June 4, 1985

What I wanted, if you will, is to judge our work this year, and for those who were there the other years, … by judging our work, I almost mean, having reactions of the type: a particular point that we covered way too fast, a particular point that I frankly neglected or forgot, for want of seeing the importance, even a particular point that, according to you, I dealt with badly — that you have all these possibilities, as well as those that you will find. There we are. So, it’s about your reactions, and I’ll tell you why: because it’s been three, four years — I no longer know — that I started with you on this story about cinema. Now I’m reaching the end… I feel like I’ve had a lot of rather artificial moments, other moments when it worked, like that. So it’s rather… your turn to speak because I personally attach importance in your reactions, not at all for the sake of arguing – I’ll say you’re right in advance — but because that this can help me with what I will do next year. So, now it’s your turn to speak. Comtesse told me that he wanted to choose, or at least start with, a punctual and precise point concerning the Straubs.

Seminar Introduction

As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.

For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.

English Translation

Edited

Leni Riefenstahl’s Nazi Olympics, 1936

 

The session corresponds to three sets of comments followed by Deleuze’s remarks: first, Georges Comtesse’s extended intervention on instances of immanence (Deleuze’s interpretation) and transcendence and silence (Comtesse’s emphasis) in Duras, particularly “India Song”; second, Raymond Carasco’s intervention, first responding quickly to Comtesse, then reflecting, as a filmmaker, academic and cinema scholar, on how she understands the import of the four seminars and particularly the conceptual framework articulated by Deleuze, to which he returns to his self-professed obsession, Syberberg’s cinema. Deleuze lists three important works for him – by Kracauer, Benjamin, and Syberberg – in order to trace the arc of reflection on the German soul in German cinema, the rise of the art of mass reproduction, and with reference to Daney and Virilio, Leni Riefensthal’s role in developing this tendency as well as Goebbels’s rivalry with Hollywood. Deleuze completes this reflection by considering the “stupidest sentence about cinema”, that the cinematographic image is in the present, and notably how Robbe-Grillet manipulated this thought for his own ends. Third, Deleuze responds to one student’s barely audible set of questions with a forty-minute summary of the conceptual evolution of year 3 into and through year 4 (with different manifestations of the time-image most clearly summarized in session 24). Deleuze explains the student’s difficulty by possibly not having fully understood the nature of the “cut” between movement-image and time-image, thus providing a point-by-point review of differences between these two key concepts. Deleuze concludes the session by reminding the participants that he will be available in two weeks for a supplementary discussion session.

 

Gilles Deleuze

Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985

Lecture 25, 04 June 1985 (Cinema Course 91)

Transcription: La voix de Deleuze, Lise France (Part 1), Morgane Marty (Part 2) and Charles J. Stivale (Part 3) ; additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale

English Translation Forthcoming

French Transcript

Edited

Comme Deleuze l’indique au début de la séance, il ouvre la discussion aux participants afin de considérer, vers la fin de quatre ans de travail sur ce sujet vaste, leurs réactions et questions sur tout ce qui a précédé.

Gilles Deleuze

Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985

25ème séance, 04 juin 1985 (cours 91)

Transcription : La voix de Deleuze, Lise France (1ère partie), Morgane Marty (2ème partie) et Charles Stivale (3ème partie) ; révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale

Partie 1

Ce que je voulais, si vous voulez bien, c’est juger notre travail cette année et pour ceux qui étaient là les autres années, au besoin aussi les autres années. Par juger notre travail, j’entends presque avoir des réactions du type : tel point où on est passé beaucoup trop vite, tel point même que j’ai franchement négligé ou oublié, faute d’en voir l’importance, tel point que selon vous, j’ai mal traité, que vous ayez toutes ces possibilités, plus celles que vous trouverez. Voilà. C’est donc un peu vos réactions.

Je vais vous dire pourquoi : parce que donc ça fait trois, quatre ans — je ne sais plus – que [1 :00] je me suis lancé avec vous dans cette histoire sur le cinéma. Maintenant j’arrive au bout, m’intéresse beaucoup comment vous avez pris ça. J’ai le sentiment que j’ai eu beaucoup de moments un peu artificiels, d’autres moments où ça marchait, comme ça. Donc, c’est plutôt, c’est à vous de parler parce que j’y attache de l’importance pour mon compte à vos réactions, pas du tout par goût de discuter — je vous donne raison d’avance — mais parce que ça peut m’aider pour ce que je ferai l’année prochaine. Voilà, alors à vous de parler. Comtesse, il m’avait dit qu’il souhaitait prendre, ou commencer en tout cas, par un point ponctuel et précis concernant les Straub. [2 :00]

Georges Comtesse : Concernant le début du cadrage sonore, c’est le moment où justement où on parlait du cadrage sonore … je suis en train de voir ou d’écrire quelque chose sur le cinéma de Marguerite Duras. Ça fait une histoire de …

Deleuze : Toi, tu faisais un travail sur Duras, oui.

Comtesse : Un fragment sur la ligne de cinéma de Marguerite Duras, alors ça fait une sorte de court-circuit, et à partir donc de ce qui a été dit, voilà j’essayais de penser un petit peu la même chose et peut-être autre chose, qu’elle a dit sur le cadre sonore. [3 :00] Parce qu’il me semble, si on confronte un peu les deux lignes, le cadrage sonore spécifique tel que tu l’as défini [bruit de la salle de cours, inaudible], il me semble un concept qui est, d’abord, un concept qui est cadré, qui est circonscrit par trois idées, trois idées cadres d’abord problématiques. Ce qui m’a intéressé c’est ça, c’est à quel point ça m’a semblé un cadre problématique qui circonscrivait justement le concept du cadrage sonore.

Les trois idées problématiques, c’est celles qui étaient énoncées, je le répète, c’est que premièrement le cadrage, il est obtenu par un traitement technologique nouveau d’un environnement sonore qui réalise soit un gommage d’une partie du son, soit une modification du son, soit une… [4 :00], soit produit une nouvelle densité du son par des nouvelles technologiques. Autrement dit, ce traitement compose une profondeur du son, un volume ou un bloc sonore, un matériau sonore différent, différent des sources du sonore, d’une nature différente, de l’organisation des temps sonore etc. Donc un volume ou un bloc sonore d’exploration inédit, ça c’est pour moi le premier cas, je reviendrai sur ces trois cas….

Deuxièmement, le bloc, ce bloc sonore-là, il est cadré par l’idée d’une connexion nécessaire de la pensée avec l’ordre du temps. Le temps pur, ça serait comme le cadre du cadrage sonore, presque comme la mise en cadrage. Donc volume sonore temporel, bloc d’exploration du temps.

Troisième, troisième cadre : le cadrage sonore devient [5 :00] acte de parole, d’un type nouveau, dimension d’une pensée ou d’un circuit topologique de pensée, c’est-à-dire d’un rapport topologique entre l’invisible feu central et l’invisible lumière pure.

Ce que tente, pourtant, il me semble, ce que j’appellerais « l’impossible cinéma » de Marguerite Duras, c’est justement de briser les cadres technologiques temporels, et même philosophiques, du cadrage sonore. C’est de provoquer leur éclatement relatif, pour faire émerger le hors-cadre inouï, qui impose cet hors-cadre, qui nécessite à la fois le cadrage sonore [6 :00] moderne, et des types de cadre. Le cadrage deviendrait le cadrage d’un inaudible silence. Le cadrage sonore, si l’on reprend très fragmentairement quelques perspectives de Marguerite Duras, le cadrage sonore ne se prélève pas simplement d’un extérieur sonore par opération technologique complexe. Il encadre plutôt un silence, et en le rendant inaudible ce silence, il prolonge une surdité incommensurable. Le volume sonore serait à ce moment-là comme la résistance à dire le silence inaudible, le silence que, par exemple, même Nathalie Sarraute [7 :00] appelle la voix de [mot inaudible] qui est une conjonction certainement avec ça, la voix de [mot inaudible] qui est à la fois affect et mouvement du temps.

Affect et mouvement du temps, la voix des possibles [mot inaudible], le silence est une voix, comme acte de langage, acte de langage, c’est-à-dire aphasie de la parole, parole aphasie surtout de la parole soudée, soudée au moi, je, tu. Marguerite Duras, la voix du vertige, du trouble vertigineux, la voix de l’intensité violente, la voix du gouffre, qu’elle appelle : « la voix sauvage de la folie ». On pourrait dire également, [8 :00] c’est la voix de l’étranger, l’étranger ou de l’ennemi. C’est en tout cas cette voix de l’intensité violente. Donnons un exemple de ça par exemple, dans “Détruire, dit-elle” [1969], c’est Elisabeth Alione, cette intensité violente a provoqué, parce qu’elle l’a traversé son immobilité — elle reste annulée sur une chaise dans le parc avec en face d’elle, la forêt — et, dans cette immobilité, elle n’éprouve plus que l’angoisse du retour de l’intensité violente, avec un regard fasciné, qui est tourné vers la forêt redoutable. A propos du silence, de ce silence-là, Marguerite Duras écrit, dans plusieurs textes, parus dans plusieurs revues de cinéma, en vrac donc : [9 :00] « le tournage, c’est comme si j’entrais dans un gouffre ». Autre texte : « Sans le vertige, il n’y a pas de cinéaste, si on ignore le vertige, je ne sais pas ce que l’on fout dans le cinéma, on est un bon élève, c’est tout…. J’ai fait “La femme du Gange” [1974] dans un état d’extrême émotion presque une maladie. C’est pourquoi je suis restée en deçà de cette émotion, de cette intensité violente. » Autre texte : « Après “India Song” [1975], j’ai cru mourir, je ne sais pas de quelle maladie je suis atteinte dans ces cas-là ». Autre texte : « le problème, c’est de pouvoir rendre ça, [10 :00] le silence, cela me semble une nouveauté par rapport au livre, ce n’était pas un guide. On s’entend trop parler pour se voir dans son silence, pour l’effectuer pour franchir le vide du temps. Mais la voix qui paraphe le silence, qui creuse la distance externe avec l’intensité violente, qui sombre alors dans l’intérieur du temps, ne peut se voir dans ce qu’elle dit. Elle n’a rien vu à Hiroshima ! voix décalée disjointe du silence qui parle sans se voir, [11 :00] hypnotique, mnésique par excès d’oubli. Elle ne se voit pas dans ce qu’elle regarde, mais surtout elle ne se voit pas, par là même, dans ce qu’elle dit, c’est à dire elle ne se voit pas : calcinée, brulée, explosée, foudroyée comme Hiroshima, ville détruite. » Dans “Une aussi longue absence” [1961], Albert Langlois, il est protégé du silence, il est abrité du silence par le mur de la puissante amnésie du temps, du temps d’ordre du présent lunaire que [Pier Paolo] Pasolini appelle… [Interruption de l’enregistrement] [11 :51]

… elle n’est plus une voix affectée, déjà atteinte, dit-elle, [12 :00] par la mémoire infernale d’Albert Langlois. La voix du silence disloque le bloc de puissance du temps comme résonance du volume sonore temporel. Franchir le vide du temps, précipiter la crise du présent lunaire séparé, secrètement terroriste, des forces du présent lunaire de la puissance amnésique du temps, du bloc temps, c’est la chance, la possibilité de traduire le silence, de dire le langage du silence. C’est la chance de l’acte de langage.

L’espace filmique de Marguerite Duras ne cesse finalement de traduire ce qui excède, ce qui déborde [13 :00] les cadres du cadrage sonore, c’est-à-dire au moins cinq choses : 1- le silence du temps amnésique, du temps de la reproduction ; 2- le temps du silence comme temps de la répétition ; 3- la puissance de répétition comme puissance de l’intensité violente, puissance de folie ; 4- le bloc d’oscillation, bloc de puissance, bloc généalogique de la répétition, bloc silencieux de la maladie de la mort, c’est-à-dire de la foi presque insurmontable au dehors du bloc du dedans ; 5- le dehors du bloc comme univers de l’impossible réel, [14 :00] univers d’inconsistance.

Dans Images et sons, Longsdale [référence introuvable] parlait de l’emploi du monde sonore dans “India Song” [1975] indépendamment, disait-il, du monde visuel. Seulement cela ne conduit pas forcément à définir les rapports entre voix et image. Je ne supprime le problème de ces rapports. Cela ne conduit pas nécessairement et directement à ça ; car voix et images sont liés au temps amnésique pur, à son bloc d’ordre d’appel ou de rappel à l’ordre, à ce temps vide disjoint du silence, cadre du cadrage sonore. Dès lors, la voix est autonome de l’image parce qu’elle est affectée [15 :00] par le silence, par la puissance du silence comme puissance de répétition. C’est le silence de la répétition, c’est la répétition du silence qui couvre la multiplicité des voix d’ “India Song”, voix qui ne cessent, à partir de là, de répéter sans l’effectuer, sans en devenir contemporain, l’univers ou le dehors du bloc de puissance, l’univers troué d’inconsistance, d’inertie, de tourbillonnements figés, de fatigues destructives, univers qui brise le mouvement rythmique du réel corporel qui impose peut être la foi fallacieuse au corps au-delà du corporel.

