January 22, 1985

All art, by definition, has always struggled against its subject. And here, perhaps for the first time, we encounter this theme, but which will take on importance for us, but which fits very well into its subject, that is, what [Godard] is considering. And no doubt, all art, I believe, feels the need to relate to something, whatever it is, and at the same time, in a certain way, to detach itself, or to prevent what it’s relating to from being his subject. We don’t write, we don’t paint, we don’t film on a subject. How to break with the subject? Take this seriously, literally: Godard was hired for a task — he specializes in incomplete tasks; his life, I believe, is filled with incomplete, not because he does not fulfill them, on the contrary he does fulfill them, but people don’t recognize what they ordered, which, obviously, brings Godard great joy, but a wicked joy. We ordered a film about Lausanne from Godard. … He tells me, I cannot make a film about something. So, what did he do? He didn’t make a film about Lausanne; that was too much for him. He reflected on Lausanne, in blue and green, in blue and green.

Seminar Introduction

As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.

For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.

English Translation

Edited

 

Godard Vivre sa vie
Jean-Luc Godard, Vivre sa vie (My Life to Live), 1962

 

Pausing the seminar’s forward movement with an invited participant, musicologist Pascale Criton, Deleuze asks Criton to comment on three precise musicological perspectives. Criton confirms most of Deleuze’s analysis regarding pre- and post-World War II cinema developments, and with nearly an hour left in class, Deleuze comments on Godard’s cinema, with some assistance from Georges Comtesse, emphasizing the Godardian categories, reviewing Godard’s deployment of a serial method, and considering use of a particular interview with philosopher Brice Parain, in “Vivre sa vie”. He connects the serialization of daily life to Kantian distinctions of constitutive and reflective terms in judgment and offers an extended example from the domain of jurisprudence (his oft cited example of the taxi driver’s dispute regarding smokers), attempting to show how a series is derived from a sequence of images reflected within a genre. [Much of this development corresponds to The Time-Image, chapter 8.]

Gilles Deleuze

Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985

Lecture 10, 22 January 1985 (Cinema Course 76)

Transcription: La voix de Deleuze, Charles J. Stivale (Part 1) and Nadia Ouis (Part 2 and Part 3); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale

English Translation Forthcoming

French Transcript

Edited

Gilles Deleuze

Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985

10ème séance, 22 janvier 1985 (cours 76)

Transcription : La voix de Deleuze, Charles J. Stivale (1ère partie) et Nadia Ouis (2ème et 3ème parties) ; révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale

[Cette séance est, dans sa majeure partie, une série de réponses par Pascale Criton à des questions posées par Deleuze. Il s’agit, selon lui, d’un dialogue qui s’installe entre lui et les élèves, et surtout avec celle qui participe le plus activement. La transcription est problématique dans la mesure où Deleuze a choisi de se placer parmi les étudiants, avec Pascale Criton assise tout pres du micro dans la place habituelle de Deleuze. Donc, une bonne part de ce que dit, répond, questionne Deleuze est dans l’ensemble peu audible, sauf par bribes et à partir des réponses de Criton. A la fin du dialogue entre eux, chacun revient à sa place du départ, et les propos de Deleuze alors redeviennent audibles]

Partie 1

[Pause au début] [0 :20] J’insiste sur un aspect très particulier de ce que c’est qu’une idée. C’est ça, ça me frappe beaucoup, à quel point les idées, quand on dit « j’ai une idée », à quel point les idées, c’est vraiment des créatures. C’est des entités, quoi, c’est des entités. Alors, moi, l’expérience que je fais de plus en plus rigoureusement, c’est qu’à titre d’entité, les idées, [1 :00] il arrive que j’en dise, « j’ai une bonne idée », et à la lettre, elle ne tient pas debout. C’est très rarement ; ça, c’est pour moi, c’est l’expérience fondamentale des idées. Ou bien, ce qui n’est pas la même chose, elle ne tient pas assise, ou bien elle ne tient pas couchée. Il faut vraiment… Alors, une idée qui ne tient pas debout, ce n’est pas qu’elle n’est pas bonne, c’est qu’elle n’est pas au point, comme s’il lui manquait une pièce. C’est aussi dans la sculpture, c’est comme ça. Une figure déséquilibrée, il lui manque quelque chose, quoi ; il lui manque quelque chose qui changerait les rapports, qui ferait qu’elle tiendrait debout, hein ? C’est comme un bonhomme, il n’a pas [Deleuze tousse] il n’a pas le niveau de stabilité nécessaire. Alors on a beau dire, « vive l’instabilité ! », mais [2 :00] quand on dit « vive l’instabilité ! », c’est une instabilité qui bizarrement tient debout, tient debout, eh, d’une certaine manière que… Mais de toute manière, ça tient debout.

Alors, je le dis pour votre travail à vous aussi parce que je suppose que vous devez avoir cette expérience, vous dire « ah, tiens, ce n’est pas mal comme idée, » et puis vous pouvez rester des heures là-dessus, vous sentez que vous ne pouvez rien en tirer, et c’est bien après que… Alors, c’est pour ça que j’insiste sur ce que c’est qu’un cours. En fait, un cours, ça devrait être l’essai, les expérimentations sur les idées qui ne tiennent pas encore debout. C’est pour ça qu’il ne faut pas… que je vous dis toujours, et je le crois réellement, il ne faut pas me croire. Il ne faut pas me croire parce que c’est à vous de voir ; c’est à vous de faire qu’elles tiennent encore debout. Eh, alors là, cette année, j’ai beaucoup d’idées, mais elles ne tiennent de moins en mois debout [Rires, y compris Deleuze] [3 :00] alors c’est des écloppés, quoi, c’est des idées qui ont des pieds bots, ou pas de pieds du tout. Tout ça, vous comprenez, c’est tragique.

Et alors, [Pause, Deleuze tousse] plusieurs fois, le thème général que l’on a depuis la reprise de ce trimestre, pour remplir notre programme, vous voyez en quoi il consiste finalement : c’est une comparaison, comparaison entre deux conceptions arbitraires mais, pour des raisons données, privilégiées, comparaison entre les rapports image-pensée chez Eisenstein pris comme exemple privilégié et les rapports image-pensée chez Godard [4 :00] pris comme exemple privilégié. Et on commençait à percevoir quelque chose : en quel sens le rapport image-pensée pourrait chez Eisenstein être dit structural, et comment, chez Godard, il pourrait être dit sériel, puisque l’on avait commencé la dernière fois l’analyse de, très bien, comment Godard constitue des suites d’images en séries. J’avais précisé, je reprécise là que je n’emploie pas « structural » au sens que le mot « structural » a pris récemment dans le structuralisme. J’entends « structural » au sens qu’on ne peut plus ordinaire du mot, au sens où Eisenstein parle de la structure d’un film. [5 :00] Alors, vous me direz, bon, en quel sens ? C’était notre objet. [Pause]

Et ma question, c’était, entre autres, est-ce que la musique [Pause] dans son pôle structural ou tonal – j’essayerai d’expliquer pourquoi ces deux notions, en un sens, se sont impliquées – et d’autre part, dans son pôle, ou dans la forme qu’elle a prise, sériel, est-ce que la musique nous aidait ? C’est une question complexe parce que ça ne veut pas dire qu’il y ait des calques [6 :00] entre, par exemple, le sériel dans les images sonores et le sériel dans les images visuelles. Mais, c’est une question d’autant plus compliquée que si l’on arrive à avancer, peut-être qu’on sera en mesure de se faire une certaine conception du rôle de la musique dans le cinéma lui-même et sur les variations du rôle de la musique par rapport aux images cinématographiques. On est donc là où il y a tout un nœud de problèmes.

Et je voudrais revenir là un peu en arrière sur des choses qu’on a vues la dernière fois et où était intervenu Richard Pinhas en vertu de sa compétence musicale, et je voudrais faire pour la première fois ce que j’avais annoncé, c’est-à-dire pas demander à quelqu’un de faire un exposé, [7 :00] mais demander à quelqu’un de bien vouloir être interviewé, c’est-à-dire répondre à des questions sous les conditions de jeu suivantes, à savoir : c’est moi qui pose les questions, et c’est lui qui dit si ça lui paraît pouvoir aller et en quel sens ça lui paraît pouvoir aller, quels remaniements qu’il faut introduire pour que cela aille tout à fait, c’est-à-dire c’est lui qui fait tenir debout. Ou bien, alors, conclusion que je n’ose pas envisager, qui conclut, c’est lui qui conclut que tout ça ne tient pas debout. Évidemment, sur ça qu’on s’arrête, et on pleure, quoi, [Rires] il n’y aura que ça à faire. Ou bien, on se dit que ça peut tenir debout autrement, qu’il faut changer certaines choses. C’est donc ce premier point que je voudrais [8 :00] voir et puis que ce ne soit pas à la fois, que ce ne soit pas trop long et que ce soit enrichissant pour tout le monde. C’est pourquoi j’ai demandé à Pascale Criton, qui a également de grandes compétences musicales, de bien vouloir répondre à certaines questions que j’ai envie de lui poser. [Pascale Criton reviendra participer de la même manière au séminaire 22, le 14 mai 1985, et aussi à séance finale du séminaire sur Leibniz et le Baroque, le 2 juin 1987, la dernière séance dans l’enseignement de Deleuze]

Donc on revient sur ceci : quelle différence pourrait-on établir entre « structural » et « sériel » au niveau des images, soit, à votre choix… Voilà exactement un grand thème : quelle différence pourrait-on établir entre le structural et le sériel à la fois au niveau des images sonores pour elles-mêmes et au niveau des images visuelles [9 :00] pour elles-mêmes ? [Pause] Problème plus compliqué qui en découlera : est-ce qu’on peut en conclure à certains rapports variables entre les images sonores et les images visuelles elles-mêmes ? Vous voyez, et c’est le premier problème, c’est le premier problème que je voudrais aborder avec Pascale Criton. Et voilà déjà, je lui demande – où tu es ? où elle est ? elle a disparu ? [Rires] Ah, voilà – Il y a deux possibilités : ou bien je pose toutes mes questions d’un coup, ou bien on sépare, on sépare [10 :00] les questions.

Pascale Criton : [Propos inaudibles]

Deleuze : Il vaut mieux les séparer ; moi, je crois aussi. Seconde question, j’aime bien, mais je crois que c’est nécessaire qu’on soit loin pour que tout le monde entende ; si on est près, ce serait une conversation, et personne n’entendra rien. Moi, je préférais que tu viennes ici, mais si ça t’embête, mets-toi à ma place, [Rires] oui, on change de places ! Mais si tu préfères rester là, à ton choix.

Criton : [Propos inaudibles]

Deleuze : Ça va déranger ? Non, non ? Non, mais c’est parce que tu peux avoir besoin du tableau. Enfin, on pourra changer dans le courant, comme tu veux. [Rires] Qu’est-ce que tu préfères ?

Criton : [Propos inaudibles]

Deleuze : Alors on change… [Pause ; bruits des mouvements] Ah, ça va m’embêter… Tu aurais une feuille de papier ? [11 :00] Une feuille de papier ? Merci. Tu aurais un crayon ? Il y a sûrement des crayons… Tu en as deux ?

Un étudiant : Oui

Deleuze : Ah… [Deleuze se déplace au centre de la salle ; désormais, on n’entend la voix de Deleuze que par bribes, non pas en phrases complètes]

Alors voilà que je vais dire aujourd’hui ce que je voudrais ; je me dis parfois ce n’est pas possible, mais c’est bien possible [Propos inaudibles] On va envisager deux séries, une première série de questions sur la structure, la deuxième série sur la musique. Donc on ne s’occupe pas, on ne s’occupe pas de cinéma. [12 :00] Ce que je voudrais, c’est définir le structural par trois aspects, trois aspects qui coexistent : le structural sonore ou l’ouïe. Il me faudrait trois axes [Propos inaudibles] Je dis, le premier aspect qui concernerait la tonalité à proprement parler. Dès lors, [Propos inaudibles] je dirais qu’une structure a soit ce qu’on appellera des [providences ?], [13 :00] soit ce qu’on appellera des centres toniques. C’est pour le premier aspect du tonal. Tu… pardon, tu… [Deleuze parle brièvement à Pascale Criton] Les centres toniques se reconnaissent par leur pouvoir attractif par rapport à d’autres images, tantôt [Propos inaudibles], tantôt [Propos inaudibles], en d’autres termes, qui constituerait des suites, des suites d’images enchaînées, un enchaînement en même temps [14 :00] comme mesurées par le pouvoir attractif. Et ça, c’est le premier point. [Pause] Donc, ça sera l’aspect tonalité.

