February 5, 1985

Let’s return to the simplest example, Godard. A series of everyday attitudes tend towards a limit, their theatricalization. It’s not at all like a shift from everyday attitude to the theater. It is not a passage to daily life, from everyday attitude to the theater. It’s a trial of the theatricalization of everyday life. It is a process of theatricalizing of the everyday attitude.

Seminar Introduction

As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.

For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.

English Translation

Edited
Perrault
Michel Brault, Marcel Carrière and Pierre Perrault Pour la suite du monde, Canada, 1963.

 

After reviewing earlier key points, Deleuze recalls Barthes’s commentary on the senses of “obvious” (obvie) and “obtuse” (obtus), linking the latter to the gesture’s definition and then outlines four questions arising from this connection, especially given Raymonde Carasco’s interpretation of Barthes. Carasco as guest participant “converses” with Deleuze on these questions (for 48 minutes), maintaining that the sense of “obtuse” passes through writing (écriture) or poetic art, attempting to explain how this “sense” emerges in Barthes’s reflections. She also reflects on the importance of a rhythm concept for understanding poetics of cinema which she links to a global mental film image or totality in different filmmakers and also to Blanchot’s sense of images’ duplicity. Deleuze then reflects on two of Barthes’s examples, considering the types of “masks” revealed by characters within the photo stills selected by Barthes, for Deleuze, a way of teasing out an understanding of the “obtuse” as a kind of limit. Exploring this understanding as a kind of fabulation, he refers to Quebec filmmaker Pierre Perrault and his “cinema of the living”, and then reflects on political cinema, third world cinema, (cf. Jean Rouch). Returns to Godard for what Deleuze calls a “cinema of attitudes and gestures”, he moves from attitude to gestus as in Godard’s forms of theatricalization, and also a cinema of politics which has inherent links to the kind of fabulation that Deleuze emphasizes. [Much of this development corresponds to The Time-Image, chapters 6 and 8.]

Gilles Deleuze

Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985

Lecture 12, 05 February 1985 (Cinema Course 78)

Transcription: La voix de Deleuze, Laura Cécilia Nicolas (Part 1), Désirée Lorenz (Part 2), and Pierre Carles (Part 3); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale

English Translation Forthcoming

French Transcript

Edited

Gilles Deleuze

Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985

12ème séance, 05 février 1985 (cours 78)

Transcription : La voix de Deleuze, Laura Cécilia Nicolas (1ère partie), Désirée Lorenz (2ème partie) et Pierre Carles (3ème partie) ; révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale

Partie 1

… [La date de] ces vacances semestrielles, [Pause] qui le sait ? Mais enfin il y en a bien ici qui fréquentent d’autres départements ? Non. Ou qui vont à d’autres cours, parfois ? Non. Non ! Tout est clair.

Donc nous ferons une recréation active, où il ne s’agira pas du tout pour vous d’aller prendre du café en face, mais où je demanderai à trois messagers volontaires — trois, à cause des contradictions possibles — à trois messagers d’aller en face et de me rapporter la date [1 :00] des vacances, la question étant, comprenez son importance : Est-ce qu’elles commencent le 11 ? Donc est-ce que nous sommes déjà en vacances après cette séance ? Ou est-ce qu’elles commencent le 14, en quel cas nous avons encore une séance ? Ce n’est pas du tout indifférent; ce n’est pas une question indifférente, c’est une question très importante. Mais quand même, j’ai le sentiment qu’il y en a ici, qui devraient le savoir. [Rires]

Un étudiant : [Inaudible, une réponse]

Deleuze : Vous pensez que c’est le 11 ? Moi aussi je pense que c’est le 11.

Un étudiant [près de Deleuze dit: Non, je ne crois pas.

Deleuze : On peut décider le 11, et si ce n’était pas le 11, ça ferait trois semaines. Cela paraît raisonnable, mais enfin, il vaut mieux une confirmation. Non, toi, je ne t’y enverrai pas [2 :00] parce que tu me dirais que c’est le 14. Tu n’es pas un bon messager. [Rires]

Un étudiant : [Question inaudible]

Deleuze : Quoi ?… Oh, ben alors, très bien. Alors, 3 d’entre vous, se le feront confirmer… et voilà, c’est une bonne chose de faite. Très bien. [Rires]

Un étudiant : [Inaudible]  [Pause]

Deleuze : Il fait froid, non ? [Pause] [3 :00] Eh ben, continuons. Je voudrais juste que pour vous tous, soit très clair la poursuite, la manière dont s’enchaînent les différents éléments de notre recherche actuelle. Voilà exactement ce que je voudrais que vous ayez présent à l’esprit pour notre séance d’aujourd’hui. On a cherché pendant un certain temps une caractéristique formelle de la série, caractéristique formelle de la série. Encore une fois, il ne s’agissait pas de [4 :00] reprendre pour les appliquer les caractères d’une série musicale. Il s’agissait, au niveau du problème des images, de construire nous-mêmes nos critères de séries, bien entendu, en nous servant de certains thèmes empruntés à la musique mais sans plus. La définition formelle de la série, nous l’avons obtenue sous la forme : une suite d’images réfléchies dans un concept, un genre ou une catégorie, ou plutôt dans quelque chose faisant fonction de concept, de genre ou de catégorie, de quelque chose de l’ordre des images.

À cela, nous ajoutions deux remarques : ce concept, [5 :00] ce genre ou cette catégorie peuvent être parfaitement individualisé, personnalisé. [Pause] Et, deuxième remarque, la série ainsi définie — comme suite d’images réfléchies ou se réfléchissant dans un genre, concept ou catégorie — pouvait être construite de deux manières : construction horizontale où alors le genre apparaissait comme une limite, [Pause] ou bien construction verticale où le genre [6 :00] constituait lui-même une série autonome, si bien qu’il y avait superposition de deux séries.

Les exemples nous étaient fournis par ou dans l’œuvre de Godard, la construction horizontale étant du type : suite d’images qui se réfléchit dans un genre, ce genre intervenant comme limite, exemple : la théâtralisation comme limite d’attitude quotidienne dans, par exemple, “Une femme est une femme” [1961]. L’autre type de [7 :00] série, la construction verticale, apparaissait lorsque la limite ou lorsque le genre, au lieu de fonctionner comme limite d’images précédentes, se développait lui-même en une série, en une suite d’images se juxtaposant à la première suite, et c’était le cas des deux suites superposées, soit dans “Passion” [1982] [Pause] où alors le genre donnait lui-même une suite picturale ou para-picturale, ou bien encore plus nettement dans “Prénom Carmen” [1983] où le genre donnait par lui-même une suite musicale dans laquelle se réfléchissait l’autre suite d’images. [8 :00] Il y avait donc superposition de séries, là, donc construction verticale de la série.

Voilà, cela c’était de l’acquis, à moins que pour certains, il y ait lieu de revenir ; à ce moment, vous n’avez qu’à le dire. Et je disais, on n’avait pas par-là réglé tout le problème par ce formalisme de la suite, ou par cette détermination formelle de séries cinématographiques ou de séries d’images. On n’avait pas tout réglé parce qu’il restait un problème : non plus quelle est la forme de la série, mais quel est le contenu de la série ? Quel est le contenu des séries ? Non plus, quelle est la forme des séries ? Et du point de vue du contenu, on avait [9 :00] constitué, construit à travers certains textes qu’on avait examinés la dernière fois, qu’on avait commencé à examiner la dernière fois, on avait construit un second type de définition, donc définition matérielle et non plus formelle. Une série, cette fois-ci apparaissait comme une suite d’attitudes, réfléchie dans un gestus. [Pause] Remarquez que les deux déterminations, heureusement, se font écho, même se renvoient l’une à l’autre. Ça, on avait juste assez avancé pour le pressentir. Je veux dire, [10 :00] étant donné que la série est une suite d’images réfléchies dans un genre, la question du contenu est : quel type d’image se laisse réfléchir dans un genre ?

Première réponse, qu’on n’a pas du tout creusée mais qui est pour nous une hypothèse de travail, la suite d’image qui est normalement ou régulièrement vouée à se réfléchir dans un genre, ce sont des images qui présentent des attitudes de corps. [Pause] Mais, prises dans leur contenu, donc en tant qu’attitudes, elles se réfléchissent dans quoi ? [11 :00] Nous disions, elles se réfléchissent dans ce que nous convenons d’appeler un gestus, une geste. Et là, à nouveau, nouvelle correspondance, donc c’était une raison pour nous — dès le moment où on tenait ces correspondances, même où on les pressentait — c’était une raison pour nous de nous dire : nous sommes dans la bonne route. Car, en effet, nouvelle correspondance entre le genre ou le concept, d’une part, du point de vue de la définition formelle, et le gestus du point de vue de la définition matérielle. Pourquoi ? Car il nous avait semblé que le gestus chez l’auteur même auquel nous empruntions la notion, à savoir [Bertolt] Brecht, se trouvait [12 :00] au moins implicitement lié à l’idée d’un discours cohérent correspondant à des attitudes, le discours cohérent impliqué, le discours virtuel impliqué par une attitude de corps ou plus précisément, disait Brecht : la décision supposée par l’attitude. [Pause] Si bien qu’on pouvait mettre en correspondance assez étroite nos deux définitions, la définition formelle et la définition matérielle. Encore une fois, j’insiste sur ça, mais ça devrait être très, très clair, tout ça. [13 :00]

Et nous tenions alors une, comme une espèce de double différence. Je veux dire, la série devenait une espèce de fil étroit très délicat, un fil très tenu qui passait ou qui zigzaguait entre — comment dire ? — entre des choses, des données dont il se démarquait. Il zigzaguait entre ce qu’il n’était pas. Voyez où nous en sommes : s’il est vrai que la série est formellement suite d’images qui se réfléchit dans un genre, mais n’importe quelle image ne peut pas se réfléchir dans un genre, [14 :00] s’il est vrai aussi que la série précisément est une suite d’attitudes qui se réfléchit dans un gestus, la série est un vide entre des choses qui ne sont pas elle, et avec lesquelles il ne faut pas la confondre.

Donc en troisième point, il faut la définir par un ensemble de différences, de distinctions qu’elle entretient avec ce à quoi elle ne doit pas être confondue. Et au point où nous en étions, nous pouvions dégager ces choses avec lesquelles il ne fallait pas confondre ni la série, ni les éléments mis en jeux par la série. Éléments mis en jeux par la série, c’est l’image en tant qu’elle se réfléchit dans un genre et attitude [15 :00] en tant qu’elle se réfléchit dans un gestus. Remarquez qu’il y a une avantage littéraire pour nous de tout ceci, cette fois-ci avantage littéraire, ce sera de nous permettre de définir ce qu’on appelle une geste, la geste, d’une manière, il me semble, beaucoup plus, beaucoup plus, enfin, différente de celle dont on le fait d’habitude. Je veux dire, un certain nombre de critiques littéraires se sont intéressés à ce qu’on a appelé une geste, dont l’origine semble être scandinave, il y a aussi des gestes grecques.

Et la geste, c’est quelque chose qui ne se confond pas avec l’épopée, c’est quelque chose qui ne se confond pas avec le mythe, c’est quelque chose qui ne se confond pas avec la [16 :00] tragédie, bien qu’une épopée comporte des éléments de geste, la tragédie aussi. Et ce qu’on appelle la geste, une geste, c’est un genre très spécial en littérature, d’où l’intérêt pour nous d’essayer de trouver une définition à ce terme, et pour le moment, celle que l’on a, c’est une histoire où des attitudes se réfléchissent. La geste, ce serait comme le discours, le discours dans lequel se réfléchissent une série d’attitudes. Mais donc, je reviens toujours à la question en tant que distincte de quoi ? Vous voyez, j’ai dans trois niveaux : nécessité d’une définition formelle de la série, nécessité d’une définition matérielle de la série, nécessité d’une définition différentielle de la série. [17 :00] Par différentielle, j’entends uniquement assigner les différences de la série à ce qui ne fait pas série, à ce qui n’est pas série. C’est clair ? Je me sens très clair ce matin. [Pause ; quelqu’un arrive en retard] Vous avez raté le plus clair. [Pause] C’est dommage. [Rires]

L’étudiante : C’est sur quoi ?

Deleuze : « C’est sur quoi ? » [Rires, Deleuze y compris] Bon, alors de quoi, de quoi doivent se distinguer la série et les termes de la série tels qu’on vient de les [18 :00] caractériser ? De deux choses, je crois. D’une part, l’attitude doit se distinguer de tout état vécu, l’attitude doit se distinguer du vécu. Et le vécu, cela a deux sens, [Pause] très généralement, là je ne me réfère à rien comme ça : je dis, par convention, le vécu, on peut l’envisager de deux façons. Ou bien, c’est … [Interruption de l’enregistrement] [18 :42]

… c’est une question, hein ? Mais on voit ce que veut dire le vécu d’un personnage réel. Votre vécu, le mien. Ou bien c’est un vécu supposé, [19 :00] vécu supposé d’un personnage fictif, et à ce moment-là, le vécu correspond à un rôle, [Pause] par exemple, un personnage fictif sur l’écran ou au théâtre joue un rôle, le rôle d’un personnage qui a du chagrin. Le chagrin est le vécu du personnage fictif en tant que ce personnage fictif est le rôle d’un acteur. Je dis : l’attitude doit être distinguée de ces deux aspects du vécu, vécu réel comme vécu fictif. [20 :00] Pourquoi je dis ça ? Parce que c’est évident. Une attitude, ce n’est pas du vécu. On prend constamment des attitudes dans le vécu. Mais une attitude n’est pas du vécu.

