December 18, 1984

I henceforth insist, as one of our fundamental results, [on] … the link that we are able to establish now between three cinematographic notions, but that goes beyond cinema – obviously I could say as well between three philosophical concepts – first notion: the black or white screen and its varieties; second notion: the irrational break-point, the irrational break; third notion, relinked parceling. What does the link consist of? … I could start from one of these notions and generate the other two; it would be harmonious. I limit myself to one case, I am starting from the black or white screen, and I say it is the co-application of the absolute outside and the absolute inside, of the absolute past and the absolute future, etc… This is what we’ve called in the course of our research “the force of the outside”, an outside more distant than any outside world, an inside deeper than any inside world. How will it manifest? The white or black screen can be manifested for itself, okay. How will it be manifested in a series of images?

Seminar Introduction

As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.

For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.

English Translation

Edited
Resnais Je t'aime
Alain Resnais, Je t’aime, je t’aime, 1968, “la grande noosphère.”

 

Deleuze completes the discussion of the brain: first, the emphasis placed on the possibility of a topological structure of the brain; second, sensorimotor linkages occurring as semi-random phenomena or relinked parceling (morcelage), with linkages manifesting particularly as irrational cut-points; the interconnections between three cinematographic (and indeed philosophical) concepts: the white or black screen and its varieties; the irrational break or cut; and the relinked parceling (morcelage). He comments at length on the latter (cf. Andrei Biely’s novel Petersburg; Resnais’s noospheres in “Muriel”, “Providence”, “Je t’aime, je t’aime”). He then connects painting, specifically Kandinsky and Klee, to American experimental films (Tony Conrad, Brakhage, George Landow). Deleuze then recaps the material covered to date: first, the simple departure point of thought and automatism, at once psychological and spiritual; second, cinema’s new spiritual automatism and this cinematographic image’s evolution in terms of thought itself (which unfolds following ten specific points; summary list below), as well as associated bibliographic and cinematographic references. Following a break, Deleuze discusses with students (for 45 minutes) what his expectations for specific students henceforth to discuss specific topics prepared in advance, with suggestions provided on different topics. Deleuze then closes by responding generously but firmly to a long intervention by Georges Comtesse.

Ten-point recapitulation of sessions 1-7: 1/ Rupture between pre-WW II and post-war cinema; 2/ Post-war sensorimotor rupture; 3/ Post-war indiscernibility between imaginary and real (crystal-image); 4/ Movement-image yields to indirect image of time; 5/ Direct image of time only occurring within interplay of true and false; 6/ Hence, the power of the false, at any price, also yields function of returning belief to the world — it is here, Deleuze says, that the previous seminar intersects with the current one –; 7/ Emergence of a change of regime of thought, noosign, along two axes alongside emergence of thought of the Outside; 8/ Force of the Outside occurring in irrational cuts and interstices; 9/ The unthought of within thought revealed as the body; 10/ Emergence of cinema of the brain.

 

 

Gilles Deleuze

Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985

Lecture 07, 18 December 1984 (Cinema Course 73)

Transcription: La voix de Deleuze, Ezequiel Romero Diaz (Part 1), Guadalupe Deza (Part 2), and Mohamed Taméga; correction : Claudie Zémiri (Part 3); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale

English Translation Forthcoming

 

French Transcript

Edited

Gilles Deleuze

Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985

7ème séance, 18 décembre 1984 (cours 73)

Transcription : La voix de Deleuze, Ezequiel Romero Diaz (1ère partie), Guadalupe Deza (2ème partie), et Mohamed Taméga; correction : Claudie Zémiri (3ème partie) ; révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale

Partie 1

… terminer assez rapidement, j’espère, notre programme que nous traînons depuis le début. Deuxième point : faire une récapitulation de ce programme avec bibliographie. Et troisième point, car je serai alors en mesure de vous expliquer ce que j’attends de vous, à la suite de quoi, peut-être, vous ne reviendrez plus, voilà. [Rires]

Alors je termine d’abord, donc, premier point, je termine cette histoire-là sur le cerveau, [1 :00] [Pause] l’image cérébrale, tant du point de vue de la science que du rapport vécu que du cinéma. Et vous vous rappelez, j’ai essayé de dire deux choses très simples, même en forçant les choses, qu’il me semblait, ce n’était pas une mutation brusque, mais que certains accents s’étaient déplacés dans notre rapport scientifique avec le cerveau ou dans notre rapport vécu avec le cerveau.

Parallèlement, vous complétez de vous-même le cinéma qui s’est toujours, qui a toujours présenté une partie de lui-même très importante comme cinéma du cerveau ; pensez au grand texte de [Sergei] Eisenstein [2 :00] [Il s’agit de La non indifférente nature (Paris : UGE, 1975-78): le rapport de l’image cinématographique avec le cortex, le thème du cortex revient constamment chez Eisenstein. Eh ben que, si le cortex a quelque chose à voir avec l’image cinématographique, il y a eu également un changement dans ce rapport du cinéma avec le cerveau. Et je disais : l’accent s’est déplacé de deux façons, c’est-à-dire, bon, pendant un certain temps, il me semble que ce qui a dominé — et je parle de tendance encore une fois — ce qui a dominé dans l’étude du cerveau, c’est une certaine conception d’après un axe d’intégration et de différenciation. Et on a vu la dernière fois comment le processus d’intégration [3 :00] et de différenciation pouvaient en définitive définir une totalité et une circulation dans le Tout.

Et je disais, bon ben, de plus en plus, peut-être, que, à une structure d’intégration et de différenciation tend à se substituer — et encore « substituer », ce n’est pas bon ; il faut corriger chaque fois, il faut mettre des nuances ; moi je ne les mets pas — tend à se substituer, des considérations d’un type nouveau, à savoir concernant une structure topologique du cerveau, où cette fois-ci, il ne s’agit plus d’intégration et de différenciation. Et dans la topologie, [4 :00] vous savez que, par définition, dans une structure topologique, les distances ne comptent pas. J’insiste sur pas besoin que vous sachiez très bien ce que c’est qu’une structure topologique, bon ; ce sera à vous de voir.

Or du point de vue quand on découvre le cerveau comme structure topologique, qu’est-ce qui ce passe ? À ce moment-là, ce qui passe au premier plan, c’est un rapport topologique du dehors et du dedans, ou je dirais aussi bien, un contact indépendant de la distance, contact indépendamment de la distance, contact indépendamment des distances ou, si vous préférez, coprésence, [5 :00] application du dedans et du dehors mais aussi bien du futur et du passé, du vide et du plein, de l’endroit et de l’envers, du noir et du blanc, du cosmos et du cerveau. C’est le cerveau-cosmos. [Pause]

Inutile de vous dire que, par exemple dans le cinéma, la science-fiction, le cinéma de science-fiction va en profiter, de ce thème. Et je précisais que, lorsque je parle d’une coprésence ou d’une application du dedans et du dehors, il s’agit d’un dehors plus lointain que tout monde extérieur et d’un dedans plus profond que tout monde intérieur. [6 :00] L’image cinématographique de ce point de vue serait vraiment la coprésence ou l’application du dedans et du dehors, du passé et du futur, du cerveau et du cosmos, du noir et du blanc. D’une certaine manière, l’écran noir ou l’écran blanc serait le signe de cette structure topologique, [Pause] avec toute l’importance qu’il a pris dans le cinéma d’après-guerre. [Pause] Et en effet, pour essayer d’être un peu plus clair, [7 :00] l’écran blanc ou l’écran noir ou toutes les variétés combinables, composables, est-ce une image pleine, est-ce une image vide ? C’est une coprésence du vide et du plein, c’est une coprésence du dehors et du dedans, peu importe. C’était ma première remarque sur le cerveau, comment l’accent est mis sur la possibilité d’une structure topologique dont l’espace euclidien ne rend pas compte.

Et puis on avait fait une seconde remarque. Cette seconde remarque, c’est [Pause] : comment se fait, si l’on conçoit la [8 :00] limite du cerveau, comme coprésence topologique, comme application topologique, d’un dehors absolu et d’un dedans absolu, ben quand même, comment se fait concrètement à l’intérieur du cerveau, la transmission, l’enchaînement, en gros, les enchaînements sensorimoteurs, c’est-à-dire les passages d’un influx ou d’un message, d’un neurone à un autre ? [Pause] Et on avait donné une réponse, [9 :00] une réponse également obscure. On avait dit : peut-être que ça se fait sous forme de rapports semi-aléatoires. [Pause] Et on s’était mis à essayer de regarder, à essayer de regarder un tout petit peu qu’est-ce que c’était que ces rapports semi-aléatoires, c’est-à-dire des mixtes. Des mixtes de quoi ? Des mixtes de dépendance et de hasard [Pause] que l’on pouvait grouper sous le titre général de « phénomènes aléatoires partiellement dépendants » ou si vous préférez, d’enchaînements semi-fortuits. [10 :00] Et on avait vu que, une drôle de chose, à savoir les chaines de Markov, donnait un statut [Pause] à ces enchaînements semi-aléatoires.

Et je me disais, bon, est-ce qu’on ne pouvait pas concevoir que la transmission d’un neurone à l’autre, que l’association d’une neurone à l’autre, se fasse sous la forme des chaines de Markov, c’est à dire, de rapports semi-aléatoires ? [Pause] Si vous acceptiez cette idée, même si confus que soit tout ça, si vous acceptiez cette idée, il y aurait une grande conséquence [Pause] [11 :00] : il faudrait dire que l’enchaînement, les enchaînements, se présentent sous forme de morcelages, perpétuellement, de morcelages vraiment, perpétuellement ré-enchainés. Le statut de l’enchainement semi-fortuit, c’est du morcelage ré-enchainé.

Je vous dis tout de suite où je veux en venir : le morcelage ré-enchainé, ça veut dire pour moi que, d’une manière ou d’une autre, la transmission se fait par ré-enchainement et jamais par enchainement. [12 :00] La transmission se fait par ré-enchainement et jamais par enchainement, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il faut bien interpréter le préfixe « re », « ré » dans ré-enchaînement, le ré-enchaînement n’est pas second par rapport à l’enchainement. Le ré-enchaînement est un type d’enchaînement particulier. Pour moi, ça devient déjà plus intéressant : le ré-enchaînement serait un type d’enchainement particulier. Il y aurait des morcelages par ré-enchaînement qui ne seraient pas du tout seconds, par rapport à des continuités d’enchaînements. On pourrait opposer [13 :00] deux types d’enchaînements : d’une part, l’enchaînement de continuité, et d’autre part, le morcelage par ré-enchaînement. [Pause]

Ou si vous préférez, pour être encore plus clair, on distinguerait trois cas possibles : premier cas possible, il y a un réseau continu, un réseau continu de transmission ou d’association ; [Pause] deuxième cas possible, [Pause] [14 :00] il y a un enchaînement d’images associées qui se fait par l’intermédiaire de points-coupures, un enchaînement d’images associées qui se fait par l’intermédiaire de points-coupures. Quelle est la… ? — Là il faut que vous compreniez, hein, ça c’est le point qu’il faut que vous compreniez — Quelle est la condition ? Si vous m’avez suivi depuis le début, la condition, on la connaît : c’est que les coupures soient rationnelles. [Pause] Quand les coupures sont rationnelles, il y a en effet un enchaînement d’images associées par ces points-coupure. [15 :00] Qu’est-ce c’est qu’un point-coupure rationnel ? Vous vous rappelez, et ça explique tout, j’espère que vous vous rappelez. En tant que coupure, c’est une instance qui opère la répartition de deux séries, une série avant et une série après, une série inférieure et une série supérieure. En tant que point coupure rationnel, le point-coupure lui-même fait partie de l’une ou l’autre des deux séries, soit qu’il soit le dernier terme de la première série, soit qu’il soit le premier terme de la seconde série. Je dirais dans ce cas, il y a, non pas comme dans le premier cas, [16 :00] réseau continu; je dirais, il y a enchaînement d’images associées par points-coupures rationnels, il y a enchaînement.