Le deuxième aspect, c’est l’aspect résonance. [Pause] Déjà, on comprend que cette succession est logique car en fait… [Propos inaudibles], c’est que la tonalité présuppose la résonance. Du côté de la résonance, qu’est-ce que j’aurais dans une structure ? [Propos inaudibles] [15 :00] … mais comporte des résonances. Qu’est-ce qui me permet de définir la résonance, ou qu’est-ce que la résonance implique ? Ça impliquerait des harmoniques d’images. [Pause] Les harmoniques d’images constituent des rapports commensurables. [Pause] Je vous rappelle que  [Propos inaudibles] [16 :00] Ça nous donnerait [Propos inaudibles] des rapports commensurables entre les suites : une naissance tonique des suites, ça c’est le premier point. [Propos inaudibles] Deuxième point [Propos inaudibles] deuxième point : l’intermédiaire des harmoniques ou des résonances, des suites d’images enchaînées [Pause] sont dans des rapports commensurables si bien que la coupure, une coupure entre deux suites, sont des coupures ou des points rationnels [17 :00] [Propos inaudibles] …

Le troisième point, la troisième dimension, ce serait des accords entre [Propos inaudibles] non plus les harmoniques, [18 :00] mais les accords. Les accords pourraient être dans une structure consonante ou dissonante suivant que les harmoniques sont proches ou lointaines. [Pause assez longue] Les accords dissonants réclamant une solution ou une résolution [Propos inaudibles] [19 :00] si bien que les accords [Propos inaudibles] sont les enchaînements entre, par du coupure rationnelle. [Pause]

Je récapitule mes trois points. Si l’on reprend, donc, la première dimension, [Propos inaudibles] la tonalité déterminant une suite… [Interruption de l’enregistrement]

[Propos inaudibles] [20 :00] … un enchaînement d’images centrées, voilà, ou un enchaînement de coupures [Propos inaudibles]. On a vu que, là je peux dire que c’est acquis, on reviendra peut-être là-dessus dans un autre, dans une autre année… On a vu que c’était le statut de l’image-mouvement [Propos inaudibles] Ma question est, la première question, c’est : est-ce que [Propos inaudibles], [21 :00] est-ce que ce schéma peut se dire de la perspective musicale [Propos inaudibles] ? Est-ce qu’on peut maintenir que… [Propos inaudibles] ?

Criton : Oui, [Pause] alors, je crois qu’il n’y a rien qui choque, qui ne convient pas à priori. Il y a des petits… [Deleuze intervient]

Deleuze : [Propos inaudibles] Il n’y a pas de contresens au cas des harmonies…

Criton : Non, non…

Deleuze : Alors comment tu réagis ?

Criton : Il y a des petits, il y a certains termes que tu as employés que je voudrais peut-être, qui sont un petit peu…

Deleuze : Oui, oui, tout à fait.

Criton : … que je voudrais situer. Quand tu dis, bon, [22 :00] dans le premier point sur la tonalité, quand on a une note dominante en musique, ça ne veut pas dire que ça domine. La dominante, c’est une fonction qui se fait seconde à la tonique, et qui… C’est la tonique qui domine la dominante, hein ? [Deleuze interrompt] C’est à cause du mot… oui ?

Deleuze : L’important, c’est que [Propos inaudibles]

Criton : La tonique, c’est ce qui installe, c’est ce qui installe la répartition de la gamme, c’est-à-dire la tonique a de différents modes. Dans les modes anciens, à partir d’un son, si l’on prend le mode, [23 :00] par exemple, ce qui correspond, sur un piano comme référence, c’est ce qui correspond à une couche blanche. Dans la gamme, les sons ne sont pas tous à la même distance des autres. Il y a ce qu’on appelle des tons et des demi-tons, et donc le fait de partir d’un son dans un mode, le part d’un son est ensuite l’ordre des tons et des demi-tons tels qu’il est. C’est lorsque l’on construit une gamme à partir d’un ton, on re-répartit la gamme sur une clé mineure ou majeure, on la rééquilibre à partir de ce centre-là. C’est-à-dire, dans un mode, le premier son n’est pas un centre tonal ; cela ignorerait qu’il n’y aurait pas une tonalité.

Deleuze : Oui, oui, c’est parfait. Maintenant tu viens de dire qu’il y aurait des mineures et majeures.

Criton : Je ne sais pas. Ce n’est pas le…

Deleuze : Ça vaut surtout pour [24 :00] la majeure, non ?

Criton : Non, non parce la structure d’une gamme mineure et d’une gamme majeure n’est pas la même. Dans la gamme majeure, la première tierce, le troisième son, est plus loin, alors que dans une gamme mineure, le troisième son à partir de la tonique est plus proche qu’une tierce mineure. C’est ça qui définit une gamme majeure et une gamme mineure.

Deleuze : Oui, mais pourquoi… [Propos inaudibles] ?

Criton : C’est que la tierce mineure n’est pas, n’est pas complètement justifiable selon la physique acoustique de la consonance. Elle introduit, elle introduit, elle va contre la stabilité.

Deleuze : Donc, [Propos inaudibles] [25 :00]

Criton : Ah oui…

Deleuze : C’est-à-dire que la mineure peut être incitée [Propos inaudibles]

Criton : Oui, de toute façon, il y a… oui, et puis il y a des façons qui utilisent les mineurs qui sont…, il y a des fois des façons d’utiliser les mineurs qui sont de le majoriser le plus possible, c’est-à-dire de le rendre le plus majeur possible, et quand le mineur est mineur, ils n’y vont qu’à leurs propres règles.

Deleuze : Et alors, si on en reste… [Propos inaudibles] … les centres de pouvoir attractif différents ?

Criton : Oui, les centres… oui, [26 :00] il n’y en a pas plusieurs, eh ? Enfin, si, les différentes fonctions qu’il y a dans une tonalité, bon, il y a des centres d’attraction différents. Mais je crois que ce que tu avais dit une des fois précédentes sur le fait que les centres [Pause] constituent des agrégats plus ou moins stables, et que le plus de stabilité et le plus de tempérament et le plus de tonalité, je crois que c’était tout à fait, c’était… [inaudible ; elle ne semble pas terminer la phrase]

Deleuze : Alors, le premier point… [Pause] Le deuxième point, finalement ce que j’essaie de [Propos inaudibles] le deuxième point serait plus sur les harmonies [27 :00] que sur les rapports commensurables et le coupures rationnelles…

Criton : Oui…

Deleuze : Est-ce que ça va aussi ? [Pause]

Criton : Oui, ça va. Ça va dans le cadre, on peut dire ça dans le cadre de la tonalité, oui, vraiment, parce que la résonance, disons, c’est quelque chose qui révèle, entre autres, les harmoniques qui… et aussi beaucoup d’autres choses dont on s’occupe, par exemple, ce matin. Je pense qu’on en aura besoin pour le futur.

Deleuze : [Propos inaudibles]

Criton : Eh bien, cela met en jeu, de toute façon, tous les constituants de ça, c’est-à-dire les harmoniques, c’est les rapports des nombres entiers, mais ça ne… ça ne… [28 :00]

Deleuze : [Propos inaudibles]

Criton : Oui… oui, c’est-à-dire c’est les nombres entiers parce que les harmonies sont spécifiquement des rapports périodiques …

Deleuze : Des rapports… ?

Criton : … périodiques, la vibration. Donc c’est pour ça que c’est que, c’est cette équidistance et cette façon de se produire et de se reproduire. Et par exemple, on peut très bien avoir des sons, les mêmes sons que les harmoniques, c’est-à-dire des partiels, qui…

Deleuze : Les… ?

Criton : … les partiels, je les appelle, qui peuvent avoir les mêmes rapports, mais ne vont pas être produits de la même façon. C’est-à-dire qu’à certains moments, on peut quasiment les confondre, c’est-à-dire qu’ils peuvent être des agents de la consonance, consonants, mais ils ne sont pas le produit du même [29 :00] type de vibration, et ils ne se calculent pas en termes de périodicité, c’est-à-dire c’est vraiment très différent, mais ça rentre dans la résonance. Il y a beaucoup de choses qui entrent dans la résonance, ce qu’on appelle aujourd’hui l’analyse spectrale, l’analyse du son, le spectre du son fait intervenir beaucoup de composantes, les trente-trois, qui sont des, enfin…

Deleuze : [Propos inaudibles]… le sériel, c’est la rupture avec les harmoniques, mais justement [Propos inaudibles]

Criton: Oui, c’est la rupture avec la fonction tonale des harmoniques parce qu’après, on ne peut plus, on ne peut plus dire qu’il y a des harmonies, non plus, on dira qu’ils créent un autre sens,  qu’il y a des harmoniques… [30 :00] [Deleuze intervient]

Deleuze : [Propos inaudibles] Ma question, c’est à partir du moment où on établit qu’il n’y a aucune différence … [Propos inaudibles] est-ce que la fonction des harmoniques [Propos inaudibles] ? [Propos inaudibles]

Criton : Là, peut-être, je ne sais pas, ça, c’est une réponse subjective, mais oui, ils existent. Pour moi, par exemple, si quelqu’un écrit une musique et qu’il, il compose en pensant harmoniques, ça ne va pas, ce n’est pas du tout pareil que même s’il fait les mêmes sons produits par des partiels. Ça veut dire qu’il y a réellement une différence physique.

Deleuze : [Propos inaudibles] [31 :00]…

Criton : Voilà, parfait.

Deleuze : [Propos inaudibles]… Alors, le deuxième point, tu dis que ça va ?

Criton : Oui, je voulais dire une chose sur le deuxième point. Cela me fait penser, c’est que, par exemple, [Pause] — comment expliquer ça rapidement ? – La résonance, c’est quelque chose qui, c’est comme une qualité, un bol, je ne sais pas, une bouche, qui suivant, par sa position, [32 :00] c’est-à-dire son degré de profondeur, de qualité, la pression et l’ouverture prédisposent, prédisposent une bande, ce qu’on appelle une bande de séquences. Et lorsqu’un son passe, entre en vibration dans ce milieu, suivant la forme du résonateur, la résonance fait apparaître, révèle la vibration. Mais il faut qu’il y ait une coïncidence entre certaines vibrations qui ne vont pas prendre corps, dans la mesure où il y a la résonance qui les masque. Donc la résonance, c’est vraiment un phénomène de faire passer, de continuité.

Deleuze : [Propos inaudibles] [33 :00]

Criton : Il y a les harmoniques qui apparaissent plus ou moins fort grâce à ce qu’on appelle le « formant » de la résonance. Les formants de la résonance ne peuvent pas apparaître, par exemple… Dans certaines façons de chanter, on peut faire apparaître – si on connaît bien les résonateurs, des visages et des masques – on peut faire apparaître des sons. Pourquoi ? Parce que ces qualités vont les faire exister où elles préexistent.

Deleuze : [Propos inaudibles] Mais on peut également les annuler.

Criton : Euh, oui, enfin ça dépend. On peut les annuler si on, si on a un pouvoir de synthèse, si on contrôle.

Deleuze : [Propos inaudibles]

Criton : Oui

Deleuze : [Propos inaudibles]

Criton : … Si on a un pouvoir de continuum.

Deleuze : Alors on arrive [34 :00] à développer une continuité… [Propos inaudibles] [Pause]

Criton : Oui, on peut toujours, on peut, il est possible de chiffrer, de faire apparaître ce que l’on veut dans le son.

Deleuze : Très bien, très bien. [Propos inaudibles]

Criton : Oui… [Pause]

Deleuze : Est-ce qu’on peut dire que… [Propos inaudibles]

Criton : De faire…

Deleuze : De faire le continuum.  

Criton : Le continuum des composantes harmoniques ? Oui. On passe d’une harmonie à beaucoup de choses, oui. [Pause] C’est-à-dire c’est quelque chose, si tu veux, qui se traduit actuellement, par exemple, plus dans la musique [35 :00] qui est issue des compositions de sons et qui est composée avec ordinateur, on peut se ré-élever et réinventer des sons à partir de dosages de spectre, et on peut très bien les jouer à l’orchestre. Je veux dire, ce n’est pas forcément, ce n’est pas parce qu’on fait une synthèse des constituants de sons qu’on est obligé de travailler avec un matériel de sons synthétiques ; on peut très bien rejouer ça à l’orchestre.

Deleuze : Oui, oui, oui [Propos inaudibles]

Criton: Euh, oui…

Deleuze : [Propos inaudibles ; Criton écoute en affirmant ce qu’il dit] [36 :00]

Criton : Je ne connais pas bien.

Deleuze : [Propos inaudibles] Bon, alors le second point… [Propos inaudibles]

Criton: Oui, ils le sont tout à fait, oui. [37 :00] Là, c’est là…

Deleuze : [Il continue, propos inaudibles]

Criton : Oui, là tu m’installes dans le deuxième point ?