Sobrement Marguerite Duras dit : « Je travaillais [16 :00] avec ces troubles, ces ruines dans la tête ». La folie défait la disjonction du désir et du corps vide, mais l’exténuation de la folie atteint l’univers, comme ce que Marguerite Duras appelle, le lieu invivable, le non-lieu invivable du corps, univers entre voix et images, insignifiables les voix, invisibilation limites des images. Il ne s’agit ni tout à fait de la voix brûlée qui, dans de “La femme du Gange” [1974], avec sa lenteur exténuée, demande la mise à mort, ni non plus de la voix folle d’Anne Marie Stretter, [17 :00] cette voix folle qui donne la mort, qui ne demande plus la mise à mort, mais qui donne la mort, qui voit l’horreur et ne sort à partir de cette vision, qui ne sort de sa prostration éthique ( ?) que pour un processus suicidaire. Anne Marie, dit Marguerite Duras, était aussi bien donneuse de mort que mère d’enfant. Anne Marie Stretter, c’est la voix folle de la mort vivante, de la foi en la mort, de la garde comme don invisible, du don comme garde. Mais comme dit Marguerite Duras : « en montrant cette vie incomplète, pantelante, cette vie « off », je ne montrerai pas tout » [18 :00] — pas tout – « car il y a un envers du bloc silencieux de puissance, un dehors du bloc ou un univers inconscient. » Dire : l’univers invivable de l’impossible réel et non pas, la scène signifiante du réel impossible, atteindre la coexistence abyssale, inouïe et l’absence de l’espace publique de traduction. Dans “Détruire, dit-elle” [1969], le nom de Stein, c’est le nom à la fois de l’univers effectué, effectué dans son bloc de spécification, par exemple, à la fois le nom de l’univers effectué et des lignes d’émergence, [19 :00] des lignes de vie, au-delà, et de la maladie de la vie qui mortifie la mort et de la maladie de la mort qui fait vivre ou revivre la mort. Duras dit : « Stein, il est venu au moment où j’étais suffisamment détruite ». Stein n’appartient ni au monde de l’être, ni au monde de l’existence ; il n’est pas, il n’existe pas. Il excède la limite du temps comme la limite de la répétition, la double coupure. Il n’est ni un monde ni un autre. Il est l’oubli de la mémoire infernale « des » mondes parce qu’il déborde la loi, la borne, la limite du silence, parce qu’il atteint l’extrême, [20 :00] l’univers extrême où il franchit le bord. Il est, dit Marguerite Duras, d’un monde « à venir ».

Avant Stein, la musique, pharmakon de la souffrance, drogue de la douleur, ne vivait que de l’extrême, approché, repoussé. Mais comme Stein, la musique, elle est à venir. Et Duras écrit et je terminerai là-dessus, sur la musique : « Ce n’est que lorsque l’obscurité est presque complète, qu’elle arrive clairement avec une force incalculable, dans une sublime douceur ». [Pause] [21 :00]

Deleuze : Tel que je réagirai à ce que tu viens de dire, j’essaye de comprendre où est notre, où est notre différence, et là, je la vois bien — mais comme c’est drôle, cette dernière séance n’est pas grave, elle devrait être très gaie — et d’une certaine manière, c’est toujours la même, qu’il y a entre nous. Si je te suis, je donne les deux versions : [Pause ; Deleuze tousse] en effet, je ne suis pas sûr du tout [22 :00] d’avoir raison. Pour moi, Comtesse a très fidèlement résumé ce que je vous présentais, en effet, la dissociation de l’image sonore et de l’image visuelle. Pour moi, c’est très simple — enfin c’est très simple ! — Si l’on se donne cette dissociation, Comtesse, là, a fait la maximum de ce qu’il pouvait ; à mon avis, tout ce qu’il m’a prêté est absolument exact.

Et il dit, si je comprends bien, pour toi finalement, une fois dit que tu considères que la dissociation de l’image sonore et de l’image visuelle n’exclut nullement un rapport entre les deux, mais implique [23 :00] un nouveau type de rapport — ce que j’appelais : un cycle non-rationnel, au lieu d’un cercle du commensurable à la manière de l’ancien cinéma – eh ben, Comtesse me dit : finalement, toi, tu veux que tout se passe entre les deux images, l’une s’enfonce vers le feu central, c’est-à-dire vers un invisible, l’autre s’élève vers un indicible, vers une lumière pure. Et Comtesse marque bien que, pour moi, ce circuit irrationnel sera un nouvel aspect de ce que je n’ai pas cessé d’essayer de définir cette année et l’année dernière, à savoir une image-temps directe, [24 :00] une présentation directe du Temps.

Donc tout ce qu’il m’a fait dire est juste, je veux dire, est exact. Lui, si je l’ai bien suivi, il dit : eh ben, mon point de vue à moi est assez différent. Car il suggère — suivant une méthode qui t’es propre, que tu as très bien maniée — que mon point de vue à moi est très secondaire et subordonné par rapport à ce point de vue différent. Si je comprends bien, c’est que tu veux que, au-delà de l’image sonore et de l’image visuelle, [25 :00] et donc au-delà de leur rapport irrationnel, il y ait quelque chose, appelons-le, peu importe, « de plus haut » ou « de plus profond ». Ce « plus haut » ou ce « plus profond », par-là même — et les enchaînements logiques de Comtesse sont parfaits – par-là même sera d’une certaine manière au-delà de l’image-temps. Par-là, il rejoint — je ne sais pas, il nous le dira peut-être — il rejoint un point qui était celui de Raymonde Carasco où il convenait de chercher, pour définir réellement le régime cinématographique, quelque chose de plus haut ou de plus profond et que l’image-mouvement, [26 :00] et que l’image-temps.

Alors Comtesse là-dessus, dit : en effet, parce que ce plus haut et ce plus profond, opère une véritable « dissolution » du bloc de temps, il excède le temps. Et quand Comtesse le définit, si j’ai bien compris, il le définit fondamentalement par : le silence. A une condition, si je comprends bien, c’est que le silence, soit comme extrait et considéré comme privilégié, comme dépassant l’acte de parole, lui-même. Bon.

Alors je dis : c’est toujours la même histoire, [27 :00] entre Comtesse et moi. D’une certaine manière, je crois que dans ce qui est pour moi — alors là ça touche à des choses qu’on ne peut même plus discuter, il n’y a qu’à marquer les différences — je crois que, dans ce qui, pour moi, est perpétuellement un rapport ou un ensemble de rapports « d’immanence », Comtesse, pour des raisons qui sont les siennes, lui, souhaiterait introduire une instance que j’appelle, en très gros, quitte à reconnaître que Comtesse va lui donner un sens original, mais une instance faisant fonction de « transcendance ».

Deuxième différence : [Pause] [28 :00] il se trouve que — et ça, Comtesse n’a jamais cessé de me le reflanquer, de me le reflanquer sans aucun sens péjoratif — il se trouve que se pointe cette instance de transcendance, ici le silence, est fondamentalement lié à la mort. Alors que moi, non seulement les cycles sont des cycles d’immanence, mais sont uniquement des cycles vitaux par rapport auxquels la mort est quelque chose d’absolument subordonné. Je dis : nous ne sommes pas fascinés par la même chose. [29 :00]

Alors, en effet, Comtesse a raison, parce que voilà un peu la question. Moi, ce que je dirais, s’il y avait lieu à discuter — mais encore une fois, il n’y aucun lieu de discuter — s’il y avait lieu de discuter, je dirais évidemment pour moi, le silence, que ce soit chez Marguerite Duras ou chez n’importe quel autre cinéaste, n’a strictement aucun privilège. J’entends bien que Comtesse pourra me fournir des textes, mais les textes, les textes, il faut les respecter beaucoup, il faut les comparer à d’autres. Je dirais, par exemple : est-ce que le silence a un privilège sur le cri du vice-consul dans “India Song” ? Est-ce que le silence a un privilège sur le cri ? Est-ce que le silence ou le cri ont un privilège sur la musique ? [30 :00]

Pour moi, je serais bien incapable de faire du silence une instance transcendante quelconque pour la simple raison que je considère le silence comme une pratique intégrante de la musique et de l’acte de parole. Pour moi, c’est une partie « intégrante », c’est-à-dire c’est une partie « immanente » à la musique et à l’acte de parole. Et il ne me viendrait pas à l’esprit d’extraire le silence pour lui donner une fonction qui, de près ou de loin, serait une fonction de transcendance. De même, le non-visible dans l’image visuelle, cela me paraît renvoyer à rien de transcendant, mais aussi bien le non-visible de l’image visuelle, que le non-sonore, que l’insonore de l’image sonore, [31 :00] définissent pour moi, la coupure irrationnelle entre les deux, ou intérieure à chacun des deux. Si bien que loin de dépasser cette espèce de cycle rompu que je cherchais à définir, ils sont éléments constituant de ce cycle.

Alors, tout ceci n’était pas du tout pour répondre à Comtesse « tu as tort, parce que… ». C’était pour essayer de marquer notre différence telle que je la vois. Là-dessus je vous dis : quand on en est arrivé à ce point, ce n’est pas un point formidable, mais quand on est arrivé à ce point, qu’est-ce que vous voulez ? Il n’y a aucun lieu de dire : l’un a tort, l’autre a raison ; il y a lieu de voir à quoi nous nous engageons l’un à l’autre. [32 :00] Moi, je m’engage à me désintéresser de la mort ; lui, il s’engage à évoluer dans la mort et y saisir quelque chose qui est plus haut que les deux images viables. Moi, je m’engage à ne pas chercher d’au-delà, à l’image-temps. Car l’image-temps, quand elle est devenue autonome, c’est-à-dire, quand elle a renversé sa subordination à l’image-mouvement, est telle que, pour moi, il ne peut rien y avoir au-delà. Pour Comtesse, l’image-temps, si je comprends bien, ne serait que comme « un palier ».

Je veux dire que, pour moi, c’est [33 :00] le temps qui excède. Je vis enfin, sous la formule de Shakespeare que j’ai souvent citée, elle m’apparaît belle : « le temps sort de ses gonds ». [Référence à « Hamlet » ; à ce propos, voir les séances 5, 12 et 16 du séminaire Cinéma 3, le 13 décembre 1983, et le 28 février et le 17 avril 1984] Quand le temps sort de ses gonds, c’est-à-dire n’est plus subordonné au mouvement, à la lettre — voyez ce que c’est que le gonds ; les gonds, c’est autour de quoi la porte du temps tourne — quand le temps sort de ses gonds, ça veut dire : le temps se présente en personne. L’idée même qu’il y ait un « au-delà du temps », m’est totalement étrangère. L’idée qu’il y ait un au-delà de la vie m’est totalement étrangère. Comtesse, au contraire, je crois, a à faire très précisément, dans son travail d’ailleurs à lui, [34 :00] avec quelque chose qui excède le temps. Pour moi, rien ne peut excéder le temps parce que le temps est le pire excès. Donc quelque chose qui excède le temps et qui excède la vie.

Si je n’ai pas trahi la pensée de Comtesse, pas plus qu’il n’a trahi la mienne, je dirais : pour mon compte, je n’ai aucun besoin des notions que Comtesse vient d’analyser ou d’évoquer. Est-ce que Comtesse a besoin des miennes ? A la limite, je n’ai pas l’impression. Tout ce que tu disais pouvait très bien valoir, en effet, indépendamment de mon cycle irrationnel entre le visuel et le sonore, c’est-à-dire parce que ce que tu m’as dit, en gros, [35 :00] c’est comme une espèce d’hommage de politesse, cette fois-ci, soit partant de ta dissociation visuel-sonore — ma dissociation, je ne suis pas le premier à la faire — partant de cette dissociation visuel-sonore, il y a quelque chose de plus profond à dire. D’accord, alors presque, je demande à la fois à Comtesse : est-ce que je n’ai pas trahi sa pensée ? Et à d’autres, si ils ont une réaction à cette première conversation.

Moi, ce qui fait ma joie, encore une fois dans une séance si gaie, c’est que je retrouve toujours avec Comtesse la même différence, [Ici, Deleuze commence à parler très bas, presque de manière intime, à Comtesse] et cette même différence, comme tu m’as fait l’amitié de venir ici depuis longtemps, ça fait une différence que, depuis le début, on garde là. [36 :00] Alors on ne risque pas de… Je sens qu’on mourra avec ! [Rires] En effet, c’est un niveau où tu poses un problème qui n’est pas le mien et où je pose sans doute un problème qui n’est pas le tien. Moi, je te dis, il faudra — je me mets à parler comme Zarathoustra — il faudra que tu m’abandonnes quand je ne ferai que te gêner. Je t’empêche d’aller jusqu’au bout d’un truc ; je t’empêche ou je ne t’empêche pas, mais tu passes par un détour ; en passant, tu passes par un détour dont tu n’as plus besoin là, je crois, parce que c’est toute ton histoire, cela a toujours été ton thème finalement : [Pause] « un quelque chose [37 :00] de plus profond ». Ce quelque chose de plus profond… Alors, mon effroi, mon effroi, j’ai un véritable effroi, lorsque j’entends que « la mort serait quelque chose de plus profond ». Là, en effet, j’éprouve affliction et inquiétude. Je ne peux rien dire d’autre. Je ne peux rien dire d’autre.