Troisième cas, [Pause] enchaînement par points de coupures irrationnels. [Pause] On a vu que les points-coupures irrationnels se définissaient comment ? Avant tout, par ceci : ils ne font partie… ils déterminent bien, ce sont des coupures, puisqu’ils déterminent une répartition en deux séries, mais ils n’appartiennent ni à [17 :00] l’une ni à l’autre des deux séries. Ils opèrent un morcelage entre les deux séries. [Pause] Et la relation n’est plus un enchaînement d’images associées ; c’est par ré-enchaînement d’images indépendantes. J’ai tout dit. Il se produit un ré-enchainement d’images indépendantes sans que ce ne soit jamais produit au préalable un enchaînement d’images associées. Ce sont deux [18 :00] types d’enchaînement complètement différents. Dans le second cas qui m’intéresse, c’est du morcelage ré-enchainé. Ce n’est plus l’aspect topologique du cerveau ; c’est l’aspect semi-aléatoire ou probabilitaire, si vous voulez, du cerveau opéré par morcelages toujours ré-enchainés. [Pause]

Je reprends la formule — ça me paraît le plus clair — il n’y a plus enchaînement d’images associées, comme on a vu l’importance de ces associations dans l’ancien cinéma, où en effet les points-coupures étaient rationnels. [19 :00] Je vous rappelle encore une fois l’importance pour moi, l’importance des textes de Eisenstein lorsqu’il insiste sur ce qu’il appelle les césures, c’est-à-dire les points-coupures, et la nécessité qu’elles soient rationnelles, c’est-à-dire qu’elles obéissent à la « section d’or » ou à une structure voisine de la « section d’or », donc, qu’elles impliquent des rapports commensurables, des rapports rationnels.

Eh ben là, ce n’est plus le cas : au lieu d’un enchaînement d’images associées par points de coupures rationnels, vous avez un morcelage ré-enchaîné par points-coupures irrationnels. D’où je peux maintenir : le ré-enchaînement n’est pas un second enchaînement, c’est-à-dire qui vient après l’enchaînement. Le ré-enchaînement est un type original [20 :00] d’enchaînement ; c’est l’enchaînement semi-fortuit. C’est important ça ; je veux dire, là, on tient quelque chose ; je ne sais pas pourquoi, on tient quelque chose ; ça va avoir beaucoup d’importance tout à l’heure.

J’insiste dès lors sur — comment dirais-je ? — j’insiste dès lors, comme un de nos résultats fondamentaux — car on a beau ne faire que construire un programme, on y obtient déjà certains résultats — je considère comme un de nos résultats essentiels de notre trimestre, là, le lien que nous sommes en mesure d’établir maintenant entre trois notions cinématographiques, [Pause] [21 :00] mais ça déborde le cinéma évidemment, je pourrais dire aussi bien entre trois concepts philosophiques. Première notion : l’écran noir ou blanc et ses variétés. Deuxième notion : le point-coupure irrationnel, la coupure irrationnelle. Troisième notion, le morcelage ré-enchaîné. [Pause]

En quoi consiste le lien ? Je pourrais partir, vous comprenez, je pourrais partir de l’une de ces notions et engendrer les deux autres [22 :00] ; ce serait harmonieux. Je me contente d’un cas : je pars de l’écran noir ou blanc, et je dis, c’est la co-application du dehors absolu et du dedans absolu, du passé absolu et du futur absolu, etc., bon. C’est ce qu’on a appelé dans le courant de notre recherche, c’est ce qu’on a appelé « la force du dehors », un dehors plus lointain que tout monde extérieur, un dedans plus profond que tout monde intérieur. [Pause] Comment va se manifester — l’écran, blanc ou noir, peut se manifester pour lui-même, d’accord — comment il va se manifester dans une suite d’images ? [Pause] [23 :00] C’est le deuxième point. La réponse est simple : il va se manifester sous forme d’une coupure irrationnelle, [Pause]  coupures irrationnelles qui surgissent avec le cinéma moderne, avec le cinéma d’après-guerre, [Pause]  je disais, notamment dans l’utilisation des faux-raccords. Le faux-raccord est typiquement là une coupure irrationnelle, dans les fragmentations d’espace de [Robert] Bresson, [Pause] ou toutes sortes d’exemples qu’on a vus et qu’on verra. [24 :00] Donc, je peux déduire très facilement, de l’écran noir et blanc, je passe à la coupure irrationnelle entre images, dans une série d’images.

Troisièmement, ma question est : lorsque deux séries sont déterminées par une coupure irrationnelle et pas par une coupure rationnelle, comment se fait l’enchaînement ? Ma réponse — et ça me paraît une déduction absolument nécessaire — ma réponse, c’est : l’enchaînement ne peut plus être un enchaînement d’images associées mais un ré-enchaînement d’images indépendantes. Ça répondra à la formule de [Jean-Luc] Godard : non pas une image après une autre, mais une image plus une autre ; non pas une image [25 :00] après une autre, mais une image plus une autre, c’est la définition, c’est une manière de dire : ré-enchaînement d’images indépendantes, au lieu de dire enchaînement d’images associées. [Pause] Il ne faut pas réclamer les exemples concrets ; il faut d’abord comprendre dans l’abstrait, il faut d’abord comprendre abstraitement, et puis les exemples concrets, bien ça arrange les choses, mais, bon. Donc je suppose que vous ayez… ça, il faut à tout prix que vous compreniez, vous voyez, c’est la même notion finalement, c’est la même instance qui se présente comme écran noir ou blanc, comme coupure irrationnelle et comme morcelage ré-enchaîné, [26 :00] ou comme ré-enchaînement d’images indépendantes. Les trois sont absolument liés. [Sur ces trois aspects, voir L’Image-Temps, pp. 276-281]

Alors si on pense, il faudrait rendre ça un peu concret, ben oui, essayons de rendre ça un peu concret. L’année dernière, j’avais fait allusion à un roman qui me paraît un des plus grands romans de toute l’histoire du roman et qui, cette année, nous concernera très directement car je voudrais en faire un commentaire et pas me contenter d’allusions : c’est le roman d’un russe, à la grande période du constructivisme russe, c’est le grand roman constructiviste. [Sur Andrei Biély, voir les séances 19 et 22 du séminaire Cinéma 3, respectivement, le 19 mai et le 12 juin 1984] Et comme on a vu qu’on avait à faire avec des histoires comme [James] Joyce, le monologue intérieur, l’automatisme, etc., bon, peut-être qu’il y aura lieu de confronter [27 :00] ce roman ou chercher, c’est qu’il a pu apporter de nouveau techniquement, quels étaient ses rapports avec par exemple, le roman de Joyce.

Et c’est le roman de, donc, Andrei Biély qui était un très, très grand auteur pour ceux qui ne le connaissent pas. Mais justement, un de mes souhaits, c’est que ceux qui ne le connaissent pas en profitent pour lire son roman. Ce roman s’appelle Pétersbourg ; il a été traduit aux éditions L’Âge d’Homme [1913/1922 ; trad. 1967] À mon avis, c’est un immense chef d’œuvre, vraiment une grande œuvre, quoi. [Pause]

Un étudiant : Comment ça s’écrit ?

Deleuze : Biély, b-i-e-l-y, Andreï, André, quoi ; André Biély, Pétersbourg. [Pause] [28 :00] Je suppose qu’on soit en train tous ensemble de le feuilleter ; qu’est-ce qu’on découvre ? — Je ne suis pas en train de le commenter ; je laisserai ça pour… Il faut que vous me rejoigniez ; il faut qu’on ait le temps pour ça. — Qu’est-ce qui me frappe ? Au hasard des pages-là, j’imagine, je suis en train de le feuilleter. Qu’est-ce qui me frappe ? Première chose qui me frappe, un thème lancinant du cerveau-cosmos, le cerveau-cosmos. [Pause] Un corridor — je cite un passage très beau, un admirable passage du roman, j’essaie de le résumer mal — un corridor s’ouvre [29 :00] dans la tête d’un personnage, [Pause] dans le cerveau d’un personnage, et lui-même, il suit ce corridor qui le conduit au vide cosmique. Je n’en dis pas plus, mais les pages sont des pages tellement belles que, voyez, un corridor s’ouvre dans votre tête, et vous suivez ce corridor, vous prenez ce corridor, et vous débouchez dans le vide cosmique, et vous vous émiettez en une petite galaxie.

Je feuillette toujours, et dans tout le roman, il est question d’une bombe, un grand roman très révolutionnaire. Il est question [30 :00] d’une bombe, mais cette bombe est diversement située. C’est à la fois une bombe dans le ventre, dans le corps des personnages, et qui ne cessent de risquer de faire éclater ce corps ; et une bombe, en même temps et c’est la même, qui se balade dans tous les lieux de la maison, les personnages étant à la recherche de cette bombe. Ils l’entendent dans leurs ventres, ils la cherchent à l’extérieur. [Pause] La bombe est explicitement présentée comme coprésente au dedans et au dehors, des deux côtés [31 :00] d’une espèce de membrane, [Pause] la bombe du dedans et la bombe du dehors s’appliquant l’une à l’autre.

Troisième point : tout le roman est dominé par un des héros qui surgit dans les endroits les plus divers — j’ajoute, non — toujours dans le même thème, la ville, Pétersbourg. Dans la littérature russe, Pétersbourg a une vocation particulière, et dans le cinéma, mais dans la littérature notamment, vous trouvez déjà les vertus particulières de Pétersbourg qui sont très, très bien décrites par Dostoïevski : [32 :00] c’est la ville fantôme, c’est la ville marécage. C’est la ville où le dedans et le dehors s’affrontent. [Pause] C’est le cerveau-cosmos.

Dernier point, si on feuilletait toujours sans… — c’est, ce n’est absolument pas un commentaire c’est ce que je dis, c’est… J’ai l’idée naïve de vous donner envie d’aller voir, là — un personnage, un des héros surgit dans les points les plus inattendus de la ville, vêtu d’un domino, vêtu d’un domino tout rouge, et il fait peur à tout le monde et fait scandale partout [33 :00] avec son domino sanguinolent. Et tous les passages du roman, je dirais à la lettre, sont ré-enchaînés sur le domino rouge. Il n’y a jamais d’association — c’est une des grandes techniques de Biély, à mon avis — il n’y a jamais d’association entre une scène de domino et puis une autre scène. Il y a perpétuellement morcelage ré-enchaîné ; on ré-enchaîne sur le domino rouge.

Bon, je vais vous raconter une tout autre histoire. Un auteur de cinéma s’appelle Alain Resnais. Je suis très frappé, je ne sais pas si Resnais connait [34 :00] Biély ; je ne pense pas, ou même s’il le connaît ; je doute qu’il y ait eu influence. [Sur rapprochement entre Biély et Resnais, voir L’Image-Temps, p. 164 et la note 41 ; et pp. 276-277] Je cite par-ci par-là, quelques points forts et très connus des œuvres de Resnais. La coprésence, la co-application, d’un dehors et d’un dedans comme définition et comme déterminant, un cerveau-cosmos. [Pause] C’est la grande noosphère de « Je t’aime, Je t’aime ». [Pause] Le cerveau-cosmos comme ville. [Pause] [35 :00] Est-ce un cerveau ? Est-ce un monde ? À votre choix, c’est partout dans Resnais ; c’est la Bibliothèque Nationale, [Il s’agit de “Toute la mémoire du monde” (1956)] est-elle un cosmos ? Est-elle un cerveau ? Co-application, coprésence, du dehors et du dedans, du monde et du cerveau. Bien plus, qu’est-ce que c’est la Pétersbourg de Resnais ? La Pétersburg de Resnais, c’est Boulogne, c’est Boulogne dans “Muriel” [1963], c’est la ville fantomale, c’est la ville fantôme, c’est la ville-cerveau. [Pause] [36 :00]

Deuxième trait, dans “Providence” [1977], la bombe du dedans et la bombe du dehors et la coprésence des deux bombes. La bombe, elle est dans le corps du vieux romancier alcoolique ; son corps crépite, son corps crépite alors dans tous les sens, la bombe comme état organique d’un corps décrépi. Le même thème apparaît constamment chez Biély : la bombe qui va éclater dans le corps décrépi. Mais la bombe, elle est aussi dans les états cosmiques de “Providence” : le tonnerre, la foudre, dans les promenades [37 :00] nocturnes du vieux romancier alcoolique insomniaque. Et enfin, elle est dans l’état social et politique. Rafales de mitrailleuses perpétuelles, coups de feu, etc. Tonnerre et éclairs cosmiques, crépitement organique, rafales de mitrailleuse historico-politiques, et tout “Providence” opère une espèce de contact topologique entre tous ces états et fait de ce film, il me semble, un des chef d’œuvre du cinéma moderne. [Pause]

Troisième point, quant à Resnais. [Pause] [38 :00] “Je t’aime, je t’aime” [1968], il s’agit de quoi ? Ceux qui ont vu, mais je raconte très vite : quelqu’un a fait une tentative de suicide, on le sauve, et on va le soumettre à une expérience : on l’enferme dans la noosphère, dans le monde-cerveau, et on va lui faire revivre une minute de son passé, une minute précise de son passé. Cette minute, c’est une minute qui a eu lieu — je donne parce que les dates sont très nécessaires — le 5 septembre 1966, à 16 heures. [Pause] En principe, il s’agit de [39 :00] ça dans l’expérience. Et vous allez avoir, au retour, dans le film, un retour à cette minute, c’était la minute où le héros sortait de l’eau et croisait la femme qu’il aimait ou qu’il n’aimait plus, Catrine, et il y avait un dialogue comme ça, mais, sans doute cette minute était fondamentale parce que elle devait être à cheval. Il y avait encore une chance entre le moment où il l’aimait encore et le moment où il ne l’aimait déjà plus. Je dirais, à ma manière sans doute, c’était une coupure irrationnelle. Elle était entre les deux : entre le « aimer encore » et le « ne plus aimer ».