D’autre part, si l’attitude doit être distinguée du vécu, de la même manière, le gestus doit être distingué de l’histoire [Pause] ou, ce qui revient au même, de l’action. Et là aussi, l’histoire a deux sens. [Pause] [21 :00] Tantôt « l’histoire » signifie l’intrigue d’une fiction, [Pause] tantôt « l’histoire » signifie l’historicité des actes de l’homme. [Pause] Eh bien, le gestus se distingue de l’histoire dans un sens comme dans l’autre. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas une action. Il n’entre pas dans le schème ou [22 :00] dans l’enchaînement des actions et des réactions, soit fictives, soit historiques à proprement parler. On l’a vu la dernière fois, suivant la remarque de [Roland] Barthes, le gestus de Mère Courage n’est pas la Guerre de Trente Ans. [Pause]

Donc voilà, j’ai mes trois déterminations : détermination formelle, détermination matérielle, détermination différentielle. Et voilà que la dernière fois alors, cette clarté, cette clarté absolue étant donnée, la dernière fois, nous entrions dans l’obscur. Il s’agissait, en effet, pour nous d’essayer de [23 :00] comprendre ce lien attitude-gestus en tant qu’il se sépare d’un côté du vécu et d’un autre côté de l’histoire, d’un autre côté de l’histoire ou de l’action. Et là, alors on entrait dans un domaine beaucoup plus obscur où il s’était passé ceci. Après un examen rapide du texte de Brecht qui déjà soulevait pour nous beaucoup de problèmes, on était passé à un commentaire de Barthes. Ce commentaire de Barthes nous convenait dans la mesure où il nous disait à peu près, tantôt dans une phrase rapide, le gestus, c’est une « coordination d’attitudes », [24 :00] tantôt le gestus, c’est un geste signifiant, Mère Courage qui mord la pièce de monnaie pour vérifier qu’elle est bonne. [Pause] Mais voilà, ça nous avançait beaucoup, mais ça ne nous avançait pas en même temps, ça nous avançait sur place. C’était une confirmation qu’il y avait un lien fondamental entre attitude et gestus, indépendamment et du vécu et de l’historicité. [Il s’agit d’un texte dans L’obvie et l’obtus (Paris : Le Seuil, 1982), « Diderot, Brecht, Eisenstein », pp. 86-93 ; pourtant, plutôt que la phrase « coordination d’attitudes », le texte de Barthes contient la phrase : « L’œuvre ne commence qu’au tableau, lorsque le sens est mis dans le geste et dans la coordination des gestes » (p. 92)]

Si bien qu’on passait à un tout autre texte de Barthes, où Barthes cette fois distingue le sens obvie et le sens obtus. [25 :00] [Il s’agit du texte « Le troisième sens – notes de recherche sur quelques photogrammes, sur quelques photogrammes de S.M. Eisenstein » dans L’obvie et l’obtus (Paris : Seuil, 1982), pp. 43-61) ; voir aussi Roland Barthes, Œuvres Complètes, tome III (Paris : Seuil, 2002) pp. 500-01] Et avec beaucoup d’hésitation, on se disait : est-ce qu’il n’y aurait pas quand même un lien entre ces deux textes, et est-ce que le sens, ce qu’il appelle d’une manière très mystérieuse, il nous avait semblé, le « sens obtus » de l’image, est-ce que ce ne serait pas ça une manière de caractériser le gestus ? Et pourquoi on se disait ça ? Parce que dans tous les exemples de Barthes, le problème était bien centré — et c’était même notre raison de confronter les deux textes — le problème était bien centré sur la notion d’attitude. Il s’agissait d’images qui représentaient ou qui présentaient des attitudes. Et ce sont dans ces images que [26 :00] Barthes distinguait un sens dit « obvie » et un sens dit « obtus ». D’où pour nous, quatre questions que dès lors je ne vais pas traiter tout seul.

La première question, qui est très subsidiaire — je les donne toutes les quatre et puis on va voir comment on se débrouille — première question très subsidiaire : est-il juste de rapprocher les deux textes de Barthes et d’établir un lien entre eux, une fois dit que Barthes n’établit pas de lien entre ces deux textes ? Je dis que cette question est subsidiaire parce que, en somme, on ne pourra y répondre qu’à la fin des autres questions. Donc loin d’être la première, ce sera la dernière. Elle ne fera plus de difficulté. On ne répondra oui ou non qu’après nos réponses aux autres questions.

Deuxième [27 :00] question : qu’est-ce que Barthes, et en quoi consiste, ce sens obtus invoqué par Barthes ? J’ai essayé de dire pourquoi je comprenais, ou même je voyais très mal, ce dont il parlait. Donc c’était embêtant pour moi. Après relecture du texte, je vois encore moins bien, alors donc c’est de pire en pire. Troisième question. Donc, deuxième question : qu’est-ce que c’est ce sens, qu’est-ce que c’est ce sens obtus ? Même je comprends bien, si délicat… si je ne demande pas des définitions, des impressions, puisqu’en effet, Barthes n’invoque pas de définitions, il invoque des impressions. Il ne veut pas imposer des points de vue du tout. Il dit, moi c’est comme ça, bon, et très bien. [28 :00] On ne me demande que ça, essayer de comprendre ce qu’il voit ou ce qu’il est en train de voir.

Troisième question, où la thèse de Barthes là devient ferme : le sens obtus de l’image étant supposé compris, il est dans un rapport privilégié avec le photogramme. Non seulement dans un rapport privilégié avec le photogramme, mais il ne peut être saisi que par et dans le photogramme. Ça, c’est une thèse très ferme, très claire. On ne sait pas encore ce que c’est ce sens obtus, mais nous, dire : vous savez que, de toute manière, vous ne pouvez le saisir que dans le phonogramme. Bon, ça c’est très clair. Beaucoup de questions se posent pour nous à ce troisième niveau. [29 :00] À savoir, bon, est-ce que ça veut dire que le sens obtus de l’image serait une caractéristique de la photographie ?

Ce n’est pas ce que veut dire Barthes. Mais alors quelle différence entre un photogramme et une photographie ? Ce sera important pour nous là de profiter de notre série de problèmes, là, pour essayer d’avancer dans cette question obscure. Tout le monde sent qu’un photogramme, ce n’est pas une photographie : quelle différence y a-t-il entre un photogramme comme élément cinématographique et une photographie ? Barthes soulève le problème et l’exécute dans une petite note qui, là aussi, que manifestement, il laisse dans un état insuffisant, [30 :00] lui le sachant très bien. [Voir dans L’obvie et l’obtus (Paris : Seuil, 1982), la note 1, p. 59]

Et toujours dans ce même groupe de questions, du fait que le sens obtus est en liaison fondamentale selon lui avec le photogramme, Barthes en tire l’idée que, dès lors, le sens obtus et le photogramme constituent le filmique à l’état pur, le filmique à l’état pur au-delà de tous les films, [Pause] c’est-à-dire un filmique pur — comment dire ? — supra-cinématographique. [31 :00] Et il va jusqu’à dire que le cinéma n’a pas commencé, que le cinéma reste dans son enfance parce qu’il n’a pas dégagé, ni atteint à cet élément pur, le filmique, dont le secret renvoie au photogramme. Qu’est-ce qu’il peut vouloir dire ? Voyez donc cette troisième question porte sur le rapport du sens obtus avec le photogramme, et quel est le statut du photogramme ? Est-ce qu’on peut invoquer le photogramme pour ériger la notion d’un filmique supra-cinématographique ? [Pause]

Quatrième question : ce filmique pur ou, si vous préférez, le sens obtus tel qu’il apparaît dans le photogramme, [32 :00] ce serait précisément un filmique pur parce qu’au-delà de l’image-mouvement, ce serait un au-delà de l’image-mouvement, si bien que le filmique ne pourrait pas se définir par l’image-mouvement. Là aussi, la thèse de Barthes est très ferme. Bien plus, ce serait un au-delà de l’image-temps, du moins au sens de succession temporelle, ou temps chronologique, un au-delà de l’image-temps chronologique. [Pause] [33 :00]

Et voilà que dans la suite de Barthes, Raymonde Carasco, commentant l’article de Barthes sur le sens obtus, veut aller encore plus loin et nous dit que ce filmique pur est non seulement au-delà de l’image-mouvement, au-delà de l’image-temps chronologique, mais au-delà de l’image-temps tout court, de toute image-temps, c’est-à-dire ce qu’elle appelle, je crois, au-delà de la durée intérieure, au-delà de la durée ou, si vous préférez, en fonction de ce qu’on a fait l’année dernière, moi ce que j’appellerais : au-delà du temps non-chronologique. [Pause] [Il s’agit du texte de Carasco, « L’Image-cinéma qu’aimait Roland Barthes (le goût du filmique) », Revue d’esthétique, « Le Cinema en l’an 2000 », 6 (1984) pp. 71-78]

Voilà ce sont [34 :00] ces trois points, et le quatrième, et le premier et le quatrième qui en dépend, mais ce sont ces trois points qu’on va traiter d’après notre méthode excellente donc, on refait, on refait une espèce d’interview. Alors voilà, à la fois je veux dire, moi il faudrait, à la fois que ce n’est pas du tout pour m’imiter, hein ? Je voudrais que vous acceptiez de répondre aux questions, ce qui n’exclut que vous n’en posiez d’autres vous-mêmes, que vous fassiez vos propres développements. Voilà, il s’agit de sentiment…

[Pause ; bruit des mouvements lorsque Deleuze change de place avec Raymonde Carasco, donc s’éloigne du microphone ; on entend Deleuze qui parle en se réinstallant] [35 :00]

Deleuze : … Alors, le sens de l’obtus, on a un peu parlé la dernière fois. Je résume la position ; [mots indistincts] Vous, vous avez votre position, [mots indistincts] vous voyez, vous sentez ce que c’est [Inaudible] voilà. Moi, il ne me restait… [mots indistincts]… une fois dit qu’il s’agit de sentiments, de dire il [Barthes, apparemment] sent les choses comme ça, c’est un sentiment qu’il a… [mots indistincts] [Pause] [36 :00]

Raymonde Carasco : Bon, je crois qu’effectivement, on rentre dans des, disons, dans l’obscur. Comment découvrir l’obscur, comme dirait Blanchot ? Il me semble que, enfin, moi, j’ai eu une espèce de rapport amoureux à ce texte, qui m’a permis de… au texte de Barthes, qui m’a permis de cristalliser en quelque sorte toute une recherche que j’avais faite d’un texte de [Gerhard] Richter paru dans les Cahiers [du cinéma] il y a longtemps, sur ce texte. Donc, bon…

Deleuze : Vous pouvez nous dire un peu de quoi il s’agit ce texte, [mots indistincts] c’est un texte qui a suscité un grand … [Rires] [mots distincts] [37 :00] … c’est un grand texte de sentiment, [mots indistincts] on le sent, on le sent vraiment.

Carasco : On a l’air de prendre la fuite quand on dit ça.

Deleuze : Non, non, c’est ça qui manque… [mots indistincts]

Carasco : Et… bon, moi je crois que ça relève de l’affect pour un texte, le texte de Barthes, cet affect de l’ordre amoureux – au sens de Barthes peut-être –, de ce qui pouvait provoquer ce texte, le plaisir du texte, bon. Ceci dit, c’est une fuite de dire ça. Je ne suis pas sure, quand vous dites « je ne vois pas ». C’est-à-dire, si vous me demandez, « montrez-moi sur l’image » — la vieille [dame], quoi, « le sens obtus », bon, je ne suis pas sûre que ça relève de l’ordre du voir, [38 :00] effectivement. Même ce que dit Barthes, puisqu’il dit lui-même, quand il prend la vieille, — mais d’accord pour dire que c’est à partir de ça qu’il a écrit ce texte — il me semble que ce que dit Barthes, il dit : « ça ne se décrit pas ». Il faut l’image. S’il n’y a pas l’image, s’il n’y a pas d’image, on ne peut pas lire le texte comme ça, sans l’image en face. Ça ne veut rien dire s’il n’y a pas d’image, donc ça a quelque chose à voir avec le voir, bon, au moins au sens immédiat du terme. Mais il dit après, il dit après, il dit, finalement il dit, très bien – [Propos indistincts, il s’agit d’un détail du texte] – il dit, c’est entre le dire et le montrer. Il dit, c’est un geste anaphorique, c’est une monstration pure, qui n’a pas un geste sans signification déterminée. [39 :00] C’est une monstration pure qui désigne non pas un ailleurs du sens, mais quelque chose qui est au-delà des sens déjà répertoriés, codés, connus.

Moi, je ne sais pas comment faire parce qu’il me semble qu’il dit lui-même : ça ne se décrit pas — j’ai fait une erreur tout à l’heure – il dit, ça ne se décrit pas, mais ça se dit. Donc ça relève : pour dire le sens obtus, il faut écrire. Ça relève de ce qu’il appelle le texte de l’écriture ; ça passe par l’écriture, par une espèce d’acte poétique de qui écrit son texte. Bon, alors…

Deleuze : [Propos indistincts brefs]

Carasco : Bon, « la bouche tirée, les yeux fermées qui louchent, coiffe bas sur le front, elle pleure » [il s’agit d’un haiku dans le texte « Le Troisième sens », p. 56]. Bon [40 :00] il me semble que ça, l’énigme, l’insolite aussi, le côté excitant finalement qu’il y a dans ce que dit Barthes, c’est quelque chose dont il dit qu’on ne voit en quelque sorte que « par-dessus l’épaule » [p. 55] — comme quand on regardait par-dessus de quelqu’un qui écrit — donc c’est quelque chose qui est entre le « voir » — parce qu’il faut l’image ; c’est un photogramme – et [Pause] il dit « le montrer » (un geste). Peut-être qu’il y a un rapport là, très interne au gestus. Moi, je pense là à ces deux fragments de, ces deux poèmes, deux vers de Hölderlin qui disent : « l’homme est un … », en générale on traduit par « signe » — je ne connais pas du tout l’allemand — « est un signe » [41 :00], et [un nom propre, Granesse] justement dans quelques traductions françaises traduit « signe » par « est un monstre », donc au sens de monstration.