Mais là, je fais toujours appel. Il y a une espèce de… Il ne s’agit pas de dire que les idées sont comme les goûts. [Pause] Il s’agit de dire quelque chose que seul, à ma connaissance, Nietzsche a vu : que à la racine des problèmes posés par quelqu’un [38 :00] et du style de problèmes posés par quelqu’un, il y a de véritables pulsions de l’esprit. Il y a alors une espèce de goût – mais pas au sens de « à chacun son goût » — il y a une espèce de goût, vous vous reconnaissez ! C’est ça qui fait que vous aimez tel auteur ou pas, cette espèce de familiarité prodigieuse que vous sentez avec tel auteur, familiarité prodigieuse et respectueuse. Il est toujours pénible d’entendre, par exemple, à la télé ou ailleurs, les gens perdant tout respect et appeler Rousseau « le bon Jean-Jacques » ou [39 :00] Schopenhauer, « Oncle Arthur ». [Rires]

Ce que j’appelle la familiarité étonnante que l’on éprouve chacun avec certains auteurs que l’on aime, c’est un acte de respect très intense et qui fait qu’on évitera de leur donner des diminutifs. Mais on se « sent », on se sent dans leur monde, on se sent pris dans leur monde. On ne se croit pas leur égal, on se croit d’autant moins leur égal. Pourquoi ? Parce qu’on sait ce que ça représente comme travail ; on sait ce que c’est que travailler, et ce n’est pas facile, tout ça. Mais de toute manière, on sait qu’on a quelque chose de commun. Alors c’est évident qu’on n’a pas les mêmes auteurs, heureusement ! heureusement ! Alors il y a des auteurs auxquels, en effet, on reconnaitra du génie, [40 :00] et puis d’une certaine manière, ils ne nous parlent pas, etc., c’est-à-dire vous ou moi. On n’a pas grand-chose à faire avec eux, quel que soit leur génie, bon sang ! Et puis il y a des auteurs à qui on a à faire. On ne peut pas dire là, à plus forte raison, les uns sont meilleurs, les autres. Ça vaut parfois pour un nom d’auteur dans le privilège des textes que l’on fait.

C’est pour ça qu’il faut éviter les discussions parce que je sens qu’entre Comtesse et moi, on pourrait chacun brandir des textes de Duras. Cela aurait assez peu d’intérêt, sauf au niveau des gros contresens, mais enfin, le brandissement des textes n’a jamais décidé de la valeur relative d’un texte par rapport à un autre. Alors, ce que je veux dire, c’est très… c’est ça qui me plaît [41 :00] le plus dans ces choses, même dans les cours. Je parle d’un auteur, je suppose qu’un certain nombre d’entre vous ne le connaissent pas. Ce que je vais vous dire de tout mon cœur, c’est : allez-y voir. Il se peut très bien que vous vous répondiez, celui-là, je n’ai rien à en faire. D’où, dans un cours, la nécessité de multiplier les auteurs pour que finalement on se dise : sur le nombre, il y en aura bien un ou deux qui conviendront à chacun. Ce ne sera les mêmes ! Ce ne sera pas les mêmes ! C’est curieux cette position.

Alors, je reviens à ce que je disais. Si vous voulez, il y a un type… il y a un problème. Alors, là-dessus, si on décidait de s’injurier, [42 :00] cela deviendrait extrêmement désagréable et tout à fait inutile et tout à fait déplacé. Comtesse me dirait « tu n’as rien compris au “plus profond” », et moi je dirais à Comtesse : « tu nous ramènes la mort, la je ne sais pas quoi, des choses dont je ne sais si la source est dans tel rapport avec la psychanalyse telle que tu la conçois », tout ça. Mais on serait en retrait par rapport à ce qui se passe maintenant, à savoir qu’en effet, au niveau du schéma, moi, c’est perpétuellement des schémas d’immanence. Et c’est ça où Comtesse a l’impression que je rate quelque chose. Moi, je ne crois qu’à l’immanence. Ce n’est pas ma faute, je le dis sans faire… le reste m’apparaît non-sens ! Il ne faudra pas trop me forcer. Je pourrais toujours faire un cours sur la transcendance, mais … [43 :00] Ha Ha Ha ! [Deleuze rigole] Mais je sens que je m’y ennuierai à périr. Alors au contraire, je ne sais pas si Comtesse ne s’ennuierait pas ou ne s’ennuie pas perpétuellement à cette atmosphère d’immanence que j’essaie de…. Ouais, voilà ! Est-ce je ne trahis pas ta pensée ? Si ?

Comtesse : Dans ce que j’ai présenté, j’ai parlé à la fois de moi et pas de moi ; je n’ai présenté que la confrontation sur ce problème précis visuel sonore

Deleuze : Ton rapport, oui, complètement d’accord !

Comtesse : …visuel-sonore avec un certain type d’expérimentation de Marguerite Duras.

Deleuze : Tout à fait d’accord, ben oui mais tel que tu le vois ! [44 :00]

Comtesse : Je dirais autre chose, Je n’ai pas du tout comme tu le supposes une fascination chez moi, loin de là, pour la mort. Bien au contraire ! Je pense simplement alors, là en dehors de Marguerite Duras, que l’expérimentation immanente des lignes de vie, les lignes de vie ne peuvent véritablement s’affirmer que « contre » tout ce qui veut les briser. Il y a deux choses au moins, il y a au moins deux mondes qui peuvent casser par tous les moyens l’expérimentation des lignes de vie, c’est ce que j’appelle : le monde de la maladie de la vie et le monde de la maladie de la mort. Tant que j’affirmerai ces lignes, je chercherai justement ce qui cherche à briser l’expérimentation [45 :00] des lignes de vie. De ce point de vue-là, je ne pense pas qu’il y ait une si grande différence. D’un côté, il y aurait quelqu’un qui serait fasciné par la vie et de l’autre quelqu’un qui serait fasciné par la mort, c’est réinstaurer une curieuse binarité ! [Rires]

Deleuze : Je me suis trompé, du coup on est complètement d’accord !

Comtesse : Pour parler de Nietzsche, la façon dont depuis quelques années, au-delà d’une première période, on a fait comme une lecture un peu sauvage, on a été à en extraire les grands axes, les grands thèmes vitaux de Nietzsche. Maintenant, depuis quelques années, il se fait toute une lecture souterraine de Nietzsche dont on peut plus dire tout à fait dans la lecture souterraine de Nietzsche que Nietzsche est quelqu’un qui appartienne totalement au monde de la vie. On ne peut plus dire tout à fait ça ! [46 :00]

Deleuze : Là, je te retrouve un peu plus ! [Rires] On peut toujours [mot indistinct]. A quoi fais-tu allusion ? Pourquoi tu appelles lecture souterraine ?

Comtesse : Il y a beaucoup de textes, les textes, par exemple, de Nietzsche aujourd’hui, les textes de [Walter] Kaufmann, les textes de [Jacques] Derrida, les textes de [Pierre] Klossowski, etc., il y a beaucoup d’articles également. Je lisais l’autre jour un extraordinaire texte sur la souffrance chez Nietzsche qui est paru dans une nouvelle revue de philosophie que l’on m’a passé dont un des thèmes c’est le voyage — je ne sais pas le nom de la revue — on ne peut pas dire tout à fait … On ne peut pas ! Il n’y a pas de privilège d’une certaine façon, il n’y a pas de privilège, c’est-à-dire, moi, j’appartiens au monde, à un monde, et [47 :00] toi, tu es fasciné par un autre monde. Je n’admets pas cette binarité, surtout que j’essaie de casser par tous les moyens, la foi en la mort qui est celle des malades, et Dieu sait que j’en rencontre chaque semaine.

Deleuze : Eh ben, où ça ? Pas ici ! [Rires] Tout d’un coup, j’avais une inquiétude ! [Rires] On serait tout à fait d’accord, sauf m’inquiète ce que tu viens de dire sur Nietzsche. Mais enfin, appeler ça « lecture souterraine », c’est ta manière de dire qu’ils ont raison. [Deleuze rigole et les autres] Ah, oui, elle n’est pas tellement souterraine ! Je ne vois pas en quoi la compréhension de Nietzsche par Derrida est souterraine ?

Comtesse : Souterraine par rapport, par exemple, à un Nietzsche éclatant, [48 :00] flamboyant, [mot indistinct] qui s’est passé à une certaine époque dans la façon de comprendre. C’est connu ! Par rapport à ça, il y eu une rupture avec ça. Une autre façon, beaucoup plus sensible, et beaucoup plus attentive aux symptômes de Nietzsche qu’a, disons, sa thématique, ses thèmes. Il ne suffisait pas simplement de reprendre l’idée de la volonté de puissance, de l’éternel retour, mais de questionner ça, et de questionner ça en fonction justement du mode de vie de Nietzsche, également.

Deleuze : Qu’est-ce que tu es en train de me mettre ! Bon ! Alors on est encore plus d’accord que je ne croyais, sauf alors un désaccord sur l’histoire de Nietzsche. Est-ce que Raymonde a quelque chose à dire [49 :00] là-dessus, sur tout ça ?

Raymonde Carasco : Je vais essayer de répondre à trois choses.

Deleuze : Très bien.

Carasco : D’abord, Comtesse qui m’a implicitement interpellée, je crois, sinon interpellée, du moins je me suis senti un petit peu, un petit peu visée dans ce que tu disais parce que tu as employé le terme de « hors-cadre » comme, disons, « ailleurs », autre chose que la question du rapport irrationnel entre l’image et le son, entre l’image et le cadrage sonore. Comme j’ai écrit un livre — ou plutôt rassembler sous un titre appeler Hors-cadre Eisenstein [Paris : P. Brochet, 1979) — un certain nombre d’articles, et je sais que tu l’as lu, j’ai pensé que j’étais un petit peu convoquée là-dedans. Bon. Et puis il y a aussi ce que tu m’avais dit au sujet l’au-delà, d’un au-delà éventuel, que j’avais [50 :00] proposé au moins implicitement dans l’article, dont tu nous as parlé, à savoir sur Roland Barthes et la question du photogramme. Troisième chose, je voulais répondre de façon un peu globale à la question que vous aviez posé à savoir comment on a réagi à tout ce travail que vous avez fait sur le cinéma depuis quatre ans. Or je vais essayer de répondre à ces trois questions.

Bon, ce qui me gêne un peu c’est, disons, d’avoir un point de vue, disons, personnel; je voudrais essayer de l’évacuer le plus vite possible. Il se trouve que j’ai donc travaillé sur le cinéma essentiellement à partir de [Sergei] Eisenstein dans une espèce de travail d’inconscient et pas seulement. Mon propos, c’était l’imagination matérielle des philosophes et que, petit à petit, cela s’est centré sur Eisenstein. J’ai fait entre 1970 et 1975 [51 :00] une série d’articles que j’ai rassemblée sous forme de troisième cycle, bon, sur Eisenstein qui s’appelait Hors-cadre. Donc c’était avant que je ne me vienne vous écouter. J’avoue que sur ce livre, je n’ai pas grand-chose à dire aujourd’hui parce que je pense, si j’en parlais, je le réécrirai, et je parlerai d’autre chose que du livre. Des fois je le lis, je me dis : ah que c’est bien ! Des fois je le lis, je n’y comprends rien. Je n’arrive même pas à le lire, alors donc je ne vais pas parler de ça. Donc je ne vais pas parler du concept de hors-cadre chez Eisenstein, la façon dont aujourd’hui peut-être, je le définirais. Ce que j’ai cru y mettre, je crois que c’est à évacuer. Première chose.

Ceci dit, je ne pense pas du tout que le hors-cadre soit à l’intérieur du cadre dans la définition même d’Eisenstein dont tu es parti, puisque le point fort d’où je suis partie qui est dans le texte d’Eisenstein, [52 :00] dans l’article intitulé “Hors-cadre,” c’est que précisément le « hors-cadre », il est à l’intérieur du cadre et qu’il fait l’interstice entre les plans, et disons, aujourd’hui, entre l’image sonore et l’image visuelle. Donc ce n’est pas du tout, à mon avis, en dehors de la relation irrationnelle entre le cadrage sonore et le cadrage visuel, mais c’est quelque chose de même. C’est comme ça que je le dirais aujourd’hui. Je ne dis pas que je l’ai écrit, mais je dis que je le dis aujourd’hui, après avoir écrit cet essai. Bon.

La seconde chose, pour te répondre quand même, il me semble que sur la question de la mort et de Marguerite Duras, moi-même, j’ai eu un moment une espèce de refus et de retrait devant le cinéma de la passion et de la mort de Duras, c’est-à-dire après “India Song”. Et puis je crois que connaissant quand même un petit mieux, et d’une part [53 :00] Marguerite Duras et ses écrits et ses films, je pense que, quand même, il y a un concept de la mort, de la maladie de la mort, justement chez Marguerite Duras qui n’est peut-être pas mortifère et qui serait à définir de même que le concept de désir. C’est une parenthèse. Je crois que Marguerite Duras est quand même quelqu’un d’extrêmement joyeux et drôle qui affirme quelque chose qui est la vie, la confiance dans l’autre, la confiance dans la vie. C’est la chose qui fait que j’aime beaucoup Marguerite Duras; c’est donc un premier point.

Le second point : peut-être pour la question d’un « au-delà », ou d’un « en deçà », de l’image- mouvement. Alors, ça finalement, je pense aujourd’hui que… Je ne veux pas dire que j’ai confondu deux choses, mais c’est peut-être un peu ça. [54 :00] Ce que j’ai cherché à partir du concept de hors-cadre de cinématographie d’Eisenstein — c’était finalement et qui m’intéresse toujours aujourd’hui — c’est une espèce de rapports que je voudrais forts, entre le cinéma, l’écriture et la peinture. Il me semble que ce que Eisenstein appelle la cinématographie, ce qu’il appelle, lui, le montage, c’est aussi bien en dehors du cinéma, il me semble qu’il y a des choses à trouver, à chercher d’abord et à trouver, du côté, donc, de certaines formes nouvelles, qu’on appellera modernes, de peinture, de cinéma et d’écriture. Donc, dans cette voie, il me semble qu’il y a un rapport autre qu’analogique, à trouver, par exemple, entre la peinture [55 :00] de [Paul] Cézanne et les Straub. Il me semble que ce que vous avez fait dernièrement, c’est quelque chose d’autre que d’analogique.

