrase commencée dans le lieu de la police est achevée [123 :00] dans le lieu de la pègre. Du type : « Il faudrait l’arrêter », commence le chef de la police, et le chef de la pègre fait écho : « l’arrêter est devenu indispensable pour nous ». Bon, et puis ça continue comme ça. Vous me direz : est-ce que on ne pouvait pas le faire sans le parlant ? Au niveau d’un exemple, oui : il y a des rimes visuelles. Est-ce qu’on ne pouvait pas le faire avec des rimes visuelles ? On verra tout à l’heure le problème des rimes visuelles. À mon avis, on ne pouvait le faire dans le muet que sous forme action-réaction.

Mais l’interaction entre la pègre et la police dans une situation qui n’est plus une situation structurale [124 :00] — ça, ce n’est pas une situation structurale, c’est exactement ce que l’école de Chicago appelle une « situation de circonstance » — l’interaction pègre-police dans une situation de circonstance — ce qui ne veut pas dire que cette collaboration ne soit pas très profonde — en tant qu’elle se fait entre personnages indépendants — tandis que le peuple des tonneaux n’est absolument pas indépendant du patronat dans la grève — là, c’est l’apport du parlant. Et puis je me sens plus sûr de moi pour dire — pardon de vous avoir fait passer pour toutes ces abstractions, mais, à mon avis, si j’avais donné l’exemple immédiatement, on ne pouvait rien en tirer, on n’en tirerait rien — à savoir, ce que je peux conclure, c’est, il me semble, c’est un cas typique où [125 :00] l’acte de parole, comme composante auditive de l’image visuelle, fait voir dans l’image visuelle une interaction, et non pas un enchaînement d’action-réaction.

Deuxième exemple : la dégradation. Là, c’est intéressant aussi que certains membres de l’école de Chicago se soient beaucoup intéressés aux cérémonies de dégradation. Quand on dégrade, c’est rare, mais enfin, quand on dégrade quelqu’un, quoi, version muette : “Le dernier des hommes” [1924] de [F.W.] Murnau. Le portier d’un grand hôtel, qui a la plus vive conscience de tenir une fonction enviable, [126 :00] tout à fait remarquable, une fonction clé du grand hôtel, le portier du grand hôtel, vieillissant, va aller de déchéance en déchéance. Il va passer par une très grande discussion de, pas de discussion, il va se faire injurier par — en muet, il y a une activité phonatoire — par le directeur de l’hôtel, et finira gardien des lavabos. Vous ne pouvez pas citer une plus grande dégradation que cette dégradation qui mène un homme de l’admirable porte-tambour d’un grand hôtel à la porte des lavabos qui s’enfonce. Et là, j’insiste là-dessus, Murnau a fait toutes les rimes : toutes les rimes plastiques, toutes les rimes [127 :00] visuelles, entre le jeu des deux portes, entre… Ceux qui l’ont vu savent que c’est l’un des plus grands films du muet. Et je dirais, à la lettre, il descend une pente… Et c’est même pourquoi ce film peut se passer de sous-titres ; il n’y a pas de sous-titres dans “Le dernier des hommes”, tellement la pente descend, action-réaction, action-réaction. Tout ça, dans la structure du grand hôtel. [Pause] C’est-à-dire, il n’y a pas de point problématique ; c’est une structure constituante, c’est inexpiable. À aucun moment on ne se dit, [128 :00] il y a problème, à aucun moment. [Pause]

L’autre exemple, au début du parlant, “L’Ange bleu” [1930] de [Josef von] Sternberg. C’est une dégradation encore plus douloureuse puisqu’elle concerne un professeur, [Rires] un professeur de lycée, qui a la plus vive conscience de l’importance de son métier, mais qui va être séduit par une mauvaise femme, entraîné à devenir saltimbanque. [Pause] [129 :00] Et la mauvaise femme et le directeur iront jusqu’à le ramener dans la ville où il exerçait son métier de professeur, pour attirer du monde, en disant que au moins ça ramènera des spectateurs, à la limite de l’abjection. Il retourne mourir dans sa classe, voilà. [Pause]

Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qu’il y a de spécial là-dedans ? Ce qu’il y a de spécial, on le connaît. Est-ce que le muet pouvait faire ça ? Oui, à première vue, oui. Il y a par définition, là je parle par définition, il y a quelque chose que le muet ne pouvait pas faire. La question, c’est, qu’est-ce que ça entraîne, ce qu’ils ne pouvaient pas faire ? [130 :00] C’est les deux cocoricos, les deux cocoricos célèbres. Une première fois, le professeur rompt avec le lycée et décide de suivre la femme aimée, la dangereuse Lola-Lola, et, dans le banquet de mariage, il pousse son fameux cocorico qui est comme la manière dont il se fait admettre par la troupe. Et l’acteur est formidable ; là il pousse un cocorico d’abord timide, quand il voit que ça marche, que tout le monde l’applaudit, lui dit qu’il a beaucoup de talent, il lance un cocorico plus clair, qui est comme le passage réussi [131 :00] du lieu « lycée » au lieu « cabaret ».

Et puis il tombe de dégradation en dégradation, d’abjection en abjection. Il revient dans la ville où est le lycée. On le force, il n’en peut plus, il est fini, il est foutu. On le force en lui cassant des œufs sur la tête en plein spectacle, à repousser à nouveau son cocorico, qu’il va évidemment pousser sur un tout autre ton. Il y a une recherche sonore, là, qui va de soi. Et ce second cocorico, cette fois, présente le passage en sens inverse, du lieu « cabaret » au lieu « école », puisque, tout de suite après ce second cocorico de l’abjection, il essaie au passage [132 :00] d’étrangler Lola-Lola, mais, surtout, il se précipite dans la rue, et il va mourir dans sa classe.