Deleuze : Dans le deuxième point, oui, puisque je suis passé des rapports commensurables aux coupures rationnelles, enchaînées… [Propos inaudibles]

Criton : Oui, parce que c’est tant qu’on, tant qu’on reste dans les, dans les, dans le système des harmoniques équidistantes, les harmoniques nombres entiers, c’est sûr qu’on est aux commensurables, on peut à chaque moment, on ne peut pas transformer – moi, je vois ça comme ça – on ne peut pas transformer la matière de façon, euh, oui, il n’y a pas de coupures rationnelles.

Deleuze : [Propos inaudibles] [38 :00] [Pause] Alors le troisième point, c’est l’histoire des accords …

Criton : Oui !

Deleuze : [Propos inaudibles] et les harmoniques [Propos inaudibles] et les enchaînements passent par deux aspects… [Propos inaudibles] [Pause] Alors comment tu vois ça ? Il y a des accords consonants, il y a des accords dissonants… [Propos inaudibles] [39 :00]

Criton : Il faut… si… oui, c’est-à-dire les accords consonants sont les accords pour lesquels il y a l’accord de plusieurs sons, plusieurs sons qui vont être dans, vont avoir des intervalles qui n’ont pas de battement, c’est-à-dire que les premières harmoniques d’un son, les six premières harmoniques d’un son, les harmoniques sont dans la vibration d’une corde, une vibration tout courte, et ce qu’on entend, ce qui se déploie, l’octave, la quinte, le redoublement de l’octave, la tierce, [40 :00] et la tierce mineure, bon, pour les six premiers. Donc c’est, les intervalles que je viens de nommer constituent, à partir de n’importe quel son, quand on les associe, les accords consonants et non pas ce qu’on appelle de battement ; quand on a les accords, le rapport entre deux sons n’a pas de battement. La période, la phrase est juste. Pour les sons qui viennent après, ils ont toujours des battements. Alors il y a une explication qui dit que c’est parce que l’écartement est plus petit, et qu’il faut un intervalle supérieur à un quart mineur pour que le phénomène des battements se… disparaisse. Donc, certains intervalles amènent ce qu’on appelle une dissonance, c’est-à-dire la présence de battement. [41 :00] Or dans la musique tonale, ces battements, dès qu’ils apparaissent, puisque c’est le, [Pause] puisque c’est la fonction des parentés hors battement qui est la base de la conscription, dès qu’il y a battement, il faut retourner à non-battement, et d’ailleurs, très souvent, des accords qui ont des battements amènent des accords d’autant plus consonants, ça amplifie presque… [Deleuze intervient]

Deleuze : [Propos inaudibles] … Est-ce qu’on peut dire que les battements [42 :00] seraient comme les coupures irrationnelles, mutuelles, qui doivent être immédiatement, qui doivent être suivies, si c’est possible, comme conjurées par un retour aux coupures rationnelles, c’est-à-dire aux accords… [Bruits de changement de cassette]

Criton : Oui, parce que, oui, parce que après, il faut définir une coupure rationnelle qui va être l’utilisation, justement, des constituants de ces battements, oui. [Pause]

Deleuze : [Propos inaudibles] … Rien à ajouter là ?

Criton: Non… Le système tonal, les intervalles qui ont des battements, sont durs, sont tendus, ils sont rebelles, disons, eh ?

Deleuze : Ils sont… ?

Criton : Ils sont rebelles, ils sont, [43 :00] ils ont un degré de ce qu’on appelle dis-harmonicité ; ils sont non-harmoniques. Ils n’entrent pas en fusion.

Deleuze : On dit « non-harmoniques » ?

Criton : Oui, oui, c’est le degré d’inharmonicité, un manque d’harmonie.

Deleuze : Bon, il ne reste plus qu’à se demander si c’est la même chose pour le cinéma, et justement, il y a une série, une série d’images sonores et visuelles en fonction de… [Propos inaudibles] … qui s’opposent point par point, au point que [Propos inaudibles] [44 :00] … une suite d’images [Pause] dont chacune vaut pour elle-même [Pause] c’est-à-dire il n’y a pas de… [Propos inaudibles] [Pause] On peut dire, en effet, elle vaut pour elle par rapport aux précédentes et aux suivantes [Propos inaudibles] … si bien que [Propos inaudibles] … c’est le premier caractère [Propos inaudibles] … et c’est sa non-tonalité [45 :00] Donc, atonal, expression explicite chez Pierce [Propos inaudibles] … Ça, c’est la première caractéristique. Ça revient à dire tout de suite … [Propos inaudibles] [46 :00]

Le deuxième aspect, [Pause] c’était [Pause] la coupure entre une suite ou dans certaines conditions, entre deux éléments de [Propos inaudibles] … la coupure n’appartient à aucune des deux suites ; [47 :00] elle est répartie [Propos inaudibles] … et elles sont rationnelles parce qu’elles n’appartiennent ni à l’une [48 :00] ni à l’autre, et deux suites sont réparties. [A ce propos, voir L’Image-Temps, pp. 362-363]

Tout autre exemple : [Propos inaudibles] [Pause] les images visuelles sont interrompues non pas par un écran noir mais sont interrompues par les [Propos inaudibles] visuelles et sonores [Propos inaudibles] [49 :00] et ont une consistance par elles-mêmes et pourtant opèrent une répartition de la série des images [Propos inaudibles] [50 :00] [Pause]…

Ça, c’était le second point, à savoir [Propos inaudibles] il n’y a plus de rapport commensurable entre la grande règle d’or d’Eisenstein, il n’y a plus de rapport commensurable ; dès lors, il n’y a plus que des coupures irrationnelles qui n’appartiennent à aucune des deux séries [Propos inaudibles]. Et là, on arrive au thème : d’une certaine manière, cela revient à dire qu’il n’y a plus d’harmoniques [Propos inaudibles], il n’y a aucune façon [51 :00] de distinguer les harmoniques proches et les harmoniques lointaines.

Le troisième aspect, la question des accords. La série [inaudible] cette fois-ci, [Propos inaudibles] il n’y a plus aucun privilège des accords concordants sur les accords dissonants [Propos inaudibles], il n’y a aucun privilège des accords concordants sur les accords dissonants. [52 :00] D’où la position de pratique, ça c’est la position de pratique, il n’y a aucun privilège des accords concordants sur les accords dissonants. Le conseil de [Arnold] Schoenberg est, dès lors, évitez au maximum [Propos inaudibles] [53 :00]… dès lors, [Pause] comment existerait un accord ? Pourtant, si c’était possible qu’on le crée de la même manière que [Propos inaudibles], le cinéma sériel serait… [Propos inaudibles] la déclaration de [Alain] Resnais dans “L’Année dernière à Marienbad”… [54 :00] [Voir à ce propos L’Image-Temps, p. 238, p. 278]

En d’autres termes, le troisième caractère de l’image sérielle, ça serait : elle opère un faux-raccord, ou un accord dissonant [Propos inaudibles] un accord dissonant par ré-enchaînement sur coupure irrationnelle [55 :00] alors que la formation structurale [Propos inaudibles] enchaînement par coupure rationnelle. Il faudrait parler [Propos inaudibles] comme ce troisième point [Propos inaudibles] Il faudrait parler de la structure comme système d’enchaînement par coupures rationnelles, alors que la série, elle réenchaîne sur coupures irrationnelles. [Propos inaudibles] [56 :00] Il y a un enchaînement dans les conditions de la coupure irrationnelle. Il n’y a plus d’enchaînement [Propos inaudibles] Ça, c’est le troisième point. Alors si tu veux faire [Propos inaudibles], comment est-ce que tu réagis cette fois-ci ? [Pause]

Criton : Si je reprends les… [Pause] moi, ce que je peux te donner, c’est ce à quoi ça me fait penser en musique.

Deleuze : Tout à fait, tout à fait ; en quoi ça te fait penser en musique, et aussi est-ce que [57 :00] [Propos inaudibles] ?

Criton : Oui, d’accord, donc dans la formation de la série, oui, et là, je voudrais signaler que, oui, c’était vraiment un effort de rigueur énorme que Schoenberg a fait, et ce dont on lui a un peu trop assumé, les trois tests qui étaient nécessaires pour sa rigueur, alors que c’est vraiment quelqu’un qui, lorsqu’on lit bien ce qu’il a écrit, qu’il y avait une vue d’application très, très large, et que donc il parlait pour, ultérieurement, d’avoir à travailler avec tous les constituants du son, de sortir des, [58 :00] du système de parenté des harmoniques pour non pas nier les harmoniques, mais pour pouvoir les réinsérer dans quelque chose de plus complexe, et c’est ce qui, disons, a été travaillé depuis aussi bien dans les façons de penser et d’écrire la musique que dans les façons de diriger les recherches en harmonie musicale.

Donc, il y a un effet qui arrive là qui est de prendre le son pour lui-même et de le prendre pour un objet comme en lui-même. C’est en cela que je parlais tout à l’heure donc du travail sur le spectre du son. Je crois qu’à partir de là, on ne peut plus, on ne peut pas, on est obligé de prendre en compte cette façon de penser la physique du son. [Pause]

Il y avait aussi, Schoenberg expliquait aussi que [59 :00] le fait de prendre le son pour lui-même était, d’une façon extrême, pouvait presque aussi être de chaque son, soit une tonalité, c’est-à-dire dans le sens vertical, et des conséquences, ça pouvait être que chaque son pose sa propre tonalité, sa propre cadence, sa propre résolution, et ses propres [Pause] contradictions externes.

Deleuze : Ça confirmerait, il me semble, le premier point, à savoir [Propos inaudibles]

PC : Oui, oui [Pause] donc oui, enfin, il y a cette histoire de rappeler, enfin, je crois qu’en disant que le fait [60 :00] de fabriquer des séries où il n’y a plus d’hiérarchie des fonctions, c’est réellement, cela fait disparaître le centre tonal comme aspect.

Deleuze : C’est ça, c’est une fonction d’une hiérarchie… [Propos inaudibles]

PC : Oui, d’ailleurs après, il y a vraiment tout ce qui a été… [Pause] Je crois que depuis, qu’on n’a pas cessé d’aller dans ce sens, et même de ses contemporains [de Schoenberg], quelqu’un comme [Anton] Webern a vraiment installé cette espèce de vie du son, de chaque son pour lui-même, et du rapport, d’occuper l’effet du rapport organique des rapports entre eux, et faire ce qu’il appelle des séries de timbres, et non plus des séries de hauteur, de faire des, de faire des, c’est-à-dire les, la couleur, la luminosité, [61 :00] que la densité d’un son vaut pour lui-même. [Interruption de l’enregistrement] [1 :01 :04]

Partie 2

Deleuze : … et encore vous n’êtes… [Propos inaudibles]

Criton : Tout à fait parce que, après, un son devient une masse orchestrale, la série ne s’applique pas seulement à la… au traitement des hauteurs.

Deleuze : Il peut servir au timbre…

Criton : Il peut s’appliquer au timbre, au rythme, au…. Et il peut s’appliquer à des, à des façons de faire circuler des règles de composition qui ne sont pas forcément sur la hauteur des sons. Voilà. Donc pour moi, ça c’est vraiment un moment crucial pour la musique et pas dans un sens restrictif du tout comme… euh, vraiment pas du tout. [62 :00] [Pause]

Deleuze: Alors le deuxième point : est-ce qu’on peut dire qu’il n’y a plus de [Propos inaudibles]

Criton : Oui.

Deleuze: Ce qui découle presque du premier point [Propos inaudibles] Non seulement des séries ou entre deux modifications des séries, mais à l’intérieur des séries [Propos inaudibles]

Criton : Oui.