Mais la [40 :00] noosphère a des ratés : au lieu de le renvoyer à la minute, ça le renvoie bien à la minute, mais chaque fois, la minute s’enchaîne avec une série d’images de plus en plus indépendantes de cette minute. Au début, il y a encore de vagues associations entre la minute, et la série avec laquelle elle s’enchaîne, il a encore de l’association. Plus ça va, plus la minute s’enchaîne avec des séries lointaines, [Pause] lointaines dans le temps, séparées dans l’espace. En d’autres termes, il n’y a plus [41 :00] enchaînement de, il n’y a plus association… Non, il n’y plus enchaînement d’images associées, mais la minute ne cesse de passer dans l’autre régime de l’enchaînement : morcelage ré-enchaîné, à savoir elle se ré-enchaîne avec des images, des séries d’images indépendantes. [Pause]

Je dis que, indépendamment de toute influence entre le grand roman de Biély [42 :00] et l’œuvre de Resnais, je crois à un système d’échos qui fait que ça nous donnerait un champ très riche pour étudier ce rapport entre coupure irrationnelle, ré-enchaînement, des opérations de ré-enchaînement, et vous sentez aussi ce qu’on n’a même pas abordé, à savoir dès lors, la possibilité d’un cinéma qu’il conviendrait d’appeler effectivement « un cinéma sériel ». Je dirais que le cinéma est déjà sériel lorsque, au lieu d’un enchaînement d’images associées, vous avez des ré-enchaînements d’images indépendantes. Au moins ça m’éviterait d’employer comme parfois, comme trop souvent, il me semble, « sériel » à propos du cinéma d’une manière simplement métaphorique. Au moins, on partirait d’une première [43 :00] définition de la série de là. Bon, voilà.

Je termine ce point — parce que il faudrait qu’il soit très clair ça, tout ça — je termine ce point en disant, on pourrait chercher des confirmations, mais justement ça fera partie de notre programme. Je pensais à une confirmation qu’on pourrait aller chercher du côté du cinéma expérimental abstrait, dit abstrait, et si je cherche peut-être que, si je me dis tiens, bon, est-ce qu’on aurait une confirmation ? On verra, plus tard ; on aura une séance sur le cinéma expérimental, mais si je tente là, une très, très grossière, là, très grossière périodisation [44 :00] du cinéma abstrait, je me dis, il a bien eu un moment, un premier moment, le grand moment avant la guerre, où il y a eu un grand cinéma abstrait, mais on verra, qui peut-être se comprenait par le double mouvement d’intégration et de différenciation, d’une part, et d’autre part, d’enchaînement d’images associées.

Ça a été le grand âge, comment dire, géométrique, du cinéma abstrait, mais géométrique en quel sens ? Il faudrait distinguer déjà beaucoup d’auteurs, puisque ce n’est pas simplement du cinéma géométrique, c’est du cinéma plus proche de la peinture. Et il y a évidemment des auteurs très différents, il me semble, même que [45 :00] ce ne serait pas difficile de distinguer une tendance [Vassily] Kandinsky, et une tendance Paul Klee, quoi. Je veux dire, on reviendra sur tous ces points, mais je le dis en passant là, la grande différence étant, si vous voulez, entre les deux techniques de ces peintres. Je le dis d’une manière abstraite, c’est que pour Kandinsky, ce qui compte c’est les forces, les forces qui s’exercent sur des lignes, mais c’est de là qu’il arrivera et qu’il dégagera sa notion, la notion fondamentale de son esthétique, en tant que grand peintre, la notion de tension. La tension, c’est le rapport de la ligne avec des forces que s’exercent sur elle. [Sur le rapprochement Kandinsky et Klee, voir les séances 1 et 2 du séminaire sur Leibniz et le Baroque, le 28 octobre et le 4 novembre 1986 ; voir aussi L’Image-Temps, pp. 279-280]

Paul Klee, ce n’est pas ça, il suffirait de comparer — peut-être, peut-être qu’on aura le temps peut-être qu’on le fera — comparer les grands textes, les grandes œuvres de Klee et de Kandinsky, pour voir la différence… [Interruption de l’enregistrement] [45 :57]

… [46 :00] Dans le cinéma géométrique abstrait, il y a les deux pôles, chez des auteurs différents ; il y a vraiment un pôle proche de Kandinsky et un pôle proche de Paul Klee, et ce qui ne sera pas de tout étonnant. Ah, bon. Mais enfin je dirais, c’est un cinéma qui reste dedans et qui correspondrait à l’ancienne image du cerveau, intégration, différenciation, et enchaînement d’images associées.

Si je saute, il s’est passé bien des choses entre… si je saute, si je saute dans le cinéma abstrait expérimental américain, vers 1960, qu’est-ce que je vois ? Là, accordez-moi, pour ceux qui ont vu un peu de ce cinéma, que je crois que je ne force pas le choses ; [47 :00] je vois une trinité, une trinité de base, trois composantes fondamentales [Pause] : l’écran noir et l’écran blanc et toutes leurs variations, ça c’est chez tous. Je veux dire, je peux citer… enfin il y en a un célèbre, “Réflexion sur noir” [“Reflections on Black”, 1955], je crois, je crois bien c’est — je ne sais même pas comment on prononçait son nom, [Stan] Brakhage, Brequege, Brakhage, eh bon – [Pause] [Deleuze fait cette même référence dans L’Image-Temps, p. 260]

Deuxième grand procédé : le clignotement — ce n’est pas des procédés gratuits, hein, quand je résume comme ça, ça fait gratuit — procédé de clignotement, [48 :00] tout un cinéma de clignotement, je donnerai comme exemple, un film, un film de [Tony] Conrad, c-o-n-r-a-d, ce n’est pas le seul, mais c’est un de ceux qui me semble a fait les plus beaux clignotements, bon. [Pause] Je dirais, je n’essaie même pas de me justifier, je dirais : c’est évident que le clignotement détermine une coupure irrationnelle, c’est même fait pour ça. [Pause] [Sur le cinéma de clignotement, voir la séance 8 du séminaire Cinéma 1, le 26 janvier 1982, et L’Image-Temps, pp. 279-280]

Troisième procédé : [Pause] le procédé de la boucle. [Pause] Ah bon, mais tout ça [49 :00] doit vous ouvrir, nous sommes en plein programme. Procédé de la boucle, qu’est-ce que c’est ? Bon, une série d’images revient — je ne prétends pas définir là la boucle, je donne une caractéristique très grossière — une série d’images revient avec des variations. Un des plus grands du cinéma expérimental a manié en maître ce procédé, c’est Landow, George Landow, l-a-n-d-o-w, l-a-n-d-o-w. Boucle, c’est curieux parce que les musiciens, ils en connaissent un bout sur la boucle, notamment les musiciens modernes. Ils font des boucles. Il faudra bien comparer [50 :00] — peut-être est-ce que vous pressentez avec effroi ce que j’attends de vous — il faudra bien comparer boucle musicale et boucle cinématographique, il faudra voir. Tout ce que je peux dire c’est que la boucle, c’est typiquement un morcelage ré-enchaîné. [Pause] Ce n’est pas un enchaînement d’images associées ; c’est un ré-enchaînement d’images indépendantes. Donc, au niveau du cinéma abstrait, on retrouverait exactement là notre trinité.

En d’autres termes, qu’est-ce qui fait notre cerveau moderne ? Comment vous le vivez, votre cerveau ? Ça, je reviens — je conclue juste sur l’histoire du vécu — comment vous le vivez, votre cerveau ? Eh ben, votre cerveau, [51 :00] il clignote, et il ré-enchaîne ou il fait de boucles. Un cerveau qui clignote, qui ré-enchaîne et fait de boucles, bon, c’est très important ; je veux dire, ça change beaucoup. Le cerveau de nos pères, il ne faisait pas ça. [Rires] Ben, il ne faisait pas moins bien, hein ? [Pause] Le cerveau de nos pères, il intégrait, il différenciait, il enchaînait. Eh bien, nous, on ne fait pas ça ; nous, on est devenus, topologiques, semi-fortuits [52 :00] et ré-enchainant. [Pause] Ce qui nous donne un autre rapport avec la santé, avec la maladie, ce n’est pas les mêmes normes, hein ? [Pause] Bon.

Donc ça nous ouvre beaucoup de choses si bien que l’heure est venue enfin de récapituler tout ce qu’on a fait ce trimestre et que du même coup, vous compreniez ce que j’ai à vous proposer pour le second. [Pause] Ce qu’il me faut, c’est [53 :00] … est-ce que c’est clair, cette histoire ? Est-ce que c’est assez clair ? Moi ce qui m’intéresse là dans tous que j’avais fait jusqu’à maintenant là, après une heure, c’est, c’est ma trinité, là. Il faut qu’il soit vraiment… il faut que, que vous l’ayez à l’esprit parce que après les vacances, on partira de tout ça. Je veux dire, on retrouvera tout ça, forcément, alors je le répéterai, mais… Vous voyez, c’est pour ça que j’ai tellement insisté sur la coupure irrationnelle chez un mathématicien, ou bien sur les chaînes de Markov, parce que les chaînes de Markov, ça me semblait donner un exemple de ré-enchaînement, de morcelage ré-enchaîné, tout ça. Tout ça c’est parce que j’en avais besoin à cet égard, quoi, et vous sentez ce qui m’intéresse ? Bon bien sûr, c’est le cinéma, mais c’est aussi bien la pensée, c’est-à-dire, [54 :00] c’est les concepts philosophiques. Ce n’est pas seulement des… bon alors, je suppose que ça va, que c’est clair, bon.

