November 6, 1984

And the last time I said, well, it was in three ways that the first cinema launched these declarations, which today, once again, seem to us a bit like museum statements. On one hand, it was cinema as a new thought, on the other hand, cinema as art of the masses, on the other hand, finally, cinema as universal language, or sometimes what they named “proto-language”.

Seminar Introduction

As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.

For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.

English Translation

Edited
Godard, Bande a part
Jean-Luc Godard, Bande à part (Band of Outsiders), France, 1964.

 

Emphasizing again the ambitions of cinema’s misunderstood pioneers, Deleuze speaks to the need to examine the linguistic question in cinema as it relates to “universal language” as well as a possible new relationship between thought and cinema. He first focuses on the different facets of the automatic nature of the cinematographic image, i.e., its connections to unconscious and subconscious mechanisms of thought and psychological automatism, linking this development (through Spinoza and Leibniz) to Valéry’s Monsieur Teste and to Heidegger, thereby deriving through a kind of thought-shock, a noochoc, two types of automata – psychic and spiritual — corresponding to the image of thought. Then, with reference to reflections on depth of field from Alexandre Astruc, Deleuze starts to study the consequences of mutations in the image of thought within the cinema-thought relationship. First outlining a series of four mutations — first, the substitution of belief for knowledge (le savoir); second, substitution of an outside for an intimate sense or an inside; third, reversal of relations between thought and the bod; fourth, mutation of our relations with the brain – Deleuze indicates diverse corresponding examples in cinema, and then provide corresponding pairs of philosophical examples: Pascal and Hume; Kant and Fichte; Kierkegaard and Nietzsche; Charles Renouvier and Jules Lequier. He limits himself to Hume and Kant, leading him to present the contemporary breakdown, both internal and external, of our belief in the world, referring to the revolution in the interior monologue created by Dos Passos. With cinema as a possiblev attempt to return us to a belief in the world, he refers to Godard’s work for whom the world itself is “cinéma”, and also proposes Rossellini as a filmmaker who lived this example and who demanded from art an ethics, that is, a way to create a link between humans and this world, through a “cinema of belief”, not a “cinema of knowledge”. [Much of this development corresponds to section 2 of The Time-Image, chapter 7.]

Gilles Deleuze

Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985

Lecture 02, 06 November 1984 (Cinema Course 68)

Transcription: La voix de Deleuze, Noé Schur (1ère partie); SD, transcription, correction and revision (2ème partie), et Clara Ghislain (3ème partie); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale

English Translation Forthcoming

French Transcript

Edited

Gilles Deleuze

Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985

2ème séance, 06 novembre 1984 (cours 68)

Transcription : La voix de Deleuze, Noé Schur (1ère partie); SD, transcription, correction et relecture (2ème partie), et Clara Ghislain (3ème partie) ; révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale

Partie 1

C’est évident que je vous demande beaucoup de patience puisque nous sommes en train de construire notre programme. En même temps, ça ne va pas vous échapper que, en même temps que nous construisons ce programme, nous l’entamons déjà. Donc ce n’est pas tellement une patience. Alors notre point de départ, ben, notre point de départ la dernière fois, il était très simple : ça consistait à se donner un ensemble de déclarations splendides des premiers grands auteurs de cinéma, et qu’on relit toujours — si on les relit — qu’on relit avec beaucoup de passion, mais en même temps en se disant, eh ben, c’était le bon temps, c’est-à-dire que plus personne n’y croit. Mais notre question, c’est déjà : en quel [1 :00] sens plus personne n’y croit ? Pourquoi plus personne n’y croit ? Et puis, est-ce que ça veut dire que nous avons renoncé, à force de lassitude et de médiocrité du cinéma, que nous avons renoncé à établir tout rapport d’un type nouveau entre le cinéma comme discipline et la pensée ?

Et la dernière fois, je disais, ben, c’est de trois manières que le premier cinéma a lancé ces déclarations qui aujourd’hui, encore une fois, nous paraissent un peu des déclarations de musée. C’était, d’une part, le cinéma comme nouvelle pensée, d’autre part, le cinéma comme art des masses, d’autre part, enfin, le cinéma comme langue universelle, [2 :00] ou parfois disaient-ils, proto-langage. [Pause]

Alors on peut invoquer bien des choses, on l’a vu, pour ébranler cette confiance qui était celle des premiers grands auteurs, notamment concernant la langue universelle. Et parmi les lieux communs qui nous viennent tout de suite à l’esprit, le fait que le cinéma soit devenu parlant a évidemment mis en question sa prétention à être une langue universelle. Plus encore, la linguistique, quand elle s’est mise à inspirer la critique du cinéma, quand elle a inspiré une certaine conception critique du cinéma sous forme de [3 :00] sémiologie, [Pause] a pris pour cible, pour objet de sa critique, l’idée supposée naïve de langue universelle et a prétendu appliquer ou devoir appliquer au cinéma, des catégories du langage infiniment plus précises qui le destituait de sa prétention à être une langue universelle.

Mais enfin, ce n’est pas un événement intellectuel malgré tout, comme l’analyse linguistique, à supposer même qu’elle ait été bien faite, ce n’est pas un événement de cette nature qui explique que nous ayons perdu la croyance au cinéma comme nouvelle pensée, comme art des masses, comme langue universelle. Et je disais que, [4 :00] conformément aux remarques de, à la fois de Serge Daney et de Paul Virilio, il y avait un événement qui nous concernait d’infiniment plus près, ne serait-ce que celui-ci : le cinéma comme art des masses supposait que les masses deviennent de véritables sujets. [Il s’agit du texte de Daney, La rampe (Paris : Cahiers du cinéma/Gallimard, 1983), et de Virilio, Logistique de la perception, Guerre et cinéma 1 (Paris : Cahiers du cinéma/Editions de l’étoile, 1984 ; éd. augmentée, Le Seuil, 1991) ; sur Daney, voir L’Image-Temps, pp. 230-231, et sur Virilio, p. 214, note 16]

Et c’est vrai non seulement d’un point de vue d’un cinéma révolutionnaire du type [Sergei] Eisenstein, mais c’était vrai pour [Abel] Gance aussi. Or, il n’y a pas besoin d’expliquer longtemps que les masses ont continué à ne pas devenir sujet ; [Pause] que bien plus, le cinéma a participé très fort à leur mise en condition, et que finalement, une mise en scène [5 :00] politique a rivalisé avec la mise en scène cinématographique, et s’en est servie. Et que bref, en gros, que ce qui a sonné le glas des ambitions premières du cinéma, c’est [Pause] le fascisme ordinaire, [Pause] et comme dit Daney, les grandes manipulations d’état, les grandes mises en scène d’état. [Pause]

Reste que, si vrai que ceci soit, on se trouve devant deux problèmes : quand même, d’où venaient [6 :00] ces espérances du premier cinéma et en quoi consistaient-elles ? [Pause] Notamment, je disais, il nous faudra un examen assez précis des rapport langue-langage-cinéma, pour régler cette question d’une langue universelle. Mais pourquoi et d’où venaient et comment se développaient ces espérances d’un cinéma, nommons-le par commodité, « classique » ?

Notre deuxième problème, du côté de l’autre versant : quelle qu’ait été cette bizarre alliance que Virilio analyse si bien, la grande alliance Hollywood-fascisme — ce qui ne veut pas dire que Hollywood ait été fondamentalement fasciste ; ce qui veut dire que le fascisme [7 :00] a rivalisé avec Hollywood, et s’est vécu, au moins dans la tête de Goebbels, comme rivalisant fondamentalement avec Hollywood, c’est-à-dire faisant une mise en scène d’état comme on n’en avait jamais vu, et comme les studios d’Hollywood ne pouvaient pas y arriver — ben, de l’autre côté du versant, c’est, une fois dit que notre cinéma moderne, après la guerre, a renoncé et même s’est constitué sur la base de ce renoncement, à la grande mise en scène hollywoodienne, et a fondé toutes ces découvertes nouvelles — pensez au Néoréalisme italien — sur cette rupture, eh ben, dans ce nouveau versant que le cinéma explorait, est-ce que ne se tissait pas [8 :00] un nouveau rapport cinéma-pensée d’un type très particulier, très différent du premier rapport ? Et c’est ça qu’il nous faut.

Or, la dernière fois, j’ai commencé à dire une chose très simple : pourquoi est-ce que le cinéma pensait et estimait dès ses débuts avoir une affaire particulière avec la pensée ? Et ma réponse, elle est très décevante, à force d’être simple, mais peut-être que c’est au fur et à mesure qu’on s’apercevra qu’elle n’est pas si simple. Je disais, le propre de l’image cinématographique, c’est d’être automatique. [Pause] [9 :00] C’est la seule, ou c’est la première image automatique, c’est-à-dire douée d’auto-mouvements. [Pause] D’autre part, l’image de la pensée — j’ai essayé d’expliquer la dernière fois en quoi la pensée présupposait une image d’elle-même irréductible à ses méthodes, c’est-à-dire préexistant à toute méthode, et préexistant à tout fonctionnement de la pensée suivant une méthode — eh bien d’autre part, l’image de la pensée était inséparable de deux automatismes. [Pause] Dès lors, loin que le caractère automatique de l’image – comprenez, l’idée [10 :00] qui est toute simple — loin que le caractère automatique de l’image est destitué de la pensée, de son pouvoir, comme le pensaient certains à l’époque du début du cinéma, le caractère automatique de l’image cinématographique allait rencontrer une fois et deux fois [Pause] le caractère automatique de la pensée.

Et je disais le premier caractère automatique de la pensée, nous le connaissons tous. [Pause] Nous le connaissons tous, sans bien savoir si l’on peut fonder sur lui une catégorie consistante. [11 :00] Pourquoi ? Tellement les zones d’automatisme, les figures d’automatisme sont elles-mêmes variées, on peut toujours les grouper sous la rubrique générale : les mécanismes inconscients ou subconscients de la pensée. Les mécanismes inconscients ou subconscients de la pensée, bon, d’accord, on a vu, ça allait des états de rêve à des états très différents : suggestion, somnambulisme, délire. [Pause]

Et sans doute, entre tout ça, il y avait des transitions très subtiles, bon. Mais je ne sais pas moi, pour mon compte, on ne sait pas encore, s’il y a lieu de former à ce niveau un concept consistant d’automatisme. [12 :00] S’il y a lieu, on pourra l’appeler « automatisme psychologique » ou « automatisme mental », sans savoir encore combien de phénomènes et lesquels cette catégorie recouvre. La tentative pour constituer un concept consistant d’automatisme psychologique a été faite, je disais, par [Pierre] Janet, [Pause] à un moment contemporain du cinéma, sans aucune influence du cinéma, je veux seulement marquer la rencontre, et vers la même époque par [Gaëtan de] Clérambault sous le nom d’« automatisme mental ». La grande différence étant que chez Clérambault, l’automatisme [13 :00] mental est avant tout neuro-psychique et non pas simplement automatisme psychologique, comme le voulait Janet. [Pause]

Pour que vous voyiez mieux à quel point déjà nous sommes en train de grouper des choses dispersées, je dis : mais d’autre part, à la même époque aussi, ou à partir de la même époque, se faisaient de plus en plus des tentatives pour exprimer, avec tout le vague de la notion d’expression, un automatisme proprement psychologique, ou si vous préférez les mécanismes inconscients de la pensée. Et la tentative littéraire pour exprimer se faisait de, de tels mécanismes, [14 :00] se faisait dans des horizons divers, d’une part, du côté du Surréalisme avec l’écriture dite automatique, [Pause] et je ne retiens là de l’écriture automatique que vraiment le plus grossier, c’est, c’est petit à petit qu’on verra ce que c’est l’écriture automatique. D’autre part, avec… [14 :33] [Interruption de 43 secondes ; on entend le bruit des mouvements indistincts, Deleuze attendant patiemment sans parler] [15 :00] d’autre part, avec [James] Joyce et le monologue intérieur, [Pause] et les deux sont déjà très différents, quitte même à ce qu’on ajoute des tentatives plus récentes, par exemple, le « cut-up » chez [William] Burroughs, [Pause] qu’il faudrait aussi confronter à ces tentatives.

Or, voilà, et voilà que le cinéma dès ses débuts s’estime à tort ou à raison plus apte [16 :00] que la littérature même à exprimer l’automatisme psychologique et les mécanismes inconscients de la pensée. Et j’insiste, parce que je voudrais que vous y réfléchissiez : moi, ça me paraît évident que ce n’est pas par hasard que, d’une part, à la fois, l’image cinématographique est une image automatique et que le cinéma dès ses débuts se remplit de personnages qui sont soit des zombies, [Pause] soit des somnambules, soit des suggestionnés, soit des automates. [Pause] Ce n’est pas par hasard que dès le début, le cinéma s’estime en état d’affronter les phénomènes du rêve, [17 :00] de la confusion mentale, du délire, [Pause] et même de la fameuse vision des pendus et des noyés, bon.

Vous reconnaissez tout de suite les grands thèmes de l’Expressionnisme allemand. Vous reconnaissez également, je disais la dernière fois, les grands thèmes de l’école française d’avant-guerre, [Pause] où [Jean] Renoir poussera sans doute particulièrement loin le peuplement de l’image cinématographique par l’automate. Mais vous trouverez, vous trouverez des éléments de ce goût du cinéma français pour l’automate mécanique [18 :00] chez tous les grands auteurs, à commencer par [Jean] Vigo, par exemple. Et je dis, comprenez que, un cinéaste aussi moderne que [Robert] Bresson, lorsque aujourd’hui il développe sa fameuse théorie du modèle cinématographique par opposition à l’acteur de théâtre, ce n’est pas par hasard s’il fonde le caractère de base de ce qu’il appelle le modèle cinématographique sur l’automatisme quotidien. [Pause] [Il s’agit du texte de Bresson, Notes sur le cinématographe (Paris : Gallimard, 1975) ; sur Bresson et l’automate, voir L’Image-Temps, p. 233 et note 42]

C’est pour moi déjà une différence fondamentale entre le cinéma et le théâtre. Il n’y a pas de théâtre des zombies, il n’y a pas de théâtre des automates. Vous me direz, mais si, il y en a. Il n’y a pas de théâtre des somnambules. Si, il y en a, bien sûr, [19 :00] il y en a, mais il y en depuis quand ? À mon avis, il y en a depuis qu’il y a le cinéma. [Pause] On a beau dire que le fameux “Docteur Caligari” [1920], c’est encore du théâtre de, c’est encore du décor de théâtre : d’une part, ça ne me paraît pas évident, d’autre part, l’intrusion du délire, de l’automate, du sumnam… du somnambule, comme personnage principal signe un néo-expressionnisme proprement, non un expressionnisme proprement cinématographique. Et je crois que Bresson a fondamentalement raison lorsqu’il dit — il ne fait pas une théorie du modèle par opposition à l’acteur en général — il fait une théorie du modèle comme chose proprement cinématographique [20 :00] par opposition à l’acteur comme personnage proprement théâtral.