Moi, je crois que c’est la question du signe qui est posée là, donc d’un signe qui est visuel, bon, qui part de ce visuel, d’image visuelle et qui serait en quelque sorte, bon, est-ce qu’on peut dire un signe principe, un signe pur, un signe dont le sens et la signification n’est pas encore indéterminée, et donc peut-être, voilà, encore indéterminée, pas encore indéterminée ? Bon, je dis comme ça, je ne sais pas si ça éclaire quoi que ce soit.

Deleuze : [Propos indistincts] … Ça fait une première différence entre nous… [42 :00] [Propos inaudibles] … j’ai le sentiment que ce que moi, je comprends est très différent de ce que vous en comprenez … [Propos inaudibles] [43 :00]

D’où est-ce qu’on peut passer à la seconde question : comment vous vous débrouillez pour qu’il y ait un enchaînement entre les deux… [mots indistincts] ? C’est très joli. Vous dites que ce n’est pas exactement de l’ordre du voir, c’est un voir montré, c’est comme si l’œil est montré. D’accord. Mais alors je pose une question : on est censé de voir pas dans le déroulement du film et où il faut arrêter et attendre d’en avoir le photogramme ?

Carasco : Bon, alors, excusez-moi d’abord tout à l’heure, mais la phrase de Verny, c’était importante, c’était : « L’homme est un monstre privé de sens, est un signe ». Mais, excusez-moi, l’étymologie semblerait plutôt monstre. Donc, c’est une étymologie d’après les gens qui [44 :00] [mots indistincts] qui ne se démontre pas facilement, et Granesse donne l’étymologie [mots indistincts] c’est « monstre » et non pas « signe ». Bon, mais c’est davantage, c’est privé de sens, donc ce n’est pas la question du sens.

Alors je reviens à la question que vous me posez. Si je lis, comme tout le monde, Barthes, si je suis dans la lettre de Barthes, je suis obligée de répondre : pour Barthes — et il faut tenir ça, je crois qu’il faut d’abord le tenir, et même non seulement d’abord mais tout le temps — d’abord et tout le temps il faut tenir la littéralité de Barthes, à savoir : on ne le voit que sur le photogramme. En tout cas, ce qui est important, que sur un photogramme, on peut le voir sur un seul photogramme et en dehors du film. C’est ce que dit Barthes, et bon, je ne peux pas dire autre chose que ce qu’il dit, pour que lui, il dit ça, bon, ça c’est Barthes. Au moins, je me permets de voir autre chose. [45 :00]

Deleuze : [mots indistincts]

Carasco : Eh ?

Deleuze : [mots indistincts]

Carasco : Bon, il dit très bien qu’il a vu ça, dans une image des Cahiers du cinéma, c’est-à-dire, en dehors du film, et que quand il rentre dans le cinéma, il ne le voit plus.

Deleuze : Alors là, c’est différent. Il l’a vu sur une photo…

Carasco : Il l’a vu sur une photo.

Deleuze : … et non pas vu sur un photogramme.

Carasco : Moi, mon hypothèse, mon sentiment à moi, c’est que s’il avait l’œil un petit peu plus exercé, c’est-à-dire, s’il avait travaillé à la table de montage, s’il était cinéaste, et s’il avait travaillé à la table de montage, photogramme par photogramme, la vieille, bon, eh bien, peut-être qu’il la verrait dans le film en mouvement, voilà. Et moi, je pense que du sens obtus, et après avoir lu Barthes, je crois l’avoir vu des fois dans des films…

Deleuze : On peut le voir dans le déroulement du film.

Carasco : Voilà, ça c’est une différence avec Barthes. Ceci dit, [46 :00] je crois que cette différence n’est pas essentielle. C’est le troisième niveau en quelque sorte ; c’est que je crois que de toute façon qu’on puisse le voir, ou quand Barthes ne le voit pas, je ne crois pas que ça change l’affirmation initiale de Barthes, qui me paraît la question du photogramme effectivement, à savoir qu’on peut le voir simplement dans un seul photogramme et donc pas entre deux, ou entre plusieurs, que le sens obtus, il n’est pas du frottement ou de la collision ou de la mise en série-mouvement de deux ou de plusieurs.

Deleuze : … qu’il n’y a pas de rupture de rapports.

Carasco : Donc ça me paraît à la fois une question intéressante, ça, parce que moi, je ne le sens pas comme ça, comme Barthes. Mais, en même temps, je me dis que ça n’enlève rien, ça n’enferme absolument [47 :00] pas, la question du texte de Barthes de l’obtus, qu’il définit très, très nettement sur un seul photogramme, et pas du tout comme intervalle, collision, choc. Donc il me semble que…

Deleuze : Alors, passons à vous, puisque vous acceptez, puisque vous le dites en un sens … [mots indistincts] Donc ça, c’était la première question, provisoirement résolue. Deuxième question : est-ce que vous, alors, donc vous, croyez que le mot « obtus » est en rapport fondamental [48 :00] avec votre sens.  [Mots indistincts] Même si vous pouvez le saisir dans le déroulement du film, est-ce que pour lui-même, en lui-même, il y a un rapport fondamental avec [mots indistincts] ?

Carasco : Ben là, dans la mesure où j’ai, disons, fondu en quelque sorte le sens sur ce texte de Barthes pour lire Eisenstein, c’est évidemment sur ça que j’ai fondu. C’est à dire, ce n’est pas tellement la croissance ou l’analyse de l’image qui m’intéresse, bon, mais c’est effectivement l’entité — je ne sais pas si c’est un concept ou une catégorie — l’entité du filmique, je ne pense pas que ce soit un concept, ni le sens obtus. Je crois que ce sont…

Deleuze : [mots indistincts]

Carasco : Oui, bon. Mais il me semble donc que le sens obtus et [49 :00] le filmique, donc qui seraient le fondement en quelque sorte du sens obtus, la notion qu’il produit à la fin du texte, la dernière page presque, qui est la plus serrée : c’est ça qui m’intéresse, qui nous intéresse à tous. Bon, le reste, c’est l’écriture, c’est le plaisir du texte, mais c’est l’impression de Barthes, mais quand même, je tiens ça, oui, je tiens, c’est-à-dire le sens obtus et le filmique dans son lien fondamental ou radical au photogramme. C’est ça qui me paraît important chez Barthes, sinon ça n’a pas d’intérêt.

Deleuze : [mots indistincts]

Carasco : Bon, je ne sais pas ce que j’ai dit. Mais je vais dire autrement.

Deleuze : [mots indistincts] … Quoi ?

Un étudiant : [une brève question inaudible] [50 :00]

Deleuze : Voilà, le filmique… [mots indistincts]

Carasco : En tout cas, c’est… à mon avis, si le sens du texte de Barthes ou bien c’est intéressant et il dit quelque chose d’important pour la pensée du cinéma et c’est ça, ou bien il ne dit rien et il faut le déplacer ou trouver autre chose. Mais bon, il me semble évident que c’est ça…

Deleuze : Ou rien !

Carasco : … et que c’est ça ou rien, oui !

Deleuze : Bon nous voilà [Rires], [mots indistincts] … D’où on enchaîne parce qu’on a d’autres questions [mots indistincts] [51 :00] Et alors, pour vous, quelle différence entre le photogramme [mots indistincts] le filmique, et une photographie une fois dit que Barthes …. [Mots indistincts ; Deleuze se réfère de nouveau à la note qu’offre Barthes qui, selon Deleuze, reste volontairement vague sur ces distinctions] ?

Carasco : Bon, alors, là, je réponds tout de suite que je ne sais pas répondre et que je sais bien que c’est l’os et que c’est la question. Bon, je vais essayer de dire des choses qui, dont je sais, et que je ne pense pas la différence – hélas — photogramme et photographie. Moi je n’aime pas du tout la photo. Je suis le contraire de Barthes : je déteste les photos, je n’aime pas les photos. Bon, alors, ça ne m’intéresse pas, [52 :00] je n’ai jamais lu des textes dessus, bon.

Deleuze : Moi non plus, moi non plus… [Rires] [mots indistincts, qui font rire]

Carasco : Bon, cette chose dite, il y a une chose que je serais un petit peu capable de formuler, — des banalités aujourd’hui, enfin bon, on est là — : c’est que je comprends bien ce que c’est non pas un photogramme, mais l’entre deux photogrammes par rapport au cinéma. C’est … si je n’avais lu le texte de Barthes, si je l’oublie, bon ben, si on me pose une question, qu’on me dit : « qu’est-ce que c’est, pour toi, le cinéma ? », et « qu’est-ce que c’est que l’élément cinématographique ? », je dirais, non pas seulement — je serais très eisensteinienne finalement, comme toujours — : je dirais, le cinéma, c’est le montage, [53 : 00] bon. Et ce qui m’intéresse et pour qu’il y ait montage, le montage, c’est toujours Eisenstein le hors-cadre — pas du tout le hors-champ — mais finalement le choc, la collision d’un élément, le second du figuratif de l’image visuelle, le photogramme si on veut, et puis, le troisième, qui se produit et qui n’est pas de l’ordre du visible, de l’image, du photogramme et qui serait peut-être de l’ordre du concept, en tout cas, le troisième terme. Donc si on me demandait quel est l’élément cinématographique ? Je répondrais, c’est l’intervalle, au moins, entre deux photogrammes, et donc c’est un intervalle là, bon, mais… ou c’est le hors-cadre compris — ah je crois que j’y suis maintenant — c’est le hors-cadre compris d’abord donc dans la succession horizontale des photogramme, comme au moins l’intervalle entre deux phonogrammes, le choc [54 :00] d’entre deux photogrammes. Donc ça serait…

Deleuze : Vous dites, entre deux photogrammes ou entre deux images ?

Carasco : Entre deux images ou photogrammes, je les identifie, là.

Deleuze : [mots indistincts]

Carasco : Si je prends, si je sors un photogramme, comme fait Barthes, ou si je le fixe à la table de montage, il me semble que le cinéma commence ou naît du choc entre les plans, bon, entre les images, mais au niveau élémentaire, entre deux photogrammes. Ça commencerait là, ça naîtrait là. Bon, alors, ça n’est pas ce que dit Barthes.

Deleuze : Alors là, on a [mots indistincts], pour le moment, on a [mots indistincts]

Carasco : Quand même, je voudrais terminer parce qu’une idée m’est venue, c’est que ce qui m’intéresse quand même dans Barthes, [55 :00] c’est ce qu’il appelle la « lecture verticale » à l’intérieur du photogramme. Et lorsqu’il prend lui-même la phrase de Eisenstein au sujet du contrepoint ou du montage audiovisuel, et où il dit que, finalement, on peut transporter ce que Eisenstein dit du montage audiovisuel, c’est-à-dire, d’images et sons, du cinéma sonore, qu’il dit dès [19]28, dans le fameux manifeste avec Poudovkine et d’Alexandrov, lorsqu’il dit finalement que ce qui est nouveau, c’est la verticalité qu’introduit le son lorsqu’il tombe sur l’image dans un concept.

Deleuze : Ce n’est pas “Le manifeste” dont il s’agit?

Carasco : Non, ça, c’est un texte de ‘38. Mais quand même, il y a déjà ça dans le contrepoint audiovisuel, l’idée d’un montage « contrabaltique ». Je crois que le terme est employé par Eiseinstein…

Deleuze : Ah, oui, en un sens très différent, mais je crois qu’on serait d’accord… [56 :00] [mots indistincts ; Deleuze semble résumer le texte d’Eisenstein dit « le manifeste »]

Carasco : Et c’est quand même ça qu’invoque… [57 :00] qu’invoque… Bon, c’est ça, quand même ça ce qui me paraît central. Parce que pour moi, ce qui m’intéresse, c’est Barthes et Eisenstein, le troisième sens, le sens obtus et Eisenstein. Bon. Donc c’est le centre de gravité fondamental, dit Barthes à propos d’Eisenstein, donc dans le texte de montage audiovisuel. Je m’excuse là pour la confusion, c’est une confusion de ma part, donc je retire complètement.

Deleuze : Ah, oui, non [Deleuze semble dire qu’elle n’a pas d’excuses à faire]

Un étudiant : [Quelqu’un lui demande la référence]

Carasco : C’est dans les Cahiers du Cinéma 222 [juillet 1970, où paraît « Le troisième sens » de Barthes] avec référence à 218 [mars 1970] le centre… le texte que Barthes cite dans “Le troisième sens”, est de Eisenstein. [Voici la note de Barthes à propos d’Eisenstein : « Tous les photogrammes de S.M. Eisenstein dont il sera question ici sont extraits des numéros 217 et 218 des Cahiers du cinéma », « Le troisième sens », p. 43]

Deleuze : Alors, c’est dans Cahiers du cinéma 150 [décembre 1963].

Carasco : [à quelqu’un près d’elle] Je crois qu’il s’appelle “Montage 38”.

Deleuze : [mots indistincts, Deleuze continue à préciser la référence] [58 :00]

Carasco : « Le centre de gravité fondamental » — dit Eisenstein donc, du montage audiovisuel,– « se transfère en dedans du fragment,… Le centre de gravité fondamental se transfère en dedans du fragment, dans les éléments inclus dans l’image elle-même. [Pause] Et le centre de gravité n’est plus l’élément ‘entre les plans’ – le choc, mais l’élément ‘dans les plans’ – l’accentuation à l’intérieur du fragment ». [Ce texte d’Eisenstein, des Cahiers du cinéma 218, est cité par Barthes dans “Le troisième sens”, p. 60 ; aussi dans Œuvres Complètes, tome III, p. 505] Et prenant ce fragment, cette citation d’Eisenstein, écrite semble-t-il en ‘38, au niveau du montage audiovisuel, il dit : finalement, je déprends ce fragment, et moi je le déplace sur le photogramme, étant entendu qu’il n’y a pas de son, et que le [59 :00] sens obtus tomberait sur l’image visuelle comme le sceau, et en faire sur le dedans du fragment, et permettrait donc une lecture verticale, comme il dit, du photogramme.