Et il faut… Il y a quelque chose à chercher là-dedans. D’où ma recherche actuelle à partir de [Maurice] Blanchot et qui implique nécessairement un rapport, par exemple, à Duras, ce qui fait que sous l’exigence du fragmentaire, de la discontinuité, du neutre, du dehors, ces notions qui approchent des concepts que Blanchot, je crois, ne construit pas, je crois qu’il y a quelque chose à chercher que je continuerai à chercher. Et ce qui m’intéresse chez Duras, c’est le destin nouveau entre le cinéma et l’écriture, qu’elle évoque, surtout peut-être déjà dans “Théorème” [1968] de Pasolini, le film et le texte, etc.

Bon, alors là-dedans, le problème que j’ai rencontré et que je rencontre toujours, c’est que si on définit [56 :00] comme ça la cinématographie comme un espace-temps, disons, entre cinéma, écriture, peinture et musique, dans lesquelles les catégories déterminées d’art sont traversées, disons, par une autre ligne — qu’on peut appeler de différentes manières, qu’on peut l’appeler une poétique, une cinématographie comme Eisenstein ; il y a certainement d’autres mots à trouver, les mots sont toujours trop clos, bon — si on se lance dans ce travail, je me suis heurtée à une question très fondamentale: c’est qu’effectivement, on entre la plupart du temps dans un rapport d’analogie, on dit des généralités parce que le tableau et l’image-cinéma, ce n’est la même image, effectivement. Et si… et donc, il existe une espèce d’impasse de cette recherche.

J’ai longtemps effectivement refusé d’entrer [57 :00] parce que j’avais fait un travail avant, et j’avais un autre point de vue déjà, j’ai refusé d’entrer dans le cinéma, pour mon propre compte, par la question de l’image-mouvement. J’ai longtemps résisté à cette entrée pour mon propre compte. Et puis je me rends compte aujourd’hui, et j’ai là vraiment bousculé, complètement, je me dis qu’il faut d’abord partir de la définition du cinéma par l’image-mouvement parce que le seul trait distinctif, finalement, spécifique du cinéma, c’est effectivement celui-là. Et si on ne commence pas par ça, eh bien, on tombe dans cet excès de généralités.

Et bon, ce que je voulais dire si je veux parler du texte de [Roland] Barthes et de la question du photogramme, et que pose Barthes en toute lettre, c’est celle d’une image que, lui, appelle filmique, qui est… [Pause] [58 :00] qui n’est pas une image-mouvement puisque l’impression de sens optique disparaît quand on voit le film en réalité, donc si je disais aujourd’hui… [Voir l’intervention de Carasco lors de la séance 11, le 29 janvier 1985] [Interruption de l’enregistrement] [58 :16]

Partie 2

Raymonde Carasco : Alors l’hypothèse qui est peut-être un peu vide, un peu générale, mais enfin qui fait que ça permet au moins, de tenir le texte de Barthes et de le faire tenir… mon hypothèse, ce serait que, en fait, le filmique n’a pas du tout, n’a rien à voir, avec le cinéma, qu’on définirait donc, d’abord, par l’image-mouvement, comme art spécifique et comme image spécifique. Donc ça n’a rien à voir avec le cinéma, ce n’est pas une image-cinéma. Ce n’est pas non plus réductible purement et simplement à la photographie, puisque on parle, on peut parler par le langage — c‘est important la façon dont on nomme les choses – c’est un photogramme, ce n’est pas une photographie. Donc il est un élément, [59 :00] à la fois quelconque et pas quelconque, d’une série de photographies. Alors bon, on ne peut pas le rabattre purement et simplement sur la photographie, puisqu’on dit photogramme et que le photogramme appartient à une série de photographies qui définit le cinéma.

Mais ce n’est pas ça qui nous paraît important. Ce qui nous paraît important aujourd’hui et fait tenir le texte de Barthes — c’est dit aussi dans le texte de Barthes, hein, ce n’est pas surinterprété — c’est que finalement, ce dont Barthes parle, c’est du texte. Sous le terme de filmique, il parle effectivement d’un autre texte. Ça a plus à voir avec l’écriture qu’avec le cinéma ou la photographie, que c’est l’élément dans le cinéma qui relève de quelque chose que, lui, appelle le « texte », que Blanchot ou Duras appellent « l’écriture », qu’on pourrait appeler la cinématographie, bon. [60 :00] Alors, ça, ce serait donc un second, une seconde réponse.

Alors là où je pense, où je suis entièrement d’accord avec vous, c’est, disons, sur l’image-temps. C’est-à-dire que je ne pense pas qu’il y ait d’au-delà de l’image-temps, ni d’en deçà ni d’au-delà, et que finalement sous le terme de « texte », il y a quelque chose peut-être à trouver, bon. Je ne sais pas si c’est clair ?

Deleuze : Très, très clair. Enfin pour moi.

Carasco : Ça, c’est mon second point. Alors le troisième donc que j’ai déjà dit, c’est que pour ma part, quand je vous ai vu commencer ce travail sur l’image-mouvement, au début, souvent je me disais « non, ça ne va pas », hein, je résistais; il y avait des choses qui « ça ne va pas pour moi ». J’ajoute que je ne me suis jamais permis de juger, je ne me permettrais pas de juger, qui que ce soit ou quoi que ce soit. Mais je me suis dit, s’il commence comme ça, il faut le laisser aller, et j’avais l’impression que vous faisiez une espèce de fouille, [61 :00] d’archéologie, de travail de fouille. Et il va trouver quelque chose et de toutes façons, ça va aller quelque part.

Enfin pendant deux ans, je n’étais pas — même si je trouvais ça très beau de votre point de vue et dans votre logique, dans votre propos de construire une logique de l’image — j’avais des points de résistance, que j’ai exprimés, je crois, dans deux articles. C’est à un moment où j’ai écrit comme ça; je me suis dit, bon maintenant, il faut écrire, et en fin du compte de voir où tu es par rapport à ça, bon, même si j’ai un propos qui [quelques mots indistincts]

Ça, c’était la première chose. La seconde : l’année dernière, en revanche, je dois dire que j’ai trouvé votre cours d’une beauté extraordinaire. Je parle de façon esthétique volontairement. J’ai eu le sentiment de la beauté l’année dernière sur tout le cours — sauf cette espèce d’assombrissement qui est arrivé au mois de mai — mais de lumières de ce cours. [62 :00] C’était un cours très lumineux et beau, et à mon avis, c’est quelque chose comme un chef-d’œuvre au cours de l’année — je parle dans la forme — dans le cours, l’écoute, l’écoute d’un cours — ce qui était dit évidemment — quelque chose d’achevé, de lumineux et de beau. Bon. Et là, bon, [Pause] je résistais, ça c’est encore un point de vue sur la coupure historique, et je pense que ça, ce n’est pas important. Que ça se passe après-guerre, et puis d’ailleurs vous le dites vous-même, que ça c’est une fausse question.

Et cette année, cette année, cette année, j’ai eu l’impression — je vous l’ai dit, je crois, en début d’année — que vous re-ouvriez un chantier, et il n’y avait donc pas cette espèce de splendeur de la forme, de lumière de la forme, et qu’il y avait l’année dernière. Et, j’ai trouvé qu’il y a des moments, par exemple, quand on parlait de [Christian] Metz – moi, [63 :00] j’avais travaillé ça un moment, puis je me suis assommé et je me suis dit, non, non, jamais je ne reviendrai sur ce cas. Et donc j’ai souffert, disons, [Carasco commence à parler en riant] je crois avec vous, en me disant : quel courage Gilles a, bon, de reprendre ça, et puis de le tenir, de ne pas lâcher, enfin bon, de pas sauter. Et puis après, je crois d’ailleurs que je n’étais pas là, j’étais partie au Mexique, il me semble que vous avez arraché à ça, l’acte de parole, et que ça c’est fondamental.

Enfin bon pour revenir, enfin de mon point de vue, c’est que finalement… finalement, bon, alors ça m’a éclairci pas mal de choses, c’est-à-dire, je sais pourquoi l’image-mouvement, ça ne m’allait pas tellement. C’est parce qu’en fait, moi, ce qui m’intéresse, c’est de faire des films et que les films que je peux faire, ça n’a rien à voir avec… le parlant, avec le cinéma hollywoodien et qu’en plus, ce cinéma-là, je ne l’ai jamais bien compris. Donc c’est ma propre cécité là comme ça, des blocs de cécité, des choses qu’on ne peut pas voir parce que bon, on n’a pas le temps. [64 :00] On peut penser à les voir, mais on n’y pense pas. Donc c’est mon, ma propre cécité. Voilà pourquoi c’est ce que je disais, ce que je disais parfois.

Deleuze : Ouais.

Carasco : Évidemment cette année je suis, enfin bon, je trouve que c’est absolument indubitable, je veux dire, que il y a une sorte, il y a des vérités quand même en philosophie. A savoir que la question de la coupure irrationnelle et de la coupure rationnelle, un, deux modes de montage, disons, et aussi bien à l’intérieur même de l’image visuelle ou du rapport image-son et image… bon ça, je crois que c’est quelque chose que vous avez trouvé, que vous avez construit comme un concept. Et pour ma part, ça c’est quelque chose de tout-à-fait… [Pause] bon, c’est quelque chose qui fait partie de la pensée du, c’est la pensée du cinéma, et c’est un concept qui n’est pas, enfin, qui n’est pas intenable.

Deleuze : C’est important là ce que vous dites, parce que pour moi, [65 :00] c’est l’essentiel de ce qu’on a fait cette année. C’était la pointe en fonction de laquelle tout se distribue. Si vous avez le sentiment que ça, ça marche, c’est pour moi très important. Parce que, tout finalement, je vous dirai, c’était le centre de notre travail cette année.

Carasco : Moi à partir de ça, je suis obligée de, de vous suivre, si vous voulez, à partir de l’image-mouvement.

Deleuze : Je suis un peu obsédé par — là, je me raccroche à ce que vous venez de me dire, par des textes de [Hans-Jürgen] Syberberg qui — je vous dirais après ce que je vous propose — mais Syberberg, il n’y va pas de main morte, hein ? [66 :00] Tout le monde sait, bon, c’est son affaire hein… qu’il a avec Hitler les rapports, extrêmement malgré tout, extrêmement ambigus. Comme le remarquait, comme le remarquait [Jean-Claude] Biette dans un article très bon article sur Syberberg, [Cahiers du cinéma, numéro 305 (novembre 1979) ; voir L’Image-Temps, p. 352, note 17] ce qui est quand même gênant à chaque fois que Syberberg parle de Hitler, ce qu’il condamne formellement dans Hitler, c’est la manière dont il a traité les morts. Mais ce n’est pas la manière dont il a traité les vivants. Alors ce qui choque Syberberg, c’est par exemple qu’il ait fait subir, que Hitler ait fait subir à [Richard] Wagner tel, tel traitement, ou bien qu’il ait brûlé les œuvres de tel grand auteur mort. Mais que [67 :00] Schoenberg soit condamné par Hitler, on croirait que… donc c’est ambigu. Mais si vous voulez, si je prends la succession des trois grands livres sur le cinéma, je crois ne pas me tromper sur les dates :

1933 : [Siegfried] Kracauer. Kracauer est un tenant de l’Ecole de Francfort, k-r-a-c-a-u-e-r, et fait — je crois bien en ‘33 — un livre célèbre de De Caligari à Hitler [Au fait, publié en 1947 (Princeton : Princeton University Press)], où il montre que le cinéma expressionniste allemand est un long pressentiment ; il invoque l’âme allemande et comment l’âme allemande se réfléchit dans le cinéma [68 :00] expressionniste sous la forme d’un pressentiment, d’une montée d’un quelque chose comme l’hitlérisme. Mais il en reste à un point de vue que je dirais… c’est un livre très, très intéressant. Il a paru, la traduction a paru dans [Éditions] L’Age d’Homme [1973], et ça a été la première étape de, je crois, d’une analyse très importante, mais je dirais que l’analyse de Kracauer reste encore extrinsèque. Je veux dire, il s’agit de montrer comment le cinéma « reflète », d’une certaine manière, l’aventure de l’âme allemande, aventure qui devait aller jusqu’à la prise de pouvoir d’Hitler.

Deuxième grand texte, 1936, Walter Benjamin [Deleuze le prononce à la française, Benyamine] ou Benjamin, comme vous voulez, [69 :00] sur « les arts de reproduction » [1935 ; « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans  Poésie et révolution (Paris : Denoël, 1971) volume II ; voir L’Image-Temps, p. 345, note 5] où là, d’une manière où, si on avait à parler de tout ça j’en parlerai plus longtemps mais… où il définit une tendance de l’art moderne comme l’art de reproduction en masse. Un tableau, nous dit-il, n’est pas reproduit en masse, [Pause] la musique n’est pas reproduite en masse. Avec l’époque moderne, voilà que l’art, où ce qui se présente comme art, devient objet d’une reproduction en masse. Donc il ne définira pas le cinéma par l’image-mouvement, il le définira par — comme la photo, comme le disque — il le définira par [70 :00] l’art de reproduction.