Donc il y a un lien entre la spécificité de l’image cinématographique en tant qu’elle est automatique et les contenus que le cinéma va brasser. Ça me paraît tout à fait évident et confirmer notre première, notre premier point de départ : bon, rencontre fondée entre l’image cinématographique et les mécanismes inconscients de la pensée ou l’automatisme psychologique. [Pause] Et c’est déjà à ce niveau que le premier cinéma noue une sorte, noue une sorte d’alliance, de noces [21 :00] avec la pensée.

Voyez, si vous me suivez, qu’est-ce que je suis en train de faire quand je parle d’une construction de programme ; voyez dans cette partie, si minuscule qu’elle soit, on a réuni déjà beaucoup de directions de recherche, et quand je vous dirais ce que j’attends de vous, ce sera encore plus simple, puisque rien que pour ce thème qui me paraît avoir sa cohérence, on a une direction psychiatrique, une direction littéraire, et une direction proprement cinématographique.

Mais je dis, « automatisme » a toujours signifié autre chose aussi, du côté de la pensée. Je dirais que le premier automatisme, c’est quoi ? C’est, il définit l’automatisme psychologique, du rêve à la suggestion, à tout ce que vous voulez, [22 :00] il définit une espèce de matière noétique, une espèce de chaos noétique, « noétique » signifiant ici uniquement : ce qui sollicite la pensée, ce qui s’adresse à la pensée, un objet qui s’adresse à la pensée. [Pause] Mais l’automatisme avait aussi un tout autre sens, et cette fois-ci, c’était un automatisme grandiose, un automatisme logique, et non plus psychologique. Et la pensée se revêt comme capable d’instaurer un automatisme logique qui conjurerait l’erreur.

Et quand est-ce que la pensée [23 :00] est entrée dans ce rêve d’un automatisme logique qui conjurerait l’erreur ? C’est une vieille histoire, mais pas tellement vieille — car, je crois, on peut toujours trouver des… — elle commence avec le 17ème siècle, [Pause] et c’est [Baruch] Spinoza, dans le Traité de la réforme de l’entendement [1677], qui lance sa grande formule, que l’on arrive… ce que, dit-il, ce que, dit-il, les Anciens n’ont pas conçu — ça veut dire clairement, je romps avec Aristote — ce que les Anciens n’ont pas conçu. Pourtant ils en ont conçu, [24 :00] les Anciens, dans le développement des syllogismes, dans une logique déjà formelle ; ils ont conçu beaucoup de choses. Ben, voilà que Spinoza nous dit, ce que les Anciens n’ont pas conçu, à savoir, saisir la pensée comme un automaton spirituale, et lancer la grande formule : la pensée comme automate spirituel. Inutile de vous dire qu’on n’est plus du tout du côté de l’automatisme psychologique. On est passé dans un automatisme logique.

Je veux dire, à la limite, pour tout simplifier — mais c’est des simplifications qui doivent vous faire frémir — à l’horizon pointe l’ordinateur, ou le cerveau artificiel, [25 :00] tout ce que vous voulez. Pointe à l’horizon, peut-être un horion relativement proche. Mais enfin il faut être prudent. Il ne s’agit plus d’une matière noétique qui constituerait l’automatisme psychologique ; il s’agit cette fois-ci d’une forme de noèse. La noèse étant l’acte de penser, l’automatisme va être la forme de la noèse. [Pause] C’est comme un automatisme supérieur. [Pause] Et voilà que Leibniz est tellement, tellement séduit par le mot de Spinoza qu’il le reprend, et que dans un texte, Système nouveau de la nature [1695], vous retrouverez l’affirmation de la pensée comme [26 :00] automate spirituel ou mental. Voyez, surtout, alors qu’il ne faut pas mélanger l’automatisme mental de Clérambault qui renvoie à l’autre aspect de l’automatisme, et puis l’automatisme mental ou spirituel de la pensée classique qui prétend, au contraire, fonder l’ordre des raisons et l’ordre de la logique au sein de la pensée. [Sur l’automate spirituel chez Spinoza et Leibniz, voir la brève référence dans L’Image-Temps, p. 217, note 19]

Eh ben, essayons rapidement de voir : qu’est-ce qu’il entendait, Spinoza, par l’automate spirituel ? La pensée est en nous comme un automate spirituel. Il voulait dire ceci : c’est que la pensée a la possibilité d’enchaîner ses propres pensées suivant un ordre purement formel, c’est-à-dire [27 :00] indépendant de la nature des objets qu’elles représentent. C’est ça du formalisme. On ne considérerait ni l’existence ni la nature des objets, dont la pensée forme l’idée, et l’on enchaînerait les idées les unes aux autres, suivant des rapports de nécessité, suivant des rapports de nécessité interne, indépendamment du contenu représentatif des idées. On ne considérerait que la forme de l’idée, et les enchaînements formels des idées indépendamment de la nature des objets qu’elles représentent constitueraient l’automatisme spirituel.

Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? [28 :00] Je dis, c’est d’une certaine manière ce qu’on appelle l’« ordre démonstratif ». [Pause] Il faut croire donc que Spinoza avait des raisons de penser que l’ordre démonstratif n’avait pas atteint son plein développement formel même chez un Grec comme Euclide, [Pause] et qu’il fallait lui donner de nouveaux caractères qui en fondaient la formalisation. Quels étaient ces caractères ? Très simple. Spinoza nous dit : de quelle manière une idée renvoie-t-elle à une autre idée indépendamment du contenu, c’est-à-dire de quelle manière une idée renvoie-t-elle formellement à une autre idée ? [Pause] Sa réponse est toute simple, [29 :00] et ça fondait toute une géométrie à l’époque, exigence d’une géométrie génétique, à savoir, où les définitions seraient des définitions génétiques.

En d’autres termes, une idée ne devait pas être rapportée à l’objet qu’elle représentait, elle devait être rapportée à sa propre cause, et l’automatisme spirituel, c’est l’enchaînement des idées suivant les causes et effets. Pas suivant les causes et effets des choses, mais toute idée a une cause qui est une autre idée. Et l’enchaînement des idées à partir des définitions et en fonction des définitions génétiques constitue un formalisme. Ça veut dire quoi ça ? J’ai l’idée de cercle. Peu importe [30 :00] encore une fois qu’il y ait des cercles ou qu’il n’y en ait pas dans la nature. Peu importe. Bien plus, peu importe la nature du cercle tel qu’il est dans la nature, c’est-à-dire les causes du cercle. [Pause] J’ai l’idée de cercle comme figure, [Pause] ou lieu des points situés à égale distance d’un même point appelé centre. Je réclame la définition génétique du cercle [Pause] parce que « lieu des points situés à égale distance », c’est bien une définition, mais c’est l’idée de cercle, c’est tout ; c’est l’idée de cercle. [31 :00] La définition en génétique, c’est quoi ? C’est : mouvement d’une droite autour d’une de ses extrémités. [Pause]

Remarquez, et Spinoza insiste là-dessus, jamais un cercle n’a été fait comme ça dans la nature, à supposer qu’il y ait des cercles dans la nature, chose encore une fois dont on ne s’occupe pas. En tous cas, on est sûr d’avance qu’ils n’ont pas été fait comme ça. [Pause] Jamais la physique ou la nature ne procède avec une droite — parce qu’une droite, c’est une idée, c’est une pure idée — mobile autour d’une de ses extrémités. Donc je vais rattacher l’idée à sa propre cause en tant qu’idée. [32 :00] J’aurais un enchaînement d’idées. … [Interruption de l’enregistrement] [32 :04]

… mouvement d’un demi-cercle autour de son axe, [Pause] etc. J’enchaînerai les idées dans l’ordre dû, comme dit Spinoza, l’ordre dû, indépendamment de l’existence de leur objet, indépendamment de la nature de leur objet. Pourquoi ? Parce que l’idée aura une nature formelle qui lui est propre. Et l’idée prise dans sa nature formelle, c’est quoi ? [Pause] C’est l’idée rapportée à sa propre cause, cette cause étant parfaitement fictive du point de la nature, mais quoi ? Mais en revanche, n’étant pas fictive du point de vue de ma [33 :00] puissance de pensée. L’enchaînement formel des idées sera donc sous la dépendance d’une puissance de pensée, puissance de l’automate spirituel. Voilà, c’est tout.

Remarquez qu’on ira encore plus loin dans ce sens, car Spinoza ne s’occupe pas — ce qui intéresse Spinoza, c’est une géométrie génétique — il ne s’occupe pas de la nature de l’objet représenté par l’idée. Ça n’empêche pas que chez les idées gardent chez lui une nature interne : le cercle, la sphère, la droite. On peut concevoir d’aller plus loin, à savoir : qu’est-ce qui se passe [34 :00] si l’on ne considère même pas la nature de la chose dont on pose l’idée, ou plutôt si on ne considère même pas la nature de l’idée même ? [Pause] C’est autre chose, mais est-ce que ce n’est pas une autre figure de l’automate spirituel ? Je veux dire, à la limite, on a quitté le formalisme pour entrer dans quelque chose d’autre, mais qui réalise peut-être encore mieux l’automate spirituel que le formalisme : on est entré dans le domaine de ce qu’on appellera bien plus tard « l’axiomatique ». [Pause] Là, on considère des éléments dont la nature n’est pas spécifiée.

Qu’est-ce que ça veut dire, ça : considérer [35 :00] des éléments dont la nature n’est pas spécifiée ? C’est très simple ce que je veux dire. C’est que, pour que vous ayez le sentiment de la différence entre formalisme et axiomatique, c’est, je veux dire, c’est l’occasion que, enfin pour ceux, il y en a qui le savent déjà ; pour d’autres, c’est l’occasion de savoir quelque chose, quoi. Ben, ce n’est pas difficile ; supposez que je vous dise, hein, ce n’est pas difficile à comprendre. Voilà, je vais vous dire : quels que soient les éléments considérés, je réclame [Pause] « e R x ». — vous me direz c’est de l’algèbre ; non, ce n’est pas de l’algèbre… peut-être, il a fallu l’algèbre, mais peu importe — « e R x = x R [36 :00] e = x ». Pas difficile hein ? Grand « R » veut dire relation. Donc « e Relation x », « x =… »… « x Relation e = x ». Voyez, est-ce que c’est des cercles ? Est-ce que c’est des sphères ? Est-ce que c’est des droites ? Je ne considère même plus la nature formelle de l’idée.

Alors qu’est-ce que je considère ? Eh ben, [Pause] je définis une structure formelle, c’est-à-dire un [37 :00] ensemble – là, je ne prends qu’un exemple pour que ça ne se complique pas, dans ce cas, je n’ai qu’une relation — mais, supposons, je considère un ensemble de relations entre éléments non spécifiés. [Pause] Une fois que j’ai défini ma structure, je peux toujours me demander, pour m’amuser [Pause] : qu’est-ce qui l’effectue, cette structure ? Là, je peux toujours essayer de spécifier les éléments, mais je n’ en ai pas besoin. Alors je vous demande déjà : il y a quelque chose qui est évident, il y a un élément, facile à spécifier, qui répond parfaitement à la relation « e R [38 :00] x = x R e = x » : c’est [Pause] « e = 0 », [Pause] « x » étant dès lors un nombre quelconque, et « grand R » étant une addition, un nombre entier, mettons, pour ne pas compliquer, un nombre entier quelconque et « grand R » étant une addition. Vous avez en effet « 0 + x = x + 0 = x ». [39 :00]

Vous me direz, bon, et puis après, quoi ? Bon. D’accord, d’accord. Mais ce n’est pas forcément des nombres entiers. Ça peut être aussi des déplacements dans l’espace, dans l’espace euclidien. Ça peut être des déplacements dans l’espace euclidien. Des déplacements dans l’espace euclidien vérifient aussi « e R x = x R e = x ». « e » c’est quoi ? À ce moment-là, « e », c’est ce que l’on appelle le « déplacement identique », le déplacement identique étant celui qui laisse fixe chaque point de l’espace. Bon, voyez l’intérêt d’une axiomatique — ce n’est pas les seuls cas, hein ? Je retiens les deux cas les [40 :00] plus simples — structure qui convient à deux domaines absolument étrangers l’un à l’autre : l’addition des nombres entiers, la composition des déplacements dans l’espace euclidien. Vous direz que vous avez constitué une axiomatique.

L’axiomatique, je n’en ai retenu qu’une relation. Il va de soi qu’une axiomatique implique plusieurs relations, soumises à la seule condition d’être indépendantes les unes des autres. Chaque axiome doit être indépendant. Et à partir de plusieurs axiomes, vous tirez des conséquences, conséquences qui vaudront aussi bien pour l’addition des nombres entiers, la composition des déplacements dans l’espace, et bien d’autres choses encore. C’est une nouvelle figure de « l’automate spirituel ». [41 :00] Je dirais pour simplifier, c’est une combinatoire. Ce n’est plus simplement l’ordre démonstratif que Spinoza invoquait ; c’est un ordre combinatoire qui était déjà celui de Leibniz. C’est pour ça que je dis : les cerveaux artificiels ne sont pas très loin, chose qu’on aura à retrouver.

Or, dans un livre qui a beaucoup agité le début du 20ème siècle, le fameux Monsieur Teste de [Paul] Valéry [1896], qu’est-ce que vous trouvez ? Là encore, c’est un texte admirable. Mais loin d’être un, un texte initiateur, inaugurateur, c’est comme la grande présentation, le grand achèvement de la pensée classique. [42 :00] Et monsieur Teste, c’est le porteur d’une pensée qui se développe à la manière de l’automate spirituel. [Pause] Et monsieur Teste explique qu’il est porteur d’une pensée qui vit de sa propre substance, à elle, pensée, et il invoque l’autonomie de la fonction pensante. Cette autonomie, il l’expliquera, je lis le texte : « Il ne connaît que deux valeurs » — monsieur Teste – « il ne connaît que deux valeurs, deux catégories, qui sont celles de la conscience réduite à ses propres actes », « il ne connaît que deux valeurs, deux catégories, qui sont celles de la conscience réduite à ses propres actes : [43 :00] le possible et l’impossible ». En effet, peu importe que ça existe dans la nature et comment ça existe. La pensée déduit ses pensées les unes à partir des autres ou combine ses pensées les unes avec les autres, à votre choix, indépendamment de toute question concernant la réalité. Il ne connaît que deux catégories, qui sont celles de la conscience réduite à ses actes : le possible et l’impossible.