Deleuze : Et même la forme fondamentale du [mots indistincts]

Carasco : Oui.

Deleuze : [mots indistincts] non seulement le fragment, mais un dedans du fragment [mots indistincts]

Carasco : Ça c’est le centre de, à mon avis, de ce qui est intéressant chez Barthes, c’est-à-dire sa proposition de théorie du photogramme à partir du filmique.

Deleuze : Donc le photogramme donnerait le dedans du fragment…

Carasco : C’est pour ça que ça m’intéresse. [60 :00]

Deleuze : Bon, alors, la dernière question : le dedans du fragment… [mots indistincts] Dans le photogramme, il est au-delà de l’image-mouvement, et selon vous, il est au-delà de l’image-temps…

Carasco : Au-delà de l’image-mouvement, ce n’est pas la peine, je crois de… Ça découle, disons, de ce que dit Barthes, au-delà ou en deçà, hein ? … Bon, ça, littéralement… Bon… [Interruption de l’enregistrement] [1 :00 :42]

Partie 2

… Carasco : Disons, au niveau aussi du temps logique, diégétique, de l’histoire, bon, ça aussi, c’est évident. Ça vous est évident, ce premier niveau du temps ? [61 :00]

Deleuze : Eh ben, ça m’est égal. [Rires] Vous comprenez que mon problème, c’est, pour moi… [mots indistincts] tantôt l’image-mouvement, tantôt l’image-temps et il n’y a rien d’autre… [mots indistincts] Si on me dit qu’il y a autre chose que l’image-mouvement et l’image-temps, [mots indistincts] [Rires] [62 :00] [mots indistincts] D’où du coup, je le renvoie à vous…

Carasco : Je dois dire que là, quand j’ai écrit le texte dont nous parlons, c’est-à-dire celui qui est dans la Revue d’esthétique [Voir la référence complète ci-dessus], c’était la première année, la toute première année et dans le courant où vous avez commencé à travailler sur l’image-temps, excusez-moi, l’image-mouvement, et vous amorciez la distinction de l’image-temps et de l’image-mouvement. [63 :00] Donc, c’était, bon, c’est pour ça que je n’ai pas, que je ne vous ai pas cité, par exemple, pour ne pas dire de bêtises, disons, c’est-à-dire pour ne pas faire dire à quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas dit.

Deleuze : [mots indistincts]

Carasco : Alors ce que je veux dire là, c’est que, donc, ce que j’appelle l’« image-temps », ce n’est pas donc quelque chose qui était rempli par le travail que vous avez fait l’année dernière. Donc aujourd’hui, je dirais, je verrais sans doute les choses autrement, non seulement à cause de ce travail mais, disons, dans la lecture même du texte de Barthes. Je pense que je suis allée un peu vite, trop vite, ou trop au bout. Je suis passée à la limite.

Mais il y a quand même quelque chose que je garderais, en dehors évidemment de l’image-temps objective, chronologique, histoire, bon, du temps logique, du temps objectif. Alors voilà, moi, comment je voyais les choses, comment je voyais là, je vois… je voyais au moment où je l’ai écrit, [64 :00] à quoi ça correspondait, la temporalité du film. Bon, c’est évident que le temps objectif — ce que finalement Eisenstein appellerait le montage métrique, le fait qu’il fait une heure et demie, qu’on peut mesurer chaque plan en seconde et qu’on peut voir les rapports entre les plans, bon, le niveau quantitatif, objectif et mesurable, métrique donc, du film, ce n’est pas ça qui est intéressant. Alors ce que j’appelais la durée — c’est pour cela que j’ai introduit ce terme de durée, en le prenant, disons de façon très, peut-être vague, disons à Bergson — eh bien, donc ce que j’appelais l’image-durée ou la durée d’un film ou la temporalité d’un film, je crois que je pourrais dire que c’est peut-être, ça correspondrait en tout cas, à ce qu’Eisenstein appelle… [Interruption de l’enregistrement] [1 :04 :52]

… objectif, métrique, etc., ça serait quelque chose [65 :00] qui probablement aurait à être centré autour de la notion de rythme. Ce serait le rythme propre d’un film, son rythme interne, alors, à chaque fois, tel ou tel film singulier. Alors c’est de ça que je parlais, non pas d’une durée interne à un sujet, mais finalement de la temporalité propre, singulière d’un film, ce qui relèverait au moins du second niveau, qui est le niveau rythmique, et de niveau qualitatif.

Deleuze : C’est-à-dire, vous vouliez dire, en fait, que c’était au-delà du rythme ?

Carasco : Eh oui, parce que, si je prends, bon, pour dire les choses grossièrement : il y a des films dont on sent qu’ils ont quelque chose à voir avec le temps, les films des cinéastes. Bon, et on sent très bien, je ne sais pas ce que c’est que la temporalité chez Murnau, [66 :00] par exemple, ou bien chez Duras, [Pause] n’importe quel film, chez Welles pareil, c’est quand même des exemples gros. Chez Resnais, bon. Alors là, ça a quelque chose à voir avec ce que vous appelez l’image-temps. Mais moi, c’est quand même l’image-temps globale du film dont je parlais. Ça va ?

Deleuze : L’image-temps … ?

Carasco : Globale du film, c’est-à-dire le film considéré comme une image-temps, et donc la durée d’un film.

Deleuze : L’image-temps ou bien renvoie à un temps chronologique… [mots indistincts] [67 :00] Eh bien, vous dites : il y a une autre image-temps qui serait un temps non chronologique et qui a trait à l’ensemble du film ou une partie du film. Et par-là même, ce dont on parle [mots indistincts] Alors, dernier point, le rythme…

Carasco : Le rythme ?… C’est un rythme-temps, [68 :00] hein ? Ce n’est pas un rythme métrique évidemment, bon. Ce n’est pas un schéma mathématique, bon, c’est ça ? Le rythme, il est du côté de l’image-temps.

Deleuze : Alors vous voulez, donc, que ce temps obtus soit au-delà de l’image-mouvement et au-delà de l’image-temps [mots indistincts] Oui ?

Richard Pinhas : Avant de passer à la question suivante, moi, je n’ai pas compris les explications entre temps, durée et puis rythme…

Carasco : Ce n’est pas exacte, eh ?

Pinhas : Non, mais expliquez les rapports entre les trois. Là je ne saisis pas.

Deleuze : [mots indistincts]

Pinhas : Non, non, pas… d’accord, elle a trop [mots indistincts]

Deleuze : [mots indistincts] Elle met le rythme du côté du temps non chronologique.

Pinhas : Ça j’ai compris ! Mais qu’est-ce que, qu’est-ce que, du côté du temps non chronologique, à savoir d’une durée pure, d’une durée cinématographique pure, d’un temps propre au cinéma, quels sont les rapports, et quelles sont les définitions de temps, durée et rythme ?

Deleuze : Selon moi, [69 :00] elle, ça lui est égal.

Pinhas : Ah bon ?

Deleuze : Raymonde Carasco, ça lui est égal puisqu’elle a fait une, c’est un tout autre problème… [mots indistincts] c’est tout un autre problème…

Carasco : Non, ça ne m’est pas égal au sens — je réponds, je te réponds, et je pense que l’on est d’accord là-dessus — ça ne m’est pas du tout égal. C’est-à-dire il est évident que pour moi, le concept de rythme, c’est un concept absolument fondamental et central pour penser, disons, ce que j’appelle une poétique du cinéma, c’est-à-dire, parce que mon projet ce n’est pas une logique, je n’en suis pas capable d’abord. Je n’ai pas la formation de faire une logique du cinéma. Ce n’est pas par paresse. Mais ce que je cherche, moi, c’est quelque chose de plus étroit, disons. Ce sur quoi je travaille, ce n’est pas tellement nouveau. Ce que j’appelle poétique, c’est peut-être un terme à [70 :00] réviser, à savoir comment s’est fait, hein, un poïen, comment s’est fait un film, bon. Donc, au niveau d’une poétique, il me semble que le concept de rythme est tout à fait central, fondamental, et qu’il faut le penser.

Eh bien si tu me demandes, « qu’est-ce que c’est que le rythme cinématographique pour toi etc. ? », bien je te dis, j’en ai pour un an, je n’ai pas produit un concept de rythme cinématographique, je suis en train de chercher, mais c’est évidemment un centre de questionnement très, très, très fort, la question du rythme. Donc c’est beaucoup plus une question pour moi qu’un concept déjà fait, tout fait. D’ailleurs ça suppose des tas de choses, d’analogies du côté de la musique, du côté du rythme poétique au sens banal du terme, et le rythme cinématographique, bon, c’est quelque chose de très complexe.

Lucien Gouty : Ce n’est pas assorti au style ?

Carasco : Oui, mais pas seulement. Je pense que la notion de style est insuffisante ; elle est trop étroite. Bon mais ça, c’est peut-être une autre question, je ne sais pas s’il faut parler de ça.

Deleuze: [mots indistincts]

Carasco: C’est pour ça que je [71 :00] te réponds pour te dire que ce n’est pas du tout que c’est évident pour moi. Le rythme, le rythme, c’est une question évidemment. Et c’est à définir et à construire, c’est un concept à construire, peut-être d’ailleurs en fonction des cinéastes, etc., et qu’il y a des typologies des rythmes à faire.

Deleuze : Alors, on revient à… [mots indistincts]

Carasco : Voilà. La question que je me pose c’est… Je m’étais posée cette question, j’avais établi cette distinction à partir de quelque chose qui me va bien chez Duras, c’est-à-dire, un petit texte, au début d’une présentation d’”India Song” [1975], un des rares textes un peu théoriques de Duras sur le cinéma dans lequel elle [72 :00] dit : finalement, écrire un scénario, un découpage, je le fais pour les techniciens, hein, le découpage, plan par plan, mais ce n’est pas… ce n’est pas ça… je n’en ai pas besoin. Je le fais pour le donner aux membres de l’équipe, à l’opérateur, au cameraman, bon, etc.

Deleuze: [mots indistincts] et à l’avance sur recettes justement… [Rires]

Carasco: [mots indistincts, réaction à Deleuze] Bon, et elle dit que finalement, il y a une idée du film. Elle ne dit pas une idée, elle dit qu’il y a une image globale du film, une image globale du film, une image mentale du film, avant même d’avoir commencé à écrire, avant même évidemment de tourner, etc., et c’est ça qui m’intéressait. Et moi, je me dis que dans cette image mentale du film — alors est-ce qu’il faut l’appeler l’idée du film, comme dit Eisenstein, est-ce que c’est la même chose ? Je n’en sais rien — mais enfin, dans l’image [73 :00] mentale du film, on a comme ça une vue de la totalité du film avant même d’avoir donc commencé même à écrire un mot et qu’on commence à écrire quand il y a cette vue. Et ensuite, justement établir, alors à mon avis, ça c’est une espèce, cette vue, c’est ça qui m’intéresse, bon. C’est donc, est-ce un troisième niveau, en deçà de l’image-mouvement ?… pardon, de l’image-durée si on l’appelle comme ça… est-ce donc un troisième niveau ? ou est-ce finalement encore et toujours l’image-durée ? Bon, ça c’est une question que je vous pose. Et que je me pose aussi, hein. Ce n’est pas simplement [mots indistincts]…

Alors, bon évident, là, est-ce que c’est à partir de ça, de cette image donc mentale, de cette vue dont elle dit elle-même que c’est une totalité ouverte ? [74 :00] Et là on est d’accord. Elle prend l’image d’un fleuve qui se jette dans la mer, et puis la mer se jette je-ne-sais-où, et c’est le monde, donc, le film comme totalité ouverte, bon. Il me semble que c’est à partir de ça, de l’idée du film, de la vision globale mentale du film, peut-être l’idée inconsciente — je n’en sais rien si c’est la même chose — eh bien, à partir de ça, moi il me semble que c’est comme ça que le rythme de tel film se déploie. Le fait que l’on va prendre, je ne sais pas qu’on va faire une alternance rythmique de deux plans séquences, et puis d’image-temps, et puis d’autre part, un montage plus bref et sec de deux plans fixes, par exemple, comme dans les premiers Resnais, ou bien le fait que Duras fera son film avec tel ou tel rythme, c’est en quelque sorte complètement second, et c’est déjà décidé, contenu virtuellement dans l’idée du film. Ce qui commande l’idée, le rythme d’un film, ce que j’appelle le rythme d’un film, est le fait aussi que là, on fera un gros plan, et là un plan d’ensemble. [75 :00] On ne se dit pas si je fais un gros plan, je fais un plan d’ensemble. Dans l’idée du film déjà, tout déjà, tout est déjà là. Alors c’est ça, c’est ça c’est qui me semble le [Pause] point de questionnement.

