February 26, 1985

A succession of attitudes which forms a gestus, this is what the series is, from the point of view of its content: a succession of body attitudes which form a gestus, the gestus constituting their coherent discourse; in other words, body attitudes insofar as they are reflected in the gestus, or in the gesture.

Seminar Introduction

As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.

For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.

English Translation

Edited

Sergei Eisenstein’s Alexander Nevsky, 1938

 

After outlining forthcoming topics in the seminar, Deleuze returns to his “arbitrary comparison” between Eisenstein (representing classical cinema; cf. “Alexander Nevsky”) and Godard (representing modern; cf. “Sauve qui peut (la vie)” and “Prénom Carmen”). He also details the previous emphasis on attitudes and gestures within the series, offering four examples (Carmelo Bene’s brief cinema career; French New Wave and post-New Wave, or the “cinema of bodies”; “feminine cinema”; and so-called “direct cinema”, notably Cassavetes), and then insists on the importance of a passage from attitudes to gestus, that is, the “power of fabulation” (cf. Perrault and Rouch. Deleuze then changes direction toward languages and language system (langue), the next focus, namely on “a series of commonplaces on linguistics.” To consider the extent to which Christian Metz might be considered Kantian, Deleuze to summarizes their intersection, particularly regarding the analysis of cinema in terms of conditions of possibility and rules of use-based specific facts. When the session ends quite abruptly, in mid-sentence, Deleuze is emphasizing the importance of the notion of conditions of possibility in Kant’s philosophy, which he will need to examine in Metz’s semiotics. [Much of this development corresponds to The Time-Image, chapter 9, but also with references to chapter 2.]

 

Gilles Deleuze

Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985

Lecture 13, 26 February 1985 (Cinema Course 79)

Transcription: La voix de Deleuze, Charles J. Stivale (Part 1), Stéphanie Lemoine (Part 2), and Claudie Zemiri (Part 3) Héctor González Castaño, Correction/Relecture (Parts 2 & 3); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale

English Translation Forthcoming

French Transcript

Edited

Gilles Deleuze

Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985

13ème séance, 26 février 1985 (cours 79)

Transcription : La voix de Deleuze, Charles J. Stivale (1ère partie), Stéphanie Lemoine (2ème partie) et Zemiri Claudie (3ème partie), Héctor González Castaño, Correction/Relecture (parties 2 et 3) ; révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale

Partie 1

Fermez la porte, eh ? Alors, on va faire aujourd’hui une séance très douce parce que, le froid ici pénétrant, tout d’abord, je ne peux pas parler, et puis qu’on a un petit truc à finir, pas vraiment grand-chose, hein, avant d’attaquer une nouvelle partie qui, moi, m’intéresse beaucoup. Si bien que je vous dis, une fois dit qu’aujourd’hui on va régler les derniers petits points qui nous restaient sur la partie précédente, je vous annonce sur quoi ça va être centré, la nouvelle partie, quand on commencera la prochaine fois, que vous ayez le temps de réfléchir [1 :00] et voir, comme on a fait jusqu’à maintenant, voir ce que certains d’entre vous peuvent apporter.

La prochaine partie — et vous devez la sentir qu’elle arrive normalement après celle dans laquelle nous sommes – la prochaine partie groupera un ensemble de choses que devant quoi, on a toujours, je parle pour mon compte, dans notre travail à nous, on a toujours reculé jusqu’à maintenant. Je ne peux même pas citer le thème ; le thème est multiple. Cette nouvelle partie réunira un premier thème qui sera : essayer de mettre de l’ordre ou de la clarté pour nous dans le problème [2 :00] aussi vieux que le cinéma lui-même, rapport du cinéma, de la langue et du langage. [Pause]

Je remarque que ce problème est, en droit, tout à fait indépendant de l’existence ou non du cinéma parlant. Même si je prends une thèse moderne sur les rapports cinéma-langage comme celle de Christian Metz, tout le rapport qu’il propose entre le cinéma et le langage est indépendant du parlant. A plus forte raison, les premiers grands cinéastes qui ont proposé un rapport non pas cinéma-langage, mais cinéma-langue, le faisaient dans la perspective du muet. [3 :00] Donc on a un groupe, cinéma-langage-langue, qui est indépendant du parlant.

On a vu un deuxième grand groupe de recherche : le cinéma se fait parlant. [Pause] Est-ce qu’on peut croire que ça ne réagit pas sur le précédent problème, ce qu’on a vu déjà ? Le cinéma se fait parlant, ça n’est plus en tout cas le rapport cinéma-langue-langage ; c’est les rapports cinéma et ce que j’appellerai, quitte à le qualifier, actes de parole. [Pause] Ça nous donnera un beau problème : [4 :00] y a-t-il des actes de rapport spécifiquement cinématographiques, ou plus simplement, mais je ne suis pas sûr que ça se vaille, est-ce qu’il y a des énoncés proprement cinématographiques ? [Pause] Un acte de parole cinématographique, en quoi ça consiste ? En quoi est-il cinématographique ? Est-ce qu’il suffit que le cinéma devienne parlant pour qu’il soit audio-visuel ? Pas sûr, ce n’est pas sûr. Je veux dire, il faudrait aussi qu’on règle la question, qu’est-ce qu’on peut appeler « audio-visuel » ?

Je suppose une situation qui serait celle-ci : le parlant existe sous forme d’acte de parole, [5 :00] mais les actes de parole et le parlant sont des dimensions particulières de l’image visuelle. Ils sont saisis, bien sûr, ils sont entendus, mais ils sont saisis dans l’image visuelle. S’il en est ainsi, le cinéma ne serait pas encore audio-visuel. Il faudrait simplement parler d’une composante sonore de l’image audio-visuelle. Il n’y aurait pas une image audio-visuelle ; il y aurait une image visuelle à composante sonore. Dans quelle mesure un acte de parole cinématographique, à supposer qu’il y en ait, suffit-il à imposer [6 :00] une image audio-visuelle ? C’est beaucoup de problèmes déjà, tout ça.

Et puis, un troisième problème : l’acte de parole n’est qu’un élément sonore parmi d’autres, bruit, phonation, acte de parole, musique. Enfin on trouvera la musique de ce type ; ça m’intéresse parce que c’est difficile, la question de la musique au cinéma, le statut de la musique au cinéma. Et encore on trouvera des problèmes de musique, là. Il faudra savoir dans quel rapport ces différents éléments [7 :00] sonores sont avec les autres et [Pause] dans quel rapport tous ensemble, ou chacun séparément, sont avec l’image visuelle.

A cet égard, quelque chose est déjà de nature à nous troubler. Alors ça fait beaucoup de problèmes à assimiler. C’est que la coupure que nous avons proposée, tantôt affirmant que c’était une coupure absolue, tantôt en affirmant que c’était une coupure relative – alors, cela n’a pas d’importance ; tantôt c’est relatif, tantôt c’est absolu, tout dépend des points de vue, quoi, bon – la coupure que nous avions proposée entre une image dite classique, comme ça par commodité, et une image dite moderne, ne coïncide pas avec le réel parlant. [Pause] [8 :00] Ça ne coïncide pas du tout puisque la coupure, elle nous paraissait être marquée par tout à fait autre chose que l’émergence du parlant. La coupure, elle nous paraissait toujours — ça c’est ce qu’affirment les précédentes années – elle nous paraissait marquée par l’écroulement du schème sensori-moteur, et elle coïncidait avec l’après-guerre. [Pause]

Si bien que, à la limite, il faudrait peut-être concevoir trois stades relatifs : le cinéma muet, ou dit muet ; le cinéma parlant premier stade, où l’image n’est pas encore audio-visuelle, mais où le son [9 :00] est une composante de l’image visuelle ; et puis, un second stade du parlent qui seul mériterait le nom avec lequel le cinéma deviendrait audio-visuel. Et ce n’est pas étonnant parce que, après tout, le fait que le cinéma n’a pu devenir audio-visuel que dans la mesure où il y avait la télévision et où le cinéma s’est aperçu que la télévision ne remplissait rien de la vocation d’un art audio-visuel, c’est que dès lors rejaillissait sur lui, le cinéma, une chance nouvelle d’être la véritable réalisation de la puissance audio-visuelle qui échappait à la télévision. Bon, ça nous fait beaucoup de suppositions. [Pause]

Quelque chose m’intéresse à cet égard. Je veux dire — je ne vais pas m’engager [10 :00] déjà ; c’est pour nous donner la matière, j’espère, la matière à réflexion — quelque chose m’intéresse beaucoup à cet égard. Si vous prenez le cinéma dit muet – bon, je laisse de côté tout ça, il n’était pas muet ; on verra en détail en quoi il n’était pas muet, ce sont des choses bien connues, quoi – mais le cinéma dit muet, de quoi est composée l’image visuelle dans le cinéma dit muet ? Ben, elle est composée de deux éléments, une image vue… L’image visuelle est composée d’une image vue et d’une image lue, eh ? [Pause] Composée d’une image vue et d’une image lue, et c’est très intéressant, ça. Pourquoi ? Parce que voir et lire, ce n’est pas [11 :00] la même chose. Ce sont les deux fonctions fondamentales de l’œil, deux fonctions de l’œil. [Pause] Voir, lire. Dans le cinéma muet, le problème va être quoi ? L’image lue sous sa forme la plus rudimentaire, c’est l’intertitre. [Pause] Le problème du cinéma muet ou dit muet sera déjà comment entrelacer au maximum, comment assurer l’entrelacement des images vues et des images lues ; à la limite, comment faire de l’image vue et de l’image lue, deux images, un bloc visuel. [Pause] [12 :00]

Dans ce sens, on avait là, on avait dit tout ça pour essayer, pour vous lancer déjà dans ce… et parce qu’il fait froid. [Rires] Il y a un coup de génie chez [Dziga] Vertov. Le coup de génie de Vertov, c’est d’avoir fait des blocs visuels d’images vues et d’images lues. [Pause] Et c’est difficile ; déjà il faut tout un art. L’intertitre, ce n’est pas un petit truc dans le cinéma muet ; c’est l’objet d’un grand travail. Mais il y a une solution encore plus maligne pour assurer le bloc visuel du vu et du lu : ça serait mettre des éléments structuraux, faire passer des éléments structuraux [13 :00] dans l’image visuelle elle-même, dans l’image vue. [Pause] Et c’est ce qui arrive chaque fois que, dans le cinéma, vous avez dans l’image vue une lettre ou bien un monument avec un inscription. [Pause]

Je prends un seul exemple très, très malin, dans Buster Keaton, dans “Les lois de l’hospitalité” [1923 ; “Our Hospitality”]. Vous savez, c’est l’histoire d’une famille, d’une vengeance, d’une vengeance terrible entre deux familles, bon, et à la fin, ça va se réconcilier autour d’un mariage entre deux représentants des deux familles ennemies. C’est quand Buster Keaton, ou plutôt [14 :00] quand le père de l’autre famille vengeresse entre et voit Buster Keaton, le représentant de l’autre famille, dans les bras de la fille, tout ça, on a l’impression que ça va très mal tourner, et le père voit en profondeur de champ le couple qui, pour lui, donne un coup puisque le couple est constitué de sa propre fille et Buster Keaton, et il aperçoit au fond du champ une inscription sur le mur comme un petit tableau où il y a écrit « Aime ton prochain comme toi-même ». [Rires] Bon. Voyez que dans l’image vue, il y a inscription d’un élément scriptural qui va assurer le bloc vu-lu. [Pause] [15 :00]