« Dans cette étrange cervelle » — alors là, Valéry, il dit quelque chose de très curieux — « Dans cette étrange cervelle » — bon, c’est une étrange cervelle, mettons – « où la philosophie a peu de crédit » — oui, ouais, c’est pourtant elle qui [44 :00] a inventé tout ça, hein, ça ne fait rien – « où le langage est toujours en accusation, il n’est guère de pensée » — non, j’ai tort évidemment, elle n’a pas inventé l’axiomatique là…, mais enfin, l’idée de l’automate spirituel, dont se réclame monsieur Teste, a typiquement son origine dans la philosophie, comme quoi monsieur Teste est un ingrat, mais il est fondamentalement ingrat – « où le langage est toujours en accusation, il n’est guère de pensée qui ne s’accompagne du sentiment qu’elle est provisoire. Il ne subsiste guère que l’attente et l’exécution d’opérations définies. Sa vie intense et brève » — à la pensée – « sa vie intense et brève se dépense à surveiller le mécanisme par lequel les relations du connu et de l’inconnu sont instituées et organisées ». [Pause] [45 :00] L’automate spirituel surveille « le mécanisme par lequel les relations du connu et de l’inconnu sont instituées et organisées ».

Et dans ce Monsieur Teste, une page, moi, me paraît très insolite, et puis nous, devrait nous convenir. Car je suppose, je suppose que Monsieur Teste est malade. Je dis « je suppose » parce que ça ne me paraît pas dit formellement dans le texte. Bien plus, je suppose qu’il souffre d’une maladie incurable. Et cette maladie incurable, alors qu’il porte l’automate spirituel, le rappelle de temps en temps ; le rappelle de temps en temps à quoi ? À un autre ordre, [46 :00] c’est-à-dire, monsieur Teste souffre. [Pause] Et il tient un discours assez curieux une fois qu’il est couché, et il dit : « j’ai… » — et il y a les trois petits points tout le temps, donc il balbutie — « j’ai… pas grand-chose… j’ai… un dixième de seconde qui se montre… attendez… il y a des instants où mon corps s’illumine » — alors qu’il est pensée pure, qu’il est porteur d’une pensée pure, porteur de l’automate spirituel – « il y a des instants où mon corps s’illumine… c’est très curieux… j’y vois tout à coup en moi » [47 :00] — dans mon corps – « … je distingue les profondeurs des couches de ma chair » — le corps – « et je sens des zones de douleurs, des anneaux, des pôles, des aigrettes de douleurs… Voyez-vous ces figures vives, cette géométrie de ma souffrance ? »

Ce n’est pas la même que tout à l’heure. Ça, ça m’intéresse beaucoup que monsieur Teste, que Valéry y ait besoin… Voilà que à la haute géométrie de l’automate spirituel répond une autre géométrie, la géométrie de la souffrance, les zones de douleurs, les anneaux, les pôles, les aigrettes. « Il y a de ces éclairs qui ressemblent tout à fait à des idées » [48 :00] — n’empêche que c’est des envers d’idées – « ils font comprendre d’ici jusque-là, et pourtant ils me laissent incertain… incertain n’est pas le motQuand cela va venir » — c’est-à-dire la souffrance que monsieur Teste attend – « Quand cela va venir, je trouve en moi quelque chose de confus ou de diffus… [Pause] il se fait dans mon être des endroits… brumeux » — alors que l’automate spirituel, au contraire, est toute rigueur et clarté – « je trouve en moi quelque chose de confus ou de diffus… il se fait dans mon être des endroits… brumeux… il y a des étendues qui font leur apparition. Alors, je prends dans ma mémoire une question, un problème quelconque. Je m’y enfonce… » — je prends dans ma mémoire, c’est-à-dire dans l’automate [49 :00] spirituel, je prends dans l’automate spirituel – « une question, un problème quelconque. Je m’y enfonce… je compte les grains de sable… et, tant que je les vois… — Ma douleur grossissante me force à l’observer » — elle, la douleur – « Ma douleur grossissante me force à l’observer. J’y pense ! » — et voilà ce qu’il nous fallait – « je n’attends que mon cri… et dès que je l’ai entendu — l’objet, le terrible objet » — la douleur – « l’objet, le terrible objet devenant plus petit, et encore plus petit, se dérobe à ma vue intérieure ». Le cri, c’est ce qui a confronté les deux automatismes. La confrontation des deux automatismes : l’automatisme neuro-psychique [Pause] [50 :00] et l’automatisme logique, l’automate spirituel, se sont étreints un court instant. Dans ce court instant a jailli le cri. Bon. [Pause]

Est-ce qu’ il n’y avait pas besoin de ça, le cri ou de quelque chose de semblable ? Pourquoi ? C’est que l’automate spirituel, c’est la plus belle chose qui puisse nous habiter. L’automate spirituel, c’est le dieu en nous. Seulement voilà, il n’y a qu’un inconvénient pour l’automate spirituel, c’est qu’il reste éternellement suspendu dans la pure possibilité. Il ne connaît [51 :00] que deux catégories, le possible et l’impossible. Spinoza, il s’en tirera — je fais une très brève parenthèse pour ceux qui connaissent Spinoza — Spinoza, il s’en tirera parce que, mais il sera amené à ne pas reculer devant une conclusion fantastique, à savoir : tout le possible est réel. Comme ça, comme ça, il tient tout. Mais même Leibniz ne pourra pas dire ça, il ne pourra pas dire que le possible est réel. En tous cas, l’automate spirituel, même si tout le possible est réel, l’automate spirituel reste éternellement suspendu dans sa propre possibilité qui est la possibilité de penser.

Alors surgit — et je prétends ne pas faire des mélanges ; ce sera à vous de voir si tout ça est fondé et nécessairement fondé — alors surgit, peut-être, [52 :00] une espèce de cri, ce que j’appelais la dernière fois un cri philosophique, peu importe pour le moment qui l’a dit, qui l’a prononcé — : « Que nous ayons la possibilité de penser ne garantit pas encore que nous en soyons capables ». En effet, que la pensée soit notre possibilité logique, nous le savons tous. Est-ce que ça veut dire que nous pensons ? Que la pensée soit notre possibilité logique, cela veut dire que nous avons en nous, nous logeons en nous l’automate spirituel. Est-ce que nous pensons ? Que nous ayons la possibilité ne garantit pas que nous en soyons capables. [53 :00]

Ce beau texte, qui va avoir de grandes conséquences, beaucoup d’entre vous l’ont reconnu, c’est le début de Qu’appelle-t-on penser ? de Heidegger [1951-52]. [Pause] Et je ne prétends pas le rattacher à la philosophie de Heidegger — on verra, on verra si on la rencontre — mais j’extrais ce texte comme ayant de toute manière une valeur pour nous. Que nous ayons la possibilité de penser ne garantit pas encore que, et ne dit pas encore que nous en soyons capables. En d’autres termes, qu’est-ce qui peut faire que l’automate spirituel entre en mouvement ? [Pause] [54 :00] Il faut quelque chose [Pause], dans le langage de Heidegger, il faut quelque chose qui donne à penser, sinon nous resterons éternellement dans la possibilité de penser, mais nous ne penserons pas pour autant. Il faut quelque chose, dans son langage, il faut que nous accueillions ce qui donne à penser, sinon nous ne sortirons pas de la catégorie du possible. Bien. [Pause]

Est-ce que ce n’est pas là alors que, tout à fait indépendamment de Heidegger, je vais retrouver quelque chose qui m’intéresse quant à [55 :00] notre problème cette année ? Je dirais, ce qui donne à penser, ce qui va nous donner la capacité par-delà la possibilité, c’est quoi ? La nécessité d’un choc. Il faut un choc pour mettre en mouvement l’automate spirituel. [Pause] Pas n’importe quel choc ; il ne suffit pas de taper dessus, parce que si on tape dessus, alors on serait ramené à l’automatisme psychologique, c’est-à-dire l’étourdissement, au besoin l’évanouissement, l’amnésie, l’aphasie. Si vous avez tapé trop fort sur l’automate spirituel, vous retombez dans l’automatisme psychique. Il faudrait quelque chose de très particulier qui soit un noochoc. Alors on peut toujours former cette notion de « noochoc ». [56 :00] « Noos », c’est le mot grec qui désigne la pensée. Un noochoc, bon, un noochoc, ce serait ce qui donne à penser. Ce qui nous fait donc sortir de la simple catégorie du possible. Bien. [Deleuze introduit l’importance du choc et du « noochoc » dès le début du chapitre 7 de L’Image-Temps, « La pensée et le cinéma », pp. 203-204, et suite]

Je continue mes rêveries. Est-ce que le cinéma d’une certaine manière, qui donc, on l’a vu, affrontait l’automatisme psychologique, est-ce qu’il n’était pas amené aussi à affronter l’automatisme logique, l’automate spirituel ? Ça paraît beaucoup moins évident. Et pourtant. [Pause] Est-ce que les images cinématographiques n’allaient pas, [57 :00] dans certains cas, prétendre s’élever à un ordre où elles se déduiraient les unes des autres suivant des enchaînements formels ? [Pause] Ou bien ça ne veut rien dire, ou bien il faudrait dire quels sont ces enchaînements formels. Je dis une hypothèse : ces enchaînements formels pourraient être des mouvements de caméra. Les enchaînements formels, allant d’une image à une autre, seraient les mouvements de caméra. Pas n’importe quels mouvements de caméra. En d’autres termes, est-ce qu’il y a possibilité pour un cinéma théorématique ? [Pause]

Alors on pourrait chercher des choses [58 :00] compliquées dans le cinéma abstrait. Mais ce n’est pas ça qui m’intéresse. Ce n’est pas… non, ce n’est pas ça. Ce qui m’intéresse, c’est très précisément une phrase d’Alexandre Astruc. [Pause] Alexandre Astruc, à la fois cinéaste et réfléchissant beaucoup sur le cinéma, dit peu de temps après la guerre, c’est un texte de 1949 : « l’expression de la pensée est le problème fondamental du cinéma ». Bon, j’aime bien qu’il dise ça en ‘49, parce que Gance, Eisenstein ne disaient pas autre chose. Il y a eu pourtant la guerre. Donc Astruc, après la guerre, maintient que le cinéma n’a qu’un problème, l’expression de la pensée. Et il dit, avec la guerre, quelque chose a changé, [59 :00] et il dit voilà : avant, le cinéma — il est très prudent — le cinéma muet procédait plutôt par associations d’images, d’où l’importance du montage dans ce cinéma. Il dit une chose très simple : le cinéma muet, il procédait par associations d’images, d’où l’importance du montage. On verra, qu’est-ce que c’étaient que ces associations, là on aura à retrouver ce thème. [Pause] Et il dit, maintenant — voyez tout de suite que le texte est signé quant à sa date — c’est le moment où on ne se lasse pas de découvrir à la suite de [Orson] Welles la profondeur de champ. Et, ou à certains égards, on croit — peu importe si c’est à tort ou à raison — que la profondeur de champ met le montage dans l’image, [60 :00] donc intériorise le montage [Pause] et, à la limite, le secondarise, le rend secondaire.

Et voilà ce qu’ajoute Astruc : « nous avons de plus en plus tendance à nous apercevoir que le déroulement du film ne procède plus d’après une association d’images, mais se fait sur le mode d’un théorème ». Un « théorème », c’est curieux qu’il emploie ce mot, hein ? Une pensée théorématique. Le cinéma avec la profondeur de champ, avec d’autres… ou avec d’autres procédés, [61 :00] deviendrait un cinéma théorématique dont les enchaînements formels seraient les mouvements de caméra. Pour ceux qui savent, ça ne vous étonnera pas — et c’est ça ce que voulait dire Astruc avec sa fameuse histoire de « caméra-stylo » — la caméra-stylo, ça veut dire quelque chose de très précis, mais qui n’est pas, il me semble, ce qu’on croit d’habitude : c’est un cinéma qui engendrerait des images non plus d’après des associations d’idées, mais d’après les enchaînements formels constitués d’après les mouvements de caméra. [Interruption de l’enregistrement] [Deleuze se réfère au texte d’Astruc – « L’expression de la pensée est le problème fondamental du cinéma » qui a paru dans le recueil de Pierre Lherminier (Paris : Seghers, 1960) ; voir L’Image-Temps, p. 226, note 25] [1 :01 :45]

Partie 2

… Ce serait une espèce de cinéma de l’automate spirituel. [Pause]

Et je disais la dernière fois, cherchons un peu, même là, [62 :00] voyez, peut-être que la profondeur de champ, il faudrait dire qu’elle a deux effets : un effet physique et un effet mental, un effet logique. L’effet physique, Astruc en parlait très bien, il dit : « c’est le procédé chasse-neige », c’est le procédé chasse-neige. C’est déjà très important, c’est comme si la caméra s’enfonçait à la manière d’un chasse-neige et rejetait, voyez, voyez un chasse-neige. Il dégage la route, il s’enfonce, il rejette la neige des deux côtés. Il dit : c’est bien comme ça que procède la profondeur de champ puisque les personnages ne vont plus avoir des entrées ou des sorties latérales ; ils vont rentrer et sortir ou bien dans le fond, à l’issue du chasse-neige, comprimés par le chasse-neige, ou bien, ce qui est encore plus intéressant, [63 :00] parce que ça fait un drôle d’effet optique, sous la caméra.

Je pense à je ne sais plus quel film de [Rainer Werner] Fassbinder, où on voit ça très bien. Ça fait un effet choc très curieux. C’est une scène — si l’un de nous se rappelle comment il s’appelle ce film, ça m’aiderait [Il s’agit de “Lily Marlene” [1981] ; Deleuze s’y réfère, et aussi à l’effet « chasse-neige », dans la séance 20 du séminaire Cinéma 1, le 25 mai 1982] — c’est dans un café, dans un cabaret allemand. Il y a dans le fond, il y a une profondeur de champ très accusée, et il y a dans le fond une scène, une querelle, une rixe, une bataille. Et les consommateurs du café ont peur. Et en même temps que la caméra s’enfonce vers les personnages du fond qui se battent, il y a les consommateurs qui ont peur qui sortent, par le devant, vous voyez ? Ils sortent exactement sous la caméra. Alors vous avez, vous, l’effet très intéressant, vous avez en tant que spectateur, vous avez l’effet d’être le pauvre type [64 :00] qui entre dans le café et qui se trouve complètement rejeté par les types qui s’en vont et en même temps attiré par ce qui se passe dans le fond. C’est un effet physique très curieux. Or si je cherche à quoi correspond, quel est le correspondant mental, logique de l’effet chasse-neige, ce sera le déroulement des images non-plus d’après des associations, mais d’après des enchaînements formels constitués par le mouvement de l’appareil.