Deleuze : Non, ce n’est pas la même chose. Tu le dis toi-même, il y a une image globale. Moi, ma question, c’était : qu’est-ce qui donnait un caractère auditif à cet au-delà de l’image-mouvement, en un sens, que effectivement tu viens de définir comme non-global, non globalisable puisque c’est, comme dit Barthes, le dedans du fragment et qu’il ne peut se produire que dans le photogramme, c’est-à-dire l’image mentale…

Carasco : Ah, non, non, non, pas du tout… [76 :00]

Deleuze : Alors, ma question, c’est le sens obtus [mots indistincts] est-ce que, au-delà du mouvement du temps, il y a encore une [mots indistincts], c’est-à-dire [mots indistincts]…

Raymonde Carasco : Ou bien c’est une espèce de durée contractée, hein, de durée contractée du film à partir duquel le film, et le rythme du film, va pouvoir se déployer. Bon, alors à ce moment-là, c’est là que je dis que je recule par rapport à ce que j’ai écrit. Je vais parler d’un temps contracté, d’une durée contractée, mais c’est encore du temps et c’est encore de la durée. Bon, et puis comment penser en dehors, si c’est… bon, si j’appelle ça une image initiale du film, globale mais initiale, bon. [Pause] [77 :00] Maintenant ce que je penserais plutôt… Et ça, en plus, ça irait dans le sens de Barthes, parce que Barthes dit : il parle de lecture, hein, de lecture du photogramme, et sa théorie à lui, c’est une théorie de la lecture du photogramme, bon. Et il dit : il y a finalement, dans cette lecture, il y a toujours le sens obvie qui est là. Le sens symbolique et obvie, la communication, c’est toujours là, et le sens obtus, il n’entame pas du tout le sens, bon. Et en quelque sorte c’est ça, ces deux sens ; ils sont dans un rapport de palimpseste, dit-il, et c’est-à-dire un principe… dans un palimpseste, au niveau… un vrai quoi, et pas textuel, et pas analogique comme là, et c’est, paraît-il, un sens qu’il faut gratter. Il y a une couche, on gratte, et puis au-dessous apparaît un autre texte, un double texte. Mais donc il y en un premier qu’il faut gratter, l’autre est dessous, [78 :00] bon. Tandis que dit Barthes…

Deleuze : C’est ça qui a rendu fou Saussure. [Rires]

Carasco : Bon, ben, Barthes dit : il faut, le premier et le second sont invertissables, dans mon photogramme à moi et dans ma lecture du photogramme, dit Barthes. C’est-à-dire il n’y a pas deux sens, et les deux subsistent, et il dit : c’est une disposition très retorse qui implique une temporalité de la signification.

Alors là moi, là je vais sortir de Barthes, et je ne sais pas, je dirai peut-être des choses encore plus [mot indistinct], mais, je suis tombée là sur le texte de Blanchot qu’il y a dans L’Entretien infini [Paris : Gallimard, 1969] qui est le « Parler, ce n’est pas voir », et un moment où Blanchot donne une définition de l’image. Alors il part du rêve, de la fascination qu’on peut avoir sur l’image du rêve, et puis, à un moment donc, dans un moment du dialogue, il parle de l’image, et il arrive à dire qu’il y a toujours une duplicité dans l’image, [79 :00] et que plus haut, comme il dit, plus loin que cette duplicité, il y a ce qu’il appelle le tournant, la torsion, la tournure au sens actif, et à partir duquel la duplicité de l’image pourrait se déployer. Alors je me dis, s’il y a un tournant et une tournure, originels en quelque sorte, avant déjà l’image, de la duplicité de l’image et avant le langage, eh bien, je me dis, c’est quand même du temps, la tournure. Il ne peut pas y avoir tournure, s’il n’y a pas temps. Voilà. Alors c’est pour ça que je dis que je recule par rapport à ce texte. Est-ce que c’est… ?…

Deleuze : La réponse à la question finale posée par Barthes, c’est très cohérent [mots indistincts] … [80 :00] Eh bien, merci mille fois… [Pause] Tu n’as rien à ajouter ?

Carasco : Eh non.

Deleuze : [Propos inaudibles]

Carasco [à Deleuze] : J’espère que je n’ai pas été trop longue, ni trop obscure. Que penses-tu?

Deleuze : Non, non, c’était très clair …

[Pause ; bruit des mouvements; Deleuze revient à sa place près du micro]

Deleuze : Quelle heure est-il ?

Un étudiant : 11h30.

Deleuze : 11h30 ! Mais c’est l’heure de la récréation ! Alors voilà je crois que les points que Raymonde Carasco [81 :00] a dégagés, sont en effet très clairs. Alors ce n’est pas du tout dans l’idée de faire une critique. Ça me renforce et j’avais besoin de son intervention pour vous dire comment, alors du coup, moi j’essaie de comprendre ces trois mêmes problèmes. Alors je ne vois pas comment arranger mon point de vue avec celui de Raymonde Carasco ; ça n’a aucune d’importance, parce qu’on peut maintenir des points de vue.

Premier point de vue, moi je dirais, alors, fini de, fini de biaiser : qu’est-ce que c’est que cette histoire, qu’est-ce que je retiens — Raymonde a très bien dit ce qu’elle retenait elle, de ce sens obtus — ben moi, qu’est-ce que… Comment je le sens, [82 :00] d’après le texte de Barthes ? Il y a une chose qui me trouble, voilà. Je maintiens ce que j’ai dit, je le maintiens. Je ne comprends pas parce que dans le fond, ça ne me dit rien, alors que d’autres textes de Barthes me disent beaucoup.

Mais il y a un truc qui me frappe. C’est dans les deux exemples fondamentaux qu’il donne — j’avais déjà indiqué un jour — il nous dit : c’est très difficile à dire ce que je voudrais vous dire mais voilà, la vieille dame qui clame son chagrin dans l’image ou dans le photogramme spécial, vous vous rappelez, où son bonnet lui est tombé presque sur les sourcils, où il y a la ligne du bonnet, les sourcils, la bouche, les paupières, [83 :00] la bouche, dans une organisation spéciale qui va, dans la série des photogrammes de cette femme qui pleure, eh bien, il y a celui-là où s’incarne le sens obtus, il nous dit quoi ? Il nous dit : comprenez, elle a l’air déguisée. Dans les autres, elle n’a pas l’air déguisée. Dans les autres, c’est une femme qui pleure. Traduisons : c’est une attitude, une attitude, ou c’est une posture. Tout son corps est engagé dans son chagrin, c’est une attitude du corps.

Mais voilà que surgit, d’après Barthes, un photogramme d’une image, pour le moment, disons, insolite, qui disparaîtra, impression qu’elle est déguisée. [84 :00] Vous vous rappelez : « Tous ces traits … ont pour vague référence un langage un peu bas, celui d’un déguisement assez pitoyable ; joints à la noble douleur [du sens obvie] » — car elle a aussi une noble douleur — « ils forment un dialogisme si ténu, qu’on ne peut en garantir l’intentionnalité. » [« Le troisième sens », p. 49 ; aussi Œuvres Complètes, tome III, p. 492] Très fugitif. On a l’impression qu’elle est déguisée. Et il sent à quel point c’est dangereux ce qu’il est en train de dire parce qu’il ajoute : surtout, il ne s’agit pas du tout « de parodie » [p. 51]. Ce n’est pas comme si tout d’un coup, il y avait une parodie de chagrin, une espèce d’imitation. Ce n’est [85 :00] pas une parodie. Ce n’est pas non plus qu’elle n’éprouve pas. Ce n’est pas non plus qu’elle n’éprouve plus le chagrin. Elle éprouve pleinement le chagrin, mais on a bizarrement l’impression d’un déguisement que peut-être, seules, les grandes douleurs donnent.

L’autre exemple, qui alors est, comme Raymonde Carrasco a eu raison de dire que c’était l’exemple essentiel de Barthes, parce que l’autre exemple qu’il donne, laisse encore plus songeur, évidemment. L’exemple qu’il donne, je l’avais dit très vite la dernière fois, c’est lors du couronnement d’Ivan le Terrible, quand dans “Ivan le Terrible” [1945], il y a la scène du couronnement, magnifique scène, avec la pluie d’or que les deux courtisans font tomber sur la tête, sur la couronne, [86 :00] et qui ruissellent sur le manteau d’Ivan le Terrible. Il nous dit : regardez les courtisans. Il dit : voilà. Et c’est dans un texte où il dit, je vais, je vais essayer de vous dire ce qu’est le troisième sens, c’est-à-dire le sens obtus. « Je n’arrive pas à le nommer, mais je vois bien les traits, les accidents signifiants, dont ce signe, [dès lors incomplet] est composé. » — Ecoutez bien – « c’est une certaine compacité du fard des courtisans, ici, épais » –puisqu’il y en a deux, ici dans un cadre, le fard d’un des courtisans, fard épais — « appuyé, là, » — dans le tableau des courtisans — « lisse, distingué ; [87 :00] c’est le nez ‘bête’ de l’un, c’est le fin dessin des sourcils de l’autre, sa blondeur fade, son teint blanc et passé, la platitude apprêtée de sa coiffure, qui sent le postiche, le raccord au fond de teint plâtreux à la poudre de riz » [p. 44, voir aussi Œuvres Complètes, tome III, p. 487]

C’est d’autant plus bizarre de nous dire ça lors d’une cérémonie. Et il nous dit, dans la cérémonie d’ensemble du couronnement du tsar, il y a un photogramme ou quelques photogrammes qui sont particuliers. Il les définit comment ? Les personnages [88 :00] ne sont pas seulement déguisés en vertu de la cérémonie — ça, ça ferait partie du sens obvie — ils ont l’air étrangement déguisés d’une autre façon. Ils sont déguisés de déguisés. Ils sont redéguisés sur le premier déguisement, c’est-à-dire sur le costume de cérémonie. [Pause] Et là aussi ce n’est pas une parodie. Et c’est très dangereux. Il est en train de — et c’est ça qui m’intéresse dans le texte — il est en train de frôler une notion bizarre autour d’un masque pour les deux courtisans ; c’est leur visage est une espèce de masque. [89 :00]

Pour le cas de la vieille, c’est aussi un visage-masque, masque, un déguisement. Mais quel type de masque ? Quel type de déguisement ? Généralement, se masquer ou se déguiser, c’est toujours se masquer d’autre chose ou se déguiser avec autre chose. Et ce serait, en effet, le cas des courtisans par rapport à la cérémonie. Ils ont mis leurs habits de cérémonie tout comme le tsar lui-même a mis son habit de cérémonie. Il est déguisé d’autre chose que soi. Et quand mon visage devient un masque, le masque est autre chose que du visage. [Pause] [90 :00] Voilà, c’est la situation, je dirais « ordinaire ». Est-ce que Barthes n’est pas en train — sensible comme il est — est-ce que sa sensibilité n’est pas en train de dégager quelque chose de différent ? Et est-ce qu’il ne nous dirait pas quelque chose comme : faites attention, il arrive qu’on se déguise avec soi-même ou il arrive qu’on se masque de soi-même. Je peux me déguiser de mes propres habits, de mes habits ordinaires. Mon visage peut se masquer de soi-même sans emprunter un autre visage.

Et j’ai parfois l’impression, en effet, que certains visages [91 :00] deviennent leur propre masque. Quand un visage devient son propre masque, c’est complètement différent de quand un visage se masque. Quand un corps se déguise de soi-même, c’est tout à fait autre chose. Ce n’est plus du tout le cas d’un bal masqué. Dans un bal masqué, bon, je vais m’acheter un masque, je vais m’acheter un costume, et je me masque, et je me déguise en l’autre, en quelque chose d’autre, je me masque de quelque chose d’autre. Là, je me masque de mon propre visage, je me [92 :00] déguise de mes propres habits. En d’autres termes, je me masque et me déguise de moi-même, « de moi-même » au sens de « avec » moi-même. Mon visage est devenu son propre masque. Mon corps est devenu son propre déguisement.

À la limite, c’est une notion incompréhensible, bon, ou bien peut-être qu’il renvoie à des impressions furtives. Quelqu’un, par exemple, je vois quelqu’un, et je me dis : qu’est-ce qu’il a de bizarre aujourd’hui ? Et je ne peux pas répondre parce qu’en un sens, je ne peux répondre qu’une chose : rien ! Il n’a rien de bizarre. Ça veut dire : il n’y a rien qui ne soit pas lui. Et pourtant c’est comme si son visage était devenu son masque. Peut-être que la [93 :00] mort fait ça ? On parle toujours d’un masque de mort, pour parler de choses gaies. Si Barthes n’a pas pris cet exemple, je crois que c’est parce qu’il détestait la mort. Parce que c’est la mort qui me paraît, pour moi, faire au maximum comprendre. Quand la mort saisit le corps, là le visage devient son propre masque. La mort, c’est ce qui nous déguise avec nous-même. Le cadavre récent est déguisé de soi-même. Le masque de mort, c’est le visage lui-même en tant que sécrétant son propre masque. Bon. [94 :00]

Alors là, j’aurais une différence, alors ce serait ma première différence, quant au premier problème qu’on a traité. Moi je dirais, si je peux donner un sens à cette expression de « sens obtus », c’est pour moi que le sens obtus désignerait le moment où je ne suis ni moi, ni l’autre, c’est-à-dire où je ne suis ni nu, ni déguisé, [Pause] mais où ma nudité me déguise de moi-même, si vous comprenez bien le « de ». Je suis déguisé de moi-même exactement comme je vous disais la dernière fois [95 :00] en finissant : Kerouac à la fin de sa vie, se sentant mourir, disait : « je suis fatigué, je suis tanné de moi-même ». C’est moi qui me déguise, moi ! C’est moi qui me fatigue, moi. [Pause] C’est le chagrin de cette femme qui la déguise en femme chagrinée. C’est le contraire d’une imitation de chagrin. C’est le contraire d’une parodie de chagrin. Les courtisans sont déguisés d’eux-mêmes, c’est-à-dire c’est leur costume de cérémonie qui induit un second déguisement sur le déguisement que constituait le costume de cérémonie. Bon alors, je n’y vois rien d’autre. Je n’y vois rien d’autre. [96 :00] C’est donc très différent de ce qu’y voit Raymonde Carrasco.