Comment définir – voyez qu’on progresse ; on a l’air de rien, on est déjà lancé – comment définir le parlant alors ? Je ne peux pas dire que le parlant, il fasse surgir exactement la parole-là. Il fait que la parole n’est plus lue. Pour une fois, le cinéma vrai, c’est la réunion dans les images visuelles des deux éléments de l’œil, les deux fonctions de l’œil, le vu et le lu. Dire que le cinéma devient parlant, ça veut dire que la parole ne sera plus lue. Elle sera entendue. [16 :00] [Pause] Bon. Le problème du parlant, on n’a même plus le choix, le problème du parlant, c’est lorsque la parole n’est plus lue, mais entendue pour elle-même, quelles conséquences ? Un essor pour l’image vue, pour l’image visuelle. [Pause]

Et c’est curieux quand la parole n’est plus lue, mais entendue, qu’est-ce qui arrive à l’image visuelle ? Il me semble qu’il arrive quelque chose d’étonnant. [17 :00] L’image visuelle en tant que visuelle va devenir, d’une certaine manière, lisible pour son compte. [Pause] La parole n’est plus lue ; elle est entendue. Du coup, l’image vue devient lisible. Qu’est-ce que c’est que ça ? Ça ne veut pas dire que je la lise comme un livre ; elle reste visuelle. C’est en tant que visuel qu’elle va être lisible. C’est une drôle d’histoire, ça, à supposer qu’elle soit vraie, eh ? C’est une drôle d’histoire. Qu’est-ce que ça veut dire, une image visuelle qui, en tant que visuelle, est lisible, lire l’image visuelle en tant que telle ? [18 :00] Qu’est-ce qui fait ça ? Qu’est-ce qui fait l’image visuelle en tant que telle ? [Pause]

Je pense à ça parce que [Sergei] Eisenstein dit dans un texte quelque chose d’étonnant. Il lance l’idée de l’image lue ; [Pause] bon, il lance l’idée de l’image lue, à quel propos ? Alors là, c’est très curieux. Si c’était à propos du muet, ça ne nous intéresserait pas. Ça, on vient de le voir. L’image lue dans le muet, c’est l’intertitre ou c’est l’élément scriptural introduit dans l’élément visuel. [Pause] [19 :00] Ce n’est pas du tout de ça que parle Eisenstein.

Eisenstein parle de la musique au cinéma, et de la musique de [Sergei] Prokofiev dans son propre film à lui, d’Eisenstein, “Alexandre Nevsky” [1938]. [Pause] [Voir L’Image-Temps, pp. 309-311, surtout la note 26]. Donc il parle d’un cinéma devenu sonore. Il n’envisage pas l’acte de parole ; il envisage l’acte de musique. [Pause] Et il nous dit, l’acte de musique nous force à lire l’image visuelle. C’est curieux, ça. [20 :00] C’est une notion très, très paradoxale qu’Eisenstein introduit. À ma connaissance, elle n’a pas été remarquée sauf par quelqu’un que ça indigne tant que c’est paradoxal. Jean Mitry ne supporte pas, et il a une grande sortie contre Eisenstein en disant qu’une image visuelle qui serait lue, ça n’a strictement aucun sens.

Qu’est-ce que veut dire Eisenstein ? Il veut dire que la musique impose [Pause] un ordre, un ordre d’appréhension dans l’image visuelle, [Pause] [21 :00] et qu’en un sens, l’image serait lue comme si, en tant qu’image visuelle, elle était la partition de l’image sonore musicale. [Pause] Vous voyez que c’est une idée extrêmement curieuse d’après laquelle, encore une fois, lorsque l’acte de parole ou de musique – mais je reviens pour l’acte de parole – lorsque l’acte de parole est entendu pour son compte, c’est-à-dire lorsqu’il cesse d’être lu, c’est l’image vue qui devient libre. C’est-à-dire l’acte de parole aurait comme réaction immédiate de changer la nature de l’image visuelle. Bon. [22 :00] Mais ça impliquerait quoi, ça ?

C’est pour ça que, pour mon compte, je n’arrive pas à séparer cette histoire de problèmes que je viens d’indiquer, et je ne vois pas la possibilité de poser la question des rapports cinéma-langue-langage sans tenir compte de l’existence des actes de parole au cinéma, que ces actes de parole soient lus comme c’est le cas dans le muet, qu’ils soient entendus quitte à ce que l’image visuelle devienne à son tour lisible comme dans la première période du parlant, ou bien quelque chose d’encore plus mystérieux, dans ce que j’appelle le second stade du parlant, lorsque l’image devient vraiment audio-visuelle, [23 :00] peut-être.

Alors c’est tout ce groupe, hein, et j’aimerais que, en tout cas ceux qui s’en sentent capables réfléchissent à, au thème de la musique de cinéma, du rapport entre l’acte de parole et l’acte de musique, la question du continuum sonore au cinéma et ses rapports avec le visuel, etc., aussi bien dans le cinéma classique que dans le cinéma dit moderne. Et ce sera donc, ça, notre tâche pour la prochaine partie.

D’ici là, on termine parce qu’il fait de plus en plus froid, hein ? Non ? On termine là où j’en étais la dernière fois, cette histoire, si vous vous rappelez, cette histoire qui consistait en une comparaison arbitraire où vous les confrontez [24 :00] au niveau de l’image de la pensée. Je prenais deux exemples comme ça, exemple Eisenstein et exemple [Jean-Luc] Godard, et voilà. Ça me permet, ces deux exemples confrontés, ça me permet une triple confrontation. Je dis très vite puisque c’est des choses qu’on a déjà vues, revues, et j’espère que… J’ai encore envie de les reprendre. J’ai l’impression qu’on n’est pas allé au fond.

Je dis, le cinéma classique, avec mon exemple Eisenstein, le cinéma dit classique, eh bien, premier point : il est tonal. Qu’est-ce que ça veut dire, tonal ? Eh bien, ça veut dire, il [25 :00] enchaîne des images suivant des coupures rationnelles. [Pause] Et j’insiste, j’insiste pour la dernière fois sur ceci : c’est cette obsession chez Eisenstein de la commensurabilité, obsession qui se manifeste dans son constant retour et sa constante invocation de la théorie du « nombre d’or », et pour nouer, pour relier avec ce que je viens de dire, que l’on verra réapparaître dans la période parlante d’Eisenstein puisqu’il insistera sur la nécessité que, entre l’image visuelle et la musique de cinéma, qu’il y ait quelque chose de commun, qu’il y ait [26 :00] un mouvement commun, toujours le thème de quelque chose de commun dans la partie et dans le tout, dans le visuel et dans le sonore, en véritable culte du commensurable dont on a vu que c’était la coupure rationnelle par excellence. Donc je dis juste que le cinéma, le cinéma, ce que j’appelle le cinéma tonal, c’est un cinéma qui enchaîne les images suivant des coupures rationnelles.

Deuxième aspect, c’est un cinéma de la vérité. Pourquoi c’est un cinéma de la vérité ? C’est parce qu’en même temps que les images s’enchaînent ainsi, elles s’intériorisent dans un tout, et le tout s’extériorise dans les images. [Pause] Suivant la grande, suivant la grandiose conception hégelienne [27 :00], le vrai, c’est le mouvement du tout au point où le faux peut être dit un simple moment du vrai. [Pause] C’est donc le cinéma de la vérité. Remarquez que dire que c’est un cinéma de la vérité parce que le mouvement du vrai, c’est le mouvement par lequel les images s’intériorisent dans le tout et le tout s’extériorise dans les images – ce qui est tout à fait la définition hégelienne du vrai – dire ça, cela a aussi des conséquences.

Je veux dire que la vraie lutte, elle ne se fait pas entre le réel et le fictif. [28 :00] La vraie lutte, elle ne s’y fait pas du tout. La vrai, euh… La coupure, elle ne passe pas dans le cinéma classique. Dire qu’il y a beaucoup de disputes. Si vous prenez Vertov-Eisenstein. Vertov veut le réel et rien que le réel, et il traite très mal Eisenstein en disant qu’Eisenstein, c’est encore des sous-noms d’Histoire (avec un grand H), c’est encore de la petite histoire, c’est du fictif, c’est des histoires. Il n’a pas du tout compris la vocation du cinéma qui n’est que par le réel en tant que tel, et tout le réel, et rien que le réel. Bon. Je ne veux pas dire qu’il il n’y ait pas des… Il nous raconte des histoires. C’est pour Vertov le seul point, de ne pas raconter des histoires, et le vrai cinéma [29 :00] ne raconte pas d’histoires. Les autres, [Vsevelod] Poudovkine, [Alexander] Dovjenko, Eisenstein, racontent encore des histoires. Bon. Il y a donc un règlement de comptes qui passe entre les partisans du réel comme tel et les partisans de — entre guillemets — d’une espèce de « fiction ».

Mais ce que je voudrais que vous compreniez, c’est qu’il ne faut pas du tout confondre le problème de la vérité avec le problème de l’opposition réel-fictif, ou réel-imaginaire. Il n’y a aucun rapport. Pourquoi ? Parce que le réel et le fictif correspondent exactement au même modèle de vérité. [30 :00] C’est ça qui, encore une fois – on l’a vu d’autres années – c’est ça qui rend tellement fort [Friedrich] Nietzsche quand il dit, vous pouvez continuer à croire à la vérité tant que vous voulez parce que la vérité, c’est une fiction. Ce n’est pas la vérité qui s’oppose à la fiction ou la fiction qui s’oppose à la vérité. C’est que le modèle de la vérité qui est fondamentalement fictif. [Pause]

Donc, même si on ne va pas aussi loin, c’est bien évident que c’est un même modèle de la vérité qui pèse ou qui discipline le réel et la fiction. On ne pourra jamais distinguer le réel et le fictif en disant que l’un est faux et l’autre est vrai. Pourquoi ? En vertu de ce qu’on vient de dire : [31 :00] le vrai, c’est le mouvement par lequel les images s’intériorisent dans le tout et le tout s’extériorise dans les images. Bon. [Pause] S’il s’agit de réalité ou de fiction, le réel dans ce système et le fictif dans ce système sont soumis au même modèle de vérité si bien qu’il n’y a pas moins de vérité de la fiction que vérité de la réalité. C’est le même modèle. C’est pour ça que je pourrais dire du cinéma classique, qu’il soit cinéma du réel ou cinéma de la fiction, je pourrais dire que ce n’est pas un cinéma de la vérité. [Pause] C’est le même modèle qui s’effectue : le modèle du vrai reste absolument indifférent à la question de savoir si c’est du réel ou la fiction. Il y a une vérité de la fiction, [32 :00] et l’œuvre d’art prétend atteindre à la vérité de la fiction.