Alors si je résume la proposition d’Astruc — il faut la prendre pour ce qu’elle est, comme ça, une idée, une petite idée — le cinéma cesse d’être associatif, il devient théorématique. Evidemment ce n’est pas vrai, évidemment ce n’est pas vrai. Et c’est une bonne idée, c’est ça qu’il faudrait voir Je disais la dernière fois, bon, cette structure théorème, [65 :00] ça me parait évident que Pasolini, là, indépendamment de la profondeur du champ, vu qu’il n’en est pas très, très amateur, Pasolini intitule l’un de ses plus grands films “Théorème” [1968]. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Je dis, il y a deux grands films théorématiques chez [Pier Paolo] Pasolini ; à mon avis, tout Pasolini est théorématique, tout Pasolini. C’est un de ceux qui ont rompu au maximum les associations d’images pour y substituer quelque chose d’une autre nature, qui sont, à mon avis, les développements formels qui unissent ou qui font passer nécessairement d’une image à une autre. [Sur Pasolini à ce propos, voir L’Image-Temps, pp. 225-228]

Les deux films où ça éclate le plus, quoiqu’ils soient très différents, c’est “Théorème” et c’est “Salo” [1975]. Et c’est “Salo” [66 :00] pour une raison très simple, c’est que là il est fidèle, quoiqu’on ait dit, il est très fidèle à [de] Sade. Car vous savez que Sade concevait ces figures, ces figures obscènes, ces figures, oui, ces figures tout à fait obscènes, ces figures pornographiques perpétuelles, il les confondait avec les figures d’une géométrie, d’une géométrie exactement comme une figure vient incarner les rapports formels d’une démonstration. Et c’est pour ça qu’il y a toujours le récitant qui ne se réclame pas simplement d’une narration, mais d’une véritable démonstration géométrique pendant que les corps, les pauvres corps des victimes, forment la figure adéquate à la démonstration. C’est fondamentalement [67 :00] une littérature démonstrative, la littérature de Sade. Il y a toujours le but démonstratif au point que les héros sadiques convoquent la victime pour faire la démonstration, et ils ne seraient pas content s’ils ne lui racontaient pas la démonstration, qu’elle participe en connaissance de cause. Bon, donc “Salo” présente tout à fait cette espèce d’avancée démonstrative où les conséquences vont se précipiter.

“Théorème”, d’une autre manière, en quoi c’est une démonstration ? Si je vous dis en mathématiques, et comme on l’a vu les autres années – là, je le dis très vite — on se donne un problème, [Pause] et puis on envisage les différents cas de ce problème. [68 :00] Alors si je me donne… — on en a parlé l’année dernière, l’autre année aussi — si je me donne le problème, un problème célèbre comme le problème qu’on appelle « les coniques », vous avez des plans de coupes de cônes, de différentes façons. Ces plans de coupes du cône, eh ben, elles peuvent vous donner comme coupes bien des choses suivant leur orientation. Si elle est parallèle à la base du cône, elle vous donnera un cercle ; si elle est transversale, elle vous donnera une ellipse. Si elle coïncide avec un côté, elle vous donnera deux droites. Si elle passe par le sommet, si le plan de coupe passe par le sommet, la projection sera un point. Bon, vous avez, comme ça, des cas de problèmes. [Sur la théorie des coniques, voir les séances 19 et 21 du séminaire Cinéma 2, le 3 mai et le 24 mai 1983 ; les séances 3 et 5 du séminaire Cinéma 3, le 29 novembre et le 13 décembre 1983 ; et la séance 3 du séminaire sur Leibniz et le Baroque, le 18 novembre 1986]

Je dis : comment il a conçu “Théorème”. Il se donne les conditions d’un problème : dans une famille arrive l’envoyé [69 :00] du dehors, et chaque membre de la famille va y passer. Sous quelle forme ? Chaque membre de la famille va être un plan de coupe. [Pause] Alors ça va donner un premier, je ne sais plus l’ordre, une paralysie hystérique, la jeune fille ; une érotomanie, la mère ; une animalisation, le père ; [Pause] une lévitation, la bonne. Et tout y passera ; ça a l’air de rien, mais ils passeront de véritables catégories : la foi avec la lévitation de la bonne, l’art avec le fils qui urine sur sa [70 :00] toile avec les yeux bandés, la sexualité avec l’érotomanie de la mère, la névrose avec… Toutes les catégories : la névrose, la sexualité, animalisation, [Pause] foi… tout ça, ils passeront comme étant les cas démonstratifs.

Et comprenez dans ce que je dis évidemment, ça perdrait tout sens, c’est le contraire d’un film à thèse. Un cinéma théorématique, ce n’est pas du tout un film à thèse ; il n’y a aucune thèse, pas plus qu’un mathématicien n’a de thèse. C’est simplement la possibilité de substituer des enchaînements nécessaires dans le cinéma moderne, aux vieilles associations d’images du cinéma, du premier cinéma. Je n’ai pas besoin de dire qu’en [71 :00] invoquant des auteurs très, très différents, qu’est-ce que c’est que la fameuse austérité, sévérité du cinéma de [Robert] Bresson ? Sinon qu’il est bien évident que… Et pourquoi est-ce qu’il a besoin d’automates à titre d’acteurs ? [Pause] C’est le fameux modèle. Il est bien évident que les images chez Bresson, on ne comprend, il me semble, on ne comprend très peu des choses du cinéma de Bresson si on le soumet aux critères d’une association d’images. Que ce soit les développements d’une pensée avec tout ce que ça importe comme fragmentation du monde, violence faite sur le monde et sur les associations, etc., je dirais, c’est le contraire d’un cinéma à thèse, mais c’est un cinéma démonstratif ou [72 :00] théorématique.

Comtesse : J’ai une remarque à propos du film “Théorème”. Dans “Théorème”, je ne sais pas si il est possible d’inscrire simplement le film de Pasolini dans justement un enchaînement, un enchaînement plus ou moins démonstratif à l’intérieur d’une relative narration, un thème relatif qui serait l’effacement de la famille bourgeoise par l’arrivée de Dieu, par l’arrivée d’un simulacre de Dieu, [mots indistincts]. Parce que il me semble que dans le film, il y a quelque chose qui n’est plus relevable ni d’un enchaînement narratif, ni même d’une figure aussi de, par exemple, d’une ellipse. [73 :00] Il y a une figure non causée [mots indistincts].

Et pourtant il y a dans le film une ellipse, et plutôt il y a une série d’ellipses qui brisent justement, qui ne cesse de briser l’enchaînement démonstratif et même l’enchaînement narratif. Par exemple, l’important, ce n’est pas tellement, ce n’est pas tellement l’effet justement de ce qui se passe ; ce n’est pas ça qu’importe Pasolini, c’est-à-dire, ce n’est pas un enchaînement démonstratif véritablement. Seulement le titre, c’est [quelques mots indistincts]. Ce qui est important, c’est que dans ce qui se passe, soit avec la bonne, soit avec la jeune fille, soit avec la mère de famille, soit avec le père, soit avec le fils, dans ce qui se passe, c’est-à-dire dans l’événement, dans ce qui se passe, il y a une ellipse de ce qui se produit justement et l’ellipse [74 :00] de ce qui se produit dans ce qui se passe, et ce que l’on voit après suppose justement cette ellipse-là. C’est-à-dire que la pensée du cinéma, elle est dans l’ellipse même, dans l’ellipse narrative, une ellipse de l’enchaînement également, disons géométrique ou bien démonstratif. On ne sait pas que c’est qui se passe, que ce qui s’est produit justement, et on ne voit que les conséquences dans ce qui se passe, de ce qui s’est produit ; on ne le pense pas, et c’est presque inpensable.

Et pourtant Pasolini démontre les conséquences de ça, des conséquences qui, par l’ellipse même, ne peuvent plus être homogénéisés à l’enchaînement démonstratif. Par exemple, la bonne, on ne sait pas ce qui s’est produit dans ce qui s’est passé, dans le désir qu’a éveillé en elle l’envoyé. On ne sait pas ça. On ne voit que les conséquences de ça, les conséquences de l’ellipse, c’est-à-dire, [75 :00] qu’elle à la fois, elle lévite au-dessus de la maison, elle miraculise le visage de l’enfant, elle s’enfouit dans la terre en pleurant, ses larmes s’enfonçant dans la terre, c’est-à-dire elle mortifie, elle s’élève plus encore, elle se mortifie incessamment. Alors, cette mortification – je ne prends que cet exemple-là — ce processus de mortification, bien sûr, c’est un effet, c’est une conséquence, mais non pas une conséquence qui serait homogène à un événement, ce qui s’est passé dans un enchaînement. C’est la conséquence d’une ellipse. Et la pensée cinématographique, s’il y a une pensée cinématographique, c’est justement la pensée de l’ellipse même. [Pause]

Deleuze: Ouais. [Pause] Soit. Tu dis autre chose ? [76 :00] Tu dis autre chose ? [Pause] C’est bien. J’ajouterais que lorsque l’on parle d’enchaînements, évidemment ça ne veut pas dire qu’on sait ce qui s’est passé. Évidemment, je ne sais pas ce qui s’est passé. Ça m’apparaît ça comme le propre même de l’automate spirituel. Peut-être que lui, il le sait, l’automate spirituel, mais moi, je ne le sais pas, moi je ne sais pas ; il a beau être en moi, je ne sais pas ce qui s’est passé. Je sais que quoiqu’il se soit passé, c’est de l’ordre du nécessaire et non pas de l’association. C’est là qu’à mon avis tu développes un thème très différent du mien — je ne prétends pas d’ailleurs, je n’ai jamais prétendu là-dedans dire l’essentiel de “Théorème” — j’en prends un petit point, c’est un tout petit point qui me convenait. Toi, tu me dis « non, non seulement il y a une autre chose, c’est une autre chose qui est l’essentiel » ; moi, je t’accorde tout là-dessus puisque ce n’est pas mon problème, là. [77 :00] Je dirais juste quant à la lettre de ce que tu viens de dire, tu as complètement raison de dire « on ne sait pas ce qui s’est passé ». Mais ce qu’on sait, c’est que ce qui s’est passé, s’est passé en vertu d’une nécessité supérieure. Je ne dis pas une nécessité divine, mais une nécessité supérieure.

Au point que si je voulais à tout prix appliquer le schéma où j’en suis, mais dont je dis : je suis absolument de ton avis d’avance, ça n’épuise absolument pas le film, tout ça, je dirais que l’envoyé du dehors est vraiment l’équivalent ou joue le rôle d’une espèce d’automate spirituel et que chaque cas du problème, chaque cas, que ce soit la fille, la paralysie hystérique, que ce soit la lévitation, etc., nous renvoie à un automate d’un autre type. Parfois c’est formel ; la lévitation est présentée là vraiment comme c’est une automate, [78 :00] si vous voulez, c’est l’automate spirituel qui se fait écho, se font perpétuellement écho, l’automate spirituel comme envoyé du dehors, et le différents cas de figures… [Interruption de l’enregistrement] [1 :18 :12]

… je ne veux pas dire du tout que ce soit des choses que l’on comprenne, même au niveau de la pensée classique. Car bien sûr, les enchaînements formels sont compris. Mais ce qui n’est absolument pas compris, et ce qui n’est pas à être compris dans le formalisme, c’est : qu’est-ce que s’est passé dans la nature ? Ce que tu appelles l’ellipse, à mon avis, moi j’en ferais et je lui donnerais comme statut : ce qui se passe en réalité dans la nature qui là, sera réellement, complètement, et tombera complètement dans une ellipse en ton sens, et pourtant ce sera d’une certaine manière l’essentiel. Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment ça s’est passé, tout ça ? Mais ça n’empêche pas que c’est un cinéma qui ne procède plus par, [79 :00] je dirais, là, qui à mon avis, ne procède plus par associations d’images, mais renvoie perpétuellement d’un automatisme spirituel à un automatisme physico-psychique. Alors c’est uniquement en ce sens que j’ai parlé d’un cinéma théorématique. Alors, avant — il fait chaud ici, c’est bien, hein ? comment il fait pour faire aussi chaud ici ? On va bientôt s’arrêter, on va bientôt avoir une recréation, quoi… je termine juste parce que… —

Voyez, je dis, on a nos deux automates, automates qui appartiennent à l’image de la pensée. Automate psychique, automate spirituel. [Pause] Ça appartient, ce sont deux dimensions fondamentales de l’image de la pensée. Je reprends [80 :00] ma question puisque là, j’obtiens une dernière réponse pour cette première partie de notre programme : qu’est-ce qui fait que l’image cinématographique entre en rapport avec ces deux dimensions de l’image de la pensée, l’automate psychique et l’automate spirituel ? Et ma seule et unique réponse pour le moment c’est que, encore une fois, c’était bien forcé, c’était inévitable puisque le caractère spécifique de l’image cinématographique, c’est d’être automatique. Et en tant qu’elle est automatique, elle va, premièrement, [Pause] exprimer le mécanisme de l’inconscient, c’est-à-dire l’automatisme psychique d’une manière peut-être [81 :00] plus adéquate, [Pause] que tout autre art — voir le thème de Eisenstein, encore une fois : mais le monologue intérieur, il n’y a que le cinéma qui le puisse réaliser adéquatement.

Et deuxièmement, parce qu’elle est automatique et donc capable de produire ce que Eisenstein ne cessera pas d’appeler le « choc ». Et c’est uniquement en tant que son automatisme qui lui permet d’assurer le choc. Elle est capable de mettre en mouvement l’automate spirituel qui, sinon, resterait dans une pure et simple possibilité logique. [Pause] D’où le cinéma a pu se voir dès le début capable non seulement de rendre compte, d’exprimer [82 :00] les mécanismes inconscients de la pensée, mais également [Pause] de nous donner le choc qui constitue non plus la simple possibilité de penser, mais qui nous rend capable de penser. Et ces deux thèmes, vous les trouvez — on le verra plus tard — vous les trouvez expressément chez Eisenstein.