Deleuze: … sauf des cas où il faut regarder le côté irrationnel [Propos inaudibles]

P.C. : Oui, ça ouvre d’autres [63 :00] centres positifs, ce ne sont plus les mêmes. Et puis, moi j’insiste. Ça a une conséquence, ça a une conséquence formelle puisque Schoenberg l’expliquait bien, que le mouvement tonal était complètement lié à la forme de la musique tonale, que c’était absolument conséquent, et donc il y a un changement visible de la forme. Mais il y a aussi ce dont j’essaye de parler là : qui est le changement carrément, le changement de la façon d’analyser un son, et ça c’est…. le fait de, [Pause] le fait de prendre toute… de ne s’occuper plus maintenant à partir de ce moment-là [64 :00] des… il y un gros, il y a une très forte attention sur les conséquences des différents constituants des sons. Si on n’a plus cette espèce de ligne que sont les lois harmoniques, ça se porte sur autre chose, il y a autre chose qui se constitue. Donc ce qu’il faudrait, c’est comprendre que si on remplace, si on substitue, ou si, mettons, on ajoute la conception des partielles aux harmoniques, on entre dans un nouveau monde. Mais il faudrait aussi qu’on arrive à tenir compte de ce que c’est donc que l’analyse spectrale du son qu’on a aujourd’hui. Je crois que ça c’est une chose qui nous aiderait pour ne pas dire : là il y a des harmoniques, là il n’y a pas d’harmoniques, mais dire ce qu’il y a à la place. [65 :00]

Deleuze : Ce que tu me reproches finalement, c’est d’être centré uniquement sur la résonance [Propos inaudibles] et que donc plutôt que de dire sérielle, il vaudrait mieux dire ce qu’il y a. Alors je voudrais là, en effet, [Propos inaudibles] il faudrait que tu redises [Propos inaudibles] m’intéresse beaucoup… [Interruption de l’enregistrement] [1 :05 :44]

Criton : … cas fondamental : c’est-à-dire une note heurtée, un son heurté, donnait la hauteur d’un son, c’est-à-dire que s’il y a [66 :00] séries d’harmoniques qui sont aussi constituantes de ce son, ou qui se déploient dans sa durée, le son fondamental donnait la fréquence. Or aujourd’hui, on sait que la hauteur d’un son, on peut très bien retirer le son fondamental, on peut retirer des tranches entières d’harmoniques. Il suffit qu’il y ait le rapport, l’écartement entre deux, entre trois harmoniques pour qu’on ait la hauteur. On n’est pas, il n’y a plus donc, le sentiment, d’abord de l’étagement logique, comme ça, progressif, fondamental, des émanations du fondamental, mais un constituant qui se fait en termes de rapport simultané. [67 :00] Je ne sais pas si c’est compréhensible ?

Deleuze : [Propos inaudibles]

Criton : Non parce que c’est même dur à concevoir. [Pause] Et donc, de ce fait, les sons sont constitués par des choses qui ne sont plus forcément [Pause] majeures, enfin ce n’est pas une chose qu’on croit… C’est une multitude de choses qui constituent un son et non pas une donnée dominante, une donnée… On ne s’est aperçu pas que de ces idées dominantes, on pouvait se passer et garder le sentiment, la sensation du résultat.

Deleuze : … Là maintenant du son [68 :00] comme concept.

Criton : Oui, oui, oui.

Deleuze : [Propos inaudibles] … proposition.

Criton : Alors un partiel, les partiels, c’est ce qui constitue, par exemple, une même hauteur, une même fréquence, va changer de couleur, de timbre, de… passer à ce qui peut être aigu, nasillard, rond — par exemple sur un son de piano, ce qui fait que le piano sonne rond quand il est bien accordé, ce sont les partiels. Donc, ce sont des fréquences comme les harmoniques mais qui ne se situent pas dans le rapport des nombres entiers de la période, de la vibration. Mais ce sont des constituants tout aussi…Voilà.

Deleuze : [Propos inaudibles] tout aussi important mais à la limite on peut dire [69 :00] mais ce ne sont pas des harmoniques.

Criton : Par exemple, si on divise la vibration d’une corde en fuseaux, c’est-à-dire en section aliquote, [propos inaudibles] on a des partiels. Cette division-là de la vibration donne ce qu’on appelle les partiels.

Deleuze : Ça rentre dans les composantes du tempérament ?

P.C. : Non, non, pas du tempérament, c’est une composante des instruments. [Pause] Par exemple certains instruments comme une, comme une… qui sont percutés, n’ont pas de hauteur, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de hauteur unie ou unique. Les partiels parfois refusent de plus de fusionner, de se mélanger, [70 :00] et on entend, si une oreille n’est pas habituée, elle entend alternativement une hauteur, une autre, une autre, une autre, X, enfin, de trois, mais elle n’arrive pas à faire parce qu’il n’y a pas de consonance, elle n’arrive pas à faire une synthèse de hauteur. Donc les partiels, par exemple, peuvent produire ça qu’à coup de gong, ou à coup de cloches qui sont vraiment des instruments à partiels, ont des hauteurs multiples et qui ne se résultent pas les unes des autres, qui restent présentes et indépendantes.

Deleuze : C’est bien ça, oui.

Criton : … parce que ça nous éloigne…

Deleuze : Et…. [Propos inaudibles] est-ce que tu peux nous redire un peu ce que tu as dit sur l’histoire des rapports simultanés ? [Pause] [71 :00]

Criton : Oui, je ne me souviens plus comment j’ai introduit.

Deleuze : Ça a un rapport avec les partiels ?

Criton : Oui. C’est-à-dire que le fait de devoir considérer le son comme ayant des constituants multiples, change la… la…la, change beaucoup de choses quoi, ça change tout ! [Pause] Donc pour nous, présentement, je pense que c’est quelque chose, lorsque Schoenberg dit : on prend le son pour lui-même, on va vers un entendement de tous les constituants du son et non pas le son régi par une fonction, c’est-à-dire la fonction des harmoniques, on entre peu à peu dans cette, [72 :00] cette façon de prendre le son pour lui-même. C’est là qu’on était. Et pour les coupures, [Pause] il y a une chose, si toi tu dis, dans l’écran, il y a la montée de l’écran noir et de l’écran blanc. Moi je dirais, en termes, pour faire le pendant des harmoniques, je dirais qu’il y a la montée de l’inharmonicité, hein, dans le milieu des sons.

Deleuze : L’in-har-mo-ni, l’in-har-mo-ni-ci-té étant équivalent de la coupure [Propos inaudibles] le monde musical, hein ? Oui ou non ?

Criton: Oui.

Deleuze : Alors écoute, on te félicite, hein ? [Pause] [73 :00] Dernier point : est-ce qu’on peut dire qu’une série est susceptible — [Propos inaudibles] il ne faut vraiment pas parler de la sécheresse de Schoenberg — une série est très susceptible de beaucoup de variations… [Propos inaudibles ; Criton écoute en affirmant de temps à autre] [74 :00] et cette récurrence de programmation [Propos inaudibles] Est-ce-que, entre ces variations de séries, il ne peut y avoir que ce qu’on a appelé le ré-enchaînement ? Tout enchaînement opère un ré-enchaînement, dans une position que le ré-enchaînement… [Propos inaudibles]

Criton : Oui, oui.

Deleuze : Musicalement on peut le dire ?

Criton : Oui c’est tout à fait… ça fonctionne par….

Deleuze : En effet, il y a reprise de la série là. De deux [75 :00] variations, d’une variation à l’autre, il y a reprise de la série, même si l’on constate des sons différents. Il y a quand même ré-enchaînement, peut-être même qu’il n’y a pas de coupure rationnelle qui permettrait un ré-enchaînement [Propos inaudibles] [Pause] Ça serait ça, ça irait ?

Criton : Oui, [Pause] oui, et j’associerais avec ça, j’associerais avec ça le fait, [Pause] le fait de travailler, je constitue moi ma ligne avec les [Pause] constituants du spectre du son. [76 :00] Il y a là aussi une possibilité, parce que c’est une chose qui a été dans le jeu, par exemple, dans le jeu des, des postsériels, par exemple, de travailler sur des modes d’attaque, de travailler sur des modes… de travailler beaucoup plus sur la façon dont le son apparaît et qui, en fait, fait découler des matières, fait découler des, des… Ce n’est pas que dans l’articulation formelle. C’est… Et que donc on arrive de plus en plus à des dosages et des fabrications de sons qui sont [Pause] presque paradoxaux par rapport à la logique… Enfin qui ne sont pas presque ! Qui sont tout à fait paradoxaux : de faire monter quelque chose alors que ça descend… [77 :00]

Deleuze : C’est ça !

Criton : De faire accélérer des choses alors que ça ralentit, enfin je veux dire des choses qui sont tout à fait irrationnelles.

Deleuze : Pour moi, ça répond exactement à ce qu’on a essayé de définir comme le processus de ré-enchaînement. Si vous comparez des processus de ré-enchaînement avec des processus d’enchaînement, les processus de ré-enchaînement sont fondamentalement anormaux, ils sont anormaux fondamentalement. On ne réenchaîne pas comme on a enchaîné dans le cas de [Propos inaudibles] on n’a pas enchaîné, on ne peut que réenchaîner. C’est un très beau cas où à titre d’épreuve [Propos inaudibles] [78 :00] quelque chose de complètement autre. Un réenchaînement, c’est [Propos inaudibles] c’est tout à fait différent, donc aucun enchaînement ne [Propos inaudibles]

Un étudiant : Est-ce-que je peux poser des questions ?

Deleuze : Des questions ? A elle ou à moi ?

L’étudiant : Non à elle !

Deleuze : [Propos inaudibles]

L’étudiant : C’est une question qui portait sur les partiels. Elle disait que les partiels deviennent indépendants. Or ma question est la suivante : quand ils deviennent indépendants, gardent-ils des relations malgré tout entre eux ou bien ils se réalisent dans un domaine qui lui-même devient indépendant ? [79 :00] Tu disais que les partiels sont des instruments.

Criton : Non, certains instruments produisent des partiels .

L’étudiant: Oui.

Criton : Tous les instruments. Mais plus ou moins, si tu veux dans le… dans ce qu’on appelle la consonance, qui n’est pas que le propre de la tonalité : la consonance, ça existe dans des tas de musiques et ça n’est pas forcément la tonalité. Donc dans la consonance, le principe, c’est que des sons entrent en sympathie, et qu’en fait, ils ont un degré de parenté, de similarité qu’ils font qu’ils fusionnent. Quand ils fusionnent, ça veut dire qu’ils se mettent à former une synthèse qu’on traduit nous à l’oreille, de la façon dont on perçoit les choses, par une unité. Les partiels n’ont pas cette qualité d’attraction [80 :00] et de fusion du son. Voilà, c’est pour ça qu’ils peuvent rester indépendants et simultanés.

Une étudiante : [Propos inaudibles, mais elle demande que Criton répète cette explication]

Criton : Donc je dis que les partiels n’ont pas de degré d’harmonicité, donc ils ne fusionnent pas comme les harmoniques.

L’étudiant : Donc elle serait là sans s’orienter vers quelque chose ?

Criton : Oui.

L’étudiant : Et là on se trouve devant le problème justement du ré-enchaînement. [Pause]

Deleuze : Quand un son meurt, [Propos inaudibles] comment un son meurt au lieu de naître, est-ce que [Propos inaudibles] ?

Criton : Oui, tout du long de la durée d’un son, c’est ce qu’on appelle les transitoires d’attaque, [81 :00] et les transitoires de fin, il y a un mot, de terminaisons, il y a un déroulement du son avec certaines composantes qui apparaissent ou qui disparaissent, et donc vers la fin d’un son mais alors ça, ça dépend complètement…

Deleuze : ça dépend alors ?

Criton : Ça dépend, ça dépend du son. Il y a quand même des partiels qui se substituent aux harmoniques où il y a un échange de plus en plus irrégulier. Le début d’un son et la fin d’un son ont un grand taux d’irrégularité. [Pause]

Deleuze : Eh oui ! Pour moi ça serait rudement bien, parce que ça expliquerait… On pourrait dire [Propos inaudibles]  la coupure ne fait plus partie de la fin [Propos inaudibles] si bien que la manière dans [82 :00] la première série meurt et la manière dont la seconde série qui manque prend nécessairement des figures paradoxales [Propos inaudibles]

L’étudiant : C’est difficile à saisir…

Deleuze : Non ! Difficile à saisir, difficile à saisir, tout dépend de… il faut de l’oreille. Difficile à saisir… [Propos inaudibles] comme en peinture, ce n’est pas facile de voir, de voir un tableau.