Comprenez ? J’insiste là-dessus parce qu’on confond très souvent, il me semble, ces deux couples qui n’ont rien à voir, le réel-imaginaire, d’une part, et d’autre part, le vrai et le faux. Or ça n’a rien à voir, ces deux couples-là. Je dis du cinéma classique que, en tant qu’il maintient, aussi bien au niveau de la réalité que de la fiction, le modèle de la vérité, c’est un cinéma de la vérité. Le cinéma de la vérité, appelons-le, par commodité, « structural », et je dis, en l’appelant structure, c’est précisément parce que la structure, c’est – ou plutôt, la structuration – l’activité de la structure ; c’est ce mouvement d’intériorisation et d’extériorisation.

Donc l’image classique est, d’abord, tonal en tant qu’elle enchaîne des images par coupures rationnelles ; deuxièmement, structural ou de vérité [33 :00] dans la mesure où ces images enchaînées par coupures rationnelles ne cessent de s’intérioriser dans le tout et le tout ne cesse de s’extérioriser dans les images — c’est ça, le mouvement du vrai –. Et enfin, troisièmement — qui renvoie aux choses qu’on a faites les années précédentes, mais on va en avoir un tout petit peu besoin aujourd’hui, pour la dernière fois, j’espère – [Pause] c’est un cinéma de la représentation indirecte du temps. Ce qui est fondamental, c’est, en effet, l’image-mouvement.

L’image-mouvement, on vient de lui donner deux déterminations : première détermination, c’est l’image qui s’enchaîne avec d’autres images par coupures rationnelles ; [34 :00] deuxièmement, c’est l’ensemble des images qui s’intériorisent dans le tout dans la mesure où le tout s’extériorise dans cet ensemble. C’est ça l’image-mouvement. L’image mouvement est telle que d’en sortir une image du temps qui ne pourra jamais être qu’une représentation indirecte puisque l’image du temps sort de l’image-mouvement. De quelles manières ? De deux manières : elle découle de l’image-mouvement, elle dépend du montage qui porte sur les images-mouvement. Pourquoi il y a ces deux manières ? Ça va de soi. Elle découle des images-mouvement, ça renvoie à, premièrement, les images s’enchaînent, les images-mouvement s’enchaînent. [35 :00] Elle dépend du montage qui s’exerce sur les images-mouvement. Le montage, c’est le mouvement du vrai. [Pause] Le montage, c’est le tout, c’est le tout du film. Il faut dire à la fois que la présentation indirecte du temps dans le cinéma classique découle des images-mouvement en tant qu’elles s’enchaînent et dépend du montage en tant qu’il constitue le tout dans lequel les images s’intériorisent et qui s’extériorise dans les images. [Pause] Donc, cinéma tonal de l’enchaînement, cinéma structural de la vérité, [Pause] [36 :00] cinéma de la présentation indirecte du temps ou de montage. Voilà.

Je saute à, toujours, mon autre comparaison arbitraire. On saute à l’image Godard. [Pause] Premier point – qui s’oppose – c’est un cinéma sériel et non plus tonal. [Pause] Qu’est-ce que ça veut dire, un cinéma sériel ? Les images sont désenchaînées. Il faudrait que vous sentiez que c’est point par point que ça s’oppose, eh ? [Pause] — C’est bien, je dirais, ce n’est pas [37 :00] par plaisir de revenir là-dessus, il me semble, que c’est… Ça tient mieux sur ses pieds avec tout ce qu’on a fait sur… sur leurs pieds, ça tient mieux là – c’est, bon, c’est le régime de désenchaînement dans tout cela, et le régime de désenchaînement, c’est un terme négatif, mais qui cache un terme positif. Ça veut dire, les images ne s’enchaînent pas mais… mais quoi ? Mais elles sont en perpétuel re-enchaînement. [Pause] Si elles se re-enchaînent, c’est précisément parce qu’elles ne s’enchaînent pas. Et qu’est-ce que ça veut dire, se re-enchaîner ? Si vous voulez, ça veut dire s’enchaîner sur, par-dessus les coupures irrationnelles. [38 :00] Vous vous rappelez ? Je ne reviens pas là-dessus, mais ça nous donnait une définition de la série. La série, c’est une suite d’images qui tend, qui tend vers une coupure irrationnelle. Cette coupure irrationnelle, on l’avait appelée genre ou catégorie, étant dit que les catégories étaient parfaitement individualisées.

Et dans le cas de Godard, tiens, ah, ce n’est pas, ce n’est pas par hasard qu’on tombe là-dessus. Vous devez sentir un problème brulant, mais vous devez me dire — et bien sûr, vous le pensez — vous devez me dire : mais ton second cinéma, tu ne vois pas que tu serais bien incapable à le définir indépendamment du parlant ? [Pause] [39 :00] Tu vois bien que ton second cinéma là, que le régime des désenchaînés, du re-enchaînement sur coupure irrationnelle, mais s’il n’y a pas les actes de parole, on ne pourrait jamais le définir. Pourquoi ? Sans doute parce que les coupures irrationnelles ne peuvent pas apparaître, il faut qu’il y ait des faux accords dans le muet ; il va y avoir les faux accords, évidemment, [Pause] mais qu’ils servent de limite à une suite d’images, à une suite d’images visuelles, il faudra bien que le genre, la coupure, la catégorie s’expriment par actes de parole. Vous direz, pourquoi ? Je n’en sais rien, hein ? [40 :00] Je… on le pressent, on le pressent, que déjà là, où on ne dit pas un mot, où on n’a pas soulevé du tout le problème du parlant, le parlant est pleinement engagé.

Mais en tout cas, on ne se risque pas. On a vu avec Godard la construction des séries ; je ne reviens pas là-dessus sauf que je rappelle, ça c’est le premier cas, une suite d’images tend vers une série… euh, non, pardon une suite d’images devient série dans la mesure où elle tend vers une coupure irrationnelle, c’est-à-dire vers une catégorie ou un genre. Eh, bien, et on a vu qu’il y avait aussi, c’est ce qu’on appelle une construction horizontale des séries, mais on a vu qu’il y avait une construction verticale des séries. Il suffit que la coupure irrationnelle ou genre se présente comme une série superposée à la précédente. S’il se met à valoir, [41 :00] si au lieu d’être limite, d’être simplement la limite d’une suite d’images, s’il se développe lui-même en une suite d’images superposée à la première suite, vous avez une construction verticale de séries. [Pause]

Donnons un exemple — je ne sais pas si je l’avais donné aussi nettement — Donnons un exemple pour que tout redevienne clair, dans deux films de Godard successifs. “Sauve qui peut (la vie)” [1980], dans les deux cas, le genre, c’est la musique. [Pause] Dans les deux cas, le genre, c’est la musique. [Pause] Dans “Sauve qui peut (la vie)”, construction [42 :00] horizontale des séries, c’est-à-dire – je ne retiens que l’essentiel – les suites d’images tendent vers un genre fonctionnant comme coupure, à savoir la musique. [Pause] Et le film est rythmé, “Sauve qui peut (la vie)”, est rythmé par « C’est quoi, cette musique ? » — point d’interrogation — « C’est quoi, cette musique ? » Et bien plus, il y a toujours quelqu’un qui ne l’entend pas. Et à la fin, à la fin, c’est dans la dernière séquence de “Sauve qui peut” que la musique passe, typiquement horizontale, puisque les musiciens se déplacent latéralement, et c’est la fin du film. Alors, là, vous avez typiquement la musique qui joue le rôle [43 :00] de catégorie dans la construction horizontale des séries, [Pause] sur le mode « C’est quoi, cette musique ? » « Quelle musique ? » [Pause]

On saute à “Prénom, Carmen” [1983]. Le genre est encore la musique, les quatuors. [Pause] Tout comme tout à l’heure, les suites d’images tendent vers les quatuors comme genre, faisant fonction de coupure irrationnelle. [44 :00] Mais cette fois-ci, [Pause] la musique, les quatuors, se développent comme une haute série valant pour elle-même superposée à la première, et vous aurez l’attaque de la banque, l’attaque du quatuor, avec typiquement une construction verticale de la série.

Ça va ? Très clair, tout ça. [Pause] Enfin, j’exhorte, je le dis comme ça parce que c’est vous qui n’avez rien à dire, mais pour vous, c’est très clair, tout ça. [Pause] On doit changer de rôles de temps en temps. « Ah oui, là, je ne comprends rien. » [45 :00]

D’où, voilà cinéma sériel et non pas tonal. Deuxième point. Le deuxième point, il va s’opposer — là on procède avec vraiment de la grosse opposition — deuxième point : Qu’est-ce qu’il y a à dire par rapport au cinéma de tout à l’heure qui était le cinéma de vérité, aussi bien dans ses réalités que dans ses fictions ? Eh bien, on l’a vu, c’est que dans le premier point-là, l’histoire de désenchaîné-re-enchaîné, etc., j’ai considéré les séries du point de vue formel. J’ai expliqué la dernière fois qu’il y avait un autre aspect, les séries du point de vue matériel, du point de vue de leur contenu. [Interruption de l’enregistrement] [45 :52]

Partie 2

… Bon. Il ne faut pas exagérer. [46 :00] Enfin. Mais alors, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est plus un cinéma de la série. On a vu que du point de vue formel, je disais, la série, c’est une suite d’images visuelles qui tendent vers un genre, une catégorie, etc. Du point de vue du contenu, on a vu, une série, c’est une suite d’attitudes corporelles qui tendent vers un gestus.

Et là, je ne reviens pas là-dessus parce que je crois avoir montré que, en effet, les deux définitions se correspondaient parfaitement. [47 :00] En effet, le gestus, c’est le contenu même du genre. Le gestus, c’est le contenu même de la catégorie. Le gestus, c’est exactement le discours cohérent — tiens haha, hihi, haha… « discours » ! Voilà que j’ai encore besoin de référence à des actes de parole. Non, et tant mieux ça, ça rend plus urgent qu’on en passe à la semaine prochaine, bien — Une suite d’attitudes qui forme un gestus, voilà ce qu’est la série, du point de vue de son contenu : une suite d’attitudes de corps qui forment un gestus, le gestus constituant leur discours cohérent, en d’autres termes, des attitudes de corps en tant qu’elles se [48 :00] réfléchissent dans le gestus, ou dans la geste. Et la musique, c’était une geste. Et les discours à la Godard, c’était une geste. Tout ça, tout ce qui fonctionnait comme genre, catégorie, etc. Le vert et le bleu, c’est ça le vert et je sais plus quoi, oui, non le vert, enfin bon, était la geste de Lausanne, etc., dans les exemples qu’on a analysés. Bien, alors. [Voir les séances 11 et 12]

Une suite d’attitudes de corps qui se réfléchissent dans le gestus. Qu’est-ce que ça devrait nous dire, ça ? Ça doit nous dire qu’on est sur un fil étroit car [Pause] l’attitude ne se confond ni avec le réel, [49 :00] ni avec le vécu, c’est-à-dire ni avec un comportement réel, ni avec un état vécu. Le gestus ne se confond pas d’avantage avec l’histoire — on l’a vu mille fois, grâce à, grâce à [Bertolt] Brecht et à [Roland] Barthes — ne se confond pas avec l’histoire. Le gestus de Mère Courage ne se confond pas avec la Guerre de Trente Ans, ni avec l’Histoire avec un grand « H », ni avec « une histoire » au sens d’une fiction. [Pause]

On est donc sur une crête, et sans doute, c’est parce que les attitudes s’enchaînent d’après un gestus qu’elles peuvent rompre avec [50 :00] le réel et avec le vécu. Et c’est parce que le gestus réfléchit les attitudes qu’il rompt avec l’Histoire et avec les histoires. On est sur une crête où s’enchaînent les attitudes et le gestus. Et on peut dire des attitudes et du gestus, ce n’est ni ceci, ni cela, ni cela encore, ni cela. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Vous sentez bien que c’est ce qui se passe dans le cinéma moderne. Ce n’est pas du réel, ce n’est pas du vécu, bien que d’une certaine manière, ça parte du vécu, qu’il y ait un aspect vécu, mais ça n’a d’aspect vécu que pour s’en arracher, et c’est le gestus qui arrache l’attitude au vécu. Alors, elle frôle le vécu, elle frôle la fiction, elle frôle le réel, elle [51 :00] frôle l’histoire, elle frôle tout ce que vous voulez. Mais non. Plus profond que ça, il y a un enchaînement spécifique attitude-gestus qui ne doit rien, ou qui se libère constamment du réel, du vécu, de l’histoire, des histoires, du réel et de la fiction, du vécu et de l’histoire. Bon. [Pause]

Qu’est-ce que c’est que ça ? Eh bien, je donne très vite, car on avait commencé à remplir tout cet aspect alors au premier trimestre dans notre programme, mais je cherche confirmation qu’on a bien rempli cette partie du programme. Je donne très vite un, deux, trois… un, deux, trois, quatre, cinq, non… un, [52 :00] deux, trois, quatre, ça fait quatre, quatre exemples, quatre exemples : [Pause] comment les attitudes se réfléchissent-elles dans le gestus ?