Là il y aurait beaucoup à dire, c’est-à-dire là, je me sens profondément en désaccord avec cette définition. Mais peu importe, c’est la seconde étape, car ce que Benjamin montre, d’une manière très forte là, c’est que l’art de reproduction en masse trouve son objet suprême dans la reproduction « des » masses. Et là, il passe d’un sens à l’autre du mot « masse », la reproduction « en » masse trouve son objet dans une reproduction « des » masses : grandes manifestations, meetings, grandes manifestations sportives, meetings politiques, grands défilés, fêtes ou pseudo-fêtes populaires, et enfin, l’art des masses par excellence, la [71 :00] guerre. Et il lance sa grande formule qui est une formule de provocation : c’est évidemment Hitler qui a poussé le plus loin cette identité de l’art de la reproduction « en » masse et l’art de la reproduction « des » masses. [Pause]

Si bien qu’il va pouvoir définir le nazisme ou le fascisme en général, sous la forme suivante : c’est la politique devenue art, c’est la politique devenue art. Et on voit très bien ce qu’il veut dire. On ne peut pas prêter à Benjamin les équivoques de Syberberg. [72 :00] L’anti-hitlérisme de Benjamin n’est pas… il veut dire, il cite toutes sortes de thèmes des futuristes italiens, la politique comme art moderne. Et il dit : bien oui, l’art moderne, il se réalise dans les grandes réunions de Nuremberg. La politique est devenue art. Et il termine son très bel article par la formule « quand la politique est devenue art, il n’y a plus qu’une chose à lui opposer, que l’art à son tour, devienne politique ». Bon c’est-à-dire… il n’y a plus qu’à opposer Brecht, quoi. Bien. En un sens, il y a un progrès par rapport à Kracauer ; il y a un progrès très net puisque Benjamin se place du point de vue de l’intérieur du cinéma. [73 :00] Il nous dit finalement, quand l’art est devenu art de reproduction, son véritable objet, c’est la reproduction des masses elles-mêmes, c’est-à-dire, les grandes manipulations d’État dont Hitler a donné le signal. C’est donc cette fois-ci un point de vue intrinsèque.

Troisième stade, la réflexion de Syberberg qui m’intéresse beaucoup. Elle est très bien reprise par [Serge] Daney dans son livre La Rampe [Paris : Cahiers du cinéma/Gallimard, 1983], Hitler comme cinéaste, [Deleuze tousse] Hitler comme cinéaste. Et qu’est-ce que ça veut dire, Hitler comme cinéaste ? [74 :00] Le film de Syberberg : “Hitler” — sous-titre — “Un film en Allemagne” [1977], alors ça veut dire quoi ? Ça veut dire que Hitler va être attaqué, mais va être attaqué en tant qu’homme. On l’attaque dans un documentaire comme on l’a attaqué dans, à travers des documents d’archive. On va l’attaquer sur le terrain même du cinéma, d’où l’ambiguïté de Syberberg. C’est comme cinéaste, disposant — alors il va jusqu’à dire — cinéaste disposant de moyens inouïs, et pourtant mauvais cinéaste. C’est comme à la fois grand et mauvais cinéaste, que Syberberg va s’en prendre à Hitler, et ça va être l’objet du film “Hitler”, ou un des objets du film de Syberberg, “Hitler”. [75 :00] Et qu’est-ce qu’il veut dire ? Il veut dire, vous savez, le vrai aboutissement d’Hitler, ou bien, la vraie expression d’Hitler, c’est Leni Riefenstahl. Vous savez qui était Leni Riefenstahl ? C’était la cinématographe attitrée d’Hitler. Elle fit de nombreux films. Et là, on ne peut pas dire, contrairement au cinéma nazi, que, contrairement au cinéma hitlérien en général, on ne peut pas dire que c’était médiocre. Elle disposait d’abord de moyens fantastiques. Quand elle filmait les jeux olympiques ou quand elle filmait Nuremberg, à croire que, comme dit Syberberg, que Hitler ne faisait Nuremberg que pour que Leni Riefenstahl le filme. L’art de reproduction en masse devenu l’art de reproduction des masses.

Alors bon. [76 :00] Mais, il va plus loin. Il dit tout ça, c’est la faute de l’image-mouvement. C’est la faute de l’image-mouvement. Tout ça c’est l’aboutissement de l’image-mouvement, bon. C’est pour ça qu’il me paraît aller plus loin que Benjamin. Ce n’est pas parce que c’est l’art de reproduction. C’est parce que c’est l’art de l’image-mouvement. Leni Riefenstahl touche jusqu’au bout le mouvement dans l’image, la mobilité de la caméra, et le montage. C’est-à-dire, je crois, historiquement ce serait vrai, elle touche jusqu’au bout le cinéma de l’image-mouvement. C’est-à-dire elle fait concurrence avec Hollywood, et on l’a vu cette année quand on parlait d’un livre de [Paul] Virilio, qui est très, il me semble, qui sur ce point s’inspire beaucoup et de Benjamin et de Syberberg, [77 :00] lorsque Virilio dit : ben oui, il y a toujours eu un point très curieux, c’est que jusqu’à la fin du nazisme, Goebbels voulait rivaliser avec Hollywood. [Logistique de la perception, Guerre et cinéma 1 [Paris : Éditions de l’Étoile, 1984 ; voir la séance 4, et L’Image-Temps, p. 214] C’était une espèce d’obsession du ministre de la culture et de la propagande, c’était : battre Hollywood sur son propre terrain.

Alors, qu’est-ce que ça nous donne ? L’image-mouvement se serait développée à travers tout un âge qui serait l’avant-guerre et aurait donné les grandes mises en scène d’Hollywood et aurait donné parallèlement le frère inquiétant d’Hollywood — pour ne pas les comparer — mais le double inquiétant d’Hollywood, les grandes manipulations [78 :00] d’État, la grande mise en scène hitlérienne. Est-ce que c’est ça ? Est-ce que ce n’est pas ça ? En tous cas, c’est la guerre qui, d’une certaine manière, a sonné le glas de ce cinéma.

Et le thème de Syberberg est exactement celui-ci : quand le cinéma est reparti après la guerre, ça ne pouvait plus être sur la base – là, si vous voulez, il me donne raison par un tout autre raisonnement que ceux que nous avons suivi ici ; on arrive à un résultat semblable c’est pour ça que je vous raconte ça à la suite de ce que vient de dire Raymonde quand elle disait, d’une certaine manière, il faut commencer par l’image-mouvement pour comprendre le cinéma — mais enfin, je crois que la notion d’image-mouvement est beaucoup plus riche que la notion d’image reproductible, que l’idée de la reproduction chez [79 :00] Benjamin, elle n’est pas, elle n’est pas une très bonne idée. Mais celle de l’image-mouvement qui a comme aboutissement, il a un point commun, l’art de reproduction pour Benjamin a pour aboutissement la reproduction des masses, c’est-à-dire le nazisme. Syberberg nous dit le cinéma de l’image-mouvement a pour aboutissement Leni Riefenstahl et son maître derrière elle, c’est-à-dire Hitler. Bon.

Alors, quand le cinéma va reprendre, là toutes les raisons extrinsèques et intrinsèques : extrinsèque : la guerre qui s’est passé ; intrinsèque : la nécessité d’inventer un nouveau cinéma, mais va précisément se passer [80 :00] sous quelle forme ? Mais c’est là que c’est assez intéressant ce que dit Syberberg. Il dit exactement ceci ; il dit : mais il y avait des puissances que le cinéma de l’image-mouvement, que le cinéma de l’image-mouvement n’avait pas eu le temps, dans sa course au tombeau — c’est comme si le cinéma de l’image-mouvement — ce tombeau serait le tombeau d’Hitler, une idée bizarre, complétement biscornue, tout ça, mais il y a quelque chose à en tirer ! [Deleuze rigole] C’est de la métaphysique allemande. Alors il dit, mais dès le début, il y avait des puissances du cinéma qui ont été complètement écrasées par l’image-mouvement. Et qu’est-ce que c’est que ces puissances ? Il les cite : la projection et la transparence. [Pause] [81 :00] Il se comprend bien, il ne le cite pas, mais c’est un clin d’œil à [Georges] Méliès, la projection et la transparence. Or, il veut dire la projection — vous me direz, qu’est-ce que ça veut dire « la projection a été sacrifiée » ? — il veut dire, au sens très précis où il l’emploie, ce qu’on appelle la « projection frontale », et qui a été obtenue par… on verra, là je n’ai pas envie d’expliquer pour le moment, on verra ce que j’ai à vous proposer tout à l’heure. Mettons que la « projection frontale » soit un mode de projection particulier qui, en effet, a servi à Hollywood à un certain moment et puis a été abandonnée complètement, et que Syberberg a perfectionné et ressuscité. Il procède par projection frontale et, il explique, avec diapositives, avec transparences. [82 :00] Et il explique beaucoup que l’art de la projection frontale implique une subordination du mouvement à quelque chose d’autre. [Pause]

On retrouvera pleinement, j’ajoute, chez Syberberg, notre question de la dissociation de l’image-visuelle et de l’image-sonore. On la retrouvera de mille façons, enfin de plusieurs façons, notamment toute sa théorie des pantins qui est très liée au système projection de transparence. Toute sa théorie des pantins ou des marionnettes est très proche de ça. C’est pour ça que je parle déjà [83 :00] d’un clin d’œil à Méliès. Donc il s’agit de ressusciter ces puissances qui ont été écrasées par l’image-mouvement. Or, dit-il, ces puissances impliquent que le mouvement, ou bien disparaisse, au niveau d’une certaine immobilité de la caméra, le plus souvent — je dis le plus souvent, pas toujours — le plus souvent exigé par la projection frontale, [Pause] soit au niveau de l’image même, une raréfaction du mouvement, que le mouvement soit lent et toujours contrôlable. C’est donc nettement le mouvement, le thème de Syberberg, le mouvement, la projection et la transparence comme moyens qui ont été sacrifiés par l’image-mouvement assurent, au contraire, le renversement de la subordination, c’est-à-dire le mouvement doit être subordonné et ne doit [84 :00] en subsister que ce que laissera le nouveau type d’image.

Et le nouveau type d’image, bien sûr, c’est cette dissociation image-sonore/image-visuelle, mais plus profondément c’est quoi ? Plus profondément, c’est au service de quoi ? Cette dissociation est, à savoir, le cycle, le cycle irrationnel. Le cycle irrationnel est un terme que Syberberg emploie tout le temps. Toute sa pensée consiste à dire ce que l’Allemagne met au monde, c’est l’irrationnel. Mais voilà que Hitler a capturé l’irrationnel allemand pour en faire l’abjection même. Mais il ne cesse de dire ce qu’il faut opposer à Hitler, ce n’est pas la raison, c’est l’irrationnel que Hitler a capturé. Ce qui revient un peu, ce qui prend parfois la forme d’une platitude, à savoir ce qu’il faut opposer [85 :00] à Hitler, c’est non pas les statistiques, mais c’est Wagner et Mozart. La question qui trouble le lecteur, c’est évidemment : est-ce que ça suffit ? Ce n’est pas le problème, reconquérir l’irrationnel.

Et ça se fait comment donc ? Je dis : le circuit irrationnel de l’image-sonore et de l’image-visuelle. Là aussi ça sera quoi ? Ben, chez Syberberg, ça va culminer avec une phrase qui est une phrase authentique de « Parsifal », du livret de « Parsifal »… ou chez Wagner. Lorsque le vieux chevalier mène, [Pause] mène Parsifal le niais, [86 :00] le jeune homme niais, mène Parsifal le fou, Parsifal le niais, à travers les paysages qui sortent de la tête, de l’immense tête de Wagner, qu’est-ce que le vieux chevalier dira ? Le vieux chevalier dira : ici, ici l’espace naît du temps ; ici l’espace naît du temps, formule splendide de Wagner qui équivaut exactement à la formule de Shakespeare : « le temps sort de ses gonds ». Car « le temps sort de ses gonds », ça veut dire, le temps ne sera plus subordonné à l’espace et ne sera plus un moyen de mesurer l’espace, [Pause] [87 :00] tout comme ici, l’espace naît du temps, sort du temps. Ça signifie, on renverse le rapport. De l’image-mouvement et de l’image-temps, voici venir l’image-temps. Trop tard, trop tard… Il n’y a qu’un thème commun entre Syberberg et [Luchino] Visconti, c’est le « trop tard » — c’est un « trop tard » tellement intense et tellement poétique – « trop tard » parce que le monde est fini. L’âme allemande n’est pas optimiste, l’irrationnel allemand ne nous apporte pas les consolations de la vie. Trop tard parce que le monde est fini, trop tard, et en même temps ce trop tard, c’est la rédemption.

Je dis, c’est la seule ressemblance [88 :00] avec Visconti parce qu’une autre année, j’avais fait une analyse de Visconti où j’avais essayé d’insister sur le caractère lancinant du « trop tard » à travers tous les films de Visconti. Comme une espèce de formation qui est au sommet de l’œuvre de Visconti, trop tard. [Voir la séance 21 du séminaire Cinéma 3, le 5 juin 1984, et L’Image-Temps, pp. 126-128] La découverte du beau se fait trop tard. Trop tard, trop tard. Ce qui n’est pas, ce qui n’est pas toujours une chose triste. Trop tard. La révélation du beau, trop tard pour le musicien de “Mort à Venise” [1971], trop tard pour le collectionneur de “Violence et passion” [1974]. Trop tard partout chez Visconti. C’est le temps. Vous comprenez pourquoi ce n’est pas triste ? Ce n’est pas parce que le temps vient trop tard ; c’est parce que le trop tard, c’est la prise de conscience du temps. [89 :00] Alors, peut-être que le trop tard est rédempteur ! Trop tard, trop tard ! chantent les Dieux, mais ils chantent trop tard en m’accueillant. Alors on ne sait jamais. Et chez Syberberg, c’est pareil : trop tard. Trop tard après Hitler, trop tard.