L’étudiant : … paradoxal par rapport à l’autre d’accord, mais paradoxal par rapport au centre ? [83 :00]

Deleuze : Les deux ! Les deux à mon avis doivent se dire, parce que [Propos inaudibles] Il n’y a pas de raisons que l’analyse sérielle ne soit pas [Propos inaudibles entre Deleuze aussi bien que quelques étudiants]  [84 :00] [Propos inaudibles] Ce sera défini de tel ou tel point de vue simplement chaque fois… [Propos inaudibles]

L’étudiant : … les séries se déterminent par le montage [Propos inaudibles] [85 :00]

Deleuze : Pas seulement, tu as raison, enfin, en principe [Propos inaudibles] pas des formules simples [Propos inaudibles entre Deleuze et l’étudiant, bruits métalliques bloquent les propos] [86 :00] [Propos inaudibles] C’est pour ça que je réagis seulement à ta remarque sur l’indéterminé. Ce n’est pas du tout une indétermination, c’est un type de détermination très, très… [Propos inaudibles] il y en a qui procèdent avec une grande [Propos inaudibles] [87 :00] autre exemple : [Propos inaudibles] Je crois, d’une certaine manière, si on prend l’exemple de [Inaudible] en revanche, [Propos inaudibles] [88 :00]

De même quand Godard se met à la pédagogie, sous la formule : leçon de choses et leçons de mots [Propos inaudibles] [89 :00] leçons de choses seraient les sciences naturelles [Propos inaudibles] [Rires] [90 :00-91 :00-92 :00] Et maintenant les mots, A e i o u, [Inaudible] des choses et des sons/ [Propos inaudibles] Mais le génie de Godard. à mon avis. n’est pas là. [Inaudible] C’est très difficile à dire, dans la plupart des films de Godard, une coupure qui serait plus importante que [Propos inaudibles] à l’intérieur de l’image sonores même [Propos inaudibles] [93 :00]

Georges Comtesse : Godard montre une grande volonté de faire naître un cinéma ni tout à fait structural, ni même tout à fait matériel, parce qu’il me semble que, par exemple, ce que tu appelles très bien une coupure irrationnelle, une image coupure irrationnelle, vous parlez, par exemple, de la répétition, de la répétition du quatuor dans “Prénom Carmen” [1983]. Et justement, cette image-là à un certain moment le retour, la répétition de cette coupure, eh bien, elle fait que, à un certain moment, [94 :00] cette image-là elle-même, cette image devient, elle, image coupure irrationnelle, est comme une sorte de point de surgissement d’un espace filmique, de traduction, mais d’une coupure qui serait dans l’image elle-même. C’est-à-dire, ça ne serait plus une coupure irrationnelle entre une suite d’images qui les réenchaînerait, ça serait dans l’image coupure irrationnelle que cette image-là traduirait justement une coupure qui serait inexpressive, insensée, insignifiante, indicible. Par exemple, dans la fameuse scène du quatuor, il est dit à un moment : il n’y a pas simplement dans cette image coupure, il n’y a pas simplement l’image musicale, c’est-à-dire les [inaudible] qui est presque en gros-plan, il y a l’image musicale et une sorte de gouaille de l’appel. La voix dit : « montre-toi ! [95 :00] Puissance du destin ». Mais entre la coupure insensée, insignifiante, entre la coupure dans l’image, ce serait entre justement l’image musicale et justement cette voix parce que la voix ne tient pas. Premièrement on ne montre pas la puissance du destin, la musique non plus, le ré-enchaînement se refait et puis les coupures irrationnelles reviennent sans cesse. Donc il me semble que Godard est en train d’inventer un cinéma un petit peu comme [Iannis] Xenakis avait fait avec la musique à une certaine période même de la musique sérielle, il est en train d’inventer un cinéma qui n’est ni tout à fait structural ni tout à fait sériel, mais qui pourrait d’une certaine façon opérer la traduction et du cinéma structural et du cinéma sériel.

Deleuze : Moi, je crois que tu as complètement raison parce que pour moi… [Propos inaudibles entre lui et Comtesse] [96 :00]

Comtesse : Il fait même intervenir à travers une catégorie réflexive de pensée, par exemple, [97 :00] ressortie à un ancien Cahiers du cinéma où Godard parlait en 1959, à propos d’ “A bout de souffle” [1960], il parlait de [Georges] Franju, il en a fait une relecture de Franju où il disait que le film se divise en trois catégories : réalité-folie-réalité. Et il disait Franju est celui qui, plus on s’approche du réalisme, plus on sent que le réalisme, ou le réel étant le réalisme, est du théâtre, plus autrement dit le réel éclate, deuxième partie, plus on va vers la folie. Et il découvre, il disait que Franju, la folie derrière le réalisme [Propos inaudibles] que montrait Godard, il ajoute mais en même temps il retrouve le réalisme derrière la folie, [98 :00] troisième partie. Mais il disait, et voilà la chose importante, déjà au niveau…, comme une sorte de préfiguration virtuelle de l’idée de la coupure, il disait en fait, ce qui est important ça n’est pas les catégories, ça n’est pas l’enchaînement ou le désenchaînement des catégories, ça n’est pas simplement de passer de la réalité à la folie et à partir de la folie, de donner à voir la réalité à nouveau sous un autre aspect – ça n’est pas ça. Il disait l’important, c’est ce qu’il y a « entre » justement les catégories. Il appelait ça « la loi obscure » qu’il y a entre, qui n’est ni dans la folie, ni dans la réalité, ni dans la réalité vue à travers la folie, et il disait Franju, cette loi obscure, c’est ce que son cinéma tente de traduire mais qui n’y parvient pas [Propos inaudibles] c’est déjà comme une sorte de préfiguration de ce qu’il appelle une coupure insignifiante [99 :00] qui se fait à l’intérieur même de l’image une coupure irrationnelle et applique…

Un étudiant : [Inaudible] justement le rôle de [Inaudible] dans « Prénom Carmen », moi je voulais demander la dernière fois si…[Propos inaudibles]

Deleuze : Ça, je ne pourrais y répondre, non pas cette fois-ci, mais la prochaine… [Propos inaudibles]

Un étudiant : [Propos inaudibles]

Deleuze : Mais oui… [Propos inaudibles] [100 :00]

Un étudiant : [Tout près du micro, peut-être Hidenobu Suzuki] : Épuisé !

L’étudiant : [Propos inaudibles]

Deleuze : [Propos inaudibles] [Pause] Eh bien, mille mercis, Pascale, pour tes réponses…

[Bruits, changements de place]

Deleuze : Eh bien, écoutez ! Moi je trouve que c’est bien ça, enfin c’est bien pour moi. Alors, on le refera, on le refera dès que j’aurai besoin, et comme ça ne tardera pas, j’en aurai à nouveau besoin. [101 :00] Bien ! Là-dessus, c’est quand même un point confirmé. Voyez comment j’appelle, ce que j’appelle, cette méthode de propos, des cases à remplir, là on a confirmé là quelque chose qu’on avait abordé la dernière fois. Donc maintenant on peut réenchaîner. Ah ! Oui ! Pascale, je voudrais que tu me dises, ce n’est pas pressée, hein ? Si tu trouves un article ou un livre sur les partiels dont j’aurai besoin, si il y a ça, si tu connais ça, tu me donnes la référence.

Criton : [Propos inaudibles]

Deleuze : Il y a un livre clair en France ? Tu m’indiqueras ? Alors, si on se reposait ? J’en peux plus, d’avoir changé de rôle là, j’en peux plus. [Rires] C’est plus fatigant, [102 :00] là je vous comprends mieux ! [Rires] Je trouve que c’est très fatigant de parler, mais c’est encore plus fatigant d’écouter, je suis liquidé, moi. [Rires] C’est tuant ! Alors, repos ! [Interruption de l’entregistrement] [1 :42 :16]

… Comment Godard, si nous le considérons comme exemple privilégié, comment Godard constitue-t-il ses images sérielles, ou ses séries d’images ? Et la dernière fois, j’avais proposé une réponse. Une série : ce sera une suite d’images en tant qu’elles se réfléchissent dans un genre ou une catégorie qui joue le rôle de limite. [Pause]

Il faut tout de suite préciser. [103 :00] C’est relativement clair, après les exemples que j’ai donnés. Oui, non, d’abord l’exemple que j’ai donné la dernière fois : une suite d’images qui vont se réfléchir dans un genre ou une catégorie qui leur sert de limite. Je crois qu’il faut attacher de l’importance à chaque mot. Je vous rappelle les exemples. Sinon… comment en effet, c’est presque une signature Godard, quand vous trouvez, cette manière, cette manière-là. Je dis, ben pour comprendre, il faut voir ce que c’est qu’un genre ou une catégorie. Et je vous dis chez Godard, ça peut-être à la lettre n’importe quoi. Ça désigne donc une fonction plus qu’une nature de choses.

Ça peut être n’importe quoi qui joue le rôle de catégorie. Et je disais bon ça peut être [104 :00] des genres esthétiques, genre esthétique, au sens où l’on dit que “Une femme est une femme” [1961] est une comédie musicale, genre comédie musicale. [Pause] Ça peut être le genre théâtre, et en effet des scènes de théâtre, de théâtre improvisé — sans doute ça compte beaucoup — interviennent très souvent chez Godard. Exemple : “Pierrot le fou” [1965]. Ça peut être des genres plus classiques et respectables : ça peut être l’épopée, au sens où l’épopée homérique intervient fondamentalement dans [105 :00] “Le Mépris” [1963]. Ça peut être des genres. [Pause] Ça peut être, je disais, des graphismes, d’où l’importance des annonces graphiques avec même les effets électroniques sur le graphisme qui vont introduire un changement de catégorie par le jeu de l’électronique. Evidemment, aucun de ces termes ne s’exclut. Ça peut être un genre esthétique et ça peut être un graphisme en même temps.

Je disais troisième cas : ça peut être des personnes. En quel cas la catégorie est personnalisée. Le genre est personnalisé. Et je précisais, les personnes peuvent être de trois sortes : [106 :00] personnes interviewées en raison de leurs compétences. Exemple typique : “Vivre sa vie” [1962]. [Pause] Mais, tantôt ce n’est plus du tout des personnes en vertu de leurs compétences, c’est des, [Pause] c’est des burlesques. C’est le burlesque qui joue le rôle de catégories, que Godard introduit. Notamment “Pierrot le fou”, je le disais comportait beaucoup de scènes de théâtre, de théâtralisation, qui comporte également des burlesque, deux grands burlesques : l’intervention de [Raymond] Devos et l’intervention de la Reine du Liban. [107 :00] Et enfin ça peut être, ce qui est très intéressant, des personnages secondaires ou anonymes, de simples figurants qui se présentent, tout d’un coup se présentent à l’écran et déclinent leur identité.

Ou bien encore ça peut être des couleurs. Et j’ai terminé là-dessus, sur l’analyse de la très belle “Lettre à Freddy Buache” [1982] : qui est un film et non pas une lettre. Qui est un film de Godard, un petit film de Godard sur Lausanne, où la définition même que je donne de la série se trouve entièrement justifiée, puisque la suite des images — c’est un film de commande — qui devait être, qui aurait dû être sur Lausanne [108 :00] et que Godard va transformer, comment ? Il va le transformer d’une manière sérielle. C’est-à-dire : il va réfléchir la suite des images de Lausanne dans deux couleurs, dans deux couleurs individuées, pas deux couleurs générales, le bleu de la Lausanne haute, le vert de la Lausanne terrestre et aquatique, la Lausanne céleste, et la Lausanne terrestre et aquatique. Et c’est la réflexion des images dans la couleur, avec en plus le problème, d’une troisième dimension qui va être le gris, le problème de l’urbanisme qui sort de la série.

Je ne reviens pas là-dessus, mais je voudrais apporter quelques, [109 :00] je voudrais apporter suites nécessaires. Si vous m’accordez cette définition de la série, il faut faire très attention à quelque chose et même à plusieurs choses. La première chose à laquelle il faut faire attention c’est que : à quoi ça sert ? Quel est l’avantage ? Je vais vous le dire, l’avantage. C’est : tout art, par définition, a toujours lutté contre son sujet. Et là, c’est peut-être la première fois que nous rencontrons ce thème mais qui va prendre pour nous une importance mais qui s’insère très bien dans son sujet, c’est-à-dire ce dont il traite. Et sans doute tout art, je crois, éprouve le besoin de porter sur quelque chose, quoi que ce soit, et en même temps, [110 :00] d’une certaine manière de se détacher, ou d’empêcher que ce sur quoi il porte, soit son sujet. On n’écrit pas, on ne peint pas, on ne fait pas du cinéma sur un sujet.

Comment rompre avec le sujet ? Prenez au sérieux ceci : à la lettre, on a commandé à Godard — il est spécialiste des commandes non remplies sa vie, je crois, est remplie de commandes non remplies — pas parce qu’il ne les fait pas, au contraire il les fait, mais les types ils ne reconnaissent pas ce qu’ils ont commandé. Ce qui, évidemment, met Godard en joie, mais d’une joie méchante. On a commandé à Godard [111 :00] un film sur Lausanne. On a commandé un film sur Lausanne. Il dit moi, je ne peux pas faire un film sur quelque chose. Alors il a fait quoi ? Il n’a pas fait de film sur Lausanne, c’était trop pour lui. Il a réfléchi Lausanne, en bleu et en vert, dans le bleu et le vert… [Interruption de l’enregistrement] [1 :51 :37]

Partie 3

… Et il critique un certain nombre de jugements des critiques sur “Les carabiniers” [1963]. Et il rigole et il dit, ben oui ce qu’il dit c’est… C’est rigolo, mais ça revient à dire qu’il pense que “les carabiniers”, c’est un film sur la guerre. [112 :00] Donc je vous le lis quand même comme ça nous convient trop, vous pourriez avoir un soupçon. [Deleuze présente ces perspectives de Godard dans L’Image-Temps, pp. 243-244]

Par exemple, un critique que je ne cite pas : « Quant aux horreurs de la guerre, on en trouvera l’évocation, non seulement maladroite mais gênante, blessante ; la caricature ne devient pas satire comme il l’espérait, notre rire se fige » etc. etc. … Et il dit : non, ce n’est pas ça. Je lis son texte parce qu’il dit : « j’ai supposé qu’il fallait expliquer à des enfants, non seulement ce qu’est la guerre, mais ce que furent toutes les guerres, depuis les invasions jusqu’à la Corée ou l’Algérie » — on ne peut pas dire mieux — « je forme une catégorie », [113 :00] catégorie. Par exemple : les premiers plans de guerre [dans “Les carabiniers”] sont dans l’ordre, un Cuirassé, Ulysse et Michel-Ange, les deux héros, un avion. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il y a l’armée de mer, l’armée de terre, et d’air. Pourquoi dans cet ordre ? Pour donner l’idée que Ulysse et Michel-Ange, les deux héros fantassins de l’armée de terre, sont déjà encadrés, encadrés par l’armée de l’air et l’armée de mer. Chaque plan, chaque séquence, correspondait donc à une « idée » précise. [114 :00] Je change à peine en disant une catégorie. Alors deux points, il donne des exemples, on a vu première série, nous avons donc une première série. Terre, non, mer, terre, air.