Premier exemple, ou première réponse, dans la mesure où le cinéma nous fait assister à une étrange cérémonisation des corps. — On n’a plus de lumière ? C’est, c’est… plus de chaleur, plus de lumière, [Rires] qu’est-ce qu’on va devenir ? Ah, ha, ha ! [Pause] [53 :00] — Une lente cérémonisation des corps, bien, et après tout, bon, on l’a vu aussi, on l’a vu très vite dans le temps, les deux grands pôles du cinéma des corps. — [Pause ; un bruit] Ah, merde… [Rires] — Les attitudes quotidiennes, le gestus cérémonial, le gestus cérémonial, c’est même deux pôles du cinéma des corps. À l’américaine, underground, hein ? [Rires] Underground, et pourquoi underground ? [54 :00] — Oh là il n’y a pas de quoi rire, ce n’est pas la première fois que je le prononce. [Rires] C’est toujours pareil. — Eh bien, parce que l’underground, il est bon pour ça. Il est bon pour ça. Pensez à la vie — [Pause] je voudrais inciter vos émotions – pensez à la vie émouvante et sombre et triste, pas toujours, d’un prostitué mâle. [Pause] Cette lente préparation. La vie de l’underground, c’est une vie quotidienne qui ne cesse pas de se cérémonialiser. Ils passent leur temps à se cérémonialiser. Des travelos, [55 :00] des prostitués mâles… — Et pourquoi tu dis le mâle ? Ce n’est pas ma faute, c’est l’underground — à la limite, les drogués. La lente préparation… [Sur « l’underground », voir L’Image-Temps, pp. 249-250]

Maintenant — je parle de l’ancienne génération, hein ? [Rires] — maintenant, il n’y a que des phénomènes de vitesse. [Rires] Mais il y a eu un temps où c’était une longue cérémonie. On se prépare, on se prépare. Et le cinéma, je retrouve là le premier thème qui m’importe, celui d’un passage, passage de l’attitude de la vie quotidienne à un gestus cérémonial. Et déjà l’attitude est prise par le gestus qui la réfléchit, et le gestus renvoie à l’attitude. Et c’est pour ça que l’attitude n’est ni du réel, [56 :00] ni de… elle n’est du quotidien que pour être déjà arrachée au quotidien. Voyez bien pourquoi j’invoque, et qu’est-ce que j’invoquerai avant tout ? “Flesh” [1968], le célèbre film, par exemple, entre autres, le célèbre film de [Paul] Morrissey et [Andy] Warhol, la lente préparation du prostitué mâle. Et c’est un film très, très fort, parce que c’est vraiment le passage du corps attitude au corps gestus. Ceux qui se rappellent un peu “Flesh”… comme tous ceux qui ont vu ce type de film ont… [Deleuze ne termine pas la phrase]

Mais tout à fait indépendamment, je voudrais insister, très vite là parce que je n’en ai pas parlé, sur un homme qui a traversé le cinéma un peu comme un météore, à savoir Carmelo Bene. [Sur Bene, voir L’Image-Temps, pp. 247-248] Dans le cinéma de Carmelo Bene, il a des rapports plus profonds avec Artaud que celui que je vous dis. Il a au moins un rapport évident qu’il [57 :00] a avec Artaud, c’est que, comme Artaud, c’est un homme qui a cru profondément au cinéma, et il y a cru trois ans. Voilà. Il n’y a plus cru, et il n’en a plus fait. Et quand même, en trois ans ou quatre ans, il a fait une série de films très, très intéressants. Or qu’est-ce que c’est ? Alors là, c’est, je crois, le cinéma qui est allé le plus loin dans la cérémonialisation du corps.

Et en lançant déjà à sa manière, à sa manière à lui, Carmelo Bene, en lançant une espèce de processus par lequel le corps se cérémonialisait de l’attitude au gestus. Et c’était comme déjà un problème de trois corps. Il y avait d’abord, si j’ose dire, le corps grotesque, [58 :00] le corps parodique, rt ce sont des incroyables vieillards, dans les films de Bene, les incroyables vieillards, très, très beaux vieillards, des vieillards très maquillés, vous trouveriez ça dans l’école allemande, Alexander Kluge, mais il faut que je m’en tiens à l’exemple de Carmelo Bene. Bon, ça c’est la première sorte de corps, c’est l’attitude grotesque qui va déjà nous mettre sur le chemin d’un gestus.

Deuxième corps qui s’enchaîne avec le corps grotesque, [Pause] c’est le corps gracieux, cette fois-ci, c’est le corps des femmes [Pause] que Carmelo [59 :00] Bene représente soit comme corps dansant. Un des plus beaux films de Bene, c’est “Salomé” [1972]. La danse de Salomé est très, très belle, une danse toujours avec des voiles en raison du sens de la couleur chez Bene. Bon. La danse de Salomé. Ou bien… Mais, voyez comment ça s’enchaîne, c’est toujours une danse devant les vieillards. Ça s’enchaîne avec le corps grotesque des vieillards. Le corps gracieux des femmes s’enchaîne dans le corps grotesque des vieillards qui tournent autour des femmes. Et elles dégagent quelque chose soit à titre de corps dansant, soit à titre de mécanique supérieure. Là c’est les poses, les poses discontinues, mais qui sont toujours fondamentalement gracieuses chez Bene, et qui s’opposent aux postures du vieillard. [60 :00] Le corps féminin comme mécanique supérieure. Ou bien même le corps féminin comme extase. Dans “Salomé”, il y a toute la série des corps grotesques des vieillards, et surtout, le grandiose Jean-Baptiste qui est présenté comme une espèce de vieillard décrépi, absolument infect, et ça va mal finir, puisque… Mais on ne verra pas la décapitation, et il y a la très belle, bon, je ne sais plus, il y a femme en extase, très belle scène, je ne sais plus, bon.

Et troisième corps. Ce qui est très beau dans le cinéma est la manière dont [61 :00] les trois corps s’enchaînent et comprenez que l’enchaînement des trois corps, c’est l’enchaînement des attitudes en gestus, sans que je puisse dire, là commence le gestus. Le gestus c’est partout, les attitudes sont partout. Mais il y a une transformation très étonnante dans le cinéma de Bene, pour arriver enfin au corps suprême selon Carmelo Bene, à savoir le corps qui se dissout, rôle qu’il se réserve lui-même, évidemment, et qui est ce qu’il appelle le point de non-vouloir, atteindre au point de non-vouloir, le point d’Hamlet, ou le point de Macbeth. Le point d’ Hamlet dans un film de Bene, “Un Hamlet de moins” [1973], où le corps du protagoniste [62 :00] se dissout. Le protagoniste chez Bene, c’est fondamentalement celui qui se dissout. Et c’est par-là que ce n’est pas la même chose que l’acteur. Il se dissout. Dans “Capricci” [1969] — je crois c’est ça, “Capricci”, hein ? — là, la dissolution du protagoniste, ou bien, toujours dans “Salomé”, le protagoniste, qui est joué par Bene, se couvre d’une espèce de…, c’est Hérode qui ne fait pas partie des vieillards ; le vieillard, c’est Saint Jean-Baptiste. Mais Hérode Antipas se couvre d’une espèce de lèpre, et à mesure qu’il se couvre d’une espèce de lèpre, se lance dans un discours fantastique, un discours à modulation variable, là comme Bene a le secret, [63 :00] et ça signifie quoi ? C’est que le corps doit se dissoudre pour que la voix naisse, on retourne sur le parlant. Le corps doit être dissout pour que la voix naisse, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que c’est les modes vocaux qui doivent devenir les vrais personnages. Donc, le corps doit faire place aux modes vocaux. Le corps-personnage doit faire place aux modes vocaux qui sont les seuls et utiles personnages d’un corps dissout.

Ce qui explique évidemment pourquoi maintenant Bene a cru trois ans au cinéma et n’a fait que trois ans au cinéma. C’était déjà beaucoup. Il s’est aperçu que, si le vrai problème c’était les modes vocaux, ben le théâtre ou un renouvellement du théâtre était aussi bien armé [64 :00] pour y arriver et pour servir de support que le cinéma. Et que si le vrai problème, c’était l’utilisation, l’utilisation créatrice des moyens électroniques, le support théâtral, à condition de le bouleverser complètement, était plutôt meilleur que le support cinématographique qui était encore trop engagé dans l’image visuelle. Mais enfin, voilà, si on en reste à la période cinématographique de Carmelo Bene, voyez en quel sens je le mets dans un premier exemple, c’est vraiment ce passage de l’attitude au gestus. Cet enchaînement des attitudes conformément à un gestus dans lequel elles se réfléchissent. [65 :00]

Deuxième exemple : [Pause] la Nouvelle vague et l’après Nouvelle vague. Et je recommence éternellement la même chose. Ça n’est plus du vécu, ça n’est pas du réel, ça n’est pas de l’histoire, ce ne sont pas des histoires. C’est quoi ? C’est un enchaînement d’attitudes, en fonction d’un gestus dans lequel elles se réfléchissent. Et c’est ce qu’on avait appris au premier trimestre, le cinéma des corps. Et ça éclate avec Godard et avec [Jacques] Rivette. [Pause] [66 :00] Et chacun a évidemment sa solution. La solution Godard, on l’a vu, donc je ne reviens pas, c’est cette construction d’une série. La solution Rivette, elle est d’une toute autre nature. Mais je crois l’avoir déjà dit. Personne se rappelle si je l’ai dit ou si je ne l’ai pas dit ? Ça me dit quelque chose… Je vous dis très vite, je résume, hein ?