Seulement qu’est-ce que j’en tire immédiatement ? J’en tire quelque chose qui, pour nous, va peut-être nous ramener à notre problème, à savoir [Pause] : le sens obtus ainsi défini, ce serait bien une limite. Ce serait bien une limite. Mais limite de quoi à quoi ? Ce serait le passage insensible, le passage insensible d’une attitude, [97 :00] le chagrin, à son auto-déguisement, [Pause] c’est-à-dire le gestus. Ou si vous préférez, ce serait le passage insensible de l’attitude quotidienne à la — non pas à la cérémonie — mais à la cérémonisation de l’attitude. Ce serait pour reprendre l’expression d’un sociologue américain, « la mise en scène de la vie quotidienne ». [Pause] [Il s’agit de Erving Goffman, The Presentation of Everyday Life, 1955] [98:00] [Pause]

Reprenons l’exemple de Godard, le plus simple. Une série d’attitudes quotidiennes tendent vers une limite, leur théâtralisation. C’est pas du tout comme un passage de l’attitude quotidienne au théâtre. Ce n’est pas un passage de la vie quotidienne, de l’attitude quotidienne au théâtre. C’est un procès de la théâtralisation de la vie quotidienne. C’est un processus de théâtralisation de l’attitude quotidienne. Alors je retrouve en plein mon problème. On dira qu’il y a une série lorsqu’une suite d’attitudes [99 :00] — par exemple, les attitudes d’une femme ayant du chagrin — tendent vers une limite : la théâtralisation ou la cérémonisation de ces attitudes. Et ces attitudes quotidiennes se réfléchissent dans cette limite. Et il n’y a pas deux termes, le quotidien et la cérémonie ; il y a un processus vraiment vectorisé du passage de l’un à l’autre, c’est-à-dire une théatralisation de l’attitude quotidienne, une cérémonialisation, une mise en scène, de l’attitude quotidienne. [100 :00] Donc, il ne s’agit pas du tout d’une parodie. Je voudrais juste vous, je voudrais juste dire d’avance, avant qu’on se repose un peu, où je veux en venir.

Voilà. Une limite, une limite est, à votre choix, atteinte ou franchie. La suite des attitudes, là, ce que Barthes isole dans un photogramme, c’est la limite dans laquelle se réfléchit la suite antécédente des attitudes quotidiennes de la femme pénétrée de chagrin. Et cette limite, c’est quoi ? C’est que le chagrin la déguise d’elle-même, [101 :00] que le chagrin la déguise, elle-même avec elle-même.

Si vous me suivez un peu, je prends de l’avance sur mon hypothèse. Si c’était ça, on aurait un acquis qui me paraît là très, très considérable, à savoir, dans ce processus, il y aurait nécessairement passage d’un avant à un après. Il y aurait passage d’un avant à un après. Là je ne m’explique pas encore très bien ; je voudrais que vous le sentiez vaguement. [102 :00] C’est-à-dire, une limite est atteinte ou franchie. Il y a l’avant et l’après. Une limite est atteinte ou franchie. Une suite d’attitudes quotidiennes atteigne ou franchissent la limite de la théâtralisation, de la cérémonisation. Il y a dès lors une flèche, c’est un vecteur. Il y a un avant et un après. Il y a un avant et un après.

Mais vous me direz : mais c’est très banal, ça. Oh, mais pas du tout. Mais alors là, pas du tout. Pourquoi ? Parce que c’est un avant et un après sériel. C’est un avant et un après sériel. Qu’est-ce que ça veut dire ça, un avant et un après sériel ? Surtout qu’il ne faut pas les confondre avec l’avant et l’après d’un temps chronologique. C’est formidable [103 :00] ce qu’on est en train de faire. Saisissez. Enfin formidable… [Deleuze rigole] Mais moi, je trouve ça parfait. On est en train d’arracher l’avant et l’après au temps chronologique.

Il y a un avant et un après conformément au temps chronologique. C’est quoi ? Je l’appellerai : le cours du temps. Le cours du temps, c’est la détermination de l’avant et de l’après suivant le temps chronologique. Mais il y a aussi un tout autre avant et après. C’est l’avant et l’après non plus du cours du temps, mais de la série du temps, [Pause] et cet avant et cet après, cette fois, se définissent comment ? [104 :00] Lorsqu’une suite est vectorisée, donc tend vers une limite, qui va définir l’avant et l’après.

Exemple : peut-être parce que c’est l’exemple fondamental, la mise en scène de la vie quotidienne, la mise en scène des attitudes quotidiennes, au sens où elle nous donne cette limite. On passe, on passe, insensiblement, des attitudes au gestus [Pause] qui les, quoi ? Qui les relie, [105 :00] mais qui les relie par après, une fois qu’il est là, c’est-à-dire au gestus qui les ré-enchaîne. Il y a un avant et un après sériel qui ne peut pas se confondre avec l’avant et l’après chronologique. Je dirais, bon, on est déjà loin de — on va retrouver, il faut y aller très doucement là… parce que, ça permettrait de pouvoir dire quelque chose sur l’image-temps justement que je n’avais pas l’année dernière, que je ne tenais pas — pour le moment, on en est juste là : cette idée de l’opération par laquelle on se déguise de soi-même, et en quoi cette opération nous lance dans une espèce de temps vectorisé, de mise en scène, de théâtralisation, par laquelle on passe des attitudes au gestus. [106 :00] Mais on ne passe pas des attitudes au gestus, sans passer d’un avant à un après, mais un avant et un après qui appartiennent à la série du temps et non plus au cours du temps. Bon, ça, il va falloir le… ceux qui ne comprennent pas, ils ne doivent pas beaucoup se troubler.

Je veux dire encore une fois, je veux dire, ce n’est pas comme chez [Jean] Renoir : la vie, le théâtre. Je ne veux pas dire que chez Renoir, ça soit insuffisant. Je veux dire que chez Renoir, c’est un tout autre problème. Là, ce n’est pas du tout ce problème, ce n’est pas la vie, le théâtre. Ce n’est pas où commence l’un, où finit l’autre. Ce n’est pas ça du tout. C’est le procès de théâtralisation qui va ré-enchaîner les attitudes une fois qu’il est atteint. Donc, un avant et un après sériel, qui ne se confondent pas avec l’avant et l’après chronologique. [107 :00]

Vous me direz, bon, eh bien, supposons ça. On oublie pour le moment l’histoire, on reviendra à ça, hein, et on reviendra au photogramme. Mais c’est ça qu’il faut, c’est ça qu’il faut préciser. Où le saisir ? Comment le saisir ? Comment le saisir dans le cinéma ? Je ne m’occupe plus du photogramme pour le moment ; je ne m’occupe pas du photogramme encore, je ne m’occupe pas, je me suis appuyé sur sens obvie, obtus, sens obvie, sens obtus ; je ne peux pas aller plus loin. Ce qui m’intéresse maintenant, c’est ce passage, ce passage sériel qui n’est pas un passage chronologique. Comment on va le repérer ce passage ? Cette limite. Ce passage, ou cette limite, comment on va le repérer ? Comment on va redistribuer l’avant et l’après ? [Pause] En d’autres termes, comment on va distribuer l’avant et l’après, ça revient à dire à nouveau : qu’est-ce que veut bien vouloir dire : se déguiser [108 :00] de soi-même ?… [Interruption de l’enregistrement] [1 :48 :03]

Partie 3

… Eh ben, je vais vous le dire, ce que ça veut dire se déguiser de soi-même, ou vous donner une première réponse. Il faut, pour que ce soit le plus clair possible : se déguiser de soi-même, ça veut dire « fabuler ». Ça ne veut pas dire « mentir ». Supposons, hein ? Ça veut dire fabuler. Ça veut dire : faire légende. Ça veut dire : être pris en flagrant délit. Flagrant délit de quoi, de mensonge ? Non. Être pris en flagrant délit, c’est ça la limite, c’est ça le passage. Être pris en flagrant délit de théâtralisation, [109 :00] être pris en flagrant délit de cérémonisation, être pris en flagrant délit de fabulation. Alors c’est ça qui définirait le moment d’avant et le moment d’après. Vous allez me dire, est-ce que c’est tellement important ? Est-ce que ça suffit, un exemple aussi, aussi, aussi puéril ? Est-ce que ça suffit vraiment pour distinguer un avant et un après sériel ? Eh ben, peut-être bien que oui.

Je fais un saut dans un cinéaste qui n’a rien à voir : Pierre Perrault, le grand cinéaste, un des grands cinéastes du Québec. Qu’est-ce que dit Pierre Perrault ? Il fait un cinéma qu’il appelle lui-même — il dit, moi je n’aime pas bien le cinéma — l’expression « cinéma direct ». On va voir. [110 :00] On va voir. Tout ça, on est relancé alors dans un type de problème presque inattendu à partir, mais on ne fait pas exprès. Pas le cinéma direct, je n’aime pas ça. Moi je préfère appeler ce que je fais, dit-il, « cinéma du vécu ». Bon, mais comment il définit « cinéma du vécu » ? Pas de fiction, pas de fiction préétablie. Ça veut dire quoi alors ? Il va faire du vécu. Il va prendre ses Canadiens là, ses Québécois et puis, et en effet, il a fait des films-reportages. Mais très vite, le reportage, rien du tout. Il rompt avec le reportage. Et sans doute, dès le début, ses reportages étaient autre chose que des reportages. [Sur le « cinéma du vécu » et la « fonction de fabulation », voir L’Image-Temps, pp. 195-197]

Pourquoi est-ce qu’il rompt avec toute fiction ? Il donne une réponse très simple il dit « moi, ce qui m’intéresse c’est quand, c’est mon… [Interruption de l’enregistrement] [1 :41 :00]

… personnage. Bon, ça commence à se préciser parce que c’est une drôle d’idée. Immédiatement notre réaction, ça a été, alors quelle importance ? Que la fiction vienne du personnage ou du cinéaste lui-même, quelle différence ? Et en effet, dans un très curieux dialogue de sourds — puisqu’il n’y a jamais de dialogue de sourds — le cinéaste français René Allio et le cinéaste québécois Pierre Perrault parlent sur leurs problèmes qu’ils estiment, bien d’accord d’ailleurs, être le problème commun. Et Allio dit, à Perrault, moi je ne vois pas ce que tu veux dire. — Voyez ce n’est pas le seul. — Je ne vois pas ce que tu veux dire : je ne vois pas de différence entre une fiction que moi, auteur je fais et dans lequel je fais entrer des personnages authentiques, [112 :00] et toi qui veux des personnages réels authentiques, vécus, et qui veux les faire fictionner. [Voir L’Image-Temps, p. 195, note 30, où Deleuze donne la référence aux entretiens entre Perrault et Allio, Écritures de Pierre Perrault : actes du colloque ‘Gens de parole’ 24-28 mars 1982 (Paris: Edilig, 1983), pp. 54-56)]

Et Allio va jusqu’à dire, et pourquoi que la fiction d’un pauvre indien serait meilleure que la mienne ? Ce qui intéresse Perrault, c’est le moment où l’indien se met à fictionner. Allio répond, et si je faisais, moi, une fiction, pourquoi qu’elle serait moins bonne que celle du pauvre indien ? Pourquoi est-ce qu’il faut que ce ne soit pas toi qui fictionnes mais que tu prennes un personnage réel et que tu le pousses jusqu’au moment où il fictionne ? Voyez, c’est tout notre problème qui est engagé là. Et Perrault lui répond très, très gentiment mais très poliment, et à la manière des Québécois, tu ne comprends rien, tu ne comprends rien. Tu ne vois [113 :00] pas la différence entre ta fiction à toi et la fiction de l’indien ; et la fiction de l’indien, tu ne la vois pas. Allio dit, non je ne comprends pas, je ne comprends pas.

Et Perrault dit, voilà, c’est que quand l’indien se met à fictionner, c’est au nom de ce qu’il appelle, Perrault, une « mémoire fabuleuse ». Voyez, fabulation, fabuleux, là il faut le prendre au sens de fonction de fabulation. C’est au nom d’une mémoire fabuleuse, c’est-à-dire, c’est dans son rapport avec son peuple. Pourquoi est-ce que le rapport avec le peuple passe par la fiction, cette fois-ci, par la fiction du pauvre indien ? En d’autres termes, Perrault, il est en train de dégager une fonction, une idée formidable, la fabulation [114 :00] comme fonction des pauvres, la fabulation comme fonction de l’opprimé, la légende comme fonction de l’opprimé.

Et c’est normal ; il est écrasé par l’histoire. Écrasé par l’histoire, il déchaîne la fonction fabulatrice. La fabulation, c’est quoi ? C’est l’appel à son peuple. Tandis que la fonction du cinéaste, dit Perrault, va de faire voir, la fonction du cinéaste, le cinéaste par nature, c’est quelqu’un de cultivé. Pas tellement d’ailleurs… mais si peu qu’il le soit, il l’est encore. C’est quelqu’un de cultivé. En d’autres termes, dit Perrault — et les termes de Perrault sont splendides — il parle au nom d’un peuple colonisateur. Par nature, il parle au nom d’un peuple colonisateur, le cinéaste. Et Perrault dit, même moi, même moi, qui suis un pauvre Québécois, si c’est moi qu’invente la fiction, [115 :00] vous verrez, s’y glisseront toujours les idées dominantes, c’est-à-dire les idées du peuple colonisateur.

Donc il faut que le cinéaste, même si le cinéaste est originaire du pays, même s’il est Québécois, il faut que le cinéaste pour faire création — c’est une véritable création — amène les personnages réels, c’est-à-dire les pauvres, les opprimés, non pas à dire leur vérité, mais à faire légende, la mémoire fabuleuse. Pourquoi ? Parce que en tant qu’opprimés, ils ont perdu le peuple. Le peuple a disparu, le peuple manque. [Pause] Inventer un peuple qui pourtant existe, dit Perrault, inventer un peuple qui pourtant existe. [116 :00] Ça vaut pour les Palestiniens, ça vaut pour les Canaques, aujourd’hui, ça vaut pour les Québécois.