Et donc, j’en suis là, à une première réponse sur cette manière dont l’idée d’une nouvelle pensée s’est soudée sous ces deux formes, sous ces deux formes automatiques, s’est soudée avec l’image-cinéma. Et alors j’en reviens à la même question. Bon d’accord, mais il s’est passé la guerre, tout ça, qu’est-ce qui a fait que d’une certaine manière on n’y croit plus ? Vous me direz une partie des exemples que j’ai pris [83 :00] viennent de l’après-guerre : Pasolini, Bresson… d’accord, d’accord, d’accord, ça vient après-guerre. Mais ce qui s’est passé, c’est peut-être une réévaluation complète des rapports pensée-cinéma, compte tenu de ce que la première confiance avait craqué. Mais en même temps que je dis ça, est-ce que c’est au niveau du cinéma que ça se passe seulement ou bien est-ce que c’est au niveau de la pensée ? Car le fascisme, la guerre, etc., ça n’a pas eu seulement des influences directes sur la mise-en-scène du cinéma ; ça a eu des influences directes sur la pensée. Et ce que j’appelais l’image de la pensée, elle n’a pas cessé de subir des mutations. [Pause]

Si bien que l’on aurait un deuxième pan d’études, à savoir : est-ce qu’on peut repérer un certain [84 :00] nombre de grandes mutations dans l’image de la pensée, mutations qui sont aptes à fonder les nouveaux rapports du cinéma avec la pensée ? Voyez ma question. [Pause] Eh ben, oui. Si bien que la deuxième partie de notre programme, ce serait : étudier ces mutations dans l’image de la pensée et les conséquences qui en découlent pour le rapport cinéma-pensée. Et ce que je voudrais vous proposer — alors c’est là qu’on aura l’occasion cette année de faire tantôt de la philosophie, tantôt d’essayer de réfléchir sur le cinéma – moi, je crois que c’est sur quatre points fondamentaux qu’une mutation s’est produite, mais s’est faite à des périodes [85 :00] très, très différentes et qu’il faut l’étudier. Et il faut tout de suite chercher s’il n’y a pas dans le cinéma quelque chose qui nous dit : ah mais oui, ah mais oui, c’est arrivé aussi, c’est arrivé aussi dans le cinéma.

Je dis que la première grande mutation de la pensée — enfin ce n’était pas la première fois, elle en a subi des mutations — la première grande mutation de la pensée, c’est la substitution de la croyance au savoir. [Pause] Que veut dire un philosophe comme Kant lorsqu’il lance une formule qui restera la formule kantienne par excellence : « j’ai dû supprimer le savoir pour faire place … » [86 :00] — comment traduire ? – « à la croyance ou à la foi » ? [Pause] Était-ce un philosophe particulièrement pieux ? Non. Alors il doit vouloir dire quelque chose de très spécial. Il était pieux mais sans excès. J’ai dû supprimer le savoir pour faire place à la foi et pour faire place à la croyance.

Deuxième grande mutation, ce n’est plus la substitution [Pause] de la croyance au savoir, c’est la substitution qu’on pourrait appeler d’un dehors – dehors comme le dehors – d’un dehors incompréhensible [Pause] [87 :00] au sens intime ou au dedans. [Pause] Voilà que éclate chez des auteurs que beaucoup d’entre vous connaissent et qui sont plus proches de nous que Kant, mais qui d’une certaine manière, en dépendent peut-être, une pensée qui se présente elle-même comme la pensée du Dehors avec un grand D. Alors que jusqu’à maintenant, on avait toujours lié la pensée au sens intime, se fait la rupture de la pensée du sens intime, se fait la rupture de la pensée du sens intime, la pensée se réclame et se présente comme de la pensée du Dehors, et éternellement du Dehors et d’un Dehors impossible à intérioriser. Bien plus, vous le devinez déjà, un Dehors qui n’a rien à voir avec le monde extérieur, et qui est infiniment plus [88 :00] « dehors » que l’extériorité du monde. Donc la seconde mutation concerne la pensée du Dehors.

La troisième mutation concerne le renversement des rapports de la pensée et du corps. « Donnez-moi donc un corps ! » Journal du séducteur, [Sören] Kierkegaard. « Donnez-moi donc un corps ! », point d’exclamation. C’est quand même curieux qu’un penseur pousse ce cri — voilà un cri philosophique — « Donnez-moi donc un corps ! ». Car pendant de longues époques les penseurs, ils ont plutôt tendu à ce que ils n’aient pas trop de corps. Soit qu’ils fassent comme s’ils n’en n’avaient pas, soit qu’ils conjurent [89 :00] les sollicitations du corps, mais on n’a pas tellement, on n’imagine pas tellement Socrate dire « Donnez-moi donc un corps ! », hein ? Bon. Qu’est-ce qui arrive pour qu’un philosophe, en tant que philosophe… Sans doute, ça doit être lié parce que c’est un de ceux aussi qui a substitué la croyance au savoir. Il dit « donnez-moi donc un corps ! ». S’il a besoin de croire à quelque chose, il a besoin de croire au corps.

Mais pourquoi est-ce que nous aurions besoin de croire au corps ? Il ne faut pas croire que ce soit les philosophes, que ce soit comme ça. Peut-être que c’est notre situation à chacun de nous ; nous avons un besoin éperdu de croire au corps, alors que ça fait parfois des choses très fâcheuses. Ça fait parfois des cultes du corps — on croit avec les moyens qu’on peut ! — des cultes du corps, des cérémonies du corps, des jeux olympiques du corps. [90 :00] Mais peut-être que ce besoin de croire au corps passe aussi par d’autres voies. « Donnez-moi donc un corps ! », ça veut dire que tu n’en as pas, que tu as besoin d’un corps ? Oui, j’ai besoin d’un corps. Peut-être que le cinéma, il lui arrivera de monter la caméra sur un corps. Monter une caméra sur un corps, ce n’est pas facile. Qu’est-ce que ça donnerait comme cinéma, ça ? Est-ce qu’il y a un cinéma du corps ? Est-ce qu’il y a un cinéma des corps ? Je n’en sais rien.

J’en reste à cette mutation de la pensée, dans la pensée. Substitue le corps aux catégories de la pensée, à savoir les vraies catégories, ce sont les attitudes du corps. Vous me direz, c’est des matérialistes ? Eh ben non ! C’est ça qu’il a de plus beau, c’est des hommes de la foi, comme Kierkegaard, « donnez-moi donc un corps ». Ça peut être des idéalistes, ça peut être tout ce que vous voulez, ça peut être des matérialistes, ça peut être des idéalistes, tous ils s’y retrouvent : [91 :00] « nous avons besoin d’un corps ». Nietzsche, Nietzsche a besoin d’un corps. C’est dire que j’emmêle des auteurs qui ne se ressemblent pas. Au moins ils se retrouvent, là. Ça signifie que ce n’est plus à la pensée de juger la vie. La pensée en a fini avec sa vieille besogne de juger la vie. Au contraire, c’est la pensée qui doit s’introduire dans les catégories de la vie. Pourquoi ? Sans doute pour croire ! Pour croire à quoi ? Pour croire à la vie ! Et pourquoi est-ce qu’il faut croire à la vie ? Tout ça, ça devient des problèmes.

Et puis il y a une quatrième mutation, là, que j’ose à peine dire, parce qu’elle est très compliquée, elle n’est peut-être pas faite encore. Elle s’exprimerait sous la forme : « Donnez-moi donc un cerveau ». [92 :00] Donnez-moi donc un cerveau. Pourquoi ? Là aussi, pour le meilleur et pour le pire. Vidéo-clips. [Rires] Bon. Donnez-moi donc un cerveau, qu’est-ce que c’est ? Est-ce qu’il y a une mutation ? Non pas dans le cerveau même, parce que ça je m’en fous qu’il y ait des mutations dans le cerveau même. Est-ce qu’il y a une mutation dans nos rapports avec le cerveau ? Ce serait la quatrième mutation. Bon. Dans les quatre cas, je demande de la même manière : est-ce qu’il y a un cinéma du cerveau ?

Je voudrais juste… parce que là, c’est un programme qu’on fait. Moi, je crois que le cinéma moderne, ça ne m’empêchera pas de m’intéresser surtout à la philosophie. [93 :00] Mais dans le cinéma moderne, les pôles sont très… Il y a bien un très grand cinéma du corps. Comment il procède, le cinéma du corps ? Ce n’est pas du tout un cinéma qui manque de pensée. Non, non, non, non, c’est une mutation de la pensée. Le cinéma du corps, mais on a déjà l’habitude — mais ce n’est pas rien — c’est celui qui substitue à la narration, les attitudes du corps et l’enchaînement des attitudes du corps … tiens ! Il y aurait un enchaînement des attitudes du corps. Aaah, tiens ! Un enchaînement des attitudes du corps. Ça nous confirme. Il n’y aurait plus association d’images, il y aurait enchaînement des attitudes du corps. Il n’y aurait plus une histoire en train de se raconter ; un enchaînement d’attitudes du corps remplace la narration.

Qu’est-ce que c’est ça, qu’est-ce que c’est, ce cinéma ? Cinéma du corps, monter une caméra sur le corps. Je ne veux pas dire… Ça implique sans doute [94 :00] un certain cinéma direct, on peut toujours monter le cinéma sur le corps, les premiers films de [Andy] Warhol, bon. Mais enfin, ça se complique. Ça ne suffit pas. Qu’est-ce que c’est ce cinéma où il n’y a plus d’histoires, mais où il y a un enchaînement de postures, où l’enchaînement formel des attitudes du corps, est devenu la force théorématique, démonstrative de la pensée ? Si bien qu’en effet, il n’y a plus de narration à la limite, ou s’il en reste… Moi je vois une grande tradition, c’est un des plus grands à mon avis, c’est l’un des plus grands cinéastes américains actuels, c’est [John] Cassavetes. Je crois qu’il y est pour beaucoup dans l’invention d’un cinéma du corps et des attitudes du corps. Comprenez tout ce que ça engage ? Il cassera l’espace ; il ne gardera de l’espace que ce qui tient au corps, que ce [95 :00] qui tient au corps par rapport à telle posture, par rapport à telle attitude. Ça veut être une conception de l’espace complètement différente.

En France, [Jean-Luc] Godard et [Jacques] Rivette ont été à la base d’un cinéma des attitudes du corps. Pensez à la splendeur de “L’amour fou” [1968] : le couple qui se cloître, le milieu de “L’amour fou”, le couple qui se cloître et qui passera par toutes les attitudes. Il va enchaîner les attitudes : attitudes asilaires, attitudes amoureuses, attitudes agressives, etc., splendides ! Splendeur de ces enchaînements d’attitudes. Est-ce que c’est du théâtre ? Non. C’est une théâtralité de cinéma qui s’oppose absolument à la théâtralité de théâtre. Bien qu’au théâtre on peut le faire ; s’ils le font au théâtre, ça rate, ou du moins, c’est du théâtre cinématographique alors. Ça, ça appartient au cinéma.

Et chez Cassavetes, ça ira tellement loin, et chez Godard ça ira tellement loin, [96 :00] seulement ça engendre son air de, son danger. Tout, tout, tout, il n’y a jamais une solution nouvelle qui n’engendre… Car nous sommes tous las, très profondément, d’assister à certaines postures stéréotypées du cinéma des corps. La posture stéréotypée qu’on voit maintenant dans tous les films c’est un corps plus au moins fatigué car la fatigue sera une grande catégorie de l’esprit. La fatigue devient une catégorie de l’esprit. Les attitudes du corps sont les catégories de l’esprit. Et le problème de la pensée ne peut pas se penser indépendamment de la fatigue. Et le problème de la pensée ne peut pas se penser indépendamment de l’attente. La fatigue, l’attente, catégories de l’esprit. Bon, mais nous sommes las parfois, il y en a marre quoi, de voir ces corps qui s’appuient contre un mur et puis qui se laissent glisser, qui se retrouve accroupis – on se dit une fois, ça va. Ça peut même être splendide une fois, deux fois, mais alors quand ça devient le slogan, la marque de chaque film de cette tendance, [97 :00] on commence à en avoir pleins, surtout que ça commence plusieurs fois par film. [Rires] On a envie de dire, là on a compris, c’est la posture archétypale. Vous voyez, vous pouvez vous entraîner chez vous, vous vous appuyez contre un mur, et puis vous tombez, et alors là, il se passe quelque chose, vous passez du désespoir à l’hystérie — scène d’hystérie par terre, alors que vous étiez comme ça sur le mur, bon.

Mais, mais dans les très grands qui font un cinéma du corps et qui ont succédé à Godard et à Rivette, dans la jeune génération, ce qu’on appelle l’après Nouvelle vague, vous trouverez de manière extrêmement différente — là je fais des groupements, il faudrait… plus tard, on verra, il faudra analyser leurs différences — Je vois avant tout Chantal Akerman. C’est un cinéma des postures et des attitudes et de l’enchaînement des attitudes ; là, des enchaînements formels [98 :00] d’attitudes remplacent toutes les associations d’images. [Jean] Eustache, Eustache. [Jacques] Doillon. Et le plus grand d’entre eux, il me semble [Philippe] Garrel, Garrel, qui lui ne fait pas simplement un cinéma des attitudes, a fait quelque chose de prodigieux, je crois, dont on n’a fini d’explorer les conséquences, c’est-à-dire, il s’est servi de l’image cinématographique pour réellement opérer une constitution cinématographique des corps. C’est pour ça qu’il a besoin de Marie, Joseph et l’enfant. C’est le problème des trois corps. C’est le problème des trois corps au cinéma. Mais il nous va faire assister à quelque chose de prodigieux là, qui à mon avis, n’a jamais eu d’équivalent dans le cinéma : comment à partir de l’image noire et de l’image blanche, [99 :00] et de leur combinaison, comment à partir de l’écran blanc et de l’écran noir se constituent cinématographiquement des corps.