Qu’est-ce que vous trouvez ? Comment il constitue lui ces enchaînements d’attitudes ? Prenez pour ceux qui veulent au moins partir d’un exemple, le plus beau cas d’enchaînement d’attitudes en fonction d’un gestus, c’est chez Rivette, c’est dans “L’amour fou” [1969], c’est dans “L’amour fou” lorsque le couple se cloître, [67 :00] c’est tout le thème de la claustration, qui est très fréquent dans le cinéma moderne aussi, parce que c’est dans les conditions de la claustration que le corps va être réduit à une série d’attitudes qui vont s’enchaîner dans un gestus. Après le couple se cloître, là, et ils vont passer par toutes les attitudes de corps, toutes les attitudes de corps dites de l’amour fou, qui va constituer le gestus de l’amour.

Bon, et qu’est-ce qu’il a fait de particulier chez Rivette ? C’est la manière dont il fait cette sorte de rêve dont on parle. Ni du réel ni de la fiction, c’est un automate. Comment il va faire ? C’est son fameux truc, là. Il se donne des personnages en état de répétition d’une pièce, [68 :00] avec mille variantes, mais enfin, en gros, personnages en état de répétition d’une pièce de théâtre. [Pause] Donc, ils ne sont pas dans le théâtre. On peut voir les scènes de théâtre, on les voit, mais ce n’est pas ça qui est intéressant. Ils ne sont pas dans le théâtre. Pour simplifier, disons, ils ne sont pas dans la fiction. Ils ne sont pas non plus pour eux-mêmes, ils ne sont pas dans le réel. Ils sont dans l’entre-deux. Ils sont pris dans les rapports d’attitudes qu’ils ont les uns avec les autres en tant qu’ils répètent ou n’arrivent pas à répéter une pièce de théâtre. En d’autres termes, c’est une théâtralisation du corps, [69 :00] distincte de la théâtralité du théâtre.

Alors là, on peut confronter directement cinéma-théâtre au niveau de Rivette, puisque le cinéma est chargé de nous proposer une théâtralisation des corps, absolument différente de la théâtralité. Et c’est dans cet enchaînement des attitudes en fonction d’un gestus, pensez à son dernier film, “L’amour par terre” [1984], “L’amour par terre”, ça, c’est aussi Rivette, ce n’est ni du théâtre, ni du réel ou du vécu ; c’est cette espèce de crête entre les deux où les attitudes des personnages sont engendrées non pas par leur rôle, mais par leur réaction à leur rôle et aux conditions de ce rôle, [70 :00] et vont former un gestus qui est absolument différent de celui de la pièce de théâtre. Le gestus devient là une détermination hautement cinématographique, et Rivette va l’asseoir sur quoi ? Sur l’idée que le gestus, en tant qu’il enchaîne des attitudes, va révéler obscurément les fragments d’un complot mondial. Là, là où il y a toute une unité, si vous voulez, de l’œuvre de Rivette. Les attitudes de corps, le gestus dans lequel elles s’enchaînent. Toute une para-théâtralité et le complot mondial dont elles sont comme le témoignage. [71 :00] [Un bruit d’un étudiant auquel les étudiants et Deleuze réagissent en riant] Pas rassurant, ça.

Bien. Alors, on pourrait continuer avec l’après Nouvelle vague. Mais ça je crois que je l’avais un peu expliqué, donc je ne reviens pas là-dessus. Je vous rappelle que dans l’après Nouvelle vague en France ce qui a été fondamental, donc c’est [Jean] Eustache et [Philippe] Garrel. Je ne pense pas qu’ils se contentent d’appliquer Godard ; je crois très fort à leur inventivité propre. Mais elle va à fond dans cette direction-là, à savoir un cinéma du corps où les attitudes du corps sécrètent un gestus. Et c’est “La maman et la putain” [1973], et là aussi, vous sentez bien que c’est inséparable du parlant. [72 :00] Le gestus passe par le discours. Les attitudes de Jean-Pierre Léaud et les discours de Jean-Pierre Léaud sont inséparables du seul discours, c’est le gestus qui correspond aux attitudes. Et chez Garrel, vous avez, alors il me semble, un type de, on en a parlé, grâce à l’utilisation en plein des coupures irrationnelles du type écran blanc, écran noir, écran neigeux. Vous avez un gestus qui devient réellement un mode de constitution du corps et des attitudes du corps. Comment créer des corps avec des grains dansants ? Vous voyez la neige sur l’écran, comment créer des corps avec des grains dansants. Si l’on crée des corps avec des grains dansants, il va de soi à ce moment-là que [73 :00] les attitudes de ces corps vont composer un gestus, tout comme le gestus va être l’acte de constitution de ces corps. [Pause]

Moi je veux bien développer ça, mais enfin ce n’est pas la peine. Vous me le direz tout à l’heure, si vous voulez, mais je crois l’avoir fait d’ailleurs, ça me dit quelque chose, ça, avec aussi, là pour Garrel, je rappelle ou je signale que, vous retrouvez, mais à un tout autre niveau que Carmelo Bene, le problème des trois corps. Chez lui, c’est l’homme, la femme et l’enfant. L’homme, la femme et l’enfant, thème perpétuel qui va renvoyer à quoi ? À un gestus, [74 :00] à un gestus biblique, à un gestus biblique : Joseph, Marie et l’Enfant.

Si bien que par la justice des choses, il me semble évident que Garrel, qui a subi une grande influence de Godard, les choses se sont renversées au moins une fois, c’est-à-dire “Je vous salue, Marie” [1985] dépend étroitement du cinéma de Garrel. Mais avec tout l’art, si vous voulez, il y a en effet, si vous partez des attitudes et si vous partez du gestus de Garrel, ça change. Si vous partez du gestus, vous avez un processus de constitution du corps à partir de l’écran noir, de l’écran blanc et de l’écran flashé. Processus de constitution des corps. Si vous partez des attitudes, vous avez [75 :00] des mouvements de caméra très spéciales, c’est-à-dire notamment les travellings circulaires, ou des attitudes qui vont se précipiter dans le gestus. Sous quelle forme ? Il y a beaucoup de films de Garrel, si vous regardez les mouvements, et les mouvements de caméra sont très savants quand il y en a là chez Garrel, ils sont très savants. Il arrive que — je ne dis pas que ce soit une recette constante — il arrive que la femme soit un point, un point fixe. L’enfant est circulaire, il tourne autour de la femme, il tourne autour du lit de la mère, il tourne autour, et l’homme, comme figure des demi-cercles, des demi-cercles qui lui permettent de garder contact avec l’enfant supposé [76 :00] et la femme. Donc, vous avez d’un côté, les mouvements de caméra qui enchaînent les attitudes vers le gestus, d’un autre côté, les valeurs génétiques de l’écran noir, blanc, neigeux, flashé, qui engendrent le corps et ses attitudes. C’est le problème des trois corps qui se ramène forcément au trois corps primordiaux : Joseph, Marie et l’Enfant.

Troisième exemple : un cinéma féminin, un cinéma féminin. [Pause] On pourrait dire aussi bien féministe, [77 :00] mais enfin, c’est peut-être encore plus important qu’il soit féminin que féministe. C’est… Bon, prenons la question qu’est-ce que les femmes ont apporté au cinéma ? Qu’est-ce qu’elles devaient apporter ? Enfin une fois que c’est fait, on peut toujours dire qu’elles devaient. Qu’est-ce que, quelle était leur vocation, leur vocation cinématographique ? Eh ben, faire valoir des états de corps qui serviraient à déchiffrer une histoire des hommes. Faire valoir des états de corps, c’est-à-dire, composer un gestus féminin qui se distingue de l’histoire des hommes, [78 :00] qui se présente dans sa spécificité, et par rapport auquel l’histoire des hommes ne soit plus que quelque chose de secondaire et de terrible et de dérivé, de malfaisant, d’abord, de malfaisant, de borné, de stupide, donc de dresser le gestus des états de corps féminins, qui permettrait d’évaluer l’histoire des hommes, soit pour renvoyer les hommes à leur histoire, soit pour les aider à en sortir.

Alors, c’est ça le, c’est ça un cinéma féminin ou féministe. Je ne dis pas qu’il se réduit à ça. Il me semble que jusqu’à maintenant, il a été fondamentalement ça, [79 :00] et que c’est ça. Là, l’apport, vous me direz, ce n’est pas l’apport des femmes, puisque je viens de parler précisément de tout un cinéma de corps fait par des cinéastes hommes. Oui, mais sans doute que ça prend une dimension très particulière avec les femmes. Je cite en France, ou enfin dans le cinéma de langue française, deux cas particulièrement évidents : Agnès Varda et Chantal Akerman. Agnès Varda et Chantal Akerman. [Sur Akerman et Varda, voir L’Image-Temps, pp. 255-256]

Chantal Akerman, tous ceux qui ont vu un film d’elle voient comment c’est construit, pas du tout que ce ne soit pas varié, mais si j’essaie d’en extraire un schéma abstrait, c’est quoi ? C’est une femme qui passe par toutes les attitudes et postures [mot indistinct], de l’anorexie notamment, l’anorexie comme secret des états de corps féminins. Pourquoi pas ? [80 :00] Ça vaut mieux que l’hystérie. Alors, dans “Je, tu, il, elle” [1974], cette chaîne d’états de corps va former un véritable gestus. Elle ne sera pas fermée, mais communiquera avec la mère. Au début, elle partira de la mère et elle retournera à la mère. Et elle sera comme un détecteur par rapport à la femme cloîtrée qui passe par toutes ces attitudes, qui fait cette espèce de — comment appeler ça ? — de retraite où elle recueille ses attitudes pour en faire un gestus. C’est tout l’environnement qui n’est plus vu et saisi, d’une manière très savante chez Akerman, [81 :00] qui n’est plus vu ou saisi que par des bruits off ou vu par la fenêtre. Et c’est les hommes qui n’existent plus que par leur confidence lamentable. L’histoire des hommes est mesurée par le gestus féminin, est mesurée, évaluée, jugée par le gestus. Et là aussi irréductibilité entre le gestus féminin et l’histoire des hommes. Même si la femme est pleine de complaisance, même si elle est pleine d’attention pour les hommes, tout ça, bon. Ce n’est pas le même monde. Elle propose un gestus là où il n’y avait plus d’histoire.

Agnès Varda, je crois que la comparaison serait, avec des moyens tout à fait différents… Je cite pour mémoire le dernier film, plutôt [82 :00] le dernier diptyque d’Agnès Varda, “Mur murs” [1981] et “Documenteur” [1981]. “Mur murs”, c’est quoi ? C’est la promenade d’une femme, d’une femme seule, promenade d’une femme seule dans, j’ai perdu la ville …

Hidenobu Suzuki : Los Angeles.

Deleuze : Dans Los Angeles. Parmi quoi ? Parmi les graffitis, parmi les peintures murales des chicanos. — Bonjour Jamilla ! [Pause] Recréation, recréation… [Interruption de l’enregistrement] [1 :22 :41]

… Ça me paraît très frappant que vous avez les attitudes de la promeneuse qui vont se composer avec les graffitis, [Pause] [83 :00] qui vont se composer avec les graffitis des Chicanos. Or les graffitis des Chicanos, c’est déjà le thème d’un groupe ou d’un peuple minoritaire, et qui va constituer le gestus de la promenade de la femme. Et il me semble que, dans ce cinéma féminin, il y a quelque chose d’extrêmement, extrêmement puissant, aussi bien chez Chantal Akerman que chez Agnès Varda, où réellement les enchaînements d’attitudes se réfléchissent dans un gestus, et vous voyez que le gestus est réellement gestus minoritaire, renvoie par exemple à un peuple minoritaire. Et cela va constituer précisément cette espèce d’enchaînement [84 :00] ou ré-enchaînement qui s’arrache perpétuellement au réel, à l’histoire des hommes, à la fiction.