Si vous y ajoutez que toute la structure du film est faite sur lieu vide-lieu occupé, d’un côté et de l’autre, c’est-à-dire : lieu silencieux-lieu bruyant, le cabaret bruyant et même la loge de Lola-Lola bruyant, tout le monde y passant, et puis la loge de Lola-Lola vide, quand elle n’y est plus, et qu’il n’y a déjà plus personne dans la loge ; de même, la salle de lycée, la classe de lycée vide, et la classe de lycée — habité, animée — il me semble que l’on trouvera la confirmation que les deux cocoricos forment l’interaction [133 :00] des deux lieux indépendants, [Pause] lycée-cabaret, qui n’a pas cessée de courir à travers tout le film, et que c’est l’acte de parole — c’est en ce sens qu’il faut le traiter comme un acte de parole — c’est l’acte de parole, le cocorico du professeur, qui fait voir l’interaction d’un lieu à l’autre, interaction qui cette fois-ci — voyez, ça confirmerait presque ce que je dis — cette fois-ci, ce n’est pas une interaction entre personnages indépendants, dispersés ; c’est une interaction dans le même personnage, [134 :00] une interaction dans le même personnage. [Pause]

Alors, presque, là, je conclus, personne n’en peut plus. Ce que je voudrais conclure, quitte à ce que vous disiez des choses, vous, un peu, là-dessus, je peux un peu mieux exprimer mon schéma, mon second schéma. Le premier stade du parlant n’a nullement introduit une image audiovisuelle au cinéma. Ce n’était pas son affaire et, en plus, il ne pouvait pas en avoir l’idée. En revanche, il introduit une composante [135 :00] auditive dans l’image visuelle. Or, une image visuelle à composante auditive n’est pas une image audiovisuelle. Elle a, parmi ses composantes, du sonore. Dès lors, la composante auditive introduite dans l’image visuelle a un effet sur l’image visuelle : elle nous fait voir l’interaction, elle nous fait voir les interactions. [Pause] Conséquence de l’autre côté : en même temps que les interactions sont vues, l’image visuelle en tant que visuelle commence à devenir [136 :00] visible. En d’autres termes — je pousse, mais ça, je ne pourrais le justifier que la prochaine fois – l’image… non, pas l’image… la composante entendue fait voir, la composante entendue fait voir et non seulement fait voir, mais — nous le verrons, ça reste à traiter la prochaine fois — voit elle-même et est vue elle-même. [Pause] Et, inversement, [Pause] l’image visuelle, du coup, tend à devenir lisible pour son compte en tant que visuelle. [Pause] [137 :00] Voilà. Est-ce qu’il y a des remarques ?

Une étudiant : … quand je dis j’ai raison convaincre est infécond…

Deleuze : Non seulement convaincre est infécond, mais convaincre est malpoli, est mal élevé. Qui a jamais voulu convaincre ? Ouais, ouais, non seulement infécond, mais c’est grossier, quoi, à moins qu’il y ait un intérêt. Oui, dans une société de contenu, dans une association de contenu : l’avocat, lui, il a un intérêt à convaincre, c’est son métier, ça oui, ouais. Mais, dans un cours, par exemple, qui fait partie des sociabilités pures, aucun [158 :00] intérêt à convaincre. [Pause]

Garavito ? Il est là, [Edgar] Garavito ? Ouais, tu viens me voir ! [Fin de l’enregistrement] [2 :18 :24]

Notes

1/ Georg Simmel: “If the erotic question between the sexes turns about consent or denial (whose objects are naturally of endless variety and degree and by no means only of strictly physiological nature), so is it the essence of feminine coquetry to play hinted consent and hinted denial against each other to draw the man on without letting matters come to a decision, to rebuff him without making him lose all hope. The coquette brings her attractiveness to its climax by letting the man hang on the verge of getting what he wants without letting it become too serious for herself; her conduct swings between yes and no, without stopping at one or the other. She thus playfully shows the simple and pure form of erotic decision and can bring its polar opposites together in a quite integrated behavior.” “The Sociology of Sociability », American Journal of Sociology, vol 5, numéro 3 (novembre 1949) p. 258. 

2/ Georg Simmel: “Sociability creates, if one will, an ideal sociological world, for in it-so say the enunciated principles-the pleasure of the individual is always contingent upon the joy of others; here, by definition, no one can have his satisfaction at the cost of contrary experiences on the part of others. In other forms of association such lack of reciprocity is excluded only by the ethical imperative which govern them but not by their own immanent nature. This world of sociability, the only one in which a democracy of equals is possible without friction, is an artificial world, made up of beings who have renounced both the objective and the purely personal features of the intensity and extensiveness of life in order to bring about among themselves a pure interaction, free of any disturbing material accent. … If association is interaction at all, it appears in its purest and most stylized form when it goes on among equals.” “The Sociology of Sociability », American Journal of Sociology, vol 5, numéro 3 (novembre 1949) p. 257. 

 

Notes

For archival purposes, given the disorder of the three sections on previously available versions of this session (at Web Deleuze and Paris 8), we transposed the transcription to correspond to the actual recording in June 2020. The augmented version of the complete transcription with time stamp was completed in September 2021. Additional revisions were added in February 2024.

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