Or, je dis que c’est essentiel pour le cinéma, ça, parce que une des objections du théâtre, des amateurs de théâtre contre le cinéma, ça a toujours été : ah oui, mais il vous manque la présence des corps, la présence de l’acteur ; il manque la présence de corps au cinéma. Et [André] Bazin acceptait, dans de très bons textes, Bazin acceptait de discuter sur ce point, et il se demandait jusqu’à quel point il était vrai que le cinéma manquait, ratait la présence des corps, jusqu’à quel point il y avait une présence quand même des corps au cinéma. Rien du tout. Je veux dire, ce n’est pas ça le problème. Non seulement, il n’y a pas de présence du corps au cinéma, mais le cinéma doit en faire une vertu, [100 :00] doit en faire une puissance. La puissance que le cinéma doit en faire, c’est nous faire assister à partir de l’image noire et de l’image blanche, ou de l’image neigeuse, à la prise de consistance des corps. Et avoir produit cette prise de consistance des corps fait que, pour moi, Garrel est un de plus grand du cinéma depuis ses débuts, et que ce que son travail ne peut avoir que des conséquences à long terme, enfin sans équivalent. Et je dirais ça, ça forme un groupe de, mettons de, en Amérique, bon, mais le plus grand en Amérique, c’est Cassavetes. Si vous considérez un film de Cassavetes, il peut y avoir une histoire ou ne pas y avoir d’histoire. Vous verrez que c’est qu’il nous présente, c’est un enchaînement théorématique, mais enchaînement théorématique d’un type très particulier, c’est l’enchaînement des attitudes du corps.

Or toujours, [101 :00] comme je souhaite construire ma bibliographie pour vous, pour que vous preniez ce qui vous convienne, on verra comment… il y avait quelqu’un qui avait parlé de ça très profondément, à savoir, c’était Brecht, Brecht qui nous dit qu’il y a des enchaînements d’attitudes du corps qui déjà sont peut-être essentiels au théâtre, et plus essentiel, plus important que — bon, on reviendra sur cela la prochaine fois, j’en dis déjà trop — beaucoup plus essentiel que le sujet, que le thème — et il avait un mot particulièrement heureux pour désigner les enchaînements d’attitudes, les enchaînements d’attitudes de corps, les enchaînements de postures — il les appelait le gestus. Et je crois que la conception brechtienne du gestus, c’est [102 :00] infiniment plus importante que la conception plus célèbre de la distanciation, que le théâtre de Brecht, c’est un théâtre du gestus. Or, peut-être qu’à ce moment-là, il approchait quelque chose qui était prédestiné au cinéma, et que le gestus, c’est en effet… [Deleuze ne termine pas la phrase]

Prenez le dernier Godard, “Prénom Carmen” [1983], c’est le type même d’un cinéma du corps. Alors, il y a le côté burlesque, comique, les corps qui se cognent, là je te tape dessus, la scène des deux amants dont chacun essaie de happer, littéralement de happer l’autre, de le coincer dans une fenêtre ou dans une porte, pan et ça claque. Le corps n’est pas seulement puissance visuelle, il est puissance sonore. Tous ces coups-là, ce mélange d’étreintes et de coups, c’est le burlesque de ce cinéma. Plus profondément il y a le gestus, c’est-à-dire, les enchaînements formels d’une attitude à l’autre. [103 :00] Bon, mais tout ça on le verra en détail.

Et je dis aussi est-ce qu’il n’y a pas aussi un cinéma du cerveau ? Ben, je me dis les catégories, les catégories, je trouve qu’elles sont toujours très bien fondées, parce qu’on objecte, tout ça c’est très différent. Évidemment Garrel et Akerman, il n’y a pas beaucoup de rapports. Et alors ? Entre Victor Hugo et Gérard de Nerval, il n’y a pas de rapports non plus. Ça n’empêche pas que la catégorie de Romantisme m’apparaît parfaitement fondée. Bon. La Nouvelle vague, ça me paraît une catégorie parfaitement fondée, si on trouve les critères. Je crois qu’il suffit de trouver le critère. Là, le critère que nous donne un cinéma du corps et des attitudes du corps et des enchaînements d’attitudes, m’autorise à grouper, quelles que soient leurs différences, sous l’appellation l’Après-Nouvelle vague, des auteurs aussi différents que Akerman, et les trois autres là.

Et je dis un cinéma du cerveau, [104 :00] il y en aurait, et c’est autre chose, un nouveau rapport avec le cerveau, et là c’est bien, parce que hommage à l’Amérique, de même que j’ai cité un grand américain pour le cinéma des corps, un grand américain pour le cinéma du cerveau, si vous voulez tout de suite comprendre ce qu’il y a de nouveau, c’est [Stanley] Kubrick, c’est Kubrick. Mais chez nous, mais chez nous, c’était évidemment l’autre pôle que la Nouvelle vague. Un des plus grands auteurs d’un nouveau cinéma du cerveau, c’est [Alain] Resnais, c’est Resnais. Bon, un nouveau rapport avec le cerveau, ça veut dire quoi ? Mais que tout ça met en jeu la différence entre, toujours, là, ce qui me soucie, le cinéma d’avant-guerre. Car enfin le cinéma d’avant-guerre, il avait aussi des rapports avec le cerveau, il avait aussi des rapports avec le corps.

Comprenez donc bien ce que je dis, c’est que, ce que je voudrais faire en second, dans la seconde partie de mon programme, c’est d’étudier [105 :00] les quatre mutations de la pensée. On aurait pu en trouver six, huit, peu importe ; quatre, ça va déjà nous fatiguer, quatre mutations de la pensée : la mutation de la croyance, la mutation du Dehors, la mutation du corps, la mutation du cerveau.

Et c’est à travers ces quatre mutations qu’on pourra se poser la question : mais voyons est-ce qu’il n’y a pas un nouveau rapport aussi profond que l’ancien entre pensée et cinéma, qui a pu remplacer l’ancien auquel plus personne ne croyait ? [Pause] En fonction de quoi, je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, n’en pouvant plus, nous allons nous reposer, cette fois, six minutes, hein ? Six minutes, et puis, [Pause] et puis je, je… [Interruption de l’enregistrement]  [1 :49 :59/106 :00]

… pour avoir fini avec le programme, c’est, il faut examiner un peu ces quatre mutations et puis voir chaque fois, qu’est-ce qui est localisable dans le cinéma par rapport à ces mutations. Alors, ce que je voudrais éviter, évidemment, c’est –- mais je n’y arriverai pas — c’est l’arbitraire des rapprochements. Si bien que ce qui compte dans ce que je vais vous raconter, ce n’est pas simplement que Kant ait dit telle chose ; ce qui compte, c’est presque des contextes mentaux sur ce que ça entraîne.

Car j’essaie de commenter un peu la première mutation : substituer la croyance au savoir. [107 :00] Parce que c’est quand même très important pour la philosophie, quand petit à petit, ou de plusieurs manières, la croyance a été substituée au savoir. Et encore une fois, est-ce que ça veut dire que nous soyons tous devenus pieux ? Évidemment non, non. Mais c’est une drôle d’aventure. C’est une aventure. Je l’avais déjà suggéré d’autres années, et puis jamais je ne l’ai étudié de près. Les choses, elles ne se font jamais une fois. Ça s’est fait, à mon avis, ça s’est fait quatre grandes fois et toujours par doublet. [Sur le cinéma et la croyance, voir L’Image-Temps, pp. 221-225]

C’est d’abord Pascal et Hume, deux auteurs qui paraissent très, très différents, [Pause] qui ont fait cette substitution assez prodigieuse, [108 :00] consistant à dire à la philosophie : vous avez toujours pris pour modèle le savoir, [Pause] eh ben, le temps est venu d’un vrai changement. Il faut que vous vous aperceviez que le savoir repose sur la croyance. Or, l’un est connu pour être chrétien, mais l’autre est connu pour être athée, ou presque athée, enfin, ce n’est pas clair son cas. [Rires] En tout cas, bon. Donc, ce n’est donc pas si simple que se dire, ah ben c’est la reprise de la philosophie par la religion. Non. C’est en tant qu’athée ou que presque athée que Hume nous dit que le savoir dépend de la croyance.

Une seconde fois, ça se fait avec Kant et Fichte. [Pause] [109 :00] Et Kant, c’est plutôt un homme qui attache à la religion beaucoup d’importance. Fichte, c’est un cas plus compliqué. À certains égards, là il faut être très prudent, il y a, il y a peut-être quelque chose qui ressemble à un athéisme de Fichte. Et puis, une troisième fois ça s’est fait, là aussi sous la forme d’un doublet : Kierkegaard, Nietzsche. Là, il n’y a même plus d’équivoque. L’un aurait voulu être le chevalier de la foi, et de la foi au sens chrétien du terme, [Pause] et l’autre aurait voulu être l’Antéchrist.

Et puis en France, c’est deux auteurs dont si j’ai le temps, j’aimerais bien vous parler, parce qu’ils sont tombés dans l’oubli, mais comme ils recommencent la même histoire… [110 :00] c’est [Charles] Renouvier et [Jules] Lequier, auteurs de la fin du 19ème. Alors évidemment c’est difficile de les comparer ; ce n’est quand même pas aussi génial que les autres, mais c’est quand même très intéressant, et puis c’est toujours intéressant d’essayer de retrouver des auteurs qui ont disparu, on ne sait pas pourquoi, Renouvier ayant eu une très grande influence sur la philosophie française, à la fin du 19ème, et Lequier étant un de ces penseurs très insolites. Et Lequier était animé d’une inspiration spiritualiste profonde. Quant à Renouvier, il faisait une sorte d’athéisme moderne. Donc chaque fois, je retrouve ces doublets. Donc ma question c’est… j’essaie de vous faire comprendre de quoi il s’agit dans cette histoire : croyance-savoir. [Interruption de l’enregistrement] [Sur les doublets, voir L’Image-Temps, p. 224, note 30] [1 :50 :56]

Partie 3

Je prends l’exemple [111 :00] de Hume. [Pause] Hume, il nous dit une chose quand même très curieuse. Il nous dit : écoutez, il n’y a pas tellement de problème de la connaissance. Il ne s’agit pas de savoir ce qu’on connaît, quelles sont les limites de la connaissance. Il s’agit de savoir ce qui se passe dans la vie de tous les jours. Il se réclame d’une philosophie quotidienne. [Pause] Cette philosophie quotidienne aboutira à la formation d’un concept, cher à la philosophie anglaise, un des plus beau concept de la philosophie, le concept d’habitude. [Pause] Et il nous dit, si vous regardez, si vous contemplez vos journées — une journée quotidienne, hein, imaginez Hume vous parlant — mais vous ne savez rien, vous savez, vous ne savez [112 :00] rien. En revanche, vous croyez tout le temps. Pourquoi vous croyez tout le temps ? Vous ne cessez pas de croire, on ne cesse pas de croire. On plie sous les croyances dans une journée. Pourquoi ? Tout dépend de ce que vous entendez par croyance. Et peut-être que Hume va être le premier à donner une définition profonde, originale, de ce qu’on appelle « croyance ».

Il dit : croire, [Pause] c’est affirmer, à partir de ce qui est donné, quelque chose qui n’est pas donné. En d’autres termes, croire, c’est dépasser le donné. Bon. [Pause] L’opération par laquelle je dépasse le donné s’appelle une inférence. [Pause] [113 :00] Croire, c’est inférer, [Pause] notre condition, en tant que condition humaine, dit Hume — alors ça doit vous jeter quand même des lumières sur ce qu’il faut appeler « empirisme », ce n’est pas ce qu’on attend, l’empirisme — Hume nous dit : je ne cesse pas, quoi que je fasse et quoi que je dise, je ne cesse pas de dépasser le donné. [Pause] Il suffit que je dise « demain », il suffit que je dise « il y a mille ans », je dépasse ce qui m’est donné, c’est-à-dire, je crois. [Pause] Je crois que l’eau va bouillir si je la porte à cent degrés. Bon. [Pause] [114 :00]

Mais lorsque je dis des mots comme « toujours », « demain », qu’est-ce que c’est ? Par définition, ça ne m’est pas donné. « Toujours », n’est ni donné, ni donnable. « Demain » est donnable, à condition de devenir « aujourd’hui », ça n’est plus demain. Si vous faites une analyse du langage, comme la philosophie anglaise bien après Hume le fera, vous verrez que le langage est fait de signes qui renvoient à des déterminations non données et non donnables. [Pause] Je crois que l’eau bouillira si je la mets à cent degrés. Tout ce que je peux dire, ce qui m’est donné, c’est « je l’ai fait dix fois », [115 :00] ou « je l’ai fait cent fois ». Je peux dire « chaque fois que je l’ai fait, elle a bouilli ». C’est du donné. Mais je ne me contente pas, je ne me contente jamais de dire « chaque fois que je l’ai fait, ça a marché ». Je dis « ça continuera à marcher ». Hume n’en demande pas plus. On dira « c’est l’expérience ». Hume ricane. Comment voulez-vous que l’expérience rende compte des opérations par lesquelles je dépasse l’expérience ? Ce n’est pas compliqué. Comment voulez-vous que le donné rende compte de l’opération par laquelle j’infère quelque chose qui n’est pas donné ? En d’autres termes, je ne sais rien, mais « je crois ». [116 :00]

Si bien que tout le problème de la connaissance va se trouver déplacé. C’est : à quelle condition une croyance est-elle légitime ? Hume ne nous dit pas du tout, peut-être que, à cent degrés, demain, l’eau va cesser de bouillir. Il demande : de quel droit, de quel droit est-ce que je suis sûr qu’elle bouillira à cent degrés, demain ? Si on me dit, parce qu’elle a toujours bouilli à cent degrés, je dis, et puis après ? De quel droit croyez-vous à la conformité du futur au passé ? [Pause] Croire, c’est dire quelque chose qui n’est pas donné. Or, vous passez votre temps à dire des choses qui ne sont pas données. [117 :00] Votre action ne cesse pas de dépasser le donné.

Si bien que l’empirisme, loin d’être une philosophie qui nous dit « contentez-vous de donné et puis voilà », est une philosophie qui répertorie toutes les opérations par lesquelles nous dépassons le donné, pour s’interroger sur leur légitimité, de quel droit [Pause] je dis plus que ce qui m’est donné, comment est-ce possible une chose pareille ? Et Hume — très rare, le cas Hume, parce que d’habitude, les philosophes sont vieux, ils commencent tard. Hume est le seul philosophe à avoir fait son œuvre très jeune ; vers vingt ans, il tient toutes ses idées. C’est le seul cas, le seul cas. Généralement, Kant c’est vers soixante ans qu’il tient ses idées. [Pause] Mais… — [118 :00] Voyez, je parle de ça parce que c’est juste pour vous dire, voilà, voilà un cas où en effet le problème va se déplacer du savoir à la croyance. Il va nous mettre, il va nous dire, notre situation est impossible, car ça va se développer comme un roman, un roman formidable.