Quatrième exemple. Eh ben, c’est pour en finir avec ce qu’on avait vu, commencé à voir la dernière fois, et que là, je résume simplement. Ce qu’on appelle à tort — et de toute évidence maintenant, ça devient évident, pourquoi c’est à tort — ce qu’on appelle à tort le « cinéma direct ». Et sans doute il y a du cinéma direct qui est bien appelé cinéma direct, mais il se trouve que ce n’est pas celui-là qui est très, très intéressant. Ce qu’on appelle à tort dans le cinéma direct, c’est quoi ? Prenez dans les premiers films de [John] Cassavetes, les déclarations de Cassavetes concernant ses premiers films. Il y en a une qui me paraît [85 :00] très intéressante. Il dit ceci dans une interview : pour créer, pour créer, il ne suffit pas de vivre, ce serait trop beau. Il faut un spectacle. Voilà. Pour créer, il ne suffit pas de vivre, c’est-à-dire on ne crée pas avec du vécu. Il faut un spectacle. Simplement, il se réclame d’un spectacle spécial. Quel est ce spectacle ? Le spectacle où l’histoire doit, dit-il, émaner des personnages, et non pas les personnages émaner d’une histoire préalable. [Deleuze se réfère à cette déclaration de Cassavetes, dans L’Image-Temps, p. 251, note 6 ; la référence semble être au numéro 205 des Cahiers du cinéma (octobre 1968)]

[Un bruit de fond, des voix] Eh, dites, il y en a beaucoup encore qui… ? Ah bon. [86 :00] Ce qui m’inquiète, c’est que je vois des tas de papiers qui restent là, donc ils ne sont pas remplis… Ils sont chiants alors. Finies les récréations, finies ! Ah il n’y en aura plus. [Pause]

Il y a un spectacle qui doit sortir de quoi ? Qui doit sortir du vécu, et comment ? C’est toujours, ça se fera dans la mesure où l’on organisera, où l’on saura organiser des passages, passages qui consistent toujours en ceci : passer d’attitudes de corps à un gestus qui les relie. [Pause] Passer des attitudes des corps à un gestus qui les relie, c’est le [87 :00] grand thème des premiers… — [Encore des bruits des gens près de la porte de la salle] Je vais faire une crise, ça se sent. — Passer des attitudes de corps à un gestus qui les relie. Et on avait vu la dernière fois, c’est que l’on fait un progrès par rapport à tous nos exemples précédents, mais on va voir il me semble le fin mot de tout ça. Ça se présente comment ? Ça se présente comment ? Ça se… [Encore des bruits]

Non vraiment, moi, je ne peux pas… là, vous exagérez ; ou bien vous vous en allez, ou bien vous revenez une autre fois. Moi ça fait quatre fois que je recommence, là, et à chaque fois, il y a un nouveau qui… [Pause ; une étudiante semble lui expliquer quelque chose] Ben, écoutez, je suis très étonné ! Je suis très étonné… [Interruption de l’enregistrement] [1 :27 :59]

[88 :00] … Cette espèce de constitution d’un gestus en fonction des attitudes, encore une fois qui est très spéciale, puisque vous ne retomberez jamais dans une histoire, vous ne retomberez pas non plus dans le vécu. Il y a là, il me semble, quelque chose qui est un acte cinématographique pur. C’est, eh ben disons-le, c’est le passage, [Pause] le passage des attitudes au gestus. C’est un passage. Et tout ce cinéma des corps prend pour objet le passage, [Pause] passage de l’attitude au gestus, ou ce qui revient au même, passage de l’attitude au discours qu’elle suppose, au discours vivant qu’elle suppose, [89 :00] ce qui n’est pas un retour au vécu. Alors, ça peut être chez Cassavetes le discours du nègre blanc. Ça peut être chez Agnès Varda le discours muet des Chicanos. Si vous voulez, les attitudes serviront de révélateur au gestus, le gestus servira de principe génétique, de principe constitutif des attitudes. C’est à la lettre un bloc de passage. Et comment l’appeler ? Eh ben, on retombe dans le grand truc dont je vous parlais la dernière fois, chez un des hommes les plus important du cinéma mal dit direct, Pierre Perrault, ou Jean Rouch. Prenez les deux, mettons les deux plus grands, Perrault et Rouch. [90 :00] C’est quoi ? Ce passage, c’est le pouvoir de fabulation. C’est par là que le discours est impliqué que l’ordre du discours est impliqué, que l’acte de parole cinématographique est impliqué.

Pouvoir de fabulation en quel sens ? Ça valait pour tous les cas précédents ; pour tous les cas précédents, il y avait toujours passage, passage des attitudes à un gestus qui les reliait. Et qu’est-ce que c’était ? C’était ou bien un acte de conte, ou bien un acte de fabulation, ou bien un acte de légende. [Pause] Pourquoi ? [91 :00] Pourquoi fabulation s’impose ? Fonction fabulatrice. Le passage de l’attitude au gestus, c’est la fonction fabulatrice. [Pause] Et c’est elle qui est irréductible à l’histoire, et c’est elle qui fait que ce cinéma n’est pas un cinéma de la vérité, et bien plus, a renversé le modèle de la vérité. Et c’était notre second point. Non seulement c’est un cinéma sériel et non plus tonal, mais ce n’est plus un cinéma qui prend pour modèle… ce n’est pas un cinéma structural qui prend pour modèle un modèle de vérité. C’est un cinéma qui prend pour acte l’acte de fabulation… [Sur le « cinéma du vécu » et la « fonction de fabulation », voir L’Image-Temps, pp. 195-197] [1 :31 :55]

Partie 3

…générale. [92 :00] Première interprétation : la linguistique est première [Pause] mais ne peut se développer que dans la mesure où elle dégage certains processus qui s’appliquent à la langue mais ne s’appliquent pas qu’à la langue, qui s’appliquent aussi à d’autres choses que des langues. [Pause] Cette autre chose que des langues, on les appellera des langages. [93 :00] Il y a donc des langages sans langue.

Dire que la linguistique est un cas particulier de la sémiologie, c’est dire : la linguistique est dans la sémiologie, la discipline qui s’occupe de la langue et de tous les processus qui dépendent de la langue. « Ce n’est qu’un cas particulier de la sémiologie » signifie que certains processus qui s’appliquent à la langue concernent aussi d’autres choses que les langues. Quoi ? La musique, la peinture, la mode, la cuisine, [94 :00] toutes choses qu’on appellera alors langages sans langue. [Pause] À la limite, un tel rapport de la linguistique et de la sémiologie est fondé sur quoi ? [Pause] Il est fondé sur la notion de signifiant et de chaîne signifiante. [Pause] Il n’a aucun besoin, en principe, même s’il s’en sert parfois, il n’a aucun besoin en principe de faire appel [95 :00] aux notions de signes ou même d’images. [Pause] C’est une sémiologie sans image, sans signe. C’est une sémiologie du signifiant. [Pause] On réservera le mot « sémiologie » pour ce premier cas.

Autre interprétation possible de la formule : la linguistique n’est qu’un cas particulier, cette fois-ci, n’est qu’un cas particulier de la sémiotique car on réservera le mot « sémiotique » pour ce second cas. Cette fois-ci, il [96 :00] faut comprendre : la sémiotique est la théorie des images et des signes. [Pause] Elle ne présuppose rien, elle ne présuppose rien du langage. [Pause] Elle montrera simplement comment le langage et la langue se forment nécessairement en fonction de certains rapports des images et des signes. Cette fois-ci, cette sémiotique [97 :00] se passera radicalement de la notion de signifiant, ne connaîtra que les notions d’images et de signes, et en tirera un air comme délicieusement démodé, et s’appellera vraiment sémiotique, sémiotique dont la linguistique ne sera plus qu’un cas particulier, et vous voyez, en un tout autre sens.

Si bien que maintenant, j’emploierai les deux mots, sémiologie et sémiotique, avec le sous-entendu suivant : la sémiotique est d’inspiration langagière — je ne dis pas qu’elle soit linguistique puisque la linguistique n’en fait plus partie — la sémiotique est d’inspiration langagière… [Pause] [98 :00] — Non ! Là, pardon ! — La sémiologie, la sémiologie est d’inspiration langagière. La sémiotique trouve son inspiration dans les images et le signes et ne présuppose rien du langage. [Pause] Dans ma confidence personnelle évidemment, c’est la première partie qui me va, la seconde partie m’intéresse énormément, et la troisième comme elle découle de la première et de la seconde, pas de problème, pas de problème. Et la troisième, elle va de soi, alors. Donc aujourd’hui, aujourd’hui et la prochaine fois, [99 :00] j’aurai besoin de… à mon avis, d’une séance et demie, ça va être les lieux communs, une série de lieux communs sur la linguistique.

Je commence donc par la première question, [Pause] et tout de suite quand même, il faut trouver quelque chose qui moi, m’intéresse. Je me demande si cette première question, ça ne s’est pas déjà passé une fois, une fois dans un tout autre domaine, évidemment, dans la philosophie. Car je vais vous dire la première chose, vous me répondrez que ça ne nous aide pas à comprendre ; j’aimerais que ça vous aide à comprendre. Christian Metz est kantien, et Dieu, [100 :00] quel plus beau compliment lui faire. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’a pas l’air de le savoir, mais il est profondément kantien. Qu’est-ce que veut dire « être kantien » quand on s’occupe de cinéma ? Voilà.