Alors on récapitule : notre premier thème, c’est quoi ? Et ça restera quoi, parce que je ne veux pas dire qu’on ait fini ceci ou cela ; non, on a lancé, on allait lancer notre problème. Notre premier thème c’est : pensée et automatisme. Et nous partons, nous sommes partis d’un fait simple : le caractère spécifique de l’image cinématographique, c’est d’être automatique, [Pause] mais cela avec deux conséquences, [55 :00] c’est que l’automatisme de l’image allait — comment dire — déteindre, sur quoi ? Sur toute une série de choses, sur le personnage cinématographique, sur l’acteur cinématographique, sur le spectateur cinématographique. Et je disais dès le début, il est normal que, les somnambules, les zombies, etc., les golems appartiennent profondément au cinéma sous forme de l’Expressionnisme allemand, ou que les automates appartiennent profondément au cinéma, sous forme de l’école française. [56 :00] [Voir surtout les séances 1 et 2, le 30 octobre et le 6 novembre 1984]

Et je disais, ça ne cessera pas, mais il y aura une sérieuse évolution, et je disais la célèbre conception de l’acteur chez Bresson n’est pas séparable du caractère, de cette évidence absolue, l’image cinématographique est automatique, et il y a des conséquences pour l’acteur, qui ne doit pas être un acteur de théâtre mais que doit être ce que Bresson appelle un « modèle ». Et je vous rappelle qu’on a vu dans les textes de Bresson à quel point sa notion de modèle était fondée sur c’est ce qu’il appelé lui-même « l’automatisme ». [Pause] [Il s’agit du texte de Bresson, Notes sur le cinématographe (Paris : Gallimard, 1975) ; sur Bresson et l’automate, voir L’Image-Temps, p. 233 et note 42]

Tout ça renvoie à un thème bibliographique, tout ce que vous pouvez trouver sur l’automatisme psychologique. Livre clé sur [57 :00] l’automatisme psychologique : Pierre Janet, un livre qu’on ne trouve plus donc, pour ceux qui s’intéressent à cet aspect, à lire en bibliothèque. [Voir L’Automatisme psychologique (Paris : Félix Alcan, 1889)] Mais il y avait un autre aspect, c’était l’automatisme spirituel, c’est-à-dire cette fois, l’ensemble des images automatiques en tant qu’elles constituent un Tout, le Tout de l’œuvre, [Pause] le Tout de l’œuvre en tant qu’elle s’offre à la pensée. [Pause] Bien plus, le Tout en tant qu’il n’est pas donné dans une image, mais pensé comme le Tout du film. [Pause] [58 :00] Et grâce au caractère automatique de l’image, le cinéma mettait en branle l’automate spirituel… [Interruption de l’enregistrement] [58 :09]

Partie 2

… D’où les ambitions premières du cinéma, et là, bibliographiquement, je vous renvoie à tout ce que vous voulez dans ce sens, notamment textes de Eisenstein, de [Dziga] Vertov, de [Abel] Gance, de [Jean] Epstein et d’Élie Faure, sur les grandes ambitions premières du cinéma, Grandes ambitions qui consistent en trois principalement :  nouvelle pensée, langue universelle, art des masses. C’est l’automate spirituel. [Pause] [Voir surtout les séances 1 et 2, le 30 octobre et le 6 novembre 1984]

Mais nous avons vu, pour [59 :00] en finir avec ce premier thème, nous avons vu abondamment déjà qu’on allait avoir un grand problème : c’est que du cinéma d’avant-guerre au cinéma d’après-guerre, l’automate spirituel, mais même l’automate psychologique, l’automate psychologique et l’automate spirituel vont subir une longue et grande évolution. Il va de soi que, entre le somnambule de l’Expressionnisme allemand ou le robot de « Métropolis » [1927, de Fritz Lang], [Pause] et le robot de [Stanley] Kubrick ou l’automate de Bresson, les différences sont très, très grandes. [60 :00] Et ce n’est pas seulement parce que les machines extérieures au cinéma ont changé ; c’est en vertu de toute une évolution du cinéma, et finalement, actuellement, qui peut-être réunira, ou ait réuni, toutes les formes d’un nouvel automatisme spirituel comme identique au cinéma. Peut-être est-ce qu’on pourrait répondre [Hans-Jürgen] Syberberg ? Mais enfin, il nous faudrait beaucoup d’analyses pour justifier tout ça. C’est mon premier thème, c’était mon premier thème, voilà.

Deuxième thème, c’était : évolution de l’image cinématographique du point de vue de la pensée [61 :00] et de ses rapports avec la pensée. Et là, [Pause] tout à l’heure, hein, je veux dire, tout à l’heure, je vais avoir besoin de vous dès aujourd’hui, hein ? Parce que je vois avec joie que je n’ai pas tellement, hélas, ça fait combien bien ça… ? Hélas, ce qu’il faut re-dégager, c’est… parce que j’ai besoin, j’ai très besoin que vous l’ayez après les vacances, hein, dans la tête un peu ça, sinon je serai forcé de tout recommencer. J’en ai besoin de… [Pause ; Deleuze cherche dans ses papiers] vingt-quatre… — Ah ! Mais, il [62 :00] m’arrive une catastrophe, je ne vais pas pouvoir m’en tirer, j’ai… Ah si ! J’allais dire : j’ai perdu un papier, alors je ne pouvais plus compter. Dix ! On n’est pas sorti, hein ? Dix. — Dix petits caractères. Je voudrais résumer cette évolution sous dix aspects. Je me suis dit : ça va par trois généralement. Alors, c’est… Ça finit par être fastidieux trois. Alors dix, ça fait mieux, hein ? [Rires] [Pause]

Premier aspect : ça ne va pas vous échapper que — je le fais exprès là — je vais lier les choses qu’on a vues l’année dernière pour ceux qui étaient là — ceux qui n’étaient pas là, ils ne s’en occupent pas — et des choses qu’on a vues cette année, ne serait-ce que parce que moi, je suis sensible à la continuité de ce qu’on fait. [63 :00] Premier aspect, nous avons — ah, mais ça, on l’a presque fait dans le programme, je le rappelle… — :  En quel sens peut-on parler d’une rupture « cinéma d’avant- guerre » / « cinéma d’après-guerre » ? Je dis bien que chaque fois que j’ai employé ce mot, tantôt d’un certain point de vue cette rupture est radicale, tantôt d’un autre point de vue cette rupture est très relative. Donc, pas de règles.

Mais ses causes, on l’a vu, ce n’est pas simplement la guerre, c’est ce qui a fait l’essentiel de la guerre, à savoir : la montée des propagandes d’État, [Pause] des grandes mises en scène d’État, [Pause] [64 :00] l’abomination des camps, qui a marqué tous les auteurs dignes de ce nom dans le cinéma. Alors pourquoi c’était lié au cinéma ? Eh bien, parce que Hollywood n’était plus possible. Hollywood n’était plus possible. Les États faisaient tellement mieux au niveau de la propagande d’État, au niveau de la grande mise en scène. Et d’autre part, un certain type de cinéma d’action était rendu impossible par ce qui s’était passé par les camps.

Et c’est en même temps que le cinéma semble être forcé de renoncer à ses grandes ambitions, art des masses : non. [Pause] Car l’idée de Eisenstein — que, par le [65 :00] cinéma, les masses deviendraient sujets, sujets de leur propre destin — Eisenstein devait apprendre lui-même, et pour son malheur, que ça ne se faisait pas comme ça. Le cinéma comme langue universelle, renoncement qui n’était pas dû simplement, pas du tout, même à mon avis, guère, à l’avènement du parlant, mais à ces raisons plus profondes. À cet égard, deux textes fondamentaux que j’ai cités : Daney, Serge Daney, La Rampe [1983], éditions Gallimard, Cahiers du cinéma ; et [Paul] Virilio, Logistique de la perception [Paris : Éditions de l’étoile, 1984]. Voilà le premier caractère.

Deuxième caractère : vu les autres années, le [66 :00] grand phénomène du cinéma moderne comme étant la rupture sensorimotrice, c’est tout le cinéma d’action qui cesse d’être possible. Il n’y a plus enchaînement sensorimoteur. Vous concevez déjà que tout ce qu’on a apporté en plus là ce trimestre confirme ces analyses là pour nous, déjà anciennes. Rupture sensorimotrice avec tous ses effets. À savoir, le personnage se trouve dans une situation optique et sonore pure. Substitution des situations optiques et sonores pures aux situations sensorimotrices. Donc il ne réagit plus. Qu’est-ce qu’il fait ? Il est voyant, ou bien, comme disait [Pierre] Vendryes [Voir la séance précédente], il entre en « rapport aléatoire avec le milieu extérieur ». Qu’est-ce que c’est que le rapport aléatoire avec le milieu extérieur ? [67 :00] C’est la balade, la promenade. Il n’agit plus, il se balade à ses risques et périls, dans les endroits les plus dangereux, tout ce que vous voulez. Mais, ce n’est plus du tout le schème sensorimoteur. C’est le schème « situation optique et sonore pure » / « balade ». Vous le trouverez dans le Néoréalisme, dans la Nouvelle vague, je ne reviens pas là-dessus.

Je dis, ce deuxième trait, si je reliais, si j’essayais de relier avec les autres années, où j’avais le souci de faire une classification des signes, maintenant je n’y pense plus, alors, mais c’est pour remettre des…, c’est ce que j’essayais d’appeler les « opsignes » et les « sonsignes », « opsignes » et « sonsignes », c’est-à-dire les situations optiques et sonores pures, par opposition aux signes sensorimoteurs. Et de deux. [68 :00]

Trois : dans l’ancien cinéma, il pouvait y avoir des films de rêve. Et même, le rêve pouvait prendre la totalité du film. Ça n’empêche pas que l’imaginaire et le réel correspondaient à deux régimes discernables. [Pause] Je ne reviens pas là-dessus, c’est des thèmes ça, de l’année dernière, ou même d’il y a deux ans ; non, de l’année dernière. Dans le cinéma moderne, c’est très curieux, l’imaginaire et le réel sont toujours distincts, mais ils sont bizarrement indiscernables. Indiscernabilité [69 :00] de l’imaginaire et du réel. Pourquoi, je dis, et pourquoi ils sont quand même distincts ? Parce qu’ils courent l’un derrière l’autre. Ils ne cessent pas de courir l’un derrière l’autre. Il y a un circuit imaginaire-réel qui fait que les deux éléments distincts cessent d’être discernables. Indiscernabilité de l’imaginaire et du réel.

L’année dernière, ça nous a paru être fondé dans un type d’image particulier : l’image-cristal. L’image-cristal, que nous essayions de repérer dans le cinéma d’après-guerre, et dans la constitution du cinéma d’après-guerre, sous des formes très, très différentes, suivant un certain nombre de grands auteurs, témoignait de cette non-discernabilité du réel et de l’imaginaire. Je dirais, là, j’aurais dû y penser…, oui, pour faire joli, ça c’est les « cristosignes ». [70 :00] J’aurais dû y penser, trouver un mot plus compliqué : cristo…, enfin, il m’aurait fallu un mot plus savant. Je chercherai pendant les vacances. [Rires] Alors, voyez, là. En deux, j’ai les « opsignes » et « sonsignes », en trois j’ai ce truc minable de « cristosignes », mais ça ne va pas. Mais, il faut trouver quelque chose qui désignerait les « cristosignes », c’est-à-dire, ce qu’on voit dans un signe, ce qu’on voit dans un cristal.

Une étudiante : [Inaudible]

Deleuze : Quoi ?

L’étudiante : [Inaudible]

Deleuze : Des « prismosignes » ? Ça ne va pas non plus. Non. On trouvera. Bon, ça…, très bien… Et de trois. On avance !

Quatre : [Pause] [71 :00] l’image-mouvement, c’est-à-dire l’image sensorimotrice finalement, ou plutôt l’image-mouvement, c’était le développement de l’image sensorimotrice, ou c’était le présupposé de l’image sensorimotrice, donnait lieu à une image indirecte du temps. [Pause] Au contraire, lorsque les situations deviennent optiques et sonores pures, lorsque les situations ne sont plus sensorimotrices, l’image-mouvement est comme détrônée. Ça bouge encore, et pas toujours, mais ça bouge encore, c’est la balade, ce n’est plus l’action. Eh ben, voilà que [72 :00] l’image indirecte du temps qui dépendait de l’image-mouvement est remplacée par une image directe, par une image-temps directe. En d’autres termes, les « sonsignes » et « opsignes » s’enchaînent directement avec des « chronosignes ». Là, on a le mot : « chronosigne ». Ça marche, « chronosigne », c’est joli. Donc ce n’est plus l’image indirecte du temps qui dépend de l’image-mouvement, c’est une présentation directe du temps. Ou c’est une image-temps directe qui se présente, qui s’enchaîne avec les « opsignes » et les « sonsignes ». [Pause] Ça, donc, [73 :00] les « chronosignes », c’est quatre.

Cinq : [Pause] une présentation directe du temps n’est concevable que si l’on atteint des structures temporelles par-delà l’apparence du temps, c’est-à-dire, la simple succession. [Pause] Nous avons vu l’année dernière que les images directes du temps dans leur structure mettaient en jeu non plus le couple « réel-imaginaire », mais mettaient en jeu le couple « vrai-faux », [Pause] [74 :00] et que les paradoxes du temps se présentaient sous forme, tantôt d’une inévocabilité du vrai, le temps rendait le vrai inévocable — une inévocabilité du vrai ; on a cru en trouver le modèle dans l’œuvre d’Orson Welles — ou bien d’une inexplicabilité, inextricabilité du vrai et du faux — [Pause] et de l’inextricabilité ou inexplicabilité, on a cru trouver le [75 :00] modèle très précis dans une autre structure qui serait représentée par [Alain] Robbe-Grillet — ou bien une indécidabilité du vrai et du faux [Pause] qui nous avait paru représentée par Resnais. Y correspondaient trois structures temporelles qui nous avaient parues intéressantes, trois structures du temps qui nous avaient parues intéressantes et qui ne se définissaient pas par la succession mais, au contraire, le temps conçu comme coexistence de ses propres rapports. [Pause]

Six : [Pause] [76 :00] devant tout ça, indécidabilité du vrai et du faux, inextricabilité du vrai et du faux, la puissance du faux à tout prix. La puissance du faux à tout prix. [Pause] Ce qu’on peut traduire, et c’est exactement l’enchaînement de l’année dernière avec cette année. Donc c’est au niveau de six, nous entrons dans cette année ; c’est le monde entier qui s’est mis à faire du cinéma. Tout est passé dans la puissance du faux. Le monde même fait du cinéma, au besoin, par l’intermédiaire de nouveaux moyens, par l’intermédiaire de la télé, par l’intermédiaire de ce que vous voulez. [77 :00] C’est le monde qui fait du cinéma. Qu’avons-nous besoin de cinéma si c’est le monde qui fait du cinéma ? C’était notre point six.