Ce peuple existe, oui, mais il existe hors de l’histoire, il existe hors du vécu. Il existe où alors ? Il existe, pour autant qu’il faut l’inventer, les deux à la fois. Comment l’inventera-t-on ? La mémoire fabuleuse. Ici il n’y a pas d’histoire, l’histoire est toujours celle du colonisateur. La mémoire fabuleuse, c’est-à-dire il devient essentiel que il n’y ait pas de fiction préalable, mais que l’on passe, de manière insensible, du personnage quotidien vécu comme opprimé à la fonction de fabulation. [Pause] [117 :00] On passe du pauvre indien à son fictionnement, à son activité de faire fiction, de faire légende, et c’est dans son activité de faire légende que se fait le ré-enchaînement avec le peuple, le ré-enchaînement avec son peuple, dans un cas où il n’y a jamais eu d’enchaînement au préalable, parce que c’était un peuple écrasé.

Si c’est bien ça que dit Perrault, il apporte quelque chose de très important dans notre histoire. Voyez, ce passage où on est déguisé de soi-même, de la même manière, le personnage va faire fiction de soi-même. Il ne s’intègre pas dans une fiction préalable. Je vous lis le texte splendide de Perrault, là, le cours passage entre Allio et Perrault. [118 :00] Allio : « la fiction … qui consiste à raconter des histoires qu’on invente, a autant de sens si c’est toi qui inventes ou si celui qui invente est un personnage vrai du film » — voyez, il dit quelle différence ? Alors Perrault ne dit pas sûr, pas sûr — « si l’indien raconte une légende, il se retrouve en état de légender, en flagrant délit de légender. Tandis que la légende proposée comme récit de ce qui est arrivé ne se départage pas du vécu. »

Voyez sous le nom de « cinéma du vécu », Perrault se réclame d’un partage du vécu et de la fiction. Mais il ne s’agit [119 :00] pas d’un partage du vécu et de la fiction tel que il y aurait du vécu et de la fiction. Il s’agit d’un partage tel que, au contraire, le personnage va passer suivant une vectorisation de son vécu à sa fonction fabulatrice, sa mémoire fabuleuse, par quoi il invente en le retrouvant un rapport avec son peuple. Et j’ai exactement la figure de tout à l’heure, il y a un avant et un après, ils se retrouvent. Si l’indien raconte une légende, qu’on me le montre d’abord là, racontant pas de légende. Il traîne sa vie. Et puis, petit à petit, et c’est très subtil dans le cinéma de Perrault, ils se mettent entre eux à raconter une légende. [120 :00] Il y a un avant et un après ; on est passé d’un élément à l’autre. Il y a eu un fictionnement qui est l’équivalent de ce que j’appelais tout à l’heure théâtralisation. Une suite d’attitudes vécues s’est réfléchie dans un fictionnement, dans une fonction fabulatrice. Il y a un avant et un après ; cet avant et un après ne sont pas chronologiques. Ils ne renvoient pas au cours du temps, ils sont sériels, ils renvoient à une série du temps. [Sur cette « fonction », voir L’Image-Temps, p. 290, note 49]

Une série du temps n’a rien à voir avec un cours du temps. La série du temps n’est pas chronologique, et pourtant c’est ça, c’est ça le pseudo-paradoxe auquel je tiens beaucoup et que j’ai raté l’année dernière, et pourtant il y a un avant et un après, et un avant et [121 :00] un après de la série sans que cet avant et cet après doivent se comprendre de manière chronologique.

Reposons. Reposons. Alors, il me faut vraiment alors, soyez gentils, il y en a trois d’entre vous incapables de mensonges. Tiens, toi, hein ? [Rires] Tu vas, tu vas aller prendre un café, hein ? Là-bas, tu vas prendre un café en courant parce que on n’a pas beaucoup de temps. Tu cours, hein ? Tu cours très fort. Tu prends ton café; si la machine est détraquée, tu ne t’arrêtes pas, et tu vas au secrétariat. Et alors si tu as la gentillesse, s’il y a Souzi, Zouzi, tu vois qui c’est ? Tu lui passes hein ? Un autre, j’en voudrais un autre qui fasse pareil, hein, soyez gentils, hein ? [Interruption de l’enregistrement] [2 :01 :57]

[122 :00] Les… non pas les vacances, mais la méditation inter-semestrielle [Rires] va du 9 au 25. Ça fait quinze jours, deux semaines ? Hein ? Du 9 au 25, donc c’est notre dernière séance. Donc il faut tomber sur un point facile à se rappeler, ça va être le diable, ça. Donc nous allons raccourcir cette dernière séance. Haaa. [Pause] C’est le, c’est un quoi le 25 ?

Un étudiant :   Lundi.

Deleuze: Eh c’est un lundi ? tiens ! [Rires] … Attendez on est quel jour-là ? L’escroc, matin du 25. Attendez, est-ce que je lis… oui c’est peut-être 27. [Rires] Bon, ben non, alors, c’est un lundi le 25. Alors c’est [123 :00] le 26, quoi, c’est le 26. Bon…

Oui j’insiste parce que ça me paraît, en tous cas pour moi, c’est important ça. Voyez qu’on est en plein uniquement dans la première question, hein ? Pour le moment, on a complètement laissé tomber l’histoire photogramme et tout ça. Mais donc, je m’intéresse uniquement à ceci : dans cette histoire de cinéma, mal dit, « direct »…

Georges Comtesse: Je voudrais vous poser une question.

Deleuze : Oui… il faut fermer la porte.

Comtesse : A partir de ce qu’a dit Raymonde Carasco sur ce qui pourrait, ce qui pourrait dans le cinéma — ce qui n’a pas été très, très bien précisé — ce qui pourrait déborder l’image-temps et l’image-mouvement, [124 :00] je voudrais prendre simplement quelque chose qui n’appartient pas forcément au cinéma et qui pourrait être traduit, qui a été peut-être traduit au cinéma. Je voudrais parler simplement, pour vous faire sentir peut-être ce qui pourrait déborder justement simplement l’image-temps, je voudrais parler du plus grand défenseur, du défenseur le plus obstiné, ou bien, le gardien le plus acharné de l’ordre du temps, pas de son mode, de son cours, mais de son ordre des séries. Je voudrais parler du névrosé obsessionnel, et surtout, lorsque le névrosé obsessionnel, [125 :00] il est traversé, lui, le gardien de l’ordre du temps, le plus farouche, lorsqu’il est traversé par certains événements littéralement immaîtrisables, par exemple, l’événement d’une tension extrême, d’un conflit qui fait rage en lui, d’une agitation, d’une fièvre, d’un trouble, d’un vertige, d’un trouble vertigineux, c’est-à-dire cet événement ou cette série d’événements où littéralement il est affronté ou confronté à l’étranger en lui le plus obscur ; lorsqu’il est [126 :00] assiégé, assailli, agressé même par l’étranger en lui.

Il me semble que cette série d’événements ne peut plus, littéralement, se réinscrire dans l’ordre du temps dont il est le défenseur. Si il le fait, mais nécessairement il le fera presque toujours, mais presque, si il le fait, ça définit littéralement l’imposture obsessionnelle. Si à l’intérieur de cette imposture il se met à élaborer une théorie philosophique du temps pour justifier l’ordre du temps ou bien trouver un temps ou imaginer qu’il y a un temps avant l’étranger, que l’étranger est une fonction du temps, alors, ce n’est plus simplement l’imposture obsessionnelle à laquelle on a à faire. Dans sa théorie philosophique, c’est la fabulation [127 :00] de l’imposture. C’est tout ce que j’avais à dire.

Deleuze : Si je comprends bien, c’est pour moi, c’est moi qui fais tout ça. Ho ho. Non ce n’est pas moi ? J’ai cru me reconnaître. [Rires]

Comtesse : Ce n’est pas quelque chose qui est nécessairement assignable. Je peux parler de gens que je connais, c’est tout. C’est tout !

Deleuze : Ah oui ! [Rires, y compris Deleuze]

Comtesse : Loin de moi d’avoir l’intention malveillante de vous inclure dedans !

Deleuze : Non non, non non, mais… de toute manière, je ne pourrais pas rentrer là-dedans n’étant pas, n’étant pas névrosé obsessionnel. Et donc je sortais de la catégorie de l’imposture et de la fabulation de l’imposture, à moins je ne dois pas être névrosé obsessionnel. Aussi c’est peut-être Raymonde… ben oui, moi je retiens, je préfère retenir d’une manière [128 :00] plus neutre de ce que tu dis, la possibilité que l’on pourrait faire, comme ça a été fait d’une manière très intéressante, des formes psychiatriques de temporalité en fonction de tout ça. Mais en effet, d’après ce que tu dis, toi tu ne serais pas tellement pour. Bon ben, écoute, je reste incertain ; je sens qu’il vaut mieux ne pas… il vaut mieux glisser. J’enregistre ta remarque, mais en effet, comme tu dis, il faut lui laisser son, son… bien !

De toute manière, ce problème, on le retrouvera moins au niveau de la psychiatrie, pour moi, que au niveau de la politique, lorsque on aura à s’occuper, dans le second semestre, des rapports cinéma-politique par rapport à la pensée, où là vous sentez que, en effet, lorsque Pierre Perrault estime faire un cinéma politique, ben oui. Et à mon avis, ce dont on est en train de parler, [129 :00] c’est ce qui fait la grande différence fondamentale entre le cinéma politique « ancienne manière », sans aucun sens péjoratif, c’est-à-dire des grands Soviétiques, et le cinéma politique moderne. Ça, c’est toute cette histoire que le rapport avec le peuple ne peut passer que par la fabulation, que par la fonction de légende, puisque le rapport avec le peuple, c’est avec des peuples minoritaires, contrairement à ce qui se passe dans le cinéma politique dit classique. En d’autres termes, c’est une manière de répondre à une question : en quel sens le cinéma politique aujourd’hui est-il passé dans le tiers-monde ? Quelle que soit l’importance dans le cinéma politique des trois grands auteurs, des trois plus grands européens, il me semble, Godard, Resnais et Straub, c’est, il m’apparaît certain que le…

Un étudiant : Qui c’est le premier ?

Deleuze : Godard ! [Rires, y compris Deleuze] [130 :00] Il me paraît évident que la source vivante du cinéma politique est en effet dans le tiers-monde, et que ce n’est pas par hasard parce qu’elle répond à un type nouveau du rapport avec le peuple et que c’est ça dont on est en train de parler en fonction de Pierre Perrault. Mais je redouble l’exemple pour que… et pourtant dans des conditions très différentes.

Je prends l’exemple dont on avait à peine parlé, il me semble, l’année dernière ou une autre fois — ou même pas du tout parler ; enfin je ne sais plus — l’exemple de Jean Rouch, puisque lui aussi est comparable à Perrault. [Sur Rouch à ce propos, voir L’Image-Temps, pp. 197-201] En quel sens ? Lui aussi récuse l’expression « cinéma direct », passe pour en faire, à certain moment, à ses tout débuts en a peut-être fait, tout comme Perrault [131 :00] faisait des enquêtes, bon. Mais, qu’est-ce qui est important là aussi chez Rouch ? Voyez, c’est là aussi, le moment, ou la limite — le moment c’est une épaisseur de temps, hein ? C’est une véritable épaisseur de temps. Ce n’est pas un moment-instant, pas du tout un instant — c’est le moment où le personnage se met à fabuler. Et c’est ça, et c’est à ça que vous reconnaissez les grands films de Rouch, exactement comme vous reconnaissez les grands films de Perrault, au moment où la famille québécoise, généralement dans l’œuvre de Perrault les Tremblay, la famille Tremblay, qu’il n’a pas cessé de filmer, les Tremblay se mettent à fabuler, ou l’indien se met à fabuler. Bon.

Chez Rouch, qu’est-ce qui [132 :00] se passe ? C’est quand l’Africain se met à fabuler, quand l’Africain se met à faire légende. Et, ce qu’il saisit, c’est exactement… — c’est pour ça que c’est une manière peut-être de rendre plus clair à force de répéter — c’est une suite d’attitudes qui va se réfléchir dans un gestus. Le gestus, c’est la fabulation, c’est la fonction fabulatrice. Et c’est par l’intermédiaire de la fonction fabulatrice que le Noir, que le Noir africain, va retrouver et réinventer son rapport avec son peuple.

Et là donc, à cet égard, et quoi qu’il y ait des différences évidentes entre Perrault et Rouch, pour moi, leur conception du cinéma est fondamentalement, est fondamentalement la même. Et on le voit, dès les premiers grands films de Rouch. Dans “Les maîtres fous” [1955], qu’est-ce qu’il [133 :00] s’agit de montrer ? Dans “Les maîtres fous” qui est le premier film typique de Rouch ou un des premiers, il s’agit de montrer ceci, c’est des Noirs qui vont prendre des fonctions — comment dire ? — des fonctions… mythiques — je vais vite, j’emploie n’importe quel mot — des fonctions mythiques, des fonctions sacrificielles, des fonctions, des fonctions théogoniques etc. Mais ils sont montrés d’abord dans leur activité quotidienne : l’un est balayeur, l’autre ceci, l’autre cela, et on assiste au passage des attitudes quotidiennes à cette fabulation, à cette cérémonisation, [134 :00] à cette théâtralisation des attitudes qui passent dans un nouvel élément, c’est-à-dire on passe des attitudes au gestus. Le Noir se met, l’Africain se met à fictionner. Le balayeur de rue, le tôlier, le ferblantier n’importe quoi là, ils se mettent — l’employé des postes — il se met à fictionner.

Et ce qu’il s’agit de saisir pour Rouch — pas du tout comme un instant — qui serait une espèce d’instant privilégié, c’est le processus temporel qui n’est plus un processus, là ça devient évident, ça n’est pas le cours du temps, puisque après les maîtres fous se retrouveront, l’un balayeur, l’autre employé des PTT, etc. Il s’agit de tout à fait autre chose, instaurer un avant et un après, qui est celui de la série du temps et pas celui du cours [135 :00] du temps, à savoir les attitudes quotidiennes, qui tendent vers leur gestualisation qui retombe en attitude pour redonner de la gestualisation, etc. Et c’est ça, c’est ça, si vous voulez, les attitudes, le discours qui leur correspond, de nouvelles attitudes, un nouveau discours qui leur correspond, l’un se réfléchissant dans l’autre et fondant la distinction d’un avant et d’un après dans la série du temps, un avant et un après qui ne sont plus chronologiques. Je ne peux pas dire, le Noir était chronologiquement d’abord balayeur avant d’exercer sa fonction dans la mise en scène mythique. Non, ce n’est pas du chronologique. C’est plutôt que l’un est un avant sériel, l’autre un après sériel, et que c’est dans la série du temps [136 :00] que se fait la distinction de l’avant et de l’après.