Il va se dire : ce serait trop beau, si le problème devient : mais à quelles conditions une croyance est-elle légitime ? Voyez, le problème ce n’est plus du tout : qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui est faux ? Le problème c’est : conditions légitimes de la croyance. Alors bon, bon. Voilà que, de découvertes en découvertes, il va s’apercevoir de ceci : qu’il y a des conditions de légitimité de la croyance. Par exemple, que croire que l’eau [Pause] bout à cent [119 :00] degrés et continuera demain, ça c’est légitime. Il essaiera de le montrer. En revanche, selon lui, que Dieu ait créé la terre, ça c’est une croyance illégitime. Il ne dit pas : ce n’est pas raisonnable. Il dit : ça ne répond pas aux conditions de légitimité de la croyance. Seulement voilà, il ajoute : on ne peut pas — c’est ça qui est la merveille — la sélection est en fait théorique, car on ne peut pas exercer nos croyances, la croyance suivant les conditions qui les rendent légitimes, sans faire passer qu’on le veuille ou non des croyances illégitimes aussi. Ça, ça va être, ça va être très, très important pour la philosophie, c’est-à-dire pour le problème de la pensée. Pour une raison très simple, le problème, encore une fois, ce n’est plus le vrai ou le faux, [120 :00] ce n’est plus l’erreur et la vérité. C’est les croyances légitimes, les croyances illégitimes, et la possibilité ou l’impossibilité de les séparer, de faire le tri. [Pause]

Si bien que, c’est bien connu que Hume a eu sur Kant une très grande importance, une très grande influence. Et pourtant, à quel point c’est un autre mode de pensée. Mais voilà que Kant, dans la seconde édition de la Critique de la raison pure [1788], non pardon, dans la seconde introduction — il y a deux introductions — dans la seconde introduction à La Critique de la raison pure, lance cette formule qui aura un écho, un écho fondamental : « j’ai dû » — il faut prendre le texte à la lettre parce que ça implique que ce n’est pas par plaisir qu’il l’a fait. Hume il est diabolique, [121 :00] alors ça doit être par plaisir, Hume… mais pas Kant, pas du tout. — S’il avait pu garder le savoir, il aurait préféré le savoir. Mais non, il ne peut pas : « J’ai dû abolir le savoir [Pause] pour faire place à la foi ».

On dit, c’est curieux, mais de quoi il parle ? Parce qu’enfin, Kant, il n’a jamais fait des livres de foi. Bien plus, quand il a écrit sur la religion, c’était un gros livre qui s’intitulait De la religion dans les limites de la simple raison [1793]. Alors, [Pause] qu’est-ce qu’il peut vouloir dire ? [Pause] Ben, il veut dire, je crois, il veut dire ceci — si vous suivez, je prends un exemple [122 :00] presque négatif pour essayer, parce que c’est tellement compliqué, je voudrais que vous compreniez — en gros, dans la philosophie classique du 17ème siècle, mettons, il y avait l’erreur et la vérité. [Pause] La vérité, c’était la vocation de la pensée. Elle en a été empêchée par d’autres facultés qui venaient la troubler : la sensibilité, l’imagination. [Pause] Mais, si elle arrivait à vaincre les prestiges de la sensibilité et de l’imagination, elle évoluait dans le vrai. C’était, notamment, l’automate spirituel. [Pause]

Voilà que Kant, il découvre alors quelque chose qui fait frémir, [123 :00] à savoir, non plus le domaine des erreurs,  mais le domaine des illusions. [Pause] Et les illusions, elles ne viennent pas du dehors à la pensée. Tout se passe comme si Kant nous disait : ah, si la pensée n’avait qu’à se garder des erreurs qui lui viennent d’ailleurs, de la pression de la sensibilité ou de la pression de l’imagination, la vie serait belle. Mais ce n’est pas ça. C’est la pensée comme raison qui engendre elle-même des illusions. [Pause] En d’autres termes, il y a des illusions de la raison. Pas des illusions que la raison subit, mais la raison engendre des [124 :00] illusions qui sont particulières et qui sont bien plus dangereuses que les erreurs. Là aussi, vous pensez que l’image de la pensée est complètement bouleversée à partir d’une conception comme ça. Il va y avoir des idées, des illusions, engendrées du dedans par la raison, internes à la pensée. Dès lors, ces illusions seront tellement tenaces… [Interruption de l’enregistrement] [2 :04 :24]

…peut-être est-ce qu’on va comprendre alors l’histoire savoir-croyance. [Pause] C’est avec Kant sans doute, que se fait un très grand acte de rupture, un grand acte de rupture. Je l’exprime comme ça par pure commodité ; tout ça, c’est très dangereux à force d’être vite dit. Il me semble que éclate avec Kant une espèce de rupture de l’homme avec la [125 :00] nature ou avec le monde. Et par-là, Kant alors est très fondamentalement moderne, bien que cette rupture, il l’ait calfeutrée, arrangée, tout ça, bon, mais, et puis ensuite, ça ne cessera pas de s’aggraver, une rupture de l’homme avec le monde, [Pause] comme si, comme si, comme si c’était la schizophrénie qui commençait. Belle rupture. Bon.

Pourquoi chez Kant ? C’est parce que ce qu’il va essayer de montrer, c’est que notre connaissance est condamnée à ne connaître que la nature sensible. Nous ne pouvons pas connaître autre chose que la nature sensible. Pourquoi ? Parce que c’est elle, c’est la nature sensible qui est [126 :00] informée, organisée, conformément à nos catégories de pensée, conformément à nos manières de penser. La connaissance est un acte de la pensée, mais cet acte n’est légitime — on retrouve la question « à quelles conditions quelque chose est-il légitime ? », la question héritée de Hume — la connaissance est un acte de pensée qui n’est légitime que pour autant qu’il s’adresse à la nature sensible. [Pause]

Bon, vous me direz, ce n’est pas formidable. Oui. Ça dépend. Kant le montre à sa manière, il le montre dans, précisément dans la Critique de la raison pure. [Pause] [127 :00] Il y a une autre nature : la nature suprasensible. [Pause] La nature suprasensible, c’est la nature telle qu’elle est en soi, par opposition à la nature telle qu’elle apparaît [Pause] sous une forme sensible. Ben, la nature suprasensible, ou ce qu’il appelle « la chose en soi » par opposition à la chose en tant qu’elle apparaît, la nature suprasensible, nous ne pouvons pas la connaître. [Pause] Pourtant nous pouvons la penser. C’est la première fois que [Pause] le modèle de la connaissance, c’est-à-dire du savoir, c’est la première fois que le modèle de la connaissance ou [128 :00] du savoir n’épuise pas la pensée. C’est la première fois que « connaître » est une dimension de la pensée, laquelle pensée comporte d’autres dimensions. Connaître, c’est une organisation spécifique de la pensée quand elle prend pour objet la nature sensible, un point, c’est tout. « Connaître » n’épuise pas « penser », connaître est un cas de penser. Donc il y a des pensées qui ne sont pas des connaissances, et en effet, nous pensons la nature suprasensible, et nous ne la connaissons pas. [Pause] [129 :00]

Mais il faut bien qu’il y ait un rapport entre les deux natures, la nature suprasensible et la nature sensible. Ouais. Il faut qu’il y ait un rapport. Mais ce rapport est inconnaissable. [Pause] C’est ce rapport qui renvoie à une foi. [Pause] En d’autres termes, il y a une foi de la raison. [Pause] Il y a une foi de la raison en tant que raison. De même qu’il y a des illusions de la raison en tant que raison, lorsque la raison pense connaître la nature suprasensible, eh ben, il y a une foi de la raison [130 :00] en tant que raison, [Pause] lorsque la raison pense la nature suprasensible et pense son rapport avec la nature sensible. [Pause]

J’ai dit, ce qui se produit, eh ben, c’est ce qui constituait l’essence, l’essentiel du savoir. L’essentiel du savoir, c’était une sorte d’adéquation homme-monde ou nature-esprit, une espèce de complicité [Pause] [131 :00] entre, aussi bien, la chose et le concept, la nature et l’esprit, le monde et l’homme, telle que la vérité s’incarnait dans le savoir sous forme d’une correspondance de la chose et du concept, de l’homme et du monde, comme une complicité des deux. Je crois que la condition du savoir dans toute la philosophie, y compris la philosophie grecque jusqu’au 17ème siècle, a été cette complicité homme-nature, homme-monde [Pause] qui rendait possible — ou si vous préférez image-concept, ça revient au même [Pause] — qui rendait possible l’exercice du savoir.

Si bien que, bien sûr, il y avait lieu de [132 :00] croire, mais croire, c’était quoi ? [Pause] Croire, c’était deux choses possibles, ou bien ou bien : ou bien c’était croire à un autre monde, [Pause] ou bien c’était croire à la possibilité de transformer ce monde-ci. [Pause] C’est en quelque sorte le primat du savoir qui déléguait à la croyance ce domaine réservé : croire à la possibilité de transformer le monde ou croire en un autre monde. Bon. [Pause] [133 :00]

Eh bien, dans quelle situation sommes-nous aujourd’hui ? Je voudrais terminer là-dessus pour que vous y pensiez. Là, il y a quelque chose qui fait que je crois que ça n’a plus aucune importance d’un certain point de vue, athée ou pas athée. Pourquoi ? Nous sommes dans une très drôle de situation avec le monde. Ce que nous réclamons et ce que nous exigeons, c’est des raisons de croire en ce monde-ci. [Pause] [Deleuze exprime le même sentiment en italiques dans L’Image-Temps, p. 223] Vous vous rendez compte : on a fini de croire soit dans un autre monde, soit aux possibilités de transformer ce monde. Ce que nous demandons, c’est quelque chose de plus simple, exactement comme si nous étions atteints là d’une schizophrénie universelle [134 :00] ou d’une hypocondrie universelle. Vous savez, le délire hypocondriaque, il n’y a plus de monde, plus de corps, il n’y a plus d’organes. Ou bien la schizophrénie, alors elle, beaucoup plus sous forme de — pas de négativisme – mais de fuite de monde, de perte de monde. Nous sommes dans cet état-là. Alors bien sûr, pas au point, pas au point pathologique, oui, mais nous avons besoin, nous avons besoin de raisons, ce qui ne s’est jamais posé, pour la philosophie, ça ce n’était jamais posé. Nous avons besoin de raisons de croire en ce monde-ci. C’est curieux ça. C’est ça qu’on réclame.

Alors, ce n’est plus du tout la question croire en un autre monde ou croire dans les possibilités. Ce n’est plus la foi chrétienne, ni la foi révolutionnaire. [135 :00] Je dirais que la foi chrétienne et la foi révolutionnaire précisément qu’on rencontrait dans le cinéma — car il y un christianisme profond du cinéma occidental, tout comme il y avait une foi révolutionnaire du cinéma soviétique — eh ben, je ne dis pas que le cinéma a cessé d’être catholique ou d’être révolutionnaire, mais il a changé complètement les figures de sa catholicité et de sa, et de sa… et de son révolutionnarisme. Ce n’est plus le même que celui du premier cinéma. Pourquoi ? Parce que encore une fois, ce dont nous avons besoin, c’est qu’on nous donne enfin les raisons de croire en ce monde. Et pourquoi ? Et pourquoi ?

Eh bien, là je voudrais dire les choses les plus évidentes du monde, à savoir, et même les lieux communs, les lieux communs qui traînent partout. Nous vivons dans un monde dont on nous explique que finalement il y a quoi ? Qui est fait de publicités, de slogans, [136 :00] d’artifices. Où on nous dit, là, vous pouvez prendre tous les lieux communs de cette époque, ils m’intéressent comme un lieu commun à diagnostiquer. Il n’y a plus de nature, il n’y a plus rien, quoi, il n’y a… Bon. Tout est du toc. Tout ça, c’est des affiches. Ça veut dire quoi ? Mais au-dedans comme au dehors. On ne vaut pas mieux. La misère du monde extérieur, c’est aussi la misère de notre monde intérieur. Les slogans, ils sont dans nos têtes comme ils sont dans les affiches, hein ? Les trucs tout faits, oh là là, les catastrophes. Bon.

Le premier à avoir fait une véritable révolution après [James] Joyce dans le monologue intérieur, c’est un des plus grands romanciers qui soient, c’est [John] Dos Passos. [137 :00] Or quelle a été la révolution de Dos Passos dans le monologue intérieur ? Faire un monologue intérieur qui charriait toutes les formules toutes faites, toutes les stéréotypies, tout ce que vous voulez. Comme par hasard, il invoquait les moyens cinématographiques. C’était le fameux « œil de la caméra », et les fameuses « actualités » dont Dos Passos entrelardait ses monologues intérieurs, la même misère au-dedans et au dehors. On ne pouvait même plus distinguer ce qui était passage du monde extérieur et courant de conscience intérieur. Ce n’est pas le télé qui nous impose des slogans ; c’est les slogans que l’on impose aussi bien à la télé, et c’est la même connerie au dehors et au-dedans. Bon. Très bien. Nous réclamons qu’on nous donne des raisons de croire au monde extérieur autant qu’au monde intérieur. [Sur l’apport de Dos Passos, voir aussi la séance 17 du séminaire Cinéma 1, le 4 mai 1982] [138 :00] On ne peut plus ne pas croire.

La situation, elle est très paradoxale. Parce que plus ce monde est fabriqué par les hommes — technique, science, tout ce que vous voulez — plus nous sommes en rupture avec lui et moins nous avons de raisons d’y croire. Plus ce monde est humain, plus nous sommes en rupture avec lui, moins nous avons de raisons d’y croire. C’est notre situation douloureuse de créatures modernes.

Nos ancêtres — pensez à la différence entre nous et nos ancêtres — nos ancêtres, ce n’est pas qu’ils étaient bien heureux, mais ils croyaient dans un autre monde, ils réclamaient des raisons de croire en un autre monde, [139 :00] ou ils réclamaient des raisons de croire aux possibilités de changer ce monde. Nous, en apparence — j’espère que ce n’est pas notre dernier mot, ce serait trop, ce serait très triste — nous, en apparence, c’est fini depuis longtemps tout ça. C’est le vieux style, comme dit [Samuel] Beckett. Le style moderne, c’est : qu’on me donne enfin des raisons de croire à ce monde-ci. Et s’il me faut Dieu, et s’il faut que je dise « Ô mon dieu » et s’il faut que je fasse des prières, bizarrement, c’est pour ça que l’athée et le croyant sont exactement dans le même sac, bizarrement, ce n’est pas pour m’adresser à l’autre monde, c’est pour qu’on me donne, pour que ce Dieu me donne des raisons de croire à ce monde-ci et pas à l’autre monde. [140 :00] C’est la situation schizophrénique. C’est la nôtre. C’est la nôtre. C’est la rupture de l’homme et du monde.