Et notre réponse, c’était ceci : c’est que le cinéma va y trouver, donc comme cinéma d’après-guerre, va y trouver une nouvelle fonction fondamentale : à savoir, nous redonner croyance au monde. Nous redonner croyance au monde, en quel sens ? Non plus nous donner croyance en un autre monde, mais nous redonner croyance en ce monde-ci. Nous redonner croyance à ce monde-ci. [Pause] Comment croire à ce monde ? Du point de vue du cinéma, [78 :00] nous a semblé que [Roberto] Rossellini, dans toutes ses interviews et entretiens, donnait des textes extrêmement beaux pour justifier sa conversion de l’art à ce qu’il appelle lui-même une « éthique », où le cinéma n’aurait plus qu’une fonction : nous redonner croyance à ce monde. Mais nous avons vu aussi comment bibliographiquement, ce problème — la croyance au lieu du savoir, et comment croire à ce monde-ci, nous demandons des raisons de croire à ce monde-ci — était un problème actif au cœur de la philosophie, notamment à partir de Kant et de sa formule, substituer la croyance au [79 :00] savoir. [Pause] Sept ! — Vous voulez un arrêt, non ? Pas d’arrêt encore ? [Rires] —

Sept : ça concernait le changement dans le régime de la pensée, c’est-à-dire, ça concernait les noosignes. N-O-O-signes : c’est joli, noosignes. — Vous voyez ? Il faudrait un mot comme ça pour les cristosignes, puisque cristosignes, ça ne va pas. [Pause] Non, je ne trouve pas. — Les noosignes, eh bien, ça… Je vais très vite parce que, vous vous rappelez que dans l’image du cinéma [80 :00] d’avant-guerre, il nous a semblé que les « noosignes » étaient constitués par les deux axes et leur croisement. Á savoir : l’axe « intégration-différenciation » et l’axe « enchainement des images associées », les deux axes se croisant, et réagissant l’un sur l’autre. [Pause] Bouleversement de cette image de la pensée au profit de quoi ? Au profit d’une pensée du Dehors, mais qui – il faut ajouter tout de suite — une pensée du Dehors — avec un D majuscule [81 :00] — mais qui met la pensée dans un rapport immédiat avec un non-pensé, avec un non-pensé interne.

Une force du Dehors qui met l’impensé dans la pensée, une puissance du Dehors qui met l’impensé dans la pensée, ça signifie quoi ? On trouve bien notre critère. Un Dehors plus lointain que tout monde extérieur. C’est l’essentiel, un Dehors plus lointain que tout monde extérieur. Et c’est pour cette raison que c’est ce Dehors qui est capable de nous redonner croyance au monde extérieur. Si c’était le Dehors du monde extérieur, il ne pourrait pas nous redonner la croyance au monde extérieur. Et c’est parce que c’est un Dehors plus lointain que tout monde extérieur que, [82 :00] peut-être, quand il souffle sur la pensée, il peut lui redonner croyance au monde extérieur, [Pause] et qui en même temps va mettre la pensée en rapport avec un impensé, avec un non-pensé, avec un impensable, à son tour, cet « impensable » étant plus profond que tout monde intérieur. Vous retrouvez l’idée d’un contact topologique du Dehors et du Dedans, mais d’un Dehors plus lointain que tout monde extérieur et un Dedans plus profond que tout monde intérieur.

Cette image de la pensée, qu’on avait essayé de définir [83 :00] un peu, nous la cherchions chez des auteurs très différents. Nous aurons à combler, nous aurons à reprendre puisque c’est pour nous un thème fondamental. Et bibliographiquement, nous allions dans les directions suivantes : [Antonin] Artaud, Artaud et son expérience vécue de la pensée [Pause] ; [Martin] Heidegger et le très beau livre Qu’appelle-t-on penser ?, Presses Universitaires de France [1985] ; [Pause]  Blanchot, Maurice Blanchot, au croisement bizarrement d’Artaud et d’Heidegger, mais [84 :00] avec son génie propre à lui, Maurice Blanchot : toute son œuvre, c’est-à-dire, tout ce que vous voulez, notamment L’Entretien infini [Paris : Gallimard, 1969] ; enfin, Michel Foucault : toute son œuvre, mais notamment la seconde partie de Les mots et les choses [Paris : Gallimard, 1966]. [Pause]    

Cinématographiquement, qu’est-ce que c’était ce Dehors plus lointain que tout monde extérieur et ce Dedans plus profond que tout monde intérieur ? Le Dehors plus lointain que tout monde extérieur, c’était, par [85 :00] exemple, [Pause] ce qui advenait chez [Carl] Dreyer lorsque l’image était coupée du monde extérieur. L’image coupée du monde extérieur, loin de se refermer, était animée par un prodigieux Dehors. Qu’est-ce que c’était que ce Dehors ? Peut-être Bresson donnait-il une réponse, lui, au niveau de son image fragmentée, son image fragmentée, donc coupée aussi du monde extérieur par une image où il y ait une pièce complète [86 :00] ; rien, jamais on ne verra ni une cuisine, ni même une chaise entière. C’est une multiplicité de coupures, quel Dehors est capable de souffler là-dessus ? Sous-titre d’un des films de Bresson : “Le vent souffle où il veut ». [Il s’agit du film “Un condamné à mort s’est échappé” (1956)] « Le vent souffle où il veut », c’est le Dehors chez Bresson. Un Dehors plus lointain que tout monde extérieur est, peut-être, capable de nous redonner croyance au monde extérieur.

Et en même temps, un intérieur plus profond, un Dedans plus profond que tout monde intérieur, c’est-à-dire, que la pensée animé par le Dehors soit mise en présence d’un non-pensé. Et ce « non-pensé », c’est quoi ? [87 :00] Je recommence, ça peut être « l’inévocable » de Welles, ça peut-être « l’inexplicable » de Robbe-Grillet ; ça peut-être « l’indécidable » de Resnais ; ça peut-être « l’incommensurable » de Godard. [Pause] La topologie du Dehors et du Dedans, c’était l’écran noir ou blanc et leur application, comme premier « noosigne », premier grand « noosigne » — ou non, comme « noosigne », après tout… oui, non… oui, — comme « noosigne », ouais.

Huit : Oulàlà ! Ça va ? Huit ! — Ah oui, ça va, je n’en ai plus que dix. [88 :00] Huit ! Et là, ça va de plus en plus vite puisque c’est des choses qui sont plus fraîches, quoi. —  Cette force du dehors, à la différence du cinéma d’avant-guerre, se manifeste dans des « points de coupures irrationnels » par différence avec les coupures rationnelles et les quantités commensurables de l’ancien cinéma.

Bibliographiquement, pour l’ancien cinéma, les quantités commensurables, etc., voir les grandes pages d’Eisenstein dans « Le pathétique et l’organique »… Non, pardon, dans « L’organique et le pathétique ». [Il s’agit d’une section du tome I de La non indifférente nature d’Eisenstein ; voir L’Image-Temps, p. 278, note 37] Voir, pour ceux qui veulent — car je suis loin d’avoir épuisé le sujet — voir un peu mathématiquement [89 :00] comment ça se passe, les coupures rationnelles et irrationnelles là, tout manuel de mathématiques, ou toute histoire des mathématiques, qui comporterait un chapitre sur [Richard] Dedekind. [Pause] Pour le cinéma, en particulier, la coupure irrationnelle fondamentale va être celle qui se fera entre parler et voir, c’est-à-dire, disparition du hors-champ de l’ancien cinéma au profit d’un interstice du cinéma d’après-guerre : l’interstice entre parler et voir. Bibliographiquement, on ne s’étonnera pas de retrouver là, Blanchot, « Parler, n’est pas voir » [dans L’Entretien infini], Foucault, [90 :00].

En même temps, que du point de vue du cinéma, tout un domaine d’étude s’ouvre à nous, à savoir : le hors-champ est remplacé par l’interstice entre, c’est-à-dire, ou si vous préférez, le hors-cadre est remplacé par l’interstice entre deux cadrages : cadrage visuel et cadrage sonore. Bibliographiquement, le livre de Dominique Villain, L’œil à la caméra [Paris : Cahiers du cinéma/Editions de l’Étoile, 1984]. [Pause] Et on se trouvera devant [91 :00] tout ce problème, en effet, qu’est-ce que signifie cet interstice qui parfois va jusqu’à… qui s’agrandit, qui s’élargit jusqu’à devenir une étrangeté radicale entre le sonore cadré et le visuel cadré, comme dans un petit film célèbre de [Jean] Eustache [Il s’agirait du film que nomme Deleuze dans ce contexte, “Les Photos d’Alix” (1980) dans L’Image-Temps, p. 325], comme souvent même chez [Jean-Marie] Straub, enfin, on aura tout un… Et c’est dans ce jeu ou l’interstice entre les deux cadrages, sonore et visuel, ont remplacé le hors-champ ou le hors-cadre. C’est dans ce jeu qu’apparaîtront toute sorte, cette fois-ci non plus de… [Interruption de l’enregistrement] [1 :31 :52]

… l’image devenue lisible, ce qui était déjà un thème. Je ne sais pas quel est le premier [92 :00] à avoir lancé ça. Dans l’état de mes connaissances, c’est Noël Burch à propos de [Yasujiro] Ozu, disant : chez Ozu l’image devient, l’image visuelle devient lisible. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que…, on aura tout un domaine de « lectosignes » à étudier. [Sur Ozu, voir le livre de Burch, Pour un observateur lointain (Paris : Gallimard, 1982), et aussi L’Image-Temps, pp. 26-29]

Neuf : Retour – on est bien forcés de faire de temps en temps des retours –, retour au thème de quelque chose d’impensé dans la pensée. Et la possibilité d’une réponse, nous l’avons vu, l’impensé dans la pensée, c’est le corps. Donnez-moi un corps ! [Pause] [93 :00] On a vu qu’il en sortait le premier pôle du cinéma expérimental, le cinéma des corps, avec son double aspect : le quotidien, le cérémoniel, et le passage de l’un à l’autre. On a vu que ce cinéma allait se développer dans le sens d’un cinéma des attitudes : attitudes de corps, cinéma des postures. Mais en quoi les postures sollicitaient-elles la pensée ? [Deleuze a une difficulté momentanée à prononcer « solliciter »] Eh bien, elles font ce que je dis, elles sollicitent la pensée parce que, indépendamment de tout rapport sensorimoteur — évidemment, il ne faut pas qu’on réintroduise un rapport sensorimoteur –, indépendamment d’un rapport sensorimoteur, les attitudes entrent, entre elles, dans des rapports de gestus, le gestus étant le lien [94 :00] d’une attitude à une autre, indépendamment de toute relation sensorimotrice. À cet égard, nous aurons des signes gestuels, le geste étant ici défini de cette manière : le lien d’attitudes entre elles, indépendamment de tout rapport sensorimoteur.