Autre exemple plus connu — puisque c’est un des films de Rouch le plus connu — “Moi, un Noir” [1958], où cette fois, ça va être la démarche inverse. C’est à travers leurs fabulations que leurs attitudes réelles va être saisie, vont être saisies. Le chômeur d’Abidjan qui s’identifie — mais « identifié » est un mauvais mot — qui se fabule comme agent fédéral, Lemmy Caution, la petite prostituée qui se fabule comme Dorothy Lamour, actrice hollywoodienne, le passage, le retour à leur situation réelle de chômeur et de prostituée, la manière dont ils jugent eux-mêmes [137 :00] la fabulation à laquelle ils se livrent, etc. C’est ce passage sériel de l’avant à l’après, de l’après à l’avant qui va constituer la série du temps.

Dans “Jaguar” [1967], c’est la même chose. Dans “Jaguar”, les trois Noirs partent, et dès qu’ils partent, ils commencent à faire légende, ils se distribuent les rôles, et à travers un voyage, cette fois-ci, il y a presque superposition des deux, des attitudes quotidiennes et de la fabulation, puisque à chaque épisode très plat et très quotidien de leur voyage, ils dressent une fonction de fabulation. Par exemple, l’inoubliable visite des Noirs auprès des « féticheux », si vous vous rappelez, pour ceux qui ont vu « Jaguar », la traversée de la frontière, la découverte de l’argent, avec chaque fois, un [138 :00] « faire légende ». Quand est-ce que le « faire légende » apparaît ? Par exemple, il apparaît déjà oralement lorsque celui qui travaille dans la mine dit, explique à ses copains tout étonnés, il dit : l’argent, eh ben, tu comprends à quoi ça sert, eh ben, voilà, on en met — je crois c’est une mine d’or je sais plus — on en fait des tas — et en même temps, la caméra montre des tas — on en fait des tas, et puis on enferme les tas et puis voilà, alors on enferme les tas.

Ça devient une espèce d’activité fabulatrice formidable, et puis, et puis dans “Jaguar”, aussi lorsqu’ils inventent leur petit commerce de mercerie de bonneterie, c’est vraiment l’attitude quotidienne, il y a le « faire légende », le faire légende qui est quoi ? La formule épatante qu’invente l’un des trois — ça y est, j’ai évidemment [139 :00] oublié la formule inoubliable, oui ? – « petit à petit l’oiseau fait son domaine ; petit à petit », il aurait dit « petit à petit l’oiseau fait son nid », sans intérêt. Ça ne fait pas légende ça, ou plutôt, c’est de la légende préétablie, c’est de la légende toute faite. Non, il a le coup de génie : « petit à petit, l’oiseau fait son domaine » … tiens, c’est curieux ça ne vous fait pas rire ? C’est très… moi je n’ai jamais pu entendre cette formule « petit à petit l’oiseau fait son domaine » sans être saisi d’un joie intense… bien ! [Dans L’Image-Temps, pp. 197-198, Deleuze présente cette phrase ainsi : « l’invention de leur petit commerce sous un titre qui remplace une formule toute faite par une figure apte à faire légende : ‘petit à petit l’oiseau fait… son bonnet’ »]

Et enfin si vous prenez le dernier Rouch, et là je n’ai lu qu’un compte-rendu, il n’est pas encore sorti à Paris, mais ça à l’air d’une merveille là, “Dionysos” [1983], où là donc c’est, c’est la grande synthèse de Rouch, où les dimensions de l’avant et de l’après et le passage de l’attitude quotidienne à faire légende, est décuplée parce qu’en plus, elle serait multipliée par un emploi de la musique peu ordinaire chez Rouch, enfin je dirais que c’est exactement le même cas, [140 :00] à quelque différence près ?

Et pourquoi est-ce que Rouch fait partie d’un cinéma politique et en même temps, comme on dit, comme les Africains lui ont parfois reproché, il est quand même issu des colonisateurs ? Donc ce n’est pas, on ne peut pas dire que ce soit un cinéma africain, mais ce qui le fait être un auteur politique, c’est quoi ? C’est que dans le cas, dans le cas de Perrault, tout est simple, ou dans le cas des cinéastes africains, tout est simple. Il s’agit, en effet, de réinventer un peuple qui existe déjà. C’est très simple. Le leur. Réinventer mon peuple qui existe déjà, ça c’est la formule du tiers-monde, c’est la formule de toutes les minorités, de tous les peuples minoritaires. Et en effet, il faut le réinventer puisque il existe déjà des corps, mais il existe comme écrasé, comme opprimé. Donc réinventer un peuple qui existe déjà, [141 :00] et seconde formule, on ne peut le réinventer que par la fonction de fabulation, par le « faire légende ».

Voyez comment ça rejoint la geste, hein ? C’est ce « faire légende », la geste, le gestus. Le cas de Rouch, qui évidemment est plus complexe, mais a son équivalence, c’est que Rouch a de toute évidence une telle haine ou un tel mépris ou un tel malaise de la civilisation qui est la sienne que, bon, pour lui, il ne s’agit pas de réinventer un peuple qui n’existe pas, il s’agit — un peuple colonisé qui n’existe pas encore ou qui, ou qui existe déjà, il faut le réinventer etc. — il s’agit de fuir le peuple colonisateur dont il fait partie. Et il ne peut le fuir que par l’intercession de l’Afrique, que par l’intercession des Noirs qu’il va filmer, qu’il va filmer dans leur fonction de fabulation.

Et c’est pour ça qu’il ne peut pas y substituer — contrairement à ce que [142 :00] croit Allio — qu’il ne peut absolument pas y substituer une fiction, et que quand dans notre cinéma européen, le faux cinéma politique fait une fiction, même si elle se rattache à des événements vécus, ce n’est pas du cinéma politique, c’est perdu d’avance. Parce que c’est une formule qui valait, qui valait… avant, avant la guerre, c’est une formule qui valait avant la guerre, c’est-à-dire c’est une formule qui valait particulièrement pour les Soviétiques au moment de leur révolution, c’est-à-dire quand ils avaient tout lieu de croire qu’un peuple faisait sa révolution, un peuple qui n’avait pas disparu, c’était la naissance d’un peuple tout comme les Américains filmaient la naissance d’une nation. Mais dans la mesure où cette base classique du cinéma politique s’est écroulée, ça se pose tout à fait autrement maintenant. Donc, voilà. Donc on a ce premier schéma. [143 :00]

Mais alors, vous comprenez que en dehors même, donc, pourquoi est-ce que Rouch appelle son cinéma « cinéma vérité » plutôt que « cinéma direct », voyez que ils n’ont aucune raison d’appeler ça du « cinéma direct ». Ils refuseront tous le mot « cinéma direct ». Peut-être qu’ils auront commencé par du « cinéma direct », mais ensuite ils l’auront dépassé infiniment, puisque ce qui les intéresse, c’est filmer le moment de la fabulation qui distribue dans la série du temps un avant et un après. Ce n’est pas du tout du direct ça. C’est du cinéma que je dirais : cinéma d’attitudes et de gestus, alors que Perrault appelle ça « cinéma vécu ». Du vécu, c’est encore très ambigu et la meilleure formule, c’est évidemment celle de Rouch : « cinéma vérité », cinéma vérité qui, encore une fois, comme l’a dit dix fois, cent fois Rouch, n’a jamais signifié « cinéma de la vérité » puisque, au contraire, c’est la fonction de fabulation à l’état pur, [144 :00] mais, signifie « vérité du cinéma », et la vérité du cinéma, elle consiste précisément dans cette opération qu’on est en train d’analyser selon Rouch.

Alors un pas de plus pour en finir. Je n’ai plus besoin même de me mettre dans la situation spéciale d’un cinéma politique. Ça peut valoir pour… même dans un cinéma d’apparence fictive, où il y aurait intrigue — et c’est ce qu’on a vu, c’est ce qu’on a vu avec, c’est ce qu’on a vu avec la Nouvelle vague, et c’est ce qu’on a vu avec les séries de Godard — qu’est-ce qui se passe ? Vous pouvez avoir un semblant d’intrigue. Vous n’êtes pas forcés de partir d’attitudes réelles de personnages québécois, de personnages africains, etc. Vous prenez des personnages, bon, avec un minimum d’intrigue donnée, par exemple “Pierrot le fou” dans Godard, quoi, [145 :00] l’héroïne de “Une femme est une femme”, bon.

Mais ce qui importe, c’est, vous allez faire votre opération qui, à mon avis, dérive de ce cinéma mal dit « direct ». Encore une fois, ce que Godard doit à Rouch, moi, ça me paraît immense. Godard l’a, l’a toujours dit. Qu’est-ce que vous allez faire ? Eh ben, pour obtenir un effet semblable à celui que nous venons d’analyser, vous faites un cinéma d’attitudes : ça n’est ni du vécu, ni de l’action. Vous faites un cinéma d’attitudes. Ces attitudes, précisément pour les dégager comme attitudes quotidiennes, c’est les attitudes quotidiennes de la Nouvelle vague. On va partir d’une série d’attitudes quotidiennes de la Nouvelle vague.

Bon, à la limite même des attitudes quelconques [146 :00] – rappelez-vous… je mélange tout parce qu’on n’a plus le temps — pensez à [Yasujiro] Ozu. Ozu, il dit : pour commencer un film, qu’est-ce que je demande ? Voir vaguement la silhouette des personnages et une conversation quelconque, et tout part de là, une conversation quelconque complètement quotidienne entre une vague tête qu’ils ont et une conversation quelconque, bon, et tout part de là. Alors, dans le cas de « vous prenez des attitudes quotidiennes », il faut que vous ayez une idée, il ne faut pas que vous, que… il faut qu’elles s’imposent pour vous. Vous n’avez pas d’histoire, ou l’histoire, elle naîtra des attitudes. Elle naîtra des attitudes. Et puis, vous les faites tendre vers une geste. [147 :00] Vous les vectorisez sur, en direction d’une geste, c’est-à-dire de ce déguisement de soi-même. Pas d’un déguisement qui serait autre chose, mais ce processus de déguisement de soi-même ou, ce qui revient au même, ce processus de fabulation. Et vous obtenez votre série, [Pause] vous obtenez votre série qui va de l’attitude au gestus.

Alors chez Godard, ça va donner, en effet, bon, la théâtralisation, par exemple, la théâtralisation [148 :00] des attitudes quotidiennes dans “Une femme est une femme”. Dans “Pierrot le fou”, bon, ça donnera le passage au poème chanté, à la balade, ou au théâtre, ou à la scène de théâtre improvisée. Dans tout ça, vous avez exactement le même passage, de l’attitude à la mise en scène en acte, à la mise en scène de l’attitude quotidienne, c’est-à-dire au gestus qui va ré-enchaîner les attitudes et qui va vous lancer dans une autre, dans une autre suite d’attitudes.

Et alors à ce niveau, on l’a vu, il n’y a pas que Godard va se dessiner, il me semble, ce qui définit la Nouvelle vague, l’après Nouvelle vague, c’est-à-dire mais tout un cinéma qu’on doit et qu’on pourrait appeler maintenant « cinéma des [149 :00] attitudes et du gestus » [Pause] et, si vous voulez, qui transpose sur un autre plan ce qu’on vient de voir dans le cinéma politique de Perrault et de Rouch. Alors, si vous voulez, je considère que, pour bien fixer les choses — je n’ai pas fini ce point parce que… je l’achèverai ; vous voyez que c’est un point de notre programme du premier semestre puisque on avait lancé le thème du cinéma des corps et des attitudes, en rapport avec le gestus, là on est en train de remplir ce… — mais, c’est dans le cadre de notre première question, notre première question était : qu’est-ce c’est, en effet, que ces images qui sont comme une opération par laquelle quelqu’un se déguise de soi-même ? [150 :00] Et on l’a prolongée alors dans une direction, il me semble, très différente de celle de Barthes en répondant : eh ben, oui, c’est le moment où quelqu’un est pris en flagrant délit de fabuler, ou est pris en flagrant délit de légender, y compris dans la dimension politique fondamentale de cette activité.

Au point que je me dis, ah ben oui, à la rentrée il faudra dans notre souci de rapprocher les textes philosophiques, il y a un grand auteur, enfin qui nous est cher, Bergson. Dans son dernier livre, Les deux sources de la morale et de la religion [Paris : Alcan, 1932], Bergson consacre une importance énorme à quelque chose qu’il découvre, qu’il est le premier à définir ainsi, et qu’il appelle la « fonction fabulatrice ». Donc on aura sûrement à voir la Nouvelle vague et l’après Nouvelle vague, mais aussi [151 :00] le thème de la fonction fabulatrice, et voir s’il n’y a pas une fonction fabulatrice fondamentale dans le cinéma qui, à ce moment-là, serait complètement différente de la fonction fabulatrice des autres, des autres genres, précisément parce qu’elle se définirait par le passage de l’attitude au gestus et que ce serait ça la vraie fonction fabulatrice, en tous cas la fonction fabulatrice au cinéma. Voilà, je vous souhaite des vacances qui soient des vacances de travail. [Fin de l’enregistrement] [2: 31: 32]

 

Notes

For archival purposes, the three excellent transcripts by the Paris 8 team were corrected (given the difficulty of transcription due to the microphone placement) in June 2020. The augmented version of the complete transcription with time stamp was completed in September 2021. Additional revisions were added in February 2024.

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