Lorsque Kant invente, crée une philosophie qu’il va appeler la philosophie critique, en donnant à « critique » un sens assez spécial, le bouleversement qu’apportera à la philosophie la tentative kantienne permettra à beaucoup d’auteurs de diviser l’histoire de la philosophie en une période précritique, avant Kant, [101 :00] et une période critique et post-critique après Kant. Or, au plus simple, comment se distinguent les deux périodes ? La vieille période précritique, si on fait une lecture rétroactive — une lecture rétroactive, ça n’est légitime que dans des conditions de grande prudence — mais une fois que Kant est là, on peut se dire, eh ben, qu’est-ce qu’était Platon ? Qu’est-ce qu’il faisait, Platon alors ? Platon, c’était la précritique. C’était le grand moment d’une philosophie précritique. En quoi on reconnaissait ce grand moment d’une philosophie précritique ? Platon demandait « qu’est-ce que… ? », et il pensait même que faire de la philosophie, [102 :00] c’était demander « qu’est-ce que… ? », « qu’est-ce que ceci ? », « qu’est-ce que cela ? ». [Pause]

Bon, par-là, vous me direz ce n’est pas fort, hein, qu’est-ce que… ben si, il a fallu beaucoup de gens parce qu’il y a beaucoup de gens qui ne sont pas d’accord avec la question « qu’est-ce que… ? ». Est-ce que c’est la bonne question ? Il ne suffit pas de poser les questions dans la vie, encore il faut qu’elle soit la bonne question, vous comprenez ? Qu’est-ce qui vous dit que c’est bien de demander « qu’est-ce que… ? » Ce n’est pas ça qu’il faut demander ? Furent de grands moments dans la philosophie, les ruptures avec la question « qu’est-ce que ? », par exemple Leibniz, un de ces jours, il a dit : il ne faut pas demander « qu’est-ce que ? », il faut demander « pourquoi… ? ». [103 :00] c’est que ce n’est pas pareil comme question. [Pause]

Alors Socrate, il se trouve dans un monde où les gens, ils ne demandent pas « qu’est-ce que… ? ». Ils demandent « qui… ? », qui c’est qui… qui c’est qui est juste dans la Cité ? Socrate, il arrive, il rigole, il dit : « qui c’est qui est juste dans la Cité ? » Ça ne veut rien dire, ce n’est pas une question. Surtout, vous ne saurez jamais qui est juste dans la cité si vous n’avez pas d’abord demandé : qu’est-ce que la justice ? Vous me direz ça va de soi, pas du tout, ça ne va pas de soi. Et ceux qu’on appelle les Sophistes, c’est des gens qui disent : pas du tout. Qu’est-ce que la justice ? Mais c’est des questions d’abstraction ! On ne peut jamais répondre à une question comme ça, c’est des questions sans réponse. [104 :00] C’est des fausses questions. Il faut maintenir la question, « Qui est juste ? ». Et c’est au niveau de « qui est juste ? » que là tout se passe et que la réflexion doit passer et que les épreuves doivent passer. Socrate, il continue : si tu ne me dis pas : qu’est-ce qui est… qu’est-ce que la justice ? Bon, c’est dire que c’est original. C’est original en quel sens ? La question précritique « qu’est-ce que… ? » se définit par la distinction de l’apparence et de l’essence. Bien. [Pause] L’essence, c’est l’universel et le nécessaire. L’apparence, c’est le variable. [Pause] [105 :00]

Revenons au cinéma. Les images cinématographiques, c’est l’apparence. Vous êtes là, et vous regardez votre cinéma, c’est l’apparence. [Pause] Qu’est-ce que le cinéma ? Et on vous répond, c’est ce que vous cherchiez de tout temps. Ce serait assez socratique, c’est la réjouissance, c’est ce que vous cherchiez de tout temps : la langue universelle, la langue universelle et nécessaire. Qu’est-ce qui définit cette essence ? Il faut que quelque chose définisse cette essence, sinon ça ne va plus. Les images qui défilent devant vous, c’est l’apparence. L’essence, c’est la langue universelle. [106 :00] Ces images renvoient à une langue universelle. Qu’est-ce que cette langue universelle ? La réponse soviétique apparaît peut-être platonicienne, c’est le montage. C’est le montage qui définit le cinéma comme langue universelle [Pause] qui s’incarne dans l’apparence des images-mouvements. Vous voyez, l’image-mouvement, c’est l’apparence dont l’essence est la langue universelle. [Pause] Or, [107 :00] je voudrais que vous saisissiez la proposition : le cinéma est une langue, à savoir la langue universelle ; cette proposition n’a de sens que d’un point de vue que j’appelle précritique où en effet la question qui s’impose c’est « qu’est-ce que… ? », [Pause] c’est-à-dire implique la distinction et que tout passe par la distinction apparence-essence.

Sautons par-dessus des siècles lorsque Kant arrive, qu’est-ce que la philosophie critique, par quoi se définit-elle ? Vous sentez bien que plus rien ne passera par apparence et essence. Bien plus, Kant s’engagera dans une [108 :00] voie où il montrera qu’il n’y a ni apparence ni essence. Alors il n’ y a plus besoin de, plus besoin d’invoquer une question qui passe, ou qui présuppose. Alors qu’est-ce que ça va être sa question ? C’est extrêmement fort, sentez que c’est… ça a l’air de rien une fois que c’est fait, mais encore fallait-il y penser. Il y a des faits. Alors quand on vous dit, pour ce qui savent de la philosophie, que Kant il a subi une certaine influence de l’empirisme, c’est évident. De qui il a appris : il y a des faits ? Ça, c’est une proposition empiriste de base. Il n’y a pas d’apparence, il n’y a que des faits. [Pause]

C’était déjà une position très originale : voyez, rien n’est donné.[109 :00] Dès que vous pensez « rien n’est donné », il ne faut pas vous dire : faits, apparences, tout ça, c’est des trucs empruntés aux sens commun, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai. Déjà, c’est un acte philosophique qui fait que certains philosophes ont… il y a des faits, et c’est des faits qu’il faut partir. Cherchez un équivalent dans la philosophie platonicienne, vous ne trouverez rien, mais rien dans le Platonisme pour situer une notion comme celle de « fait ». C’est une notion… Il faut penser les philosophies comme des trucs qui supportent comme des greffes et qui n’en supportent pas d’autres. La notion de « fait », c’est un corps étranger par rapport à tout le platonisme. En revanche, ce n’est pas du tout un corps étranger par rapport à ce que l’on appellera l’empirisme. Il en a retenu ça, Kant, quitte à transformer beaucoup la notion de fait ; ça c’est son affaire. Il y a des faits. [110 :00]

Nous allons demander dès lors, à propos d’un fait, qu’est-ce qu’on peut demander ? Qu’est-ce qu’on est en droit de demander à propos d’un fait ? Eh ben, je vais vous le dire, parce que Kant il l’a dit. Il dit : un fait, on peut demander « à quelle condition il est possible ? » Voilà. [Pause] Vous comprenez cette fantastique révolution : au couple « apparence-essence » se substitue le couple « fait-condition de possibilité ». Un fait est un fait, d’accord ; quelles sont les conditions qui le rendent possible ? [Pause] [111 :00]

Je prends un exemple : la géométrie est un fait, la géométrie est un fait, je peux même le dater, ce fait : Euclide. Supposons qu’Euclide organise la géométrie en une discipline existante, la géométrie est devenue un fait. La physique est un fait : Newton. Supposons que — c’est trop sommaire mais peu importe, hein, c’est pour vous faire comprendre — Newton fait de la physique un fait. Kant dit, c’est très vrai, [112 :00] la géométrie est un fait, la physique est un fait. À quelles conditions la géométrie est-elle possible ? Quelles sont les conditions de possibilité du fait ? À quelles conditions la physique est-elle possible ? [Pause] C’est une belle… [Deleuze ne termine pas la phrase]

Alors vous allez me dire, quelle différence y a-t-il entre « condition de possibilité » et « fait »… et, pardon, et « essence » ? Pourquoi est-ce que chercher les conditions de possibilité de la géométrie, ça n’a rien avoir avec chercher une essence de la géométrie ? Si vous dites à Kant, « quelle est l’essence de la géométrie ? », il dira, cette question n’a pas de sens. Je ne demande pas quelle est l’essence de la géométrie car la géométrie n’a pas d’essence. Je demande, « à quelle condition la géométrie est-elle [113 :00] possible, elle qui est un fait ? ». Quelle différence y a-t-il ? [Pause] C’est que ce qu’on appellera conditions de possibilités, ce sont des règles d’usages. [Pause] Règles d’usages de quoi ? Pas de la géométrie. [Pause] Règles d’usages de certaines de nos facultés qui, sous ces règles, rendent possible la géométrie. [Pause] [114 :00] De même pour la physique.

Si les conditions de possibilités sont des règles d’usage d’un quelque chose qui rend possible le fait considéré, vous voyez bien qu’il n’y a rien de commun entre une essence et une condition de possibilité. Pourquoi ? Ne serait-ce que parce que une essence ou — comment dirai-je ? — une idée objective, ce qu’on appellera en philosophie une « objectité », tandis qu’une condition de possibilité, [115 :00] c’est une règle d’acte subjective. [Pause] On va donc de la notion de fait à la notion de règle d’usage ou de condition de possibilité. [Pause] Accordez-moi que de ce point de vue, on peut dire qu’en effet, il y a une coupure philosophique entre la métaphysique fondée sur essence-apparence et la philosophie critique fondée sur fait-condition de possibilité. [Pause] [116 :00]

En quoi Christian Metz est-il kantien ? [Pause] Christian Metz est très prudent. Et là je tiens — il faut faire hommage à sa prudence — il surveille de très, très près ses mots. [Pause] Or, il nous dit, et si j’essayais de résumer sa thèse de la manière la plus générale, ça serait ceci : se demander si et en quoi le cinéma est une langue est un faux problème. Les pionniers du cinéma se sont empêtrés là-dedans.  [Pause] [117 :00] Ils ont répondu hâtivement, c’est une langue universelle, et cette réponse ne tient pas debout. Cette réponse ne tient pas debout parce que cette question est mal posée. Il ne fallait pas demander en quoi le cinéma est une langue. Il fallait demander en quoi et à quelles conditions, plutôt, pas en quoi, à quelles conditions le cinéma peut-il être considéré comme un langage ? Ah, ben là, c’est rigolo parce que ça implique quoi ? Ça implique quoi ? Si vous sentez qu’il est kantien, mais à ce moment-là, il faut qu’il soit vraiment kantien. [118 :00] Il est vraiment kantien. Cela implique : dégagement d’un « fait », [Pause] et ça implique analyse des conditions de possibilité. Enfin, ça implique que ces conditions de possibilité pourront s’exprimer sous forme de règles d’usage.

Comprenez, ensuite toute la philosophie de ce point de vue, toute la philosophie dépendra de Kant, à commencer par la linguistique, parce que comme la linguistique va attacher une importance fondamentale, aussi bien au niveau de Peirce que de Wittgenstein, à l’idée de règle d’usage, que c’est même par la notion de règle d’usage que sera défini le sens, le sens d’une proposition, [119 :00] il faut voir à quel point tout cela est kantien. Je ne peux pas dire que ce n’est pas nouveau ; Kant ne s’occupait pas de la linguistique, bon. Mais que ça a une descendance kantienne, c’est évident.

Donc, je reprends, Metz est très prudent ; s’il est très prudent, il faut qu’il parte d’un fait. Sinon à quelles conditions le cinéma — je voudrais juste que vous sentiez — si je pose la question non plus : en quoi le cinéma est-il une langue, mais « à quelle condition le cinéma peut-il et doit-il être considéré comme un langage ? », je ne peux pas la poser innocemment. Il faut que j’aie su dégager un fait, un fait dont je demande les conditions de possibilités. [120 :00] Et en effet, et en effet, si Metz est aussi kantien que je le dis, parce que c’est exactement ce qu’il fait, il part d’un fait.