Bibliographie à cet égard : un petit texte de [Bertold] Brecht [Pause] dans Écrits sur le théâtre [Paris : L’Arche, 1966], un texte intitulé « Musique et gestus » ; un commentaire de Roland Barthes sur ce texte dans L’obvie et l’obtus [Paris : Le Seuil, 1982 ; le texte « Diderot, Brecht, Eisenstein », pp. 86-93], [Pause] [95 :00] et si vous en avez le goût, tout ce que vous voulez sur l’art des postures chez [Samuel] Beckett. [Pause]

Bon, dix, c’est quoi ? C’est le cinéma du cerveau [Pause] avec le dernier thème qu’on vient de voir, c’est-à-dire, le morcelage par ré-enchaînement du nouveau cinéma, ou ce qui revient au même, le ré-enchaînement d’images indépendantes [96 :00] par différence avec l’enchaînement d’images associées de l’ancien cinéma. Bibliographie sur le cerveau : le chapitre du livre de [Gilbert] Simondon que j’ai cité, sur l’individuation [L’individu et sa genèse physico-biologique [Paris : PUF, 1964 ; Grenoble : Millon, 1994] ; le livre de Steven Rose, Le cerveau conscient, Éditions du Seuil [1975] [The Conscious Brain (New York : Knopf, 1973)] puis le livre de [Jean-Pierre] Changeux, L’homme neuronal [Paris : Fayard, 1983], [Pause] et le grand roman fondamental : Andrei Biély. [Pause]

Conclusion de tout ça, c’est à l’issue de, si on avance dans cette [97 :00] seconde partie que l’on pourra répondre à notre question fondamentale : d’un automatisme à l’autre, quelle est exactement la différence entre l’automatisme du cinéma d’avant-guerre et l’automatisme du cinéma actuel ? [Pause] Là-dessus, vous allez vous reposer, et si vous êtes gentils, vous n’allez pas partir parce que commencent les corvées pour vous, c’est-à-dire, il me reste à vous dire ce que j’attends de vous. Et puis, il nous reste, peut-être, je le souhaite beaucoup, vous voyez déjà, on va se reposer un tout petit peu, mais ce que je souhaite c’est que vous me disiez, non pas « il aurait fallu parler d’autre chose », ça m’est égal, mais que vous me disiez « ah mais, non, il y a tel point qui ne va pas », ou bien « il faudrait insister sur tel point », ou bien « on pourrait ajouter un point » ; ça je serais ravi si vous [98 :00] m’ajoutez des points. Alors, réfléchissez un peu et là-dessus j’ai quelque chose à vous dire personnellement. [Interruption de l’enregistrement] [1 :38 :07]

On va être amenés, on va être amenés au second trimestre tantôt à revenir sur des choses qu’on a esquissées, tantôt à en prendre d’autres que notre programme n’a pas citées explicitement, mais que dont on aura besoin. C’est pour ça que je crois que si vous voulez suivre après le, dans le trimestre suivant, il faut que vous ayez quand même présent à l’esprit l’ensemble de ce programme. Alors, tantôt on remplira une case vide, tantôt on développera une case déjà remplie, et tout ça. Je préviendrai [99 :00] au fur et à mesure, ce que je ne faisais pas les autres fois, sur quoi porte notre séance de la fois suivante. Ça, vous verrez si vous venez, ou si vous ne venez pas.

Et alors, voilà ! Comme d’habitude, j’ai besoin de vous. Et il arrive quand même que certains d’entre vous disent des choses très importantes. Mais, mais oui, oui… Mais j’ai remarqué, et tout le monde le sait, que l’exposé est une chose qui ne marche pas du tout parce que d’abord on entend mal celui qui parle ; ensuite, il y a un manque de croyance générale… Je veux dire, celui qui fait l’exposé n’y croit pas, ceux qui écoutent n’y croient pas. [Rires]

Un étudiant : Personne n’y écoute !

Deleuze : Celui qui n’écoute pas n’y croit pas, bon, et finalement, ça [100 :00] empoisonne tout le monde, à commencer par celui qui le fait. [Rires]

Alors, tout d’un coup… ça fait exactement trente ans que je cherche une solution. Et voilà que j’ai trouvé une solution, qui est enfantine. Quand même, je finis par en connaître un certain nombre parmi vous. Alors, ce que je concevrais, moi — bien entendu, il faut qu’il soit d’accord — j’ai besoin de quelque chose, je prends l’exemple suivant. J’ai besoin de quelque chose et je sais que l’un parmi vous est compétent, a des idées là-dessus. Bien sûr, il faut que je lui demande la permission. S’il dit d’accord, on ne fait pas un exposé, on fait une interview. Ce n’était pas malin comme idée, hein ? Il m’a fallu trente ans. [Rires] [101 :00] C’est-à-dire, c’est moi qui interview. C’est-à-dire, lui, sa tâche, ce sera de s’être mis dans l’esprit un thème mais qu’il connaît déjà très bien et puis, je pose des questions. Et on verra, on verra ce que ça donne. Après tout c’est — autant s’en servir — c’est la méthode Godard, quoi. Bon, je pose des questions, alors évidemment il peut me dire que ça ne se pose pas comme ça, que, il peut me dire enfin… bon. Alors je prends des exemples sans que les personnes auxquelles je pense se reconnaissent puisque je n’ai pas du tout encore leur consentement.

Quelqu’un, par exemple, est parfaitement compétent dans le domaine, à la fois de l’histoire et la pratique du cinéma expérimental. Ben, je lui demande s’il accepte [102 :00] là, que moi, je l’interview, moi qui ne suis pas compétent, et puis que je lui pose des questions par exemple sur le procédé de la boucle, qu’il nous dise un peu comment ça marche, à la fois comment ça marche, pas seulement techniquement — je ne le prends pas comme technicien, je le prends aussi comme historien, comme cinéaste lui-même — quels sont les effets cherchés, les effets esthétiques, qu’est-ce que c’est qu’une esthétique de la boucle, tout ça.

Et du coup je m’aperçois que j’ai également besoin de quelqu’un de compétent en musique, qui n’est pas forcément le même. Donc je refais une interview, avec cette fois-ci un musicien, là. Il ne s’agit pas de faire venir des gens du dehors. Faire venir des gens du dehors, ça me paraît, en effet, tout à fait déplorable parce qu’ils ne sont pas au courant du travail qu’on fait. Il faut donc que ce soit…, donc, ils ne répondent jamais heu…, il faut que ce soit quelqu’un qui participe au travail qu’on fait. [103 :00] Alors, il me faut un musicien aussi pour la boucle. Ou bien, je prends un exemple : à la rentrée, on aura à voir un truc qui m’intéresse beaucoup qui est ce qu’Eisenstein appelait « les harmoniques de l’image ». Il va de soi que c’est tellement en référence à une notion musicale qu’il me faudra quelqu’un de compétent en musique pour voir un peu cette histoire des harmoniques. On ferait comme ça. Il y a mille autres exemples, alors pour Biély, si quelqu’un connaît bien la littérature russe, alors je voudrais savoir comment, par exemple, ce livre, ce livre si beau de Biély se situe, se situe à telle époque, on chercherait peut-être que… Là, vous voyez ? Je chercherai avant tout vos compétences [104 :00] et ce serait sous la forme d’interview.

Un étudiant : Est-ce que je peux proposer une autre voie ?

Deleuze : Oui, oui, oui…, bien sûr.

L’étudiant : [Mots indistincts] de ce travail. Quelqu’un qui en parle, qui donne son contenu et sa compréhension générale de ce que tu as dit, et vu que tu parles toi-même, l’interrogé, je veux dire, quelque part après poser tes questions. Car, il me semble que si tu commences toi-même deux heures de questions, avec toute sincérité, celui-là sera, d’une certaine manière ou d’une autre, soit gêné, et se prépare sur le champ de répondre — comment dire –d’une manière insatisfaisante, ou bien, il lui échappe telle ou telle chose. Donc…

Deleuze : Ouais, ouais, ouais…

L’étudiant : En fait, je ne parle pas du fait que…

Deleuze : Oui, tu redoutes… oui, oui… je comprends…

L’étudiant : [mots indistincts] …de [105 :00] quelqu’un de parler, simplement, qu’il se manifeste comme il se comprend, et puis que tu parles toi-même…, poser tes questions …voilà !

Deleuze : Ça, c’est très possible… c’est très possible… D’ailleurs, ça pourra varier d’après le souhait de celui qui aurait donné son accord. Ce qui n’empêcherait pas, bien entendu, que l’autre aspect, à savoir, que qui le souhaite intervient, voilà. Voilà ce que j’avais à dire.

Et alors, maintenant je fais un grand appel du fond de mon cœur à vous. On dispose donc d’un programme, encore une fois, dont certaines cases sont à moitié remplies, d’autres pas remplies. Est-ce que vous avez des réactions valables pour ce trimestre-ci consistant à dire : mais, est-ce qu’on ne pourrait pas ajouter telle chose ? Ou bien [106 :00] en retirer ? Moi, je suis prêt aussi à en retirer tout ce que vous voulez. Est-ce qu’il y a des remarques à faire sur ce programme ? Ou bien, ou bien, encore plus simple, hein, des choses qui vous restent obscures ? Parce que je crois que vous ne pourrez pas du tout suivre si… Il ne faut pas que ce soit lumineux, mais il ne faut pas que ce soit non plus obscur… des points sur lesquels il faudrait revenir. Par exemple, moi, je tiens énormément, je vous l’ai dit, à l’histoire topologie, à l’histoire ré-enchaînement, à l’histoire coupure irrationnelle, tout ça, j’y tiens beaucoup. Donc si ce n’est pas très clair pour vous, il y a déjà malentendu entre nous. J’ai fini, c’est à vous de parler ! [Pause]

L’étudiant : Moi, j’aimerais bien [107 :00] intervenir. J’aimerais que tu [mots indistincts] que tu parles peut-être seulement du côté philosophique ou de la pensée, sans faire vraiment un enchaînement entre le cinéma et la philosophie car, très modestement, prétendre faire un travail pareil serait un peu trop compliqué pour moi, du moins pour le moment. Donc, [Pause] d’abord, j’aimerais bien parler, parler vraiment [mots indistincts], automatiquement si tu veux… sans même prendre les points que tu as posés, mais tout en parlant je les cherche. Et je crois que j’ai mes raisons de parler de la sorte et puisque les semaines avant [mot indistinct], [108 :00] tu nous invitais de penser sur les quatre figures que tu as dégagées, à savoir : la substitution de la croyance au savoir ; donnez-moi donc un corps ; troisièmement, la pensée du Dehors ; et quatrièmement, la fragilité de [mot indistinct] ?

Deleuze : Qu’on a retrouvé aujourd’hui, d’accord.

L’étudiant : Comme on l’a retrouvé aujourd’hui, aujourd’hui, je l’espère… [Rires] Alors, avant de sortir de ton cours, de [mots indistincts], il a répété les quatre choses dont je parle.

Deleuze : Il a quoi ?

L’étudiant : Il a répété les quatre voies, on revient vers le Moi, intériorisation provisoire. Et puis les voies de l’année dernière revenaient [109 :00] aussi à elle-même, à savoir ce que l’année dernière tu as dégagé quatre figures aussi : premièrement, le cristal fini — donc, une chose non-existante, à peu près, tu ne l’as dit pas précisément comme ça, ou je crois [mot indistinct] donc le manque, c’est comme la croyance qui est absente –.

Deuxièmement, le cristal [mots indistincts] — le cristal détaché — ça me paraît correspondre d’une manière ou d’une autre, à cette absence aussi ou à ce problème de corps, avec toutes ses possibilités et toutes ses faiblesses. Donc, il y a d’abord le cristal pur et une croyance absente. Eh bien, le cristal [110 :00] [mots indistincts] séparé classiquement par la pensée philosophique du moins chez Descartes. Donc un corps par les faiblesses condamné, et une autre fois un corps qu’on découvre ses possibilités, donc il s’agit de quelque chose de concret… de concret, contenant à la fois ses possibilités et ses faiblesses.

Troisièmement, le cristal, on le voit en train de se décomposer. Et je me suis dit : « qu’est-ce que cela veut dire ? », et ça… Et sans chercher, il me semble que j’ai trouvé une réponse assez convenable pour moi, hein, tout en me baladant comme ça à Paris. [111 :00] Alors, je me suis dit, c’est bien le cristal en train de se décomposer, c’est bien le moment de crise, le moment de l’effondrement, le moment de — je ne sais pas comment dire — le moment d’individu pris par quelque chose qui est peut-être beaucoup plus fort que sa réalité physique. [Pause] Alors on concentre [Pause] de cette pensée du dehors, je me suis dit : c’est aussi un moment de crise, sans pouvoir vraiment le définir exactement et précisément.