Bon, vous me direz, mais tout ça, ça découle de Kant. Comment ? Essayez de sentir la substitution de la croyance au savoir. La substitution de la croyance au savoir a pour effet final — enfin actuellement, je ne dis pas… — a pour effet final que nous soyons dans la situation d’avoir à réclamer des raisons pour croire à ce monde-ci. Nous ne demandons que ça, des raisons de croire à ce monde-ci. Et, encore une fois, comprenez le paradoxe : plus ce monde est fait par les hommes, plus nous manquons de raisons de croire à ce monde-ci. [Pause]

Vous me direz, bon, bon, bon, admettons. Mais le cinéma dans tout ça ? [141 :00] Moi je crois qu’il a vécu de ça, que le cinéma moderne vit de ça. Je prends un texte de Godard qui me paraît très frappant à propos d’un de ses premiers films, un de ses plus beau d’ailleurs, qui était “Bande à part” [1964]. Il dit : on reproche que mes personnages fassent du cinéma, dans “Bande à part”, mais ce n’est pas vrai. Mes personnages sont libres et spontanés, c’est le monde qui fait du cinéma. Ça, je trouve ça parfait comme expression. C’est le monde qui fait du cinéma. Eux, les personnages que je montre, ils n’en font pas. En revanche, je montre le monde qui fait du cinéma. Nous n’avons plus de raison de croire au monde parce que c’est le monde qui fait du cinéma. Il ne fait que ça, [142 :00] cinéma des hommes politiques, cinéma de la télé, cinéma de cinéma, cinéma de la vie quotidienne, cinéma de la scène de ménage, cinéma de tout ce que vous voulez, cinéma de voitures, cinéma à pied, cinéma à cheval. Enfin, le monde, c’est du cinéma. Alors bien alors, c’est du cinéma. [Voici la citation de Godard à ce propos, de L’Image-Temps, p. 223 : « Ce sont des gens qui sont réels, et c’est le monde qui fait bande à part. C’est le monde qui se fait du cinéma. C’est le monde qui n’est pas synchrone, eux sont justes, sont vrais, ils représentent la vie. Ils vivent une histoire simple, c’est le monde autour d’eux qui vit un mauvais scénario », cité dans Jean Collet, Jean-Luc Godard (Paris : Seghers, 1970), pp. 26-27]

Je vous demande, qu’est-ce qui va pouvoir nous rendre quelque raison de croire au monde, à ce monde-ci ? La réponse est simple : peut-être seul le cinéma [Pause] — si c’est le monde qui fait du cinéma et qui nous ôte toute raison d’y croire — peut-être est-ce que le cinéma, lui, va nous donner quelque raison de croire au monde. Si bien que la question de l’illusion cinématographique, [143 :00] ce ne serait plus du tout : est-ce que le cinéma nous donne une illusion de monde ? Ou bien : est-ce que nous participons imaginairement aventures du héros ? Tout ce problème qui a encombré la pensée, la critique du cinéma sur la participation imaginaire, semble un problème idiot, mais idiot, idiot ! [Pause] La question c’est : est-ce que le cinéma est capable de nous redonner une croyance, non pas au monde — puisque c’est le monde qui fait du cinéma — mais de nous redonner une croyance au lien, au lien perdu de l’homme et du monde. Ce serait ça l’objet le plus haut du cinéma, nous redonner, ce que j’appelle nous redonner des raisons de croire à ce monde-ci, c’est-à-dire nous redonner des raisons de croire au lien de l’homme et du monde.

Je prends un exemple parce que je crois que c’est un de ceux [144 :00] qui a le plus vécu ce problème, [Roberto] Rossellini. Rossellini, il fait un film sur Jeanne d’Arc, qui a été une Jeanne d’Arc, “Jeanne au bûcher” [1954], d’après [Paul] Claudel, qui a été, il me semble, très mal compris, où on a considéré que c’était vraiment un mauvais tournant de Rossellini. Et le film est comme divisé, on voit — alors évidemment, ça fait marrant ; il est connu que Rossellini est catholique, et que la catholicité de son cinéma est forte, bon — mais voilà qu’il nous montre Jeanne d’Arc au Ciel. [Pause] Alors là, les critiques, ils ont commencé à rigoler. Cette Jeanne d’Arc céleste, là, qui parle d’elle telle qu’elle était sur terre, on s’est dit : non, ça ne va pas la tête à Rossellini. Quand on voit le film, c’est un film que je trouve [145 :00] extrêmement beau, vraiment grandiose, et qui s’explique… pas qui s’explique, c’est tout simple, tout simple. Jeanne d’Arc a besoin d’être au Ciel pour croire à ce monde-ci. Ce n’est pas compliqué. Vous comprenez, c’est ça, c’est ça, c’est ça qu’il a vu qui est une chose merveilleuse, merveilleuse. Et en effet, elle a besoin d’être au Ciel pour croire aux lambeaux de ce qui lui ait arrivé. [Pause]

Est-ce que c’est une interprétation ? Non. Parce qu’il me semble que ça convient tellement à la pensée de Rossellini. [Pause] Rossellini ne cesse de dire bon, l’art, c’est fini. Mais pourquoi il dit l’art, c’est fini ? Il dit l’art… — et ce n’est pas le premier, il y avait déjà eu [Léon] Tolstoï, [146 :00] il y a déjà eu quelques grands artistes pour faire cette révolution. — Il dit, ce qu’il faut, c’est une éthique, c’est une éthique. En tout cas, il pense que l’art est incapable d’apporter cette éthique. Qu’est-ce qu’il attend d’une éthique ? D’où toute son œuvre finale, toute son œuvre pédagogique qui doit comme reconstituer une éthique. Pourquoi est-ce qu’il pense que l’art ne doit pas… ? Là, il a des mots très cruels pour l’art, et on se dit à chaque fois, évidemment… C’est splendide dans tous les entretiens de Rossellini, vous retrouvez ça. [Sur la pédagogie de Rossellini, voir L’Image-Temps, pp. 322-323]

Il dit l’art, ou bien, la plupart du temps, ou bien il est agressif, ou bien il est geignard. Et ça me paraît d’une vérité, c’est… Bien sûr, il parle du mauvais art, mais enfin le mauvais art, ça compte puisque [147 :00] c’est la plus grande proportion. [Rires] Ou bien ils sont agressifs et méchants, ou bien ils sont plaintifs et geignard, ils pleurnichent. Vous me direz, qui ? Ben, mais même les musiciens, même les peintres. Il y a une manière de pleurnicher en peinture. Être agressif, c’est quoi ? Être agressif, ben c’est, c’est détruire le monde, détruire le monde. [Pause] Être plaintif, geignard, c’est enregistrer la rupture avec le monde et s’apitoyer sur soi-même. [Pause] Un mélange de vanité et de geignardise. [Pause] Mais je veux dire, il n’y a pas besoin d’écrire. [148 :00] Ça alors, vanité et geignardise, elles restent dans la littérature. Ça, ça va de soi. Mais, ça se fait aussi, ça se fait aussi en peinture. Toutes ces peintures qui oscillent entre une extraordinaire vanité dans la destruction du monde et une extraordinaire geignardise et d’apitoiement sur soi-même. Les deux vont ensemble généralement. C’est un art qui vit de la rupture de l’homme et du monde. Il en vit. [Pause]

Ce que Rossellini dit, c’est : je veux une éthique qui nous redonne croyance. À quoi ? Encore une fois, [149 :00] il n’est pas en train de nous dire qu’il nous redonne croyance au bon Dieu. Qu’il croie au bon Dieu, c’est son affaire. Mais à quoi que ce soit que nous croyons, [Pause] l’instance à laquelle nous croyons, nous attendons d’elle qu’elle nous donne des raisons de croire à ce monde-ci. Car nous avons perdu contact avec ce monde-ci. Nous sommes tombés dans l’agressivité ou dans la geignardise ; nous n’avons plus de lien avec le monde, nous demandons une croyance. C’est-à-dire, nous demandons que nous soient redonnées des raisons d’entretenir un lien avec ce monde-ci. Bon, je crois que tout ce qu’a fait Rossellini dans son cinéma, c’était réinventer en repassant par le passé. Tout son cinéma pédagogique, c’est réinventer un lien de l’homme avec le monde, et que, ensuite, l’influence de Rossellini sur le cinéma moderne a été fondamentale, et qu’il faut prendre presque [150 :00] à la lettre… Godard n’a jamais caché sa descendance à l’égard de Rossellini, mais ça revient à ça, ça revient à ça : si le monde fait du cinéma, il n’y a que le cinéma qui puisse nous redonner croyance au monde.

Donc vous voyez, ce que j’appelle une situation schizophrénique qui est ce nouveau problème de la croyance : comment pouvons-nous et comment pourrons-nous croire en ce monde-ci ? Il ne suffit pas de dire que ce monde, il va nous, que il est capable par nature de nous tuer, de nous faire du mal. Ce n’est pas des raisons pour y croire. Ce que nous avons perdu, c’est vraiment la croyance en un lien entre nous et le monde, et nous demandons d’une certaine manière à la philosophie, à l’art, à la science si elle le peut, [151 :00] de restituer ce lien qui nous manque et qui serait un lien de l’homme et du monde. Et encore une fois, le paradoxe très bien vu par Rossellini — il le dit, il le dit très bien — c’est que plus ce monde est fait par l’homme, plus le lien du monde et de l’homme est rompu.

Bon, si bien que le cinéma, ça serait la tentative pour nous donner, redonner des raisons de croire au monde. Par-là, ce serait en effet un cinéma de la croyance, et non plus du savoir. Il serait constitué, l’acte fondamental cinématographique consisterait à enregistrer la rupture de l’homme et du monde ; c’est l’image coupée. L’image moderne du cinéma — c’est par-là que je dis que ce n’est plus un cinéma qui procède par association — l’image-clé du cinéma moderne, c’est l’image de l’homme coupé du monde. [152 :00] S’il y avait un inventeur de cette image, je dirais que ce serait [Carl] Dreyer. Mais tout le cinéma en a suivi, tout le cinéma moderne a suivi. Que ce soit chez Bresson, que ce soit chez Rossellini, tout ça, l’image fondamentale, c’est l’image de l’homme coupé du monde.

Le vieux cinéma, le vieux cinéma, lui, développait constamment le lien de l’homme et du monde. Le lien de l’homme et du monde était une donnée du vieux cinéma, c’était l’image-action, c’était l’image-action. On a vu, et là je ne voudrais pas revenir là-dessus, mais je reprends un résultat qui pour moi est acquis. On a vu que le cinéma moderne se fondait sur, justement, la chute, l’éclatement du schème sensorimoteur, c’est-à-dire du lien de l’homme et du monde. L’homme se trouve dans le monde comme devant une situation optique et sonore pure. L’homme se trouve dans le monde [153 :00] comme devant une vitrine de magasin, [Pause] ou comme le chauffeur de Scorsese, là, [de “Taxi Driver”] qui voit tout ce qui se passe dans le rue par le rétroviseur de sa voiture. C’est ça notre situation. Nous sommes dans le monde comme dans une situation optique et sonore pure à laquelle nous ne pouvons plus réagir.

Je dis que le cinéma enregistre cet état. Il prend acte de cette rupture de l’homme et du monde, et il en fait la base de son image. À savoir, il va nous présenter des personnages en rupture sensorimotrice, c’est-à-dire pris dans des situations optiques et sonores pures. Et ça aura été ça l’acte de baptême du Néo-réalisme italien. Tout ça, on l’a vu, vous le savez, donc je n’y reviens pas. Et ce que je peux ajouter maintenant, c’est que si précisément l’homme est privé de réaction [154 :00] et ne croit plus à la possibilité de ses réactions devant ces situations optiques et sonores pures, il lui reste — ce qui serait peut-être d’une force immense et alors relancerait singulièrement les choses — il lui reste le pouvoir de réclamer une croyance, une croyance qui ne serait pas une réaction, non, mais une croyance qui restaurerait par-delà la rupture, une croyance qui serait une croyance en un nouveau lieu de l’homme et du monde. Nous sortirait quoi ? Nous sortirait quel nouveau type alors de rébellion, quel nouveau type de résistance, quel nouveau type de révolte ? Qui serait, et qui est déjà un cinéma politique.

Redonnez-moi des raisons de croire à ce monde-ci, et j’entends à ce monde-ci tel qu’il est, ne serait-ce que pour y découvrir ce qui subsiste comme force de vie, au sens par exemple où il y a un brin d’herbe [155 :00] qui, bizarrement, est assez fort pour faire éclater des pavés. Eh bien, si le monde avec lequel on a rompu et dans lequel on est en rupture, cette espèce de monde-vitrine, c’est le monde des pavés, retrouver des raisons de croire au monde, c’est retrouver la vie, c’est retrouver ce qu’il y a de vie entre les pavés, dans les momies d’une bandelette… non, pardon, dans les bandelettes d’une momie, [Rires] dans tout ce que vous voulez.

Et je dis que, ce n’est pas un acte abstrait. Le jour où nous re-croirons à ce monde-ci [Pause] — je ne veux pas dire : au cinéma que fait ce monde-ci — mais le jour où nous re-croirons à ce monde-ci, je crois très fort que, les nouvelles formes de rébellions, là, seront déjà fort installées. [156 :00] Les nouvelles formes de résistance seront déjà fort installées. Que nous soyons dans la situation d’une rupture avec le monde, et que dans cette rupture, nous n’ayons même plus de raisons de croire à ce monde-ci, loin que cela menace les puissances du mal, ça les aide singulièrement.

Alors, je ne veux pas dire que le cinéma, il fait ça à lui tout seul. Je veux dire que le cinéma tout entier a basculé du côté de la croyance, si l’on comprend ce que veut dire croyance, à savoir : l’opération de croire à ce monde-ci, et non plus l’opération de le transformer, ni de croire en un autre monde. Et que là, il y a quelque chose qui touche fondamentalement le cinéma comme art. Ce serait autour de ça le premier thème de la croyance et du savoir. [157 :00]

Mais la prochaine fois, il faudrait que je reprenne parce que c’est trop compliqué, j’ai l’impression. Je n’ai pas dit… ce n’est pas trop compliqué pour vous ; c’est trop compliqué pour moi. Je n’ai pas expliqué bien. Je n’ai pas expliqué bien. J’ai raté là. Bon. Enfin, essayez de, je ne sais pas, essayez de sentir. Je ne sais pas… Bon, eh ben… [Fin de l’enregistrement] [2 :37 :24]

 

Notes

For archival purposes, the augmented and new time stamped version of the complete transcription was completed in August 2021. Additional revisions were added in February 2024.

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