Mais si vous voulez, ce qui m’intéresse dans cette pensée de Syberberg, c’est qu’il invoque parfois lui-même “Caligari” — ça va de soi qu’il connaît le texte de Benjamin et le texte de Kracauer — c’était de “Caligari” — le premier ou l’un des premiers films expressionnistes — à Hitler, comme personnage [Deleuze cite ici le titre de Kracauer, De Caligari à Hitler ; voir la référence ci-dessus] — et tout se passe comme si Syberberg voulait ajouter l’autre volet — de Hitler, Kracauer, c’était [90 :00] : d’un film expressionniste à Hitler. L’autre volet, ça sera de Hitler à un nouveau film. D’où le sous-titre “Hitler, un film en Allemagne”, de Hitler à un nouveau film.

Qu’est-ce qui autorise ce passage d’Hitler à un nouveau film ? C’est que Hitler doit être jugé par le cinéma, comme cinéaste. Or, à partir d’Hitler, le cinéma ne peut que le battre sur son propre terrain, c’est-à-dire, en retournant l’image-mouvement, en retournant l’image-mouvement de telle manière qu’on voit surgir une autre image capable de rompre avec Hitler, avec le fascisme du mouvement. Ça sera l’image-temps, ce sera la dissociation du sonore et du visuel, etc., dissociation du sonore et du visuel qui [91 :00] culmine Hitler, par exemple, dans une scène — et les scènes sont multiples — dans la chancellerie déserte et détruite, tout d’un coup, donc, espace vide, la chancellerie déserte et détruite. Ça, c’est de l’espace vide, dans un coin, qu’on ne voit pas d’abord, s’élève la voix d’Hitler, et c’est des petits gosses qui se servent d’un vieux phono pour mettre un disque d’Hitler, qu’ils espèrent vendre aux touristes. Vous voyez la dissociation de l’image-visuelle devenue vide et de l’image-sonore, devenue acte de parole.

Comment retourner l’acte de parole contre Hitler en même temps que les couches de l’image-visuelle, diapositives sur diapositives, s’enfoncent, s’enfoncent, s’enfoncent, et se recouvrent de [92 :00] décombres ? « Trop tard », ça veut dire : il y a trop de décombres, et Hitler a trop capturé l’acte de parole, mais que le « trop tard » peut aussi être celui de la rédemption, c’est : n’y a-t-il pas moyen de retourner contre Hitler l’acte de parole dont il s’est fait le tenant ? N’y a-t-il pas moyen, au-delà des décombres, de refaire surgir, non pas un monde, mais le corps visible, le corps visible d’un couple primordial, capable peut-être de créer un nouveau monde, si il est capable de « recevoir » l’acte de parole ? [93 :00]

D’où la grande découverte, la grande audace de Syberberg dans “Parsifal” [1983] à la fin, avoir fait deux Parsifal coexistant, un Parsifal mâle, un Parsifal garçon et un Parsifal fille qui sortent des décombres et qui sont aptes à recevoir — puisque c’est du play-back et encore du play-back où ce n’est pas le couple qui chante — mais c’est un play-back fantastique puisque les acteurs, les deux Parsifals, le Parsifal garçon et le Parsifal fille, sont dans tous leurs corps visibles. Voyez, il n’y a pas réconciliation de l’image visuelle et de l’image sonore, mais dans leurs corps visibles, les deux Parsifals deviennent capables de « recevoir », de recevoir, et c’est ça l’opération du play-back. [94 :00] Dans le cas spécial de Syberberg, c’est une utilisation qui est extrêmement originale. Ils ne miment évidemment pas, ils ne miment évidemment pas le chant. Pourquoi ? Parce qu’il y a une voix d’homme et un Parsifal fille, ce n’est pas ça. Ce qui est important, c’est que dans leurs corps visibles et dans la totalité de leurs corps visibles, ils deviennent capables de recevoir l’acte de chant, et c’est cette réception qui va constituer le circuit, le circuit toujours irrationnel. Bon.

Alors je disais ça parce que je pense que plus que ça n’apparaît, ça s’accroche un peu à ce que dit… moi, je me dis en effet, regardez ce qui se passe pour un jeune ou jeune cinéaste aujourd’hui ? C’est bien évident que à moins de, et encore, même si ils veulent faire du commercial, du commercial, [95 :00] c’est vrai qu’il n’a plus la même allure que… ce n’est plus la même manière de jouer. Même le cinéma très mauvais a subi ça. Sinon, si il a encore du cinéma de l’image-mouvement, on ne peut pas dire, mais les jeunes cinéastes de l’image-mouvement, ils arrivent dans une situation où tous se retrouvent déjà devant cet acquis, je crois, cet acquis qui n’a aucun lieu de ressusciter le cinéma de l’image-mouvement, que ça ne passe plus par-là, que ça passe par des choses tout à fait différentes qui sont des rapports visuel-sonore tout à fait nouveaux de deux images, et que de toutes manières, à travers le cycle irrationnel des choses, des images sonores et des images visuelles, ce qui est présenté, c’est une image-temps. [96 :00]

C’est-à-dire, elle était bête dès le début, mais la phrase la plus bête qu’on ait jamais dite sur le cinéma, et ce qu’on n’a pas cessé de dire sur le cinéma, c’est que l’image cinématographique était au présent. Et encore une fois, je le disais pour récapituler ce qu’on a fait cette année, c’est une idiotie qui a compromis, il me semble, toute compréhension du temps dans le cinéma et qui est détruite par la moindre réflexion, et je veux dire, c’est tellement faux, c’est bête à pleurer, d’une part, et d’autre part… Car, encore une fois, je ne connais que [Alain] Robbe-Grillet — tout le monde l’a dit — mais parmi les gens importants, il n’y a que Robbe-Grillet qui l’a dit, oui, oui, oui, ça c’est vrai. L’image cinématographique, elle est au présent. Seulement quoi ? On oublie que Robbe-Grillet [97 :00] rit. Et je dois dire que Robbe-Grillet ne rit que lorsqu’il a intérêt à rire. [Rires]

Or, évidemment, Robbe-Grillet estime qu’il a un intérêt à rire parce que lui, Robbe-Grillet, est le seul auteur de cinéma à faire du cinéma au présent. Alors quand on lui amène — il n’était quand même pas complètement stupide — quand on lui amène une formule du type « l’image cinématographique est au présent », Robbe-Grillet dit, « je ne vous le fais pas dire », il sous-entend, lui, « je suis le seul à faire du cinéma ». En même temps, il exprimera que la forme de l’image est au présent, puisque il lui faut des efforts insensés pour constituer des images au présent, et qu’il faut tout une technique spéciale et tout un cinéma spécial, à quoi vous reconnaissez que c’est signé Robbe-Grillet, [98 :00] que vous n’aimiez ou que vous n’aimiez pas, précisément pour obtenir des images au présent. Si elle était au présent l’image cinématographique, il n’aurait aucune raison de se donner tellement de peine et de faire des films, encore une fois, qu’on les aime ou qu’on ne les aime pas, qui ont une tournure très insolite.

Alors voilà, ce que je voulais ajouter à ce que Raymonde vient de dire, [Pause] parce que, voilà, ouais, voilà ce que je vous propose. Donc, théoriquement c’était notre dernière séance. Mardi prochain je ne peux pas être là. L’autre mardi [le 18 juin], je dois revenir tôt, donc je passerai ici. Pour ceux que ça intéresse — mais ce n’est pas du tout pour vous pousser à venir, hein ? — je passerai ici vers dix heures, dix heures et demie, et si il y en a quelques-uns parmi vous, on verra un peu l’histoire de Syberberg, puisque j’avais [99 :00] laissé tomber Syberberg, ou bien on continuerait si certains d’entre vous… Donc ça nous mettrait en 15, hein ? Pas la semaine prochaine, l’autre semaine. Alors toi ? J’aimerais bien, hein, toi ? Tu avais quelque chose à dire, ou beaucoup de choses à dire ?

Un étudiant : [Propos inaudibles ; il s’adresse à certains termes introduits par Deleuze dans les séminaires Cinéma 3 (le concept du temps) et Cinéma 4 (le concept d’automatisme)]

En fait, [Propos inaudibles] ce qui a été dit en 83-84 et puis en 84-85 [Propos inaudibles] le temps proposé en 83-84, et l’automatisme pour 84-85. Pourquoi… [Propos inaudibles] vous avez fait le rapprochement [100 :00] entre conceptions, entre pensée et cinéma, et il y la pensée liée au cinéma …

Deleuze : Ouais, ouais.

[Propos inaudibles] Alors, si je me situe au point uniquement de cette année, c’est-à-dire je laisse de côté l’image-mouvement, je passe à l’image-temps et à [Propos inaudibles], d’un côté, pour la pensée, il était question de la voyance ; pour l’image cinéma correspondante, c’était l’image mentale. Cette année, on a été au niveau de la pensée, il y a cette formule [Propos inaudibles]. [101 :00] Si je retiens donc l’automatisme à côté de la pensée, je me dis il y aurait des problèmes parce que il a été beaucoup question de la pensée du dehors à côté de l’image mentale. A côté il y aurait, l’image audiovisuelle, l’image audiovisuelle avec la tentative d’élaborer le cadrage sonore. Ici, disons, la question de l’image comme [mot indistinct] en association avec l’acte de parole et le déploiement à la fois de l’ordre et la [mot indistinct]. Tu viens de préciser que la circulation irrationnelle serait la nouvelle [mots indistincts] du temps [102 :00] et tu as insisté beaucoup et a parlé à Comtesse à propos de pourquoi [Propos inaudibles] un non-intérêt d’un au-delà [Propos inaudibles].

Mon problème, c’est la filiation entre, disons, les deux cours, c’est-à-dire l’entrecroisement de ce qu’on a vu l’année dernière et cette année dans l’automatisme. Tu as évoqué pendant tes développements [Propos inaudibles ; il s’agit de la discussion de la motricité] et le cybernétique. Malheureusement, bon, [Propos inaudibles] [Rires] est-ce qu’on ne serait pas toujours dans un rapport de dépendance par rapport au temps même dans le cas [mot indistinct] de l’automatique. [Pause] Sinon [103 :00] est-ce que c’est l’image du temps qui pourrait expliquer [Propos inaudibles] on est amené à re-commenter la philosophie parce que le temps a été commenté [Propos inaudibles] est-ce qu’il y aurait quelque chose d’autre à prendre en compte ? [Propos inaudibles] Du côté de la pensée, il y a surement [Propos inaudibles] concept de pensée [Propos inaudibles] et la pensée elle-même serait en rapport avec son dehors et le mental. Je m’interroge seulement sur la question de la [mot indistinct et propos suivants inaudibles] par rapport au temps [104 :00] [Propos inaudibles] Mais, c’est le problème de [mot indistinct], d’un côté, [Propos inaudibles] par rapport à [mot indistinct] et de l’autre côté, par rapport au temps. Il y avait quelque chose [Propos inaudibles]… [Interruption de l’enregistrement] [1 :44 :35]

… L’étudiant : [Propos inaudibles] On peut résumer [Propos inaudibles] et deuxièmement, il y a le rapport de [mot indistinct] avec l’automatisme d’un côté, [Propos inaudible] par rapport au temps.

Deleuze : Hum…

L’étudiant : [Propos inaudibles] [105 :00]

Deleuze : C’est très intéressant ce que tu dis mais ça met tout en jeu. Alors moi j’y répondrais, n’y vois absolument pas une critique, c’est très curieux, mais j’ai le sentiment que tu as compris chaque chose, et que tu n’as pas compris les rapports entre les choses. C’est-à-dire qu’en effet, tu comprends très bien chaque chose [Pause] et que tu n’as pas compris l’ensemble. Mais il y a peut-être des raisons ; ce n’est peut-être pas parce que tu n’as pas compris, c’est peut-être que mon ensemble était mal fait. Si bien que je ne te réponds pas en prétendant te donner une leçon. C’est comme si tu comprenais chaque partie et comme si tu mélangeais [106 :00] tout. C’est l’impression que m’a fait ton intervention. Alors je me dis presque, c’est peut-être ta formule.

J’essaye de dire hein ? J’essaye de dire parce que tu as posé une série de questions. Je commence par l’automate. Il y a deux axes de référence sur cette notion d’automate et surtout il ne faut pas les confondre. Automate est considéré sous deux aspects garantis par la philosophie et la psychologie. Tantôt c’est l’automate spirituel, [107 :00] tantôt c’est l’automate psychique. Voilà. Ça, c’est une distinction. Comment fonder cette distinction ? L’automate spirituel, très vieille expression, qui se trouve déjà dans la philosophie du 17ième siècle, désigne, l’autonomie de la pensée, la pensée qui déroule l’ordre de ses propres idées. C’est ça l’automate spirituel. [Pause] Donc, en un sens, c’est la pensée saisie dans l’autonomie de sa maîtrise. [Pause]

L’automate psychologique, c’est quoi ? Si vous voulez, l’automate, l’automate spirituel, son modèle, ce serait la machine pensante. Dès le 17ième, il y a des textes de Leibniz sur ce point. [Pause] [108 :00] L’automate psychologique, c’est quoi ? C’est très différent. L’automate psychologique, c’est une créature dépossédée de son pouvoir de penser, c’est-à-dire, qu’il ne peut plus évaluer les données du monde extérieur parce qu’il obéit [109 :00] à une empreinte intérieure. Ce sera l’hypnotisé, le suggestionné, le magnétisé, le somnambule, tout ce que vous voulez. Bon.