Mais je passais à un cours… justement le cours qu’on fait dans la quatrième catégorie, à savoir : le cristal en train de se former. [Pause] [112 :00] Donc le cristal en train de se former, c’est comme la fragilité du secret [mots indistincts], pourquoi, je ne suis pas tout à fait clair à ce point. [Pause] Car, il me semble que, [mots indistincts] les moments qui précèdent, à savoir, le moment de la crise, le moment du cristal en train de se décomposer, et le concept du Dehors, [Pause] donc l’individu qui se trouve dans le moment de crise doit à tout prix se réformer en fait, et trouver pas seulement son [113 :00] identité mais, disons, son activité et sa réalité. [Pause]

Bon, bref, tout en faisant ce chemin de pensée, il me semblait qu’il y avait — malgré tout, je veux dire, malgré toutes les recherches dont… je ne sais pas comment dire… que tu dises et que tu nous donnes — il me semblait donc qu’il y avait, malgré tout, quelques choses qui ne sont pas tout à fait, ou des choses qui ne sont pas tout à fait présentes, à savoir : premièrement, la notion de « temps ». Car on a parlé, ou toi tu as parlé, tu as parlé de [114 :00] trouvailles, si j’ose dire, de trouvailles de corps — donnez-moi donc un corps ! — tu as parlé premièrement de la substitution, tu as parlé de la pensée du Dehors, et tu parles maintenant de l’esprit et de le cerveau, etc., alors que la notion de « temps », elle n’est pas seulement chère — pour moi — un sujet qu’on ne comprend pas trop, mais qui se laisse [mots indistincts], qui se laisse présenter presque et surtout dans tous les écrits que tu cites : il s’agit d’Heidegger, il s’agit de Blanchot, il s’agit de Foucault, il s’agit même de toi-même. [Pause] Donc…

Deleuze : Je peux vite… ça ne change rien. Je te coupe juste parce que ma réponse, elle est très simple sur ce point — l’ensemble de ce que tu as dit est plus complexe –, sur ce point, ma réponse, elle est très simple : c’est [115 :00] que quand même, j’ai consacré toute l’année dernière à l’image-temps.

L’étudiant : Ah bon. [Rires]

Deleuze : Tu comprends ? Et là, ben, je te réponds tout de suite, c’est comme si tu me disais « ça s’explique ». Alors, j’ai été étonné que tu me dises ça. Tout l’année dernière, on a fait l’image-temps, alors cette année, je ne la refais pas. Oui, ça.

L’étudiant : D’accord…

Deleuze : Donc, ce point… ce point ne vaut pas, ce point… Mais ça n’empêche pas que ce que tu as dit, pour le moment, j’ai retenu deux choses. Tu as d’autres choses à dire ?

L’étudiant : Oui, très rapidement…

Deleuze : Oui…

L’étudiant : D’abord le problème de la substitution de la croyance au savoir, cela me paraît vouloir dire que le problème de la croyance n’est pas un problème de la spéculation, de la méditation. Il s’agit avant tout [116 :00] d’un trou si j’ose dire…, d’une faille entre moi et le monde. Et cela, je l’interprète comme si je me dis : « je n’ai plus de place dans ce monde-là ».

Deleuze : Oui, ça peut se dire comme ça. Oui, oui…

L’étudiant : Hein ? Donc, pour moi, la substitution de la croyance au savoir veut dire plus précisément : comment l’individu — l’individu en tant qu’individu, que personne et individu collectif — comment se fait-il que cet individu soit exclu du monde, qu’il ne trouve plus de place ? Car si on reprend le problème de la croyance et de sa substitution, avec toute la volonté qu’on a, on risque peut-être de rester au niveau, au niveau encore de la croyance, dans tous les niveaux et dans tous les sens religieux, etc. Mais pour moi, ça me paraît de trouver une place, [117 :00] d’abord égoïstement, et après [mots indistincts] [Rires].

Deleuze : Et attends ! Je te coupe à nouveau, hein ? Tu es en train de me dire : « il manque une case… » [Interruption de l’enregistrement] [1 :57 :14]

Partie 3

… Je dis oui, oui, oui. Et moi en t’écoutant, je la traduis comme ceci : ce qui manque dans notre programme, c’est une case politique. Et au niveau du cinéma, je dirais de même qu’on s’est demandé : est-ce qu’il y a un changement de régime dans l’image d’avant-guerre et dans l’image d’après-guerre ? C’est évident qu’il faudra demander : qu’est-ce qui s’est passé passer dans le domaine du cinéma politique des Soviétiques au cinéma politique actuel ? Et que le changement  [118 :00] est absolument considérable. Et que je dirais tout simple : les Soviétiques avant, ce que Eisenstein appelle spirituellement la bolchévisation, les Soviétiques, ils croyaient à l’existence d’un peuple.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi est-ce un cinéma politique aujourd’hui, le seul vrai cinéma politique aujourd’hui, il est passé dans le tiers monde ? La première réponse, c’est que la grande mutation du cinéma politique s’est faite sous la forme de la prise de conscience que le peuple n’était pas là, qu’il n’y avait pas de peuple. Alors c’est un changement dans le régime de l’image politique aussi important que, alors, ça recoupe complètement la question de la croyance. [119 :00] Quand tu dis, bien, substituer la croyance au savoir, ça veut dire : on est coupé du monde, et comment est-ce que la croyance va rétablir un lien avec le monde. À un autre niveau, tu as complètement raison ; il y a un niveau collectif, c’est : comment est-il possible qu’un peuple se fasse aujourd’hui ? Ce qui revient à dire, pourquoi le cinéma politique est devenu aujourd’hui un cinéma de minorités ? C’est bien évident qu’entre le cinéma politique de [Vsevolod] Poudovkine ou de Eisenstein, et le cinéma politique du Turc [Yilmaz] Güney ou d’autres, je cite Güney enfin, il y a une espèce de coupure aussi grande que toutes les coupures qu’on a vues.

Alors, moi, je dis : mille fois, oui, à ce programme il est évident qu’à un moment, et voilà que [120 :00] tu as devancé ce moment, on verra que de toute évidence, il faut tenir compte du problème de : qu’est-ce qu’un peuple ? Qu’est-ce qu’un peuple au cinéma ? En quel sens est-ce que le peuple manque ? Qu’est-ce que ça veut dire le peuple manque ? Etc., etc., ça sur ce point tu as entièrement raison, c’est-à-dire tu viens de montrer typiquement la nécessité d’ajouter quelque chose au programme.

Sur les deux autres points, je dirais oui et non. Si j’ai bien suivi, il y a un point qui, moi, ne me convient pas, mais je ne vois aucun inconvénient à ce qu’il te convienne à toi ; vous êtes libres, hein ? Tu as voulu — moi je dirai en gros pour parler aussi très rapidement, hein ?– tu veux me rabattre quatre catégories. Moi je tiens beaucoup à mes quatre catégories. Tu me prends quatre catégories, et puis tu me les rabats sur quatre autres. [121 :00] Tu me prends quatre catégories de cette année, et puis tu dis : moi, ce qui m’intéresse, je les applique sur les quatre catégories du cristal. Alors je m’agite parce que ma réponse, ce serait : ah ben non, qu’on ne me réduise pas mes catégories. Moi, plus il y en a, plus que ça m’égaie.

Donc si tu me les rabats et que de huit, tu en fais quatre, tu comprends, surtout que les états du cristal et les quatre mutations de la pensée, hein, il faut forcer les choses pour y voir des rapports. Bien sûr, il y a des rapports. Mais le rapport que toi, tu as essayé d’instituer entre les deux : les catégories de la pensée et les catégories du cristal, comment tu t’es débrouillé ? C’est en introduisant — et là ne le prend pas en un sens péjoratif — c’est en introduisant un problème qui manifestement, toi, t’y intéresse, [122 :00] et moi j’avoue, j’avoue — sans du tout dire que j’ai raison – moi, ne m’intéresse pas, à savoir c’est un certain problème du Moi par rapport aux états de choses et par rapport à la pensée. Puisque toutes les histoires des états du cristal, toi, tu en faisais comme des états possibles du Moi. Alors en effet, par cet intermédiaire, il me semble que tu pouvais rabattre les catégories de la pensée sur les catégories du cristal en fonction d’une espèce de développement ou de voyage du Moi, et là, ce serait peut-être très intéressant.

À mon avis, ça empêche qu’elle ne se réduirait pas, ça ne fait pas partie du même voyage. Mais en effet, moi, ce qui m’intéressait dans l’histoire du cristal, c’était la constitution d’un [123 :00] certain type d’images, que le cristal soit en décomposition ou en germes, tout ça. Ses conséquences par rapport au moi, ça m’était, ça m’était égal. Mais je fais partie des gens — ce n’est pas une supériorité, c’est une infériorité — qui n’arrivent pas à penser la question du Moi, ça ne me dit rien. Mais je suis très frappé qu’en effet, tu peux faire ta réduction en posant un certain problème du destin du Moi. C’est complètement légitime, complètement légitime. Je peux juste dire : ce n’est pas un problème pour moi, mais je sens que c’est un problème pour toi. Donc tu as raison.

L’étudiant : [Mots indistincts] …mais la langue intérieure.

Deleuze : Oui, oui, oui.

L’étudiant : Alors c’est un cas interminable, en fait.

Deleuze : Ah, ben non…

L’étudiant : Je veux dire par rapport à moi.

Deleuze : Par nature il est interminable. Oui, oui, oui. [124 :00] … Non, non, c’est très bien, c’est très riche ce que tu as dit là sur le moment, pour moi. Est-ce que quelqu’un…

Une étudiante : [Mots indistincts]

Deleuze : Essayez de parler fort, s’il vous plaît, pardon.

L’étudiante : [Mots indistincts]

Deleuze : Oui.

L’étudiante : [Mots indistincts]

Deleuze: Voilà, là aussi je fais cette réponse, je fais cette réponse très, très décevante pour vous. Vous comprenez, une classification des signes, on est resté deux ans là-dessus. Si bien que lorsque je reprenais des appellations de signes, c’était clin d’œil pour réunifier, [125 :00] clin d’œil vis-à-vis de ceux qui étaient là. Alors, si vous me dites, ce ne serait pas mal de refaire une séance alors, très, très résumée sur ce que c’est, sur ce que c’est qu’un signe, ce que j’appelle un signe, on pourra, on peut le concevoir. Mais si j’ai réintroduit ça sans aucune explication, c’était pour les mêmes raisons que je disais tout à l’heure pour le temps, c’est parce que pour nous, pour une partie d’entre nous, tout ça c’est fini, quoi.

Une étudiante : [Mots indistincts]

Deleuze : Oui, oh ben d’une part comme je l’ai écrit depuis, je n’allais pas le reprendre, oui, mais on peut faire quand-même une séance avec les signes dont je n’ai pas encore parlé, oui.

L’étudiante : [Inaudible]

Deleuze : Une évolution ? Pour moi ? Là-dessus ? Sur ce problème des signes ? [126 :00] Ça dépend parce que là, vous avez la gentillesse de faire allusion à des choses que j’ai écrites. Ça dépend à quel moment. Le problème des signes, moi, ça m’a toujours beaucoup tourmenté et intéressé, alors j’en parle depuis longtemps. Si vous me dites la dernière fois que j’en ai parlé, c’est l’année dernière à propos du cinéma, sur l’année dernière à propos du cinéma, non je n’ai pas changé. Sur des textes qui sont de bien avant, oui, j’ai beaucoup changé. Oui. Oui, mais ça, on pourra faire une séance sur le signe, peut-être même que je vais changer, alors, alors ça serait mieux, oui, oui… Moi je crois qu’à propos des signes dont on n’a pas parlé là, noosigne, lectosigne, on sera amené à reparler des signes. Oui, oui, oui.

Alors il n’y a pas seulement, encore une fois, [127 :00] dernier appel que je fais, ceux dont je connais déjà la compétence dans tel domaine, évidemment rien ne pourrait m’être plus sensible que l’un de vous me disant, « eh ben je, je m’y connais un peu dans tel domaine, je peux, je peux t’aider, je peux t’aider ». Par exemple, je vois comme il n’est plus là, je peux le citer. Il y avait un type, l’année dernière qui est venu me dire qu’il s’y connaissait un peu en cristaux, il fait quelque chose sur cristal et qui nous a servi, enfin du moins m’a servi, et c’était très bien. [Il s’agit de Jouanny, qui intervient pendant les séances 19 et 20 du séminaire sur Cinéma 3, le 22 et le 29 mai 1984] Donc je fais un vif appel, à vos… Il suffit si vous voulez que ça rentre par un bout quelconque dans, dans notre programme, hein ? Alors, au besoin, je vous demande de réfléchir. Oui, tout de suite. Oui ?

Georges Comtesse : [Mots indistincts]

Deleuze : Tu parles fort, hein ? Tu essaies de parler fort.

Georges Comtesse : Sur la question, sur la question de l’enseignement des postures, donc en lien avec le climat du corps…

Deleuze : Oui ?