Deuxième série : les idées de la guerre. Il donne comme ça en désordre, il n’a pas bien réfléchi à son texte, on pourrait le… L’Occupation, la campagne de Russie, l’armée régulière, les Partisans. Voilà, vous avez des catégories à la Godard.

Ou un sentiment précis : la violence, la débandade, l’absence de passion, en effet là les types qui font leur métier [115 :00] de tuer, là comme un boulot quotidien un peu fastidieux, l’absence de passion, la dérision, le désordre, la surprise, le vide, mais ça sous le groupe de sentiments, c’est lâche sa pensée mais ça ne fait rien. Ou un fait. Vous voyez on a déjà une première série, bon je les résumerai, ou un fait, un phénomène précis, le bruit, le silence, etc. En d’autres termes, qu’est-ce qu’il est en train de nous dire ? Il dit : je n’ai pas fait un film sur la guerre. Je n’ai pas fait un film sur la guerre, mais — ce qui est tout à fait différent — j’ai filmé les catégories de la guerre. Et [116 :00] c’est exactement ça : j’ai filmé les catégories de la guerre. Et chaque suite d’images formera une série, pour autant qu’elle se réfléchit dans une catégorie.

Si je reprends — là j’ai un peu durci le texte de Godard — mais si je reprends, quelles sont alors les catégories de la guerre d’après ce texte ?

Première catégorie : la nature des armées engagées : air-mer-terre. [Pause]

Deuxième catégorie de la guerre : les actions, les actions entreprises ; je dirais en corrigeant à peine, l’Invasion, l’Occupation, [117 :00] la Résistance, ça c’est les catégories de la guerre. Je veux dire, il a voulu faire en cinéma ce que [Carl von] Clausewitz fait en philosophie, Clausewitz dégage et invente d’étonnantes catégories de la guerre, par laquelle la guerre devait être comprise d’une certaine manière, Godard prétend faire quelque chose de semblable. Donc vous voyez deuxième catégorie : les opérations de la guerre,

Troisième catégorie : les sentiments de la guerre. Bon. On pourrait ajouter beaucoup d’autres catégories. Chaque suite d’images va se réfléchir dans une catégorie, [118 :00] et vous aurez un cinéma sériel qui aura conjuré le danger d’être soit un film de guerre, soit un film sur la guerre. Ce n’est ni un film de guerre ni un film sur la guerre, ce qui nous ramène à notre définition : suite d’images qui se réfléchissent dans un genre ou une catégorie, qui sera comme leur limite, qui sera comme leur limite, nous savons qu’il est très important de préciser, mais maintenant je n’éprouve même plus le besoin de le faire. Dans le cas d’une série, cette limite est une coupure irrationnelle. [Pause]

Ce qui veut dire quoi ? Ce qui veut dire une chose tout simple : les images n’appartiennent pas [119 :00] à la catégorie dans laquelle elles se réfléchissent. Les images n’appartiennent pas dans la catégorie ou dans le genre dans lesquelles elles se réfléchissent ; la catégorie ou genre sont limites de ces images à partir de quoi une autre suite ou série d’images va être lancée qui tendra vers une autre catégorie qui fonctionnera à son tour comme limite. Ce qui veut dire quoi ? Ce qui veut dire que lorsque nous disons, “Une femme est une femme”, c’est une comédie [120 :00] musicale, nous parlons mal. En un sens, ça n’est absolument pas une comédie musicale. Comédie musicale va être le genre dans lequel se réfléchit la suite d’images. Mais la suite d’images n’appartient pas à la comédie musicale. En d’autres termes, on fait un progrès : le genre ou la catégorie ne sont pas constituants. [Pause]

En effet, l’héroïne mène une activité quotidienne, [Pause] et c’est comme au terme d’une série quotidienne [121 :00] qu’elle se met à danser pour elle-même. Elle se met à danser pour elle-même à la limite, à l’extrême limite d’une suite quotidienne. Elle se met en état de danse ; la catégorie comédie musicale joue comme coupure irrationnelle, comme limite de la suite des images. Dans une comédie musicale, le genre est constitutif des images, le genre ou la catégorie sont constitutifs des images qu’ils subsument.

Chez Godard, dans une méthode sérielle, les images tendent vers une limite, mais la catégorie, mais n’appartiennent pas à la catégorie, la catégorie n’est pas [122 :00] constituante. D’une catégorie qui n’est pas constituante on dira qu’elle est quoi ? On dira qu’elle est réfléchissante. [Pause] Donc, à la définition que je proposais, suite d’images qui vont se réfléchir dans un genre qui sera comme leur limite, il faut attacher la plus grande importance au terme « se réfléchit ». Le genre n’est pas constitutif, la catégorie n’est pas constitutive, elle est réfléchissante.

Comtesse : Je fais un remarque très brièvement, c’était dans “Une femme est une femme” quand il y a ce passage de la limite, cette mise en scène, soit de la danse, soit [Propos inaudible] de la théâtralité [123 :00] ce n’est pas simplement dans une suite d’attitudes [Propos inaudible] “Une femme est une femme”, elle se met en scène dans la danse [Propos inaudible] elle chante comme dans les comédies musicales américaines au moment où elle atteint presque un point irréversible de déception de son envie compulsionnelle d’enfant.

Deleuze : Oui ! tout à fait.

Comtesse : De même la jeune femme avec la balade de “Pierrot le fou”, c’est lorsqu’elle atteint l’ennui…

Deleuze : Tout à fait.

Comtesse : … ce sont des affects très précis de Godard et c’est ça qui provoque la mise en scène.

Deleuze : C’est ça d’accord, c’est-à dire-dans l’opération de théâtralisation, de densification, de etc… C’est une espèce de théâtralisation. Comme la suite d’une série qui elle-même est orientée par un grand thème : je veux un enfant, encore un grand thème, je m’ennuie, je ne sais pas quoi faire, [124 :00] etc. etc…

Alors si j’essaye d’analyser un exemple typique là dans le même sens, dans “Vivre sa vie”, si je reprends l’épisode Brice Parain, c’est un cas typique, c’est le seul cas où Godard fasse intervenir un philosophe, qu’est-ce qui se passe ? Il y a la grande scène où l’héroïne Nana rencontre ce type bizarre qui est en train de lire, et qui est Brice Parain. Brice Parain est un philosophe qui a consacré toute son œuvre au problème des rapports vie-langage. Si j’essaie de résumer très brièvement, ça vous apprendra toujours quelque chose, ceux qui ne connaissent pas, si j’essaye de résumer très brièvement les thèses de Brice Parain consistent à nous dire ceci, consistent à nous dire philosophiquement, ils consistent à dire : vous savez, parler n’est pas vivre. Ceux [125 :00] qui croient que parler et vivre ça ne fait qu’un, ceux-là ils ne comprennent rien au langage, et bien plus ils sont très dangereux. Ce sont les dialecticiens. Un des plus beaux livres de Brice Parain, c’est une centaine de pages qui s’appelle Sur la dialectique [Paris : Gallimard, 1953] où il s’en prend très violemment à la dialectique parce qu’il dit, la dialectique, elle se définit par ceci — il s’agit de la dialectique hegelienne évidemment — elle croit que c’est la vie qui parle. Or ce n’est jamais la vie qui parle. La vie est une puissance silencieuse, obstinée, têtue, qui ne supporte pas la parole.

Si bien que parler, vous savez d’une certaine manière, c’est rompre avec la vie. C’est rompre avec la vie, voyez c’est très simple ; et il envoie une preuve, à savoir : parler, [126 :00] c’est toujours émettre une supposition. C’est toujours supposer. Pour lui, l’énoncé, c’est la supposition. Je dirais, il y aurait bien des choses dans la logique moderne qui lui donneraient raison, mais il ne s’appuie pas là-dessus, c’est un moraliste, Brice Parain ; il s’appuie très peu sur la logique, c’est une supposition en quel sens ?

Alors il appelle à lui les paysans, les paysans ils disent, il dit à Brice Parain — je ne suis pas sûr qu’il ait tellement raison — il dit : quand un paysan, on leur dit : « il fait chaud », ils vous répondent : « peut-être bien ». Il dit, ce n’est pas du tout une manière de réserver leur opinion, c’est parce qu’ils ont compris l’essence du langage. L’essence du langage, c’est une supposition sur la vie. C’est une supposition sur la vie, [127 :00] mais une supposition sur la vie qui consiste à rompre avec l’ordre de la vie ; pourquoi ? Sa réponse est toute simple : pour s’engager, pour s’engager. S’engager, ça veut dire quoi ? Pour faire une promesse. Il n’y a pas de langage innocent pour Brice Parain. Vous croyez tenir des énoncés uniquement de faits, il n’y a pas d’énoncés de faits. Il n’y a que des suppositions qui impliquent des promesses. Vous vous engagez à quelque chose. Alors il donne des exemples qui vont de soi. Si vous dites : « je t’aime », vous n’énoncez pas un état de fait. Vous faites une promesse. [128 :00] Ah ça, vous pouvez mentir, c’est même ça qui fonde dans le langage, la possibilité du mensonge.

Et d’une certaine manière, il est le premier à dire : parler, c’est mentir. Vous ne dites pas un état de vie ou un état de sentiment quand vous dites : « je t’aime ». Et même si vous dites à ce moment-là : « oh ben oui mais je t’aime c’est un trop gros mot, il suffit de dire, tu me plais », mais c’est pareil, tu me plais, ce n’est pas pareil que je t’aime : ce n’est pas la même supposition. Ce n’est pas un état de fait ni un état de vie, surement pas ; c’est une promesse, c’est ce qu’on appelle, supposition, une « proposition ». En parlant, je propose quelque chose à la vie. Je n’énonce jamais – [129 :00] parler, ce n’est pas énoncer, c’est proposer, — donc c’est supposer. Donc c’est rompre avec la vie. C’est une idée très belle, quoi, il l’a répétée obstinément, obstinément sous toutes ses formes, sa conception. Il y voit même à la limite une preuve de l’existence de Dieu, c’est une preuve de l’existence de Dieu, c’est la seule preuve de l’existence de Dieu par le langage, que je connaisse, qui est très belle. Si parler ce n’est pas vivre, il faut bien que la parole nous vienne d’un Dieu. Bon… C’est une belle preuve, mais enfin, je ne sais pas… Bien c’est ça, pourquoi pas ?

Pourquoi, pourquoi s’engager, faire des promesses ? Là, sa réponse est très forte : pour que la vie cesse d’être terrible. Dans d’autres textes, il nuance : pour que la vie ne soit pas elle-même « terrifiée ». [130 :00] Parler, c’est rompre avec la vie, donc revenir à la vie, pour que la vie ne soit pas elle-même terrifiante ou terrifiée. Je dis : « j’ai faim, j’ai faim », je parle en tant qu’homme. Quand un homme dit : « j’ai faim », il ne constate pas un état de fait, il énonce une revendication élémentaire, [Pause] à savoir : moi, homme, j’ai le droit de manger. C’est un droit sur la vie. En un sens, [131 :00] on peut aussi bien dire les paroles, que je dise : « tu me plais bien, je t’aime, j’ai faim », toute parole exprime à la fois une exigence et un engagement par rapport à la vie. Et si on ne parlait pas, la vie serait terrible. C’est-à-dire il n’y aurait plus que l’urgence de la vie, on serait en perpétuelle situation d’urgence, mais parler c’est quoi ? C’est faire valoir une exigence. En tant qu’homme en tant qu’être qui parle, j’ai des exigences à faire valoir. Ou, ce qui revient au même, j’ai des demandes à formuler.