Qu’est-ce qu’il y a de commun entre les deux automates ? Vous voyez bien qu’il y a une certaine indépendance par rapport au monde extérieur. L’automate spirituel est indépendant — c’est pour ça, d’où le même mot « automate » — l’automate spirituel est indépendant du monde extérieur puisque c’est la pensée qui a accompli son autonomie et l’ordre rigoureux de ses démonstrations. Et l’automate psychologique est lui-même indépendant du monde extérieur puisqu’il en est coupé, réduit [110 :00] à suivre une empreinte qu’un maître a glissée en lui. [Pause] Je dis ce sont les deux figures de l’automate : l’automate psychologique et l’automate spirituel. Il y a toutes les transitions entre les deux, tout autre axe de distinction. Il y a trois types d’automates, classiquement : l’automate d’horlogerie, l’automate moteur des grandes machines, des grandes machines motrices, [Pause] [111 :00] et troisièmement, l’automate informatique et cybernétique de notre époque. [Pause]

Revenons au cinéma, pour répondre à la première question. Je dis, le cinéma, plutôt que par l’art de reproduction, je le définirais par le mouvement automatique sous la première forme de l’image-mouvement. Et en effet, il est dominé par ce que ne pouvait pas faire le théâtre, à savoir [112 :00] de vastes mouvements d’horlogerie et de vastes machines sensori-motrices, soit sous forme de machines explicites — pensez à aux trains de l’école française, ou le train dans “La Roue” [1923] de [Abel] Gance, ou le train dans “La Bête humaine” [1938] de [Jean] Renoir — ou bien encore les mécanismes d’horlogerie chers à l’Ecole française. Je dirais que c’est des automates de mouvement. [Pause]

Après la guerre, nous nous trouvons devant deux possibilités, on est passé dans une ère du troisième automate : cybernétique ou informatique,  [113 :00] cela sous deux formes différentes : une forme extrinsèque qui ne nous intéresse pas beaucoup, mais qui peut intéresser beaucoup de gens puisque elle met en jeu les effets spéciaux, à savoir, prenez comme exemple Kubrick, “[2001] : L’Odyssée de l’espace” [1968], l’ordinateur géant, voilà. Mais même quand il n’y a pas ce recours à des machineries extrinsèques, le personnage de l’automate a changé. Pourquoi ? Parce que l’automate ne se définit plus comme un cinéma d’avant-guerre par la motricité ou par rapport à la motricité ; [114 :00] pensez à tous les automates du cinéma expressionniste, tous les automates psychologiques du cinéma expressionniste, c’est la motricité : le somnambule du docteur Caligari va se charger d’aller étrangler ou assassiner, c’est la motricité, Le robot de “Métropolis” [1927, de Fritz Lang], tout ça. C’est du cinéma de motricité, c’est-à-dire de l’automatisme de motricité, et ça renvoie bien à une image-mouvement.

Dans les nouveaux automates, même quand ce ne sont pas des ordinateurs, mais quand ce sont des automates psychologiques, tous, qui nous font un effet bizarre, mais qui n’invoquent rien de la technologie, [Robert] Bresson, [Alain] Resnais. Je vous disais Resnais, les personnages [115 :00] de Resnais, c’est de véritables zombies. Mais quelle différence entre les zombies de Resnais et les zombies de l’école expressionniste ? Les zombies, ce sont des morts-vivants. Quelle différence ? C’est que, vous n’oubliez pas que Bresson, il ne s’occupe pas de la technologie ; il n’écrit pas sur les ordinateurs, il s’en tape. Mais, en revanche, il réfléchit énormément sur l’automatisme. Et encore une fois, ce qu’il appelle « le modèle », notion-clé chez lui, est toujours, sans exception, rapportée à l’automate et à l’automatisme. Vous voyez Notes sur le cinématographe [Paris : Gallimard, 1975]. Mais quelle révolution il fait subir, en quoi c’est moderne, bien qu’il ne fasse aucun appel aux machines modernes ? Ça reste moderne, ça reste complètement moderne parce que l’automate n’est plus du tout [116 :00] désigné par ce qu’il fait mais par ce qu’il dit. Il est défini par rapport à l’acte de parole et pas par rapport à la motricité. Et c’est le traitement de la voix chez Bresson. [Pause]

A tort ou à raison — je ne pourrais m’expliquer que plus tard là-dessus — à tort ou à raison, je dis : vous avez une première période de l’automatisme spirituel et psychologique des deux, qui doit se comprendre en rapport avec l’image-mouvement. C’est les automates d’horlogerie, les automates moteurs, auxquels correspond un automate spirituel particulier, à savoir, le grand [117 :00] cercle de l’image-mouvement, le cercle autonome de l’image-mouvement comme totémique. Mais dans l’autre cinéma, dans le cinéma d’après-guerre, je dis — faites attention — là aussi vous retrouverez les deux sortes d’automates : l’automate spirituel et l’automate psychologique, par exemple, dans “Parsifal” de Syberberg, l’automate spirituel, c’est l’immense tête de Wagner d’où tout sort. L’automate psychologique, c’est le couple : Parsifal fille et Parsifal garçon…  [Interruption de l’enregistrement] [1 :57 :52]

Partie 3

… Vous retrouverez donc les deux types d’automates, mais sous une figure absolument [118 :00] différente. Cette fois-ci, [Pause] ils seront au service non pas de l’image-mouvement et du cercle de l’image-mouvement, mais ils sont au service de l’image-temps et du circuit irrationnel, de l’image visuelle et de l’image sonore qui correspond à l’image-temps, correspond au temps. [Pause]

Si bien que, ce que je veux dire, il me semble que ce qui t’embarrasse, ce qui fait que tu ne peux pas faire les raccords, c’est que soit parce que tu avais des raisons à ne pas accepter, soit parce que les choses se sont mélangées pour toi, tu n’as pas tenu compte de l’espèce de coupure [119 :00] qu’on faisait entre image-mouvement et image-temps. Car, il est bien entendu que ce n’est pas l’image-temps qui apporte de la pensée au cinéma; il y a une figure de la pensée au niveau de l’image-mouvement, une figure parfaite dont j’ai toujours dit qu’elle est aussi belle – ne cherchez pas ce qui est le plus beau – toujours aussi beau, aussi profond, aussi belle, mais ce n’est pas la même. Si bien que si j’essaie de mettre comme toi as essayé en disant « ça ne marche pas, » si j’essaie de mettre de l’ordre entre l’année dernière et cette année, je dirais, bon, qu’est-ce qui se passe? [Pause]

Premier point: c’était, tout ça, c’était l’image temps dans sa différence avec l’image-mouvement. [120 :00] Je disais, première différence, [Pause] les situations sensori-motrices s’écroulent. Voyez? C’est essentiel pour l’écroulement de l’image-mouvement, les situations sensori-motrices s’écroulent. Les personnages, ils n’ont peut-être jamais autant bougé, mais ils bougent en des relations aléatoires avec le milieu. Ils bougent comme des essuie-glaces, quoi, la balade. Ce n’est plus du tout l’image-action; ce n’est plus du tout une action. Ils ne sont plus dans des situations sensori-motrices, c’est-à-dire ils sont perpétuellement en des situations à ne pas savoir que faire et de regarder ce qui se passe. C’est ça qu’on appelle « la voyance ».

Voyez, donc, que j’avais une opposition simple entre [121 :00] image-mouvement égale situation sensori-motrice et image-x, rupture des situations sensori-motrices, au profit de quoi? C’est ce que j’appelle situation optique et sonore pure. Ils sont en situations optiques et sonores. Qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce que c’est que ça? Et je disais, ça part du Néo-réalisme. Ça part des grandes œuvres géniales du premier [Roberto] Rossellini. Ça part d “Europe ‘51” [1952]; ça part de “Stromboli” [1950], tout ce que vous voudriez, l’éruption du volcan [“Stromboli”], l’étrangère [“Europe ‘51”], et là, qu’est-ce qui se passe? Mon dieu, mon dieu, que dire de ça? Vous voyez que déjà, je peux préparer l’avenir. Dire qu’une situation et optique sonore pure est forcément en rapport avec [122 :00] des vagues de langage, mais on irait trop vite là.

Je dis juste, ben oui, il y a un titre de votre situation, des situations ne sont plus sensori-motrices, elles sont optiques et sonores pures. On ne se trouve plus devant des actants; on se trouve devant des voyants, et le personnage de cinéma devient un voyant. Il a beau bouger ; oh, il bougera, il bougera autant qu’il voudra, il bougera même plus que vous ne voudriez, complètement désorienté. Pourquoi? Parce qu’il bougera dans des espaces vides, dans des espaces déconnectés, dans des espaces désorientés, dans des espaces désaffectés. Et la situation optique et sonore pure se distingue très bien de la situation sensori-motrice, mais sous cet aspect: la situation sensori-motrice implique des milieux qualifiés. C’est le grand cinéma de Hollywood. [Pause] Les situations optiques [123 :00] et sonores impliquent des espaces quelconques, des espaces dont les parties ne se raccordent pas. Ce sera le Néo-réalisme; ce sera la Nouvelle vague; ce sera l’école de New York ; ce sera le grand Cassavetes. Bien. Alors, là, c’est le premier point. [Voir L’Image-Temps, pp. 165-169 ; sur Cassavetes, voir pp. 195-201, 250-251]

Deuxième point. Je pouvais dire… Voyez, chacun des points doit impliquer une confrontation entre les deux types d’images. Vous pressentez déjà que mon second type d’image va être l’image-temps. Au niveau du premier caractère, je ne peux pas encore dire pourquoi. Alors, j’essaie d’aller très vite. Deuxième caractère: avec quoi s’enchaîne une situation optique et sonore pure, puisque [124 :00] je ne peux pas dire qu’elles s’enchaînent avec une réaction? Il n’y a plus d’enchaînement situation-réaction puisque le voyant ne réagit pas, ou s’il réagit, c’est au hasard.

Prenez des films qui nous sont si familiers que c’est tous les personnages avec lesquels on a été formé, depuis, là… de [Martin] Scorsese, prenez “Taxi Driver” [1976], bon. [Voir une référence semblable à la fin de la séance 2] Il a beau s’agiter, le type, [Deleuze rit] c’est comme s’il ne faisait rien, quoi. Il voit. Il voit dans le vitre, la glace, dans le rétro[viseur] de son taxi, il voit ce qui se passe sur le trottoir. Bon. Là-dessus il dit, à moi de faire mon action. Il y va, il tue n’importe qui, bon, il devient le héros d’un jour, puis on l’oubliera le lendemain. [125 :00] C’est typiquement le voyant, en plus, avec ceci près, il ne voit rien; bon, donc, c’est un voyant qui ne voit rien. C’est un type de personnage très, très particulier et qui va nous rendre insupportable les grands acteurs classiques. Je veux dire, « insupportable », sauf dans les films, sauf dans les films dont il ne faut pas les sortir. C’est tout un nouveau mode du jeu de l’acteur dont je n’ai pas eu, je crois, l’occasion de parler, mais il va de soi que ce qu’on appelle un acteur moderne, c’est précisément ce type d’un acteur voyant. [Voir L’Image-Temps, p. 58] Et le type d’un acteur voyant, il peut faire de longues balades. C’est le voyant en balade. C’est pourquoi est-ce que Jean-Pierre Léaud, par exemple, est typique de cette génération d’acteurs. Bon.

Qu’est-ce qui nous gêne maintenant? [8:00] Je crois que, par exemple, anecdote pure: je viens de voir “Adieu, Bonaparte” [1985, de Youssef Chahine]. [126 :00] Ce n’est pas un mauvais film, “Adieu, Bonaparte”, pas un mauvais film, mais je trouve que [Michel] Piccoli a quelque chose qui ne va pas. C’est un bon acteur, Piccoli; il a été formé dans les meilleurs réalisateurs. Il a passé partout, c’est donc qu’il a beaucoup appris. Mais voilà, il a trop de succès. C’est terrible, le succès-là. Il a trop de succès, et voilà qu’il se met à jouer, il m’a semblé, exactement comme jouait Brasseur père [Pierre]. Je me souviens des grands numéros de Brasseur père dans le cinéma français d’avant-guerre. Ce n’était pas du tout le théâtre; il savait très bien distinguer les rôles de cinéma et les rôles de théâtre. Il était génial. Ce n’est pas le fils [Claude]; c’est le père dont je parle, bien que le fils ne soit pas sans talent. Mais enfin, le père avec toujours ses grands numéros, bon. Là, le numéro de Piccoli, c’est un numéro d’un grand acteur d’avant-guerre qui me semble, vous pensez, on lui coupe la jambe, c’est un genre — [127 :00] et il en rajoute avec ça — pas un genre unique, mais c’est absolument des scènes, mais ça me faisait penser à chaque [Inaudible] de Brasseur ou de Jules Berry, ses manières de jouer, c’est très, très avant-guerre, qui fait… et qui vient de ce que Piccoli, à mon avis, on verra son avenir, je ne prétends pas… Il ne joue plus du tout comme il jouait avant. C’était un acteur très moderne avant, et là, il se laisse avoir par le succès. Il revient à vieille manière de l’image-mouvement, de la grande… [Deleuze ne termine pas]

Bon, peu importe. Je ne sais pas pourquoi je me suis mis à ça… Ah, oui! La race nouvelle des acteurs. C’est des voyants, c’est toujours… Bulle Ogier. Qu’est-ce qui fait le génie de Bulle Ogier? Vous la mettez sur une route, là, puis elle voit quelque chose. Quant à faire quelque chose, alors là, il ne s’agit pas de faire quelque chose, non, c’est la balade. Pensez à, qu’est-ce qui fait que [128 :00] la fille de Bulle Ogier [Pascale Ogier], si malheureusement morte, elle était pleinement de cette école. Elle avait compris ça, tout de suite. Je ne veux pas du tout attribuer ça à sa mère; je veux dire qu’il y avait un héritage direct qui a joué; elle a vraiment joué moderne, au sens qui me semble meilleur que… Il y a des manières, ça, de jouer ça qui est de trouver des situations optiques et sonores pures. [Voir L’Image-Temps, p. 31]