Comtesse : … en référence à [Jacques] Rivette et à Jean-Louis Godard. En particulier, chez Rivette, ce qui vaut dans ce cinéma, ce n’est pas simplement, si on prend un exemple précis, [mots indistincts], ce qui vaut dans ce cinéma, ce n’est pas tellement et pas simplement le gestus de l’enseignement des postures, mais la provenance de cet enseignement en rapport justement à un certain corps, qui est un corps [129 :00] dérobé ou fuyant. Je m’explique. Par exemple, dans le cinéma de Rivette, la scène théâtrale, même dans son dernier film qui est en théâtres actuellement, “L’Amour par terre” [1984] [mots indistincts], la scène théâtrale, la scène du gestus théâtrale, c’est pour Rivette une scène qu’il appelle la scène de la suspension de la violence qui renvoie toujours, la scène théâtrale, à un groupe, à un groupe, à un groupe privé, ou une société secrète qui ourdit littéralement un complot. Mais le complot justement que le groupe ou la société ourdit est lui-même ce complot ourdi par un délire. Et la question, [130 :00] la question autrement dit, du théâtre renvoie à la question du délire, et c’est à partir du délire d’où vient justement cet enchaînement, enchaînement des postures, que la question du corps est uniquement, uniquement là, se pose dans le cinéma de Rivette.

Je veux dire par-là que la question fondamentale qui se pose et la question de la pensée cinéma à ce moment-là, c’est : quel est le corps du délire ? Le corps du délire, c’est-à-dire quel est le corps fuyant du délire qui impose le délire, le complot et la scène théâtrale ? Et autrement dit, le corps fuyant du délire, c’est à peu près la question qu’un certain cinéma poserait le corps du délire ou le corps de la folie ; ça reviendrait pas mal quand même, et cette question du corps du délire c’est la même question qui revient sous une tout autre forme dans par exemple “Prénom [131 :00] Carmen” [1983]. Dans “Prénom Carmen”, au début de “Prénom Carmen”, il y a le voyant, le voyant, c’est-à-dire l’oncle, l’oncle de Godard, l’oncle Jean. Le voyant, il est sur son lit, et il dit « être, être, être », c’est-à-dire qu’il lance le mot de l’appel, le mot de ce qui n’existe pas, de ce qui ne peut pas exister, c’est-à-dire le mot de l’absence du réel : être. Et après il ajoute : les jeunes d’aujourd’hui, on oublie tout, mais ils oublient tout parce qu’ils sont dans un excès de mémoire. Et il ajoute, ils sont tous dans le trou noir.

La question fondamentale qui se pose c’est : qu’est-ce qu’il y a entre le mot de l’appel « être » et justement la question du trou noir ? Et ça, entre cela, il y a tous les enseignement du film, tous les chocs agressifs amoureux, tous les mouvements précipités et Orphée lui rend grâce, c’est-à-dire, tout [132 :00] ce qui fait appel le cinéma corps. Mais le cinéma corps, ce n’est pas l’image corps ; une image du cinéma corps ne s’inscrit pas dans l’enseignement des postures. C’est ce à quoi l’enseignement des postures renvoie, c’est-à-dire entre « être » et trou noir, ou ce qui pourrait se déduire du délire à ce moment-là. C’est dans, c’est dans ce qui pourrait se déduire du délire ou ce qu’il y a entre que la question du corps, peut-être pourrait se poser.

Ce n’est pas… par exemple, je vais prendre un autre exemple : si on prend, par exemple, le dernier film de Rivette qui s’appelle “L’Amour par terre”, il y a posé d’une façon nouvelle la question de l’automatisme. Par exemple, il y a un moment où il prend le visage en gros plan de Jane Birkin et l’œil, l’œil de Jane Birkin devient complétement [133 :00] un œil exorbité ou traversé par, par l’effroi. Et à ce moment-là, à ce moment-là, il y a ce qu’il appelle une transmission automatique, c’est-à-dire ça se transmet automatiquement, mais ça se transmet. Il y a quelque chose dans un corps qui se transmet à un autre corps automatiquement. Et aussitôt, on perçoit justement dans une scène où elle est blessée avec justement une femme rouge et l’homme témoigne de, justement, du rapport entre la femme rouge et la femme blessée. Cette transmission automatique, je pense que c’est une nouvelle image du cinéma qui n’est pas simplement une image tendre, une image censure, mais qu’on pourrait appeler une image désir, une image délire.

Deleuze : Je veux bien, je veux bien, je ne veux que ça. Pour moi, cette intervention consiste [134 :00] à remplir déjà une partie de notre programme. Tu me dis, il faudra faire attention ; le gestus est insuffisamment défini par l’enchaînement des postures, car il faut que le gestus d’une manière ou d’une autre rende compte aussi — je ne sais plus quel mot tu employais — de l’origine dont découle l’enchaînement. Et tu proposes une réponse : l’origine dont découle l’enchaînement serait le corps désir ou le corps délire. Ben, d’accord je veux bien, c’est très bien. Si tu veux, tu donnes ton prolongement toi-même et ta réponse toi-même au problème : qu’est-ce qu’on peut appeler gestus ? C’est parfait.

Comtesse : Et même, et même, par exemple, à ce niveau-là, …

Deleuze : C’est parfait. Je ne veux pas dire [135 :00] que je sois d’accord. [Rires] C’est parfait.

Comtesse : [Il continue à parler, mots indistincts] [Rires ; on entend Deleuze parler à quelqu’un près de lui]

Deleuze : Ah, oui, tu peux là-dessus ramener, en effet, l’impensé, c’est la folie. Ouais, ouais.

Comtesse : Il n’y a pas de philosophie ; [mots indistincts] que la philosophie n’existe pas parce qu’elle n’a pas encore constitué une logique de ce corps, donc elle ne peut pas se prétendre. Il y a peut-être des discours qui sont en vue de la philosophie, vers la philosophie, mais pas encore justement de discours véritablement philosophique. Ça, c’est un point que je voudrais démontrer.

Deleuze : Et pan pour moi ! [Rires] Tu comprends, moi Comtesse, je ne peux te faire perpétuellement qu’un seul et même tout petit reproche : c’est que quand tu interviens, tu as tendance [136 :00] à présenter ce que tu lis comme non seulement une chose qui doit être dite — là je serais très d’accord — mais la seule chose qui peut être dite, [Rires] et qui par nature renvoie tout le reste à zéro. Ça me trouble beaucoup parce que tu n’as pas cessé de prendre tremplin sur moi. Mais tu rejettes le tremplin avec une vigueur et une force… Et en tout cas, même moi, dans mes moments de plus grande certitude, il ne me viendrait pas à l’esprit de formuler des phrases comme tu le fais sous la forme : sur tel point, on ne peut dire que ceci. Il faut quand même avoir plus confiance dans l’inventivité des gens, et pas croire qu’on dit la seule chose possible sur un concept. [137 :00] Car, tu es d’accord avec moi, le concept de gestus, il faut en faire hommage à Brecht.

Deuxièmement, et je ne le diminue pas, c’est Barthes. Là j’aime bien les hommages nécessaires qui donnent à cette notion une rigueur très intéressante, mais à mon avis, il ne la renouvelle pas. Si je me permettais, et ce n’est pas son problème de la renouveler, dans le texte de Barthes, si je me permets une déclaration de vanité, comme ça, bon : je la prends chez Brecht, je pense la prendre en un autre sens que lui, donc je pense… [Interruption de l’enregistrement] [2 :17 :51]

… ce que tu fais aux gens ou plutôt que tu devrais faire aux gens, [138 :00] chaque fois que tu parles, on dirait que tu lances du haut d’un ciel un jugement qui a pour fonction de pulvériser tout autre chose que quelqu’un aurait envie de dire. Alors moi, je t’écoute avec beaucoup d’intérêt, et je me dis : mais, oui, c’est une voie possible quoique je vois bien tout ce que tu nous ramènes : et le manque, et le désir, et le délire et la folie, et que ça va nous ramener à dire l’impensable dans la pensée, c’est la folie, ce qui à mon avis serait une forte régression par rapport au point où on en est. Tout ça, voilà… Mais si j’avais un reproche à te faire, ce serait uniquement celui-là. Essaie de comprendre que lorsque tu parles, tu dis des choses très intéressantes, mais que ces choses ne sont pas censées annuler tout autre discours.

Comtesse : Justement, elles n’annulent pas tout autre discours. Mais quand je disais que la philosophie n’existe pas…

Deleuze : Et ça peut se démontrer, tu disais. [139 :00]

Comtesse : Et ça n’est pas moi qui dit cela ! [Rires, y compris Deleuze] Curieusement, curieusement, c’est un auteur auquel tu as fait référence, c’est-à-dire l’auteur qui a soustrait la pensée, la pensée, le modèle du savoir et qui reconnaissait – je parlais de Kant — qui reconnaissait que la pensée de l’inconnu, ou la pensée de la foi, n’est pas du tout une philosophie. Et, il dit Kant, dans un texte qu’on commenté l’année dernière, justement dans un groupe que précisément la philosophie, ça n’existe pas. Ça n’existe pas. Et c’est comme une sorte, disait-t-il, de maîtresse insaisissable.

Deleuze : [Il rit un peu en parlant] Écoute, comme toujours tu ne nous les amènes jamais, tes textes. J’ai beau faire appel à toi en disant : amènes-moi le texte. [Il continue en riant] Si tu m’amènes un texte, c’est promesse, hein ? Tu me promets de m’amener un texte de Kant en disant que la philosophie [140 :00] n’existe pas ?

Comtesse : Bien sûr !

Deleuze : Bien sûr. [Rires] Dis donc, eh, tu as du culot, parce que les textes, je les attends toujours, moi. Notamment, la dernière fois tu m’avais promis un texte de Élie Faure, hein ? [Rires] [Il s’agit de la discussion pendant la séance 3, le 13 novembre 1984]

Comtesse : [Mots indistincts] [Rires] … Comment tu veux que la philosophie existe alors que les gens ne sont pas capables de penser la folie. [Rires]

Deleuze : Écoute, tu me, tu me… j’ai l’impression que tu me fais faire une régression fantastique. C’est curieux. C’est curieux. Voilà qu’on va se retrouver, ben oui évidemment, on va se retrouver avec le manque, avec la folie, tout ça. C’est ta voie, alors je la respecte, hein ? Mais ne m’entraîne pas là-dedans. Quant à la question alors plus précise, tu ne vas pas me dire aussi que c’est dans Kant, que la philosophie n’existe pas tant qu’on n’a pas pensé la folie. [141 :00] Je retiens juste que tu me promets de m’apporter le texte de Kant disant la philosophie n’existe pas. Hein, d’accord ?

Comtesse : Bien sûr ! Cela était commenté avec des références très précises l’année dernière au séminaire de Jacques Derrida. Je fais référence à ces commentaires, justement …

Deleuze : Non, mais alors, c’est Derrida ou c’est Kant ?

Comtesse : … Je ne me réfère pas toi, selon ton accusation pour dire telle ou telle chose. Je me réfère aussi beaucoup aux autres.

Deleuze : Tu te réfères aux autres, Comtesse ?

Comtesse : J’entends beaucoup de choses et je vois beaucoup de choses avant de parler moi-même.

Deleuze : Et j’en suis sûr, mais tu ne te réfères aux autres que pour proposer des propositions dites définitives. Alors elles peuvent venir de Derrida, mais j’espère, je suis sûr que Derrida a beaucoup plus de nuances que toi. Et j’insiste [142 :00] sur, il ne faut pas venir dire ici en tout cas : voilà la vérité. Il faut peut-être le dire chez Derrida ; je n’en sais rien moi, mais pas ici, pas ici. Sinon tout ce que tu dis est bon, si on arrive à ôter cet aspect. Est-ce qu’il y a d’autres choses ? Non ? Eh bien, bonnes vacances !

Un étudiant : Je voudrais proposer pour le cristal une [mot indistinct] parce que comme le zoo, le cristal, le zoo… [mots indistincts]

Deleuze : Oui, mais il y aura un inconvénient puisque zoo-, zoo- fait allusion à quelque chose de vivant et que justement le visage du cristal [143 :00] le distingue du vivant. [Pause] Ça aussi ce serait joli, mais… [Pause] Cherche, hein ? Tu trouveras mieux. [Rires] [Fin de l’enregistrement] [2 :23 :14]

 

Notes

For archival purposes, the augmented and new time stamped version of the complete transcription was completed in August 2021. Additional revisions were added in February 2024.

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