D’où le texte très beau, que non pas Godard fait dire à Brice Parain, parce que Brice Parain improvise complètement dans sa rencontre avec Nana l’héroïne de [132 :00] “Vivre sa vie” : [Pause]

Nana : « Et pourquoi faut-il s’exprimer ? » — C’est-à-dire pourquoi faut-il parler ? – « Pour se comprendre ? »

Le philosophe : « Il faut qu’on pense. Pour penser, il faut parler. On ne pense pas autrement, et pour communiquer, il faut parler. C’est la vie humaine. »

Nana : « Oui, mais en même temps c’est très difficile » — c’est très difficile de parler et c’est très difficile de penser — et tout ce qui précède, là je voulais en venir à ça, je voulais en venir au film, tout ce qui précède, c’est ça : la difficulté fondamentale qu’a Nana de s’élever au-dessus de ses états de vie, telle qu’elle les subit, la pauvre. Elle subit des états de vie, [133 :00] et quand on subit des états de vie – fatalement elle va être prostituée par des maquereaux, etc. — c’est très difficile de parler. Et c’est très difficile de penser.

Nana : « Oui mais en même temps, c’est très difficile, [Pause] moi je trouve que la vie devrait être facile au contraire [Pause] » — c’est-à-dire tout le monde devrait manger, tout le monde devrait être libre, sans qu’il y ait lieu de parler —

Nana : « Vous voyez l’histoire des trois mousquetaires » — bon, ça je passe parce que ça renvoie à ce qu’il y avait en haut …

La philosophe : « c’est terrible, c’est terrible, oui, mais … je crois qu’on n’arrive à bien parler que quand on a renoncé à la vie pendant un certain temps. C’est presque là… » — trois petits points, il hésite et il le transforme en « le prix » — [134 :00] c’est le prix qu’il faut payer pour parler et pour penser. Ça doit vous rappeler quelque chose qu’on a vu au premier semestre sur la mort dont on revient, le penseur comme quelqu’un qui est passé par une mort. Là, c’est en plein dans Brice Parain ; si j’y avais pensé à l’époque, je me serais réclamé de lui, mais c’est des rencontres par après-là qui me convient également.

Le philosophe : « je crois qu’on n’arrive à bien parler que quand on a renoncé à la vie pendant un certain temps. » C’est presque le prix.

Nana : — qui montre qu’elle est très intelligente– : « mais alors parler, c’est mortel ? »

Le philosophe : « oui mais c’est une… » — trois petits points – « Parler, c’est presque une résurrection par rapport à la vie ». — Il ne dit pas, c’est presque une résurrection par rapport à la mort, mais « c’est presque une résurrection par rapport à la vie », il sait très bien ce qu’il veut dire ; il a beau improviser, ça c’est revenir à la vie – « c’est presque une résurrection par rapport à la vie. [135 :00] En ce sens que quand on parle, c’est une autre vie que quand on ne parle pas. Vous comprenez ? Et alors pour vivre en parlant, il faut avoir passé par la mort de la vie sans parler. » — C’est beau ce texte — « et alors pour vivre en parlant, il faut avoir passé par la mort de la vie sans parler. Vous voyez si ce… Je ne sais pas si je m’explique bien, il y a une sorte d’ascèse, en somme, qui fait qu’on ne peut pas bien parler si on ne regarde pas la vie avec détachement. »

Nana : « Pourtant la vie [136 :00] de tous les jours, on ne peut pas la vivre avec, je ne sais pas moi, avec… »

Le philosophe : « Avec détachement ? Oui, mais alors on balance justement, c’est pour ça qu’on va du silence à la parole. On balance entre les deux. … Mais, mais, la vie avec la pensée suppose qu’on a tué la vie trop quotidienne, la vie trop élémentaire » — dans ce sens, il y a une ascèse. Bon, j’en passe.

Comment ça se présente ? Ça se présente d’une drôle de façon : si je prends cet exemplaire — en fait, les coupures sont multiples — vous avez toutes les images de Nana coincée dans des états de vie insupportables, en même temps très gais, très drôles ; mais enfin elle est vraiment engluée dans la vie. [137 :00] Vous avez, mettons, toute une suite d’images, s’il n’y avait pas d’autres coupures, je ne retiens que ce moment-là. Et toute cette suite d’images tend vers une limite : sa rencontre avec le philosophe Brice Parain dans le café. Et c’est la rencontre que je peux appeler, ou c’est la limite, « catégoriale ». Là, soyez justes, accordez-moi, il s’agit juste de catégories. A savoir : parler-vivre, vie-langage : c’est cette catégorie-là. Nana l’atteint et elle croit grâce au philosophe, comprendre quelque chose qu’elle n’a pas cessé de chercher depuis le début du film : est-il possible de parler quand on vit ? Et voilà qu’elle [138 :00] arrive à cette limite : le type lui dit, non. Pour parler, il faut avoir cessé de vivre à un moment ; parler, c’est revenir des morts. Et c’est la coupure. Et toutes les images, toutes les images précédentes se réfléchissent dans cette catégorie du langage telle que la propose, telle que l’énonce Brice Parain.

Cette catégorie du langage dans ses rapports avec la vie va donner le signe à une nouvelle série : cette fois, Nana va aller vers la mort, vers l’inévitable mort, c’est-à-dire  [Pause] qu’il retrace là. Brice Parain lui au niveau de la première catégorie, lui, [139 :00] parlait de cette mort dont on revient pour, comme il dit, aussi « donner des ordres à la vie », c’est-à-dire pour promettre ou pour exiger quelque chose de la vie, et elle, à partir de là, elle redescend une nouvelle suite de l’étage qui va se précipiter dans une autre catégorie, à savoir la mort qui empêche de parler, la mort vers laquelle on va et dans laquelle il n’y a plus de langage, il n’y a plus de parole. A chaque fois, une suite d’image se réfléchit dans une catégorie donnée, ça, ça me frappe beaucoup. Alors c’est en ce sens que les catégories, elles ont un usage uniquement réfléchissant.

Et là quand j’oppose… dans le cinéma classique je dirais, il y a bien des genres [140 :00] ou des catégories, mais elles ont un rôle constituant, c’est-à-dire que les images qu’elles subsument leur appartiennent. Dans ce que j’appellerai là par commodité le cinéma moderne, ou en tout cas dans le cas de Godard, les genres et les catégories sont restés, on pourrait dire que les genres restent complètement intouchés. On pourrait dire qu’à d’autres égards, le cinéma moderne a transmué les genres, mais là supposons un choix : les genres restent intouchés. Mais ils changent complètement de fonction. Il n’y a plus d’usages constituants, c’est-à-dire ils ne constituent pas, ils n’appartiennent pas aux images qu’ils subsument ; ils servent de limite ou de coupure irrationnelle à des images qui ne leur appartiennent pas. Si bien que toutes les images sont complètement vectorisées, et là, Comtesse a complètement raison de dire : quel va être le vecteur ? Dans “Une femme est une femme”, [141 :00] le vecteur, c’est le : « je veux un enfant ». Dans “Pierrot le fou”, le vecteur c’est : « je ne sais pas quoi faire », l’ennui, etc., l’ennui qui va pousser la suite des images jusqu’à la grande scène de poèmes chantés qui joue le rôle de catégories.

Voyez en d’autres termes, j’oppose un usage constituant de la catégorie, dans le cinéma classique, à un usage réfléchissant de la catégorie dans le cinéma sériel à la Godard. Et ce terme, j’ai toujours souci que vous appreniez un peu de philosophie, si c’est possible, ce terme, plusieurs d’entre vous le savez déjà, ces termes constituant-réfléchissant, je les emprunte à Kant. Je les emprunte à Kant.

Alors je ne voudrais pas abuser de votre patience, mais je voudrais faire une parenthèse, sur précisément en quel sens Kant propose ça, pour que vous compreniez. [142 :00] Kant nous disait, dans deux livres différents, dans Critique de la raison pure, Kant dit : attention, il y a un usage constituant du jugement, et il y a un usage régulateur du jugement. Dans la Critique du jugement, bien des années après, il a changé de terminologie. Et il distingue un jugement déterminant et un jugement réfléchissant. Pourquoi il y a eu ce changement de terminologie ? Il y a une raison mais là, on la chercherait si [143 :00] on travaillait sur Kant. Je ne m’attache pas aux exemples que donne Kant car Kant prend des exemples dans le domaine des sciences et des lois de la nature, moi j’éprouve le besoin… Moi je veux faire sur ce point un commentaire libre, très rapide, qui terminera notre séance aujourd’hui, un commentaire très rapide sur cette distinction, non pas en prenant des exemples, à mes risques et périls, non pas dans le domaine de la science et de la nature mais dans le domaine du droit, presque à la limite de la vie quotidienne.

La définition que Kant nous donne du constituant ou du déterminant, l’usage constituant ou déterminant, jugement constituant ou déterminant, c’est ceci : le concept est donné, [Pause] mais le [144 :00] particulier n’est pas encore là. Il faut savoir quel est le particulier. [Pause] Le général, c’est-à-dire le concept, le général est déjà certain en soi, est donné, et alors il n’exige que du jugement pour opérer la subsomption ; en quel cas le particulier est nécessairement déterminé par là. Voyez, je vais du général qui est donné au particulier que je vais déterminer dans la mesure où je le subsume sous le général, c’est-à-dire sous [145 :00] le concept ou la catégorie. On peut dire oui, le concept, la catégorie sont donnés. Et je cherche quel est le particulier qui est déterminé, c’est-à-dire qui rentre sous la catégorie.

Je prends un exemple : vous avez un crime ; le concept vous est donné. Vous avez en effet, vous disposez d’un concept juridique de crime. Je suppose que soit prouvé qu’il s’agit bien d’un crime. Pour mon exemple, c’est nécessaire. Il est prouvé que c’est un crime ; en d’autres termes, vous avez le concept de crime. Le jugement déterminant ou constituant, [146 :00] ça va être quoi ? Vous cherchez : quel est le particulier qui rentre sous le concept ? C’est-à-dire qui a commis ce crime et de quelle manière ? Une fois dit que le concept de crime vous donne toutes ces manières. Le concept juridique de crime se subdivise, en effet, en différents concepts : crime avec préméditation, crime sans préméditation, crime involontaire, etc. etc. Donc vous avez les concepts, mais vous n’avez pas le particulier, et il vous faudra du jugement — c’est ça le jugement — il vous faudra du jugement [147 :00] pour savoir qui rentre sous le concept, à savoir quel est l’assassin ? Et quel niveau du concept le subsume ? C’est-à-dire a-t-il tué par imprudence, a-t-il tué par préméditation, a-t-il tué sans préméditation ? Voilà. Vous aurez un jugement déterminant ou constituant.

Je dirais qu’en médecine, un jugement thérapeutique est un jugement déterminant ou constituant. [Pause] Vous êtes là sur votre lit, [148 :00] un médecin arrive et dit : vous avez une pneumonie, et puis — d’après votre état — le concept de pneumonie, il est donné, il est donné dans la tête du médecin, et le médecin, bon, il montre du jugement en quoi ? Eh bien, il va doser les médicaments d’après toutes sortes de données comme tableau de symptômes, c’est-à-dire que vous rentrez dans le sous-concept d’une certaine manière, on vous applique tel médicament, non, oui, il faut que … non. Plutôt ah ben oui, mais il a quel signe, il y a des contre-indications, tout ça bon. Bref c’est des jugements constituants ou déterminants.

Le jugement, évidemment, pose de tout autres problèmes lorsque vous n’avez pas le concept. Prenez le cas [149 :00] inverse : vous avez le particulier et vous n’avez pas le concept. Ça c’est la douleur ! Le particulier est donné, [Pause] voilà comment Kant va définir « usage régulateur », le général tout à l’heure, le général était certain en soi et donné et alors il n’exige que du jugement pour opérer la subsomption, le particulier étant nécessairement déterminé par là. Dans l’autre cas, le général n’est admis que de manière problématique, et il n’est qu’une simple idée. Cette fois, le particulier est certain, dit Kant. Le particulier est certain. [150 :00] Mais la généralité de la règle est encore un problème. C’est juste le contraire en un sens. Cette fois, le particulier est certain, mais le concept manque ou il est problématique.