Chez l’autre, le fait c’était Euclide et Newton. Qu’est-ce que vous voulez que ce soit au cinéma le fait ? Le fait, c’est Hollywood. Hollywood est au cinéma ce qu’Euclide est à la géométrie. [Rires] Qu’est-ce que ça veut dire le « fait Hollywood » ? [Pause] Il ne cache pas… mais, alors [121 :00] que ça pose des tas de problèmes, mais ce n’est pas difficile, tout ça. Mais ça pose des tas de problèmes. Il veut partir d’un fait, vous comprenez, il n’a pas le choix. S’il veut faire de la recherche de conditions de possibilité, il faut bien qu’il trouve un fait. Seulement alors à quel prix ? « À quel prix ? » ça va être la question : c’est est-ce que ça ne va pas être une… ce n’est pas la peine. Ça ne peut être que Hollywood, le fait, le seul fait du cinéma. Pourquoi ? Le fait, c’est que le cinéma s’est historiquement constitué, exactement tout comme je pouvais dire le fait de la géométrie, c’est que Euclide a constitué la géométrie, il l’a constitué comme science donc comme un fait. [122 :00]

Eh ben, [Pause] Hollywood a constitué le cinéma comme un fait. Pourquoi ? Sous quelle forme ? Il a créé, il a imposé le fait d’un cinéma narratif, et jamais Metz… qu’on ne me fasse l’objection d’une évolution. Sur ce point, il n’y aura jamais aucune évolution de Metz. À savoir, la sémiologie dont il rêve doit partir d’un fait intouchable, à savoir la constitution d’un cinéma narration qui s’est imposé comme un cinéma type par Hollywood, [Pause] le fait d’une narration cinématographique. Et il continue à être très prudent. [Pause] [123 :00] Il dit voyons, le cinéma, ce n’était pas forcé, mais de la même manière, je pourrais dire, ce n’était pas forcé qu’il existe une géométrie. Il dit que ce n’était pas forcé que le cinéma soit… au début même, on ne peut pas dire que le cinéma des frères Lumière ou que le cinéma de Méliès, on ne peut pas dire que ce soit un cinéma de narration. Mais le fait est, que quand on commence à parler de cinéma comme étant autre chose qu’une technique de reproduction ou qu’un procédé de féerie, c’est sous les espèces d’un cinéma de narration que s’est constitué Hollywood. Donc le fait, c’est : le cinéma est narratif. [124 :00]

Si bien qu’il ne faudra pas s’étonner — à mon avis, là il n’y a pas contradiction — qu’une réflexion qui se veut très neuve, comme celle de Metz, s’applique sur le fait le plus commun, le plus vieillot, si vous voulez, au point que quand même, personne d’entre vous ne prend Metz pour un imbécile, il vaut mieux se garder les objections qui viennent tout de suite, à savoir : il y a un cinéma non narratif, et de plus en plus, et qui a pris plus en plus d’importance. Car à ce niveau d’objection, il y a toute chance pour que ça ne gêne pas beaucoup Metz. On verra. En tout cas, il dit bien : il y avait d’autres directions possibles, ne serait-ce que les documentaires qui ne sont pas exactement narratifs, ou bien du cinéma abstrait, ce n’est pas narratif du tout. [125 :00] Il dit que ça n’empêche pas précisément, comme Hollywood a constitué le fait du cinéma narratif, du même coup, il a marginalisé les autres potentialités du cinéma ; elles ont été complètement marginalisées. Et si on lui maintient, mais le cinéma a cessé d’être narratif, il faudra distinguer deux choses — je le dis d’avance — sa propre réponse à lui : ou il niera, il dira ce n’est pas vrai, c’est une apparence pour esprit faible, ce n’est pas vrai que le cinéma a cessé d’être narratif ; ou bien certains de ses disciples diront : oui, d’une certaine mesure, le cinéma a cessé d’être narratif, mais ça ne change rien au schéma. Donc ça, on laisse de côté.

Voilà donc qu’il part — vous voulez des textes ou bien vous me faites confiance ? [126 :00] [Pause] Je veux bien là, j’ai amené les textes parce que c’est, c’est tout de même très curieux, cette histoire. — Vous comprenez, qu’est-ce qui est curieux là-dedans ? Ça a l’air de rien, mais c’est énorme, c’est énorme, de prendre comme fait le fait de la narration, parce qu’à ce moment-là, l’image cinématographique n’est plus l’image-mouvement. Il faut le faire, hein ? Moi, ce qui me soucie, ce n’est pas qu’il y ait eu d’autres directions que le cinéma narratif. Ça, il s’en sort facilement. Mais je dis, à quel prix nous dit-il, le fait, c’est la constitution d’un cinéma de narration, à quel prix ? C’est que plus rien, [127 :00] plus rien ne nous rappelle que l’image cinématographique se meut.

Et en effet pour Metz, l’image cinématographique ne se meut pas. Elle n’est pas automaton, ce sur quoi nous avions fondé toute notre première partie au premier trimestre. Elle n’est pas automaton, elle n’est pas automatique. Elle n’est pas auto-mouvement. Ah, c’est… J’en veux pour preuve que, comment se distingue selon Metz la photo et l’image cinématographique ? Moi je vous disais une chose très simple, à égalité de simplicité, ce n’était pas une idée forte. Eh ben, c’est que ça bouge, ce n’était pas très original, [128 :00] mais ça m’intéressait puisque ça me permettait de rappeler que l’image cinématographique, c’était l’image-mouvement. Ce n’était pas l’image d’un mouvement, elle était automaton, c’est-à-dire c’était l’image-mouvement.

Lorsque Metz se demande quelle est la différence entre l’image cinématographique et la photo, voilà la réponse, et c’est Sur la signification au cinéma, tome I, page 53 [Essais sur la signification du cinéma (Paris : Klincksieck, 1968) ; Deleuze s’y réfère dans L’Image-Temps, p. 39, note 1] : [Pause] « Tout se passe » — je vous demande de bien écouter – « Tout se passe comme si une sorte de courant d’induction reliait quoi qu’on fasse » [129 :00] — un courant d’induction, c’est pas le mouvement – « Tout se passe comme si un courant d’induction reliait quoi qu’on fasse » — quoi qu’on fasse, qu’est-ce que ça veut dire ? Alors les images, elles ne remuent pas d’elles-mêmes – « quoi qu’on fasse, les images entre elles, comme s’il était au-dessus des forces de l’esprit humain, celui du spectateur comme celui du cinéaste, de refuser un fil dès lors que deux images se succèdent » — c’est-à-dire elles se succèdent non pas parce qu’elles bougent, elles se succèdent parce qu’on ne peut pas leur refuser un fil. Ah bon ! – « Car la photographie, proche parente du cinéma ou très vieille et très vague cousine de Bretagne ? » — point d’interrogation – [130 :00] « n’eut jamais le projet de raconter des histoires » — quand elle le fait, c’est qu’elle écoute le cinéma par le roman photo. Je relis, hein, parce que ça me paraît, ça me paraît très curieux – « S’il y a une différence entre l’image cinématographique et la photographie, c’est parce que la photographie n’eut jamais le projet de conter des histoires ». En d’autres termes : court-circuitage absolu du caractère mouvant de l’image cinématographique. L’image cinématographique n’est pas définie comme image-mouvement ; elle est définie comme image narrative. La narration, c’est le fait du cinéma, exactement comme le postulat des [131 :00] parallèles est le fait d’Euclide. [Pause]

Et dans le même texte, page 53 — on ne pouvait pas, vous comprenez, confirmer, parce que c’est une phrase-là qui me laisse tellement rêveur. — Vous voyez où il veut en venir ? Mais encore une fois, ma question moi, c’est à quel prix ? « Passer d’une image à deux images, c’est passer de l’image au langage ». Plus rien à dire, il n’y a plus rien à dire, il n’y a absolument plus rien à dire. Passer d’une image à une image, passer d’une image à une autre image, ce n’est pas parce que ça bouge ; [132 :00] c’est passer d’une image au langage. Vous comprenez ? En effet, une fois dit qu’il s’est donné comme fait la narration, et non pas le mouvement, si l’image cinématographique est narrative, si c’est ça son caractère distinctif avec la photo, ça va trop de soi que passer d’une image à une image, c’est passer d’un énoncé narratif à un autre énoncé narratif. C’est passer de la narration au langage, c’est passer de l’image au langage puisque l’image était déjà langage, elle était narration. [Pause]

Si bien que [133 :00] ne nous étonnera pas, lorsque bien des années après, [que] les disciples de Metz inventeront et se réclameront d’un nouveau regard qu’ils opposeront explicitement au « regard cinéphilique ». Ils s’en prendront et feront une critique très poussée, très ironique de ce qu’ils appellent et de ce qu’ils dénoncent comme étant le « regard cinéphilique ». [Deleuze note ce détail dans L’Image-Temps, p. 41, note 5] Et sans doute est-ce qu’ils règlent les comptes avec l’idée d’une conception du cinéma et le propre du regard sémio-critique par opposition au regard cinéphilique, c’est que, disent-ils explicitement, par exemple Raymond Bellour : il suspend le mouvement, [Pause] il suspend le mouvement. [134 :00] C’est forcé ; je ne vois comment il ferait autrement, comment il ferait autrement, une fois dit qu’il s’est engagé dans cette voie : le fait de la narration. Si c’est la narration qui distingue, encore une fois, l’image cinématographique et la photo, ce n’est donc pas le mouvement. Donc il y a tout lieu de dégager un nouveau regard, un regard aigu, le regard sémio-critique par excellence, anti-cinéphilique puisque le regard cinéphilique est appréhension du mouvement dans l’image. [Pause]

Alors où on en est ? Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Alors quoi, suspendre le mouvement ça veut quoi ? Ça veut dire qu’ils vont regarder le film photogramme par [135 :00] photogramme ? C’est intéressant parce que là qu’on retombe dans notre histoire, et en effet, les fameuses analyses textuelles de films sont le plus souvent centrées sur les photogrammes. On retombe dans notre histoire que nous avions frôlée avec Barthes et avec l’intervention qu’avait bien voulu faire Raymonde Carasco, à savoir : l’extraction du photogramme comme véritable, comme véritable condition filmique extra cinématographique. [Pause]

J’essaie de résumer. [136 :00] Je dirais que la démarche de Metz dès son début — et c’est un point qui, encore une fois, quelles que soient les variations et les approfondissements que Metz apportera à sa théorie, c’est un point qui restera invariable — comporte trois enchaînements, trois notions. Premièrement : un fait. Deuxièmement : une approximation. Troisièmement : une assignation de conditions. Mais j’ai peur que tout soit joué si on lui accorde le fait, [Pause] [137 :00] parce qu’enfin, je reviens à mon histoire, Kant. Kant dit : la géométrie euclidienne est un fait ; je demande quelles sont ses conditions de possibilité ? Ce qu’il appelle « fait », c’est quelque chose de très particulier puisque ça a comme caractère l’universel et le nécessaire. Dès lors, [Pause] il opère autour de deux questions : Quid facti, pour parler comme en latin, vu que lui-même et les kantiens parlent latin, quid facti, quid juris ? Quid facti, c’est qu’en est-il du fait, quel est le fait ? Quid juris, c’est qu’en est-il du droit, à savoir quelle sont les conditions de possibilité ? Et vous voyez que lorsque Kant invoque dans toute sa philosophie la notion d’un tribunal, c’est ça qu’il veut dire. Le tribunal, c’est la… [Fin de l’enregistrement] [2 :18 :00]

Notes

For archival purposes, the French transcription for the first part of this session was completed for this site in June 2020. The second and third parts were completed for Paris 8, respectively, by Stéphanie Lemoine and Zemiri Claudie, with correction of both latter parts by Héctor González Castaño. The augmented version of the complete transcription with time stamp was completed in September 2021. Additional revisions were added in February 2024.

Lectures in this Seminar

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