Bon, alors, ma question, c’est: à quoi elle s’enchaîne puisqu’on ne peut pas dire qu’elle s’enchaîne à des motricités, à des actions motrices? Bien, eh bien, on a essayé de donner une réponse l’autre année, à savoir que ces images optiques et sonores pures se dédoublaient, c’est-à-dire elle fait des images mutuelles, images actuelles et images virtuelles. Ça nous faisait faire un pas. C’était la coalescence de [129 :00] l’image actuelle et de l’image virtuelle, c’est-à-dire de l’image actuelle et de son image en miroir, dans lequel se développait l’image optique et sonore pure comme si l’image optique et sonore pure, oui, à la lettre, se dédoublait en image actuelle et image virtuelle. [Pause] [Voir les séances 18, 19, et 20 du séminaire du Cinéma 3, le 15, 22, et 29 mai 1984]

Et c’est ça qu’on appelait, l’image virtuelle, c’est ça qu’on appelait l’image-cristal. [Voir L’Image-Temps, chapitre IV, et la seconde moitié du séminaire Cinéma 3] Voyez, ce n’est pas du tout la même chose que l’image optique et sonore pure. L’image-cristal, c’est un pas de plus, [Pause] et c’est ça alors qu’on a fait notre grande avancée, ou le début de notre grande avancée, à savoir, eh ben, l’image-cristal, c’est [130 :00] le germe du temps, [Pause] c’est le germe du temps. Pourquoi? Je n’ai pas le temp de reprendre ça, mais peu importe, c’est là que ça se situait. Donc, je pouvais dire déjà alors que l’image-mouvement était, premièrement, situation sensori-motrice, deuxièmement, enchaînement de la situation sensori-motrice avec soit des réactions, soit des souvenirs, soit des rêves; de l’autre côté, la nouvelle image, l’image optique et sonore, était en rapport avec son propre double, image actuelle et image virtuelle.

Et qu’est-ce que c’était, ça? C’était l’image en [131 :00] miroir. Vous me direz, mais le miroir existait déjà, et comment est-ce qu’il existait déjà? Il existait déjà, mais, dans l’Expressionisme allemand, par exemple, oui, mais pour se développer dans des rêves. Là, au contraire, il y a absolument étouffement de rêves; il y a suppression de toute puissance de rêves. Ce n’est pas du rêve; c’est la formation de l’image-cristal, coalescence d’une image actuelle et d’une image virtuelle. Un des grands précurseurs, c’est [Max] Ophuls, [Pause] et ces images-cristal, on les a retrouvées, il me semble, aussi bien chez [Federico] Fellini que chez Visconti, de deux manières très différentes. Et chaque fois qu’il y avait une conception du temps, c’était vraiment le germe du temps. [Pause] [132 :00]

Troisième point: eh ben, dans le mouvement, qu’est-ce qui se passe? Et tu vois, à chacun de mes points, j’ai mes deux images, l’image-mouvement et l’image-temps. Troisième point: dans l’image-mouvement, qu’est-ce qui se passait? Il se passait ceci, qu’on avait vu longuement les autres années, à savoir le temps était subordonné au mouvement qui n’était que l’objet d’une représentation indirecte. Splendide était cette représentation indirecte du temps — encore une fois, il ne s’agit pas de dire que ce n’était pas bien – splendide. Et cette représentation indirecte du temps était tantôt le temps comme intervalle du mouvement, tantôt le temps comme le tout du mouvement dans le moment. C’est vous dire que c’était beau, mais c’est vous dire que le temps y restait subordonné [133 :00] au mouvement. Le temps y paraissait comme la non-ouverture du mouvement.

D’un autre côté, qu’est-ce que je vois – c’était notre avancée – qu’est-ce que je vois dans l’image-cristal [Pause] Voyez? On faisait un pas, un nouveau pas. Premier pas: dégagement des situations optiques et sonores pures; deuxième pas: constitution de l’image-cristal comme étant le développement propre du milieu de l’image optique et sonore pure. Troisième temps: qu’est-ce que je vois dans l’image-cristal ? Ce que je vois dans l’image-cristal, c’est la représentation directe du temps. Ce qui veut dire évidemment [134 :00] un temps qui n’est pas subordonné ni à l’image-mouvement, c’est-à-dire à la physique, [Pause] ni au personnage, c’est-à-dire à la psychologie, à un temps non physique et non psychologique. [Pause] Mais, cette figure du temps, on allait la trouver. Sous quelle forme? Le temps comme simultanéité ou comme coexistence. C’est la présentation directe du temps parce que le temps, en abandonnant sa subordination au mouvement, a abandonné la forme empirique de la succession. [135 :00] Le temps se définit par la coexistence ou la simultanéité. [Pause] Coexistence et simultanéité de quoi ? Nous donnions dans cette quatrième phase… [Interruption de l’enregistrement] [2 :15 :18]

… l’ébauche chez Orson Welles et dont on voyait l’affirmation pleine dans le cinéma de Renais. Exemple typique : “Je t’aime, je t’aime” [1968], mais tout le reste militait en ce sens, allait en ce sens. Ou simultanéité de quoi ? On dit simultanéité des pointes de présent. Ça voulait dire quoi ? [Deleuze tousse] Là aussi, le temps abandonne sa forme de succession empirique, et ce sont des pointes de présent [136 :00] intérieur, à savoir il y a un présent du passé comme tel, un présent du futur, et un présent du présent. [Voir L’Image-Temps, pp. 358-359] Eh ben, ces présents intérieurs ne sont pas successifs ; ils sont simultanés, ils sont simultanés. La simultanéité des trois pointes de présent cette fois-ci nous apparaissait dans le cinéma de Robbe-Grillet. Il y avait donc deux figures du temps, de l’image-temps direct… [Deleuze tousse]

Un étudiant : Est-ce que c’est la fumée qui te gêne ?

Deleuze : Ehh ?

L’étudiant : Est-ce que c’est la fumée qui te gêne ?

Deleuze : Non, je ne sais pas ce qui me gêne… C’est la vie. [Il tousse de nouveau] C’est la vie, [Pause] non, c’est la chaleur… [137 :00]

Bon, alors, vous voyez ? Quatrièmement-cinquièmement – Est-ce que c’est cinquièmement ?

Un étudiant : C’est quatrièmement.

Deleuze : Quatrièmement. [Rires] Je voulais en sauter un. Le temps direct nous apparaissait encore sous une autre forme. Cette fois-ci, ce n’était pas la coexistence qui définissait, comment dirais-je ? On avait essayé de la définir par un ordre du temps, l’ordre des coexistences ou des simultanéités. Là, en quatrièmement, on découvrait une nouvelle image-temps directe ; c’était la série du temps. Ce n’est pas la même chose que la succession puisque, cette fois-ci, c’était la constitution de l’avant et de l’après non pas comme rapport de succession, mais comme qualité, comme qualité de ce qu’il devient dans le temps. [Pause] [138 :00] Et cela allait nous inspirer en tout ce qu’on a fait sur un cinéma sériel, [Pause] en prenant cette fois comme exemple privilégié [Jean-Luc] Godard. [Pause] [Voir L’Image-Temps, p. 279]

Cinquièmement-sixièmement. [Rires] Il va très vite, eh ? [Deleuze parle à quelqu’un près de lui] Sixièmement ? Je ne sais même plus… [Il s’adresse, peut-être, à qui a posé la question initiale] Cela t’aide ou pas ? Parce que si cela ne t’aide pas…

L’étudiant : [Propos inaudibles] [139 :00]

Deleuze : Oui, c’est ça, c’est ça, c’est ça !

L’étudiant : [Propos inaudibles]

Deleuze : C’est ça, ben, alors, tout va bien ! Ça va ? Ben alors…Vous voulez qu’on continue ou pas ?

Une étudiante : [Propos inaudibles]

Deleuze : Alors, le cinquièmement, vous comprenez, ça va aller très vite. Du côté de l’image-mouvement, j’ai quoi ? J’ai cette fameuse histoire que l’on avait vu si longtemps. Du côté de l’image-mouvement, il y a parfaitement une pensée autonome, c’est-à-dire un automate spirituel – il y a un automate psychologique et un automate sensori-moteur – et du côté de l’image-mouvement, il y a aussi un automate spirituel. C’est quoi ? L’automate spirituel, c’est le Tout, [Pause] [140 :00] c’est le Tout, c’est-à-dire le montage, à savoir en même temps que… Voilà exactement : dans l’image-mouvement, en même temps que les images s’associent suivant le schème sensori-moteur – voyez ? alors on retrouve tout à ce niveau – les images associées s’intériorisent dans un Tout, le Tout du film, [Pause] et le Tout s’extériorise dans les images associables, et c’est la formule du rapport image-pensée [Pause] [Deleuze tousse] [141 :00] chez [Sergei] Eisenstein. [Deleuze tousse] Ça implique quoi ? Ça implique la commensurabilité, commensurabilité des images avec le Tout, et commensurabilité entre les éléments de l’image. C’est ce que l’on a appelé le régime de la coupure rationnelle. [Pause] Voilà. C’est donc un véritable automate spirituel.

Du côté de l’image-temps, ce n’est plus ça. Pourquoi ? Parce que, [142 :00] à la commensurabilité du Tout comme concept et de l’image va se substituer un caractère non-totalisable. Qu’est-ce que ça veut dire, un caractère non-totalisable ? Ça veut dire que l’image va renvoyer à un dehors plus lointain que tout monde extérieur et à un dedans plus profond que tout monde intérieur. [Pause] [143 :00] En d’autres termes, l’image aura un envers et un endroit non-totalisable. [Pause] Cette impossibilité de totaliser apparaîtra chez chacun des grands auteurs qui nous ont occupés sous des formes qu’on a vues, dont j’ai donné la liste la dernière fois, enfin une liste de termes qui me semblait commode, depuis l’incommensurable de Godard jusqu’à l’inextricable de Robbe-Grillet, l’indécidable de Renais, etc., etc. [Voir la liste de ces traits vers la fin de la séance 24, la semaine précédente] C’est un régime qui renvoie, ça, et que l’on pouvait appeler [144 :00] le régime de la coupure irrationnelle. [Pause]

Dernier point… non, avant-dernier point : ce régime de la coupure irrationnelle allait s’incarner de manière privilégiée dans la dissociation des images sonores et des images visuelles, [Pause] c’est-à-dire de l’acte de parole et des couches stratigraphiques [145:00], de l’acte de parole qui s’élève et des couches stratigraphiques qui s’enfoncent, toujours aux prises des thèmes du dehors et du dedans. [Pause]

Dernier point… mais, mais, mais, mais, mais… mais, cette incommensurabilité des deux types d’image n’empêche pas le rapport ; elles ont un rapport, simplement ce rapport est irrationnel. En d’autres termes, ce rapport est indirect libre. Quel est ce rapport ? C’est l’image-temps comme circuit non-rationnel, [Pause ; Deleuze tousse] [146 :00] à savoir il y a un rapport très précis que l’on avait cherché chez Straub, chez Duras, qu’on avait laissé en pointillés chez Syberberg, entrelacs de paroles qui s’élèvent et les couches visuelles qui s’enfoncent, et commence là, il le faut, précisément la présentation directe de l’image-temps telle que nous l’avons vue précédemment. Alors, à ce niveau, il faut dire « automate spirituelle » également, mais c’est un tout autre automate spirituel que l’automate spirituel constitué par la totalité telle qu’elle répondait à l’image-mouvement sous la loi du commensurable.

Voilà. Est-ce que tu crois que ça t’aide ?

L’étudiant : [Propos inaudibles] [147 :00]

Deleuze : Eh ben, ça y est ?

L’étudiant : [Propos inaudibles]

Deleuze : C’est-à-dire qu’il faut considérer que l’image-temps inspire un automate spirituel et des automates psychologiques d’une toute nouvelle nature. Elle inspire un nouvel automatisme spirituel, à savoir que je dirais, en termes prétentieux, une topologie, c’est-à-dire [Pause] cette, cette, cette réversibilité non-totalisable du dehors et du dedans, ce voisinage indépendant de la distance. [Pause] [148 :00] Et on avait vu que l’espace chez Resnais était très proche d’un espace topologique s’il faut tout regrouper. Et les automates psychologiques sont en rapport avec l’acte de parole et non plus en rapport avec [mot inaudible].

Alors, voilà, donc, encore une fois, ce que je vous propose, mais c’est pour ceux qui… Toi, tu avais à dire des choses ? Non pas ? Voilà, moi, je passe ici donc, pas la semaine prochaine, je passe ici en quinze jours. S’il n’y a personne, je vous bénis. Ne venez pas pour me faire plaisir, eh ? S’il n’y a personne, je vous bénis très fort. S’il y a quelqu’un, je vous bénis très fort aussi. [Rires] Bon, voilà, et alors ce que l’on pourrait faire, ce serait peut-être, surtout ceux qui connaissent un peu, ceux qui ne connaissent [149 :00] pas, peu importe, ce serait peut-être ou bien reprendre des questions qui n’ont pas été posées aujourd’hui, ou bien nous occuper un peu de Syberberg. [Fin de l’enregistrement] [2 :29 :10]

Notes

For archival purposes,while the French transcript of part one and two were prepared as indicated for Paris 8, the third part of this session was prepared for the first time in April 2020 for this site. The augmented version of the complete transcription with time stamp was completed in October 2021. Additional revisions were added in February 2024.

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