Je dirais que certains jugements symptomatologiques en médecine, c’est-à-dire diagnostics et non pas thérapeutiques, certains jugements diagnostics sont de ce type. Par exemple, le médecin, le plus souvent il entre dans la pièce il vous regarde, il sait ce que vous avez. Il ne confond pas une otite et une pneumonie. Il y a des cas… D’ailleurs est-ce que c’est une forte grippe ou une septicémie ? Je suppose que c’est la seule chose qui fasse l’intérêt de cette carrière ; je veux dire, ce n’est pas [151 :00] des cas extraordinaires, si vous avez une grippe à quarante, il vaut mieux être en alerte, puisque on ne sait pas très bien si ce n’est pas une septicémie que vous êtes en train de faire. Donc urgence de vous charger d’antibiotiques pour voir si la fièvre descend. Si la fièvre ne descend pas et si elle monte, c’est hospitalisation immédiate, c’est une septicémie. Là le particulier est donné, vous avez bien le type là avec sa fièvre, avec sa… Le concept est problématique. Le médecin qui se dit, qu’est-ce qu’il peut avoir celui-là ?

Je ne dis pas que ce soit ça dans tous les diagnostics. Il y a des diagnostics encore une fois qui sont des jugements constituants. Lorsque j’entre dans la pièce et que je dis : ah tu as une pneumonie, ce n’est pas difficile, ce n’est pas un jugement réfléchissant. C’est un jugement constituant. Non c’est, c’est délicat. [152 :00] Là le particulier est donné, dans le cas que j’envisage maintenant, c’est juste le contraire du crime, vous voyez, mais le concept n’est pas donné ou le concept n’est que problématique.

Je prends un exemple qui m’est cher et dont je me suis souvent servi parce que c’est la même chose : c’est dans les cas de jurisprudence en droit. Je définirais la jurisprudence exactement de cette manière : le particulier est donné mais le concept n’est que problématique. C’est-à-dire dans le jugement juridique déterminant, ou constituant, le concept est donné, c’est la loi, et vous savez de quelle loi il s’agit. Par exemple : il y a eu crime. Vous savez donc que la loi dont il s’agit, c’est le crime, c’est la loi concernant le crime, le général où le concept est donné. [153 :00] Mais en droit, c’est ça qui fait le charme du droit aussi, c’est ça qui fait le charme de cette profession : qu’est-ce qu’on appelle un cas de jurisprudence ? Un cas de jurisprudence, c’est exactement : le particulier est donné et catastrophe, dans l’état du droit, vous ne savez pas à quel concept ça renvoie. Le concept n’est donné, lui, que problématiquement.

Alors je prends un exemple, qui m’a toujours moi intéressé parce qu’il a existé en jurisprudence. Je trouve que le droit, ça n’a que cet intérêt. C’est le vrai domaine de la création en droit. Ce que je veux dire c’est que les vraies créations du jugement, c’est le jugement réfléchissant, évidemment. Voyez le jugement réfléchissant, c’est celui qui part d’un particulier qui est donné, pour s’élever vers [154 :00] un concept qui lui n’est pas donné, et n’est posé que de manière problématique. [Pause] [Deleuze soulève l’exemple et les distinctions suivantes à plusieurs reprises : voir la séance 21 dans le séminaire Cinéma 2, le 24 mai 1983 ; la séance 10 dans le séminaire sur Foucault, le 14 janvier 1986 ; et la séance 15 dans le séminaire sur Leibniz et le Baroque, le 28 avril 1987 ; voir aussi L’Abécédaire de Gilles Deleuze, « G comme Gauche »]

Dans l’exemple que je donne et qui est un vrai cas de jurisprudence, ce qui m’intéresse beaucoup, c’est voilà, je vais vous faire on va retrouver le truc des séries – [Deleuze est interrompu par quelque chose ou quelqu’un près de lui] — Voilà je ne précise pas la date quelconque. A un moment quelconque vous entrez dans un taxi et vous fumez. Vous fumez dans votre taxi, le chauffeur vous dit arrêtez de fumer, ou descendez tout de suite. Etant de mauvaise humeur ce jour-là, vous dites : non, je continue à fumer. Bon. Voilà une situation juridique. [155 :00] Le donné c’est quoi ? Le donné, c’est l’individu X — j’aimerais le traduire en logique formelle mais… — L’individu X tel jour, telle heure, a fumé dans le taxi. Le taxi me poursuit en justice. Ou bien inversement ou bien le taxi me fout à la porte à grands coups de pied, et je le poursuis en justice. Il y a problème de jurisprudence. Peut-être plus maintenant, peut-être plus maintenant. A une certaine époque, il y a problème de jurisprudence.

Le concept n’est pas donné. Le cas particulier est donné, ce n’est pas comme dans le cas du crime, vous avez un corps, il y a quelqu’un d’assassiné mais le concept de crime est donné. Là quelqu’un a fumé dans le taxi, quel est le concept ? Je peux dire : j’ai ma série d’images, [156 :00] Non ! J’ai ma suite d’images : [Deleuze écrit au tableau] Le taxi se déplace/moi fumant dans le taxi — Suite d’images — Ma question, c’est quel est le concept ? C’est ça, c’est ça le jugement réfléchissant : c’est quand vous vous demandez, un état de choses étant donné : quel est le concept ? Bon, vous jugez, l’essence du jugement, vous le sentez bien : l’essence du jugement, c’est le jugement réfléchissant. Ce n’est pas le jugement constituant, les deux sont… Ces deux pôles du jugement. Bon là :

Première catégorie : — je peux essayer ; il faut que je fasse ma table [157 :00] des catégories — Supposez que je sois God… Là ou plutôt Godard est dans cette situation pour faire certaines des catégories, il y a cette situation-là, et ça paraît bizarre mais pas plus qu’une catégorie godardienne. Je mets là, à la naissance de ma série : appartement. [Deleuze écrit au tableau] C’est mon droit. Je choisis la catégorie appartement, vous me direz, un taxi… [Interruption de l’enregistrement]

… Bon, la catégorie, bon les images n’appartiennent pas à cette catégorie, le taxi n’est pas un appartement, d’accord ! Bien, bon, alors pourquoi est-ce que j’ai choisi appartement ? La question est : est-ce que le taxi tend vers [158 :00] la catégorie appartement, vers une limite ? Mais pourquoi est-ce que le taxi tendrait vers la catégorie appartement ? Le taxi tendrait vers la catégorie appartement si c’était vrai que, en prenant un taxi, je faisais une opération analogue à celle qui consiste à louer un appartement. [Pause] Bon. C’est possible. Le taxi est considéré comme propriétaire d’une pièce mobile, et quand j’entre dans le taxi et qu’il baisse son petit drapeau, je loue le taxi comme je loue un appartement. Quand je loue un appartement, il est bien dit que je dois m’y comporter, suivant les termes du droit, [159 :00] en bon père de famille, c’est-à-dire je ne dois pas le dégrader, je ne dois pas être vandale, je ne dois pas faire du bruit passé dix heures… etc., bon. Je peux, j’ai le droit d’us et d’abus, c’est-à-dire : je peux fumer dans mon appartement.

Si prendre le taxi tend vers la limite louer un appartement, j’ai le droit de fumer dans le taxi. Voilà. En fonction de quoi ? En fonction de ceci, que la location d’un appartement est un contrat. [Deleuze écrit au tableau] et que, entre les deux parties contractuelles, entre les deux parties contractuelles, [160 :00] le propriétaire et le locataire, il y a la possibilité que le locataire fume chez lui ; bien plus, le propriétaire n’a aucun droit à ce que fait le locataire, du moment où il n’y a pas dégradation des lieux. Bon, je suis passé de l’appartement, le taxi, contrat.

Mais contrat, contrat, attention ! Contrat. Est-ce qu’il n’y a pas des cas où un contrat est très secondaire par rapport à quelque chose de plus profond ? Il faut aussi qu’il y ait des cas ou un contrat est plus secondaire par rapport à quelque chose de plus profond. — Je n’en ai plus pour longtemps, je me… Je précipite — C’est quoi ? Quand vous prenez l’autobus, [Pause] quand vous prenez l’autobus, [161 :00] il y a un contrat, ou le métro, il y a un contrat entre vous et quoi ? Lâchons le mot : l’institution. C’est une institution, le métro, l’autobus. Vous avez un contrat puisque en effet si vous vous cassez la jambe dans le métro, le métro est responsable. Bien plus le contrat — ça a été souvent plaidé — le contrat est établi juridiquement à partir du moment où le client touche, touche l’autobus de la main. C’est intéressant, ça, vous ne l’avez pas touché de la main, il n’y a pas contrat. Si vous le touchez de la main, restant à l’extérieur, c’est l’autobus qui est responsable ; si vous tombez, vous vous cassez la jambe, l’autobus est responsable. C’est l’acte du contact-là qui, en ce cas, définit le contrat. Très intéressant.

Pourquoi est-ce qu’ils ont supprimé toute choses, eh ? [Rires] [162 :00] Ça a été une des raisons du progrès technologique des autobus. Dans le temps où il y avait des autobus à ouvertures, là où les gens courraient comme des fous pour le rattraper, combien, combien de vieilles dames au galop, [Rires] elles courraient, et si elles touchaient l’autobus à ce moment, [Rires] l’autobus y est passé. C’est terrible. Donc ils ont fait des autobus où on ne peut s’accrocher à rien, ce sont des canailles. Bon.

Mais de toutes manières, le contrat est très secondaire par rapport à ceci : que ce n’est pas une location. Je le dis ce n’est pas le contrat qui détermine quoi que ce soit, dans le cas… Dans le cas de l’appartement, il est déterminant ; là, il ne détermine rien [163 :00] sinon un rapport de sécurité où il y a des responsabilités. Sinon c’est une institution, ce n’est pas une relation contractuelle, ce n’est pas la même chose. Et si c’est une institution, ça veut dire quoi ? Une institution, ça se définit par un service public. Donc il a beau tenir, avoir une dimension de contrat privé, il déborde complètement de cette dimension de contrat privé bien qu’il la sous-comporte : c’est un service public.

Partir du contrat, je vais vers ce quelque chose de plus profond, qui donne : autobus [Deleuze écrit au tableau] ou service public. Dans un service public, l’institution est parfaitement en droit de donner un règlement intérieur [164 :00] valable pour toutes les personnes qui font usage de l’institution, si bien que dans un autobus, en tant qu’il assure un service public, vous n’avez pas le droit de fumer. Bon, tout simple.

La jurisprudence, ce sera quoi ? Comment on procède ? Le taxi est-il assimilable à un appartement, un appartement roulant, en quel cas le fumeur avait le droit de fumer ? Ou est-il assimilable à un service public, en quel cas le fumeur n’avait pas le droit de fumer ? La jurisprudence a commencé par assimiler le taxi à un appartement, donc régime du droit privé. On avait le droit de fumer ; même s’il mettait interdit de fumer, il n’avait pas le droit de mettre [165 :00] interdit de fumer. Sous la forte pression du syndicat des chauffeurs de taxi, ils ne vont pas se laisser le même, pas du tout : nous sommes le substitut d’un service public et nous devons être assimilés non pas au droit privé qui règle la relation contractuelle de locataire à propriétaire, mais nous devons être assimilés aux autobus et aux services publics. Dès lors, le droit de fumer devient impossible. Aujourd’hui le droit leur a donné raison, ce n’est plus un problème de jurisprudence.

Vous voyez, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai construit ma série réfléchissante. Une première catégorie — alors vous pouvez considérer qu’il y avait une suite d’images préalables qui me conduisaient à la catégorie appartement. Par exemple, j’étais chez moi tout ça. — Première catégorie : appartement, [166 :00] suite d’images taxi ; deuxième catégorie, contrat, suite d’images taxis… Ah, oui non, je devrais dire : première catégorie appartement, suite d’images taxi où l’on fume, seconde catégorie contrat, nouvelle suite d’images, taxi où l’on ne fume pas,
troisième catégorie, service public.

Et je dirais, ces catégories ont l’air très, très bizarres, ben non, elles ont leur logique interne : appartement…. Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai réfléchi mes suites d’images dans des catégories à laquelle elles n’appartenaient pas, mais qui, chaque fois, constituaient leur limite propre, j’ai donc fait un jugement [167 :00] réfléchissant, et non pas un jugement constituant.

Donc on n’a pas beaucoup avancé, mais on s’est enrichis. Encore une fois, cette conception très belle du jugement qui remonte à Kant, nous permet de — je crois — mieux comprendre : une série, c’est précisément une suite d’images qui vont se réfléchir dans un genre qui sera comme leur limite dans la mesure où elles n’appartiennent pas à ce genre, mais tendent vers ce genre sous un vecteur assignable. Alors à ce moment-là, vous avez une série. Voilà, nous continuerons la prochaine fois. [Fin de l’enregistrement] [2 :47 :50]

 

Notes

For archival purposes, the French transcript of the first part of this session was prepared for the first time in June 2020 for this site, with time stamp for the entire session. Given the difficulty posed by the audio conditions for this session, the parts 2 & 3 transcriptions by Nadia Ouis for Paris 8 are remarkably rendered. The augmented version of the complete transcription was completed in August 2021. Additional revisions were added in February 2024.

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