December 11, 1984

We seem to have fulfilled the classic image of the brain, which would consist of integration-differentiation by the centers, sensory-motor association, rational cutting. … If I tried to summarize what lived relationship we have with the brain, on the level of this image, it’s very simple, it is the brain tree, … that is, it’s a way of life, you have a tree in your head. This tree is this axis marked by rational points, rational breaks. And many people have lived with the idea and still live with the idea that their brain is a tree, that is, a centralized system, which means: center of integrations and differentiations, and sensorimotor associations, one expressing itself within the other and forming a circulation, a whole tree of the brain, a whole tree of the brain along these two axes. And, without wanting to analyze in detail at all, that poses all kinds of problems. I quote, for example, “What is the relationship between the centers and the elements? Assuming that the elements are brain cells, or nerve cells, the centers: what are these? Are they particular cells?” You sense here that there is a whole historical problem of localization exists – which I’m not pretending to address – of cerebral localization.

Seminar Introduction

As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.

For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.

English Translation

Edited

 

Antonioni, The Girlfriends (1955)
Michelangelo Antonioni, Le amiche (The Girlfriends), 1955.

 

Discussing three viewpoints on the brain (brain biology; lived relations with the brain; the brain as cinema) from which brain transformations have occurred, he pursues the biological, scientific review, and then from the lived, experiential perspective, he considers the classical, arborescent model of the brain with numerous theoretical references (cf. Jakobson on types of aphasia) allowing Deleuze to raise complications posed by this model. Then, shifting to the lived, experiential point of view, Deleuze links the arborescent model to another model from a classic perspective, that of interior and exterior milieus with details drawn from Simondon’s L’individu et sa genèse physico-biologique. With Simondon, Deleuze considers the brain’s topological structure, particularly questions of outside-inside, and then links thought of the Outside to the complementary sensorimotor axis. After the break, Deleuze outlines four lines of research for understanding cerebral linkages: the mathematical concept of Markov chains and the study of semi-accidental phenomena and mixtures of dependence and uncertainty; a second research line, within cosmobiology, of understanding the amplified fluctuation of enzymes and proteins from the perspective of the genesis of life; a third line of research (cf. Prigogine and Stengers), the thresholds at which the amplified fluctuations can be maintained in an orderly fashion; finally, the constitution of an internal milieu as an amplified fluctuation allowing the living creature, and even the brain (through hypotheses) to enter into aleatory relations with an external milieu (cf. cybernetician Pierre Vendryes). Deleuze answers the final question — how transmission occurs within the brain — with relinkages in independent series, suggesting finally the possibility of understanding cinema no longer as linkages but relinkages of independent series.

 

Gilles Deleuze

Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985

Lecture 06, 11 December 1984 (Cinema Course 72)

Transcription: La voix de Deleuze, Laura Cecilia Nicolas (Part 1), Guadalupe Deza; correction Anselme Chapoy-Favier (Part 2), Sabine Mazé (Part 3); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale

English Translation Forthcoming

 

Deleuze Graph

 

French Transcript

Edited

Gilles Deleuze

Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985

6ème séance, 11 decembre 1984 (cours 72)                        

Transcription : La voix de Deleuze, Laura Cecilia Nicolas (1ère partie), Guadalupe Deza; correction Anselme Chapoy-Favier (2ème partie), Sabine Mazé (3ème partie) ; révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale

 

Partie 1

… ne pas vous déranger, mais c’est la plus belle forme de la conscience morale, la politesse, hein ? Sinon ce n’est pas que je crois que… [Pause]

Alors on a perdu du temps [À cause d’une maladie, Deleuze a dû apparemment annuler la séance du 4 décembre], mais on va le rattraper parce qu’on va faire aujourd’hui une séance très vague, puisque je ne suis pas, je ne suis pas guéri. Et cette séance très vague donc, elle porte — et puis j’ai une idée que je vous expliquerai à la fin de cette séance — mais cette séance-là aujourd’hui — qu’on va faire très douce, hein, il ne faudra pas me demander beaucoup — c’est sur notre dernier point, le dernier point de ce programme. Et je voudrais qu’on le fasse aujourd’hui, donc j’irai plus vite, pas plus vite, pas plus vite, mais j’irai plus vague, quoi, pour regagner le temps. Ce dernier point qui nous restait, c’est le quatrième point de mutation [1 :00] concernant le cerveau. [Pause] Alors, on aura l’occasion de récapituler tout ce qu’on a fait ce trimestre, mais je ne récapitule pas encore, je suppose que vous vous rappelez, c’était notre quatrième point, le dernier pour nous.

Qu’est-ce qui s’est passé ? « Mutation » n’est peut-être pas même un mot heureux. Ça s’est fait d’une manière tellement éparpillée, et puis insensible, tout ça, mais ce qui m’intéresse, vous le savez, parce que je l’ai dit, c’est trois points. Qu’est-ce qui a changé du point de vue, d’un triple point de vue ? Du point de vue d’une biologie du cerveau. Ça, c’est les savants, c’est l’affaire des savants, mais enfin, je n’ai jamais vu de cas où les problèmes fussent exclusivement [2 :00] scientifiques. D’autre part, donc, pas seulement du point de vue d’une biologie du cerveau, mais du point de vue d’un rapport vécu avec le cerveau. [Pause] Et enfin, du point de vue d’un cinéma comme cerveau ou d’un cerveau comme cinéma. Je ne dis pas que tout cinéma soit cerveau et tout cerveau soit cinéma. Mais, si vous vous rappelez ce qu’on a vu, on a vu certaines choses, par exemple, un cinéma qu’on pouvait appeler très rudimentairement « un cinéma des corps ». Et je disais, de même qu’il y a un cinéma des corps, il y a aussi un cinéma du cerveau, bon.

Là, mes trois points c’est donc jouer de ces trois dimensions : les changements éventuels, les grands changements éventuels dans une biologie du cerveau, [3 :00] les grands changements éventuels dans notre rapport vécu avec le cerveau s’il y a lieu, et les changements éventuels dans un cinéma du cerveau. Et pour ça, comme dans les autres cas, j’essaie d’opposer, toujours très grossièrement, une image dite classique, en laissant à « classique » tout son vague, et une image dite moderne en laissant à « moderne » tout son vague. Ce qui sous-entend que, par exemple, s’il y a un cinéma moderne du cerveau, il ne procède pas de la même manière que ce qu’on pourrait appeler le cinéma du cerveau d’avant-guerre. De même que les modèles de cerveau ont sérieusement évolué dans les sciences, ça tout le monde sait. Mais ce que tout le monde peut sentir, même sans le savoir, c’est que notre rapport vécu avec le cerveau a changé aussi, [4 :00] enfin, dans certains cas. [Pause]

Et je me dis, quelle était l’ image classique du cerveau ? Comment est-ce qu’on pourrait la présenter ? Comment est-ce qu’on pourrait la représenter, ben, immédiatement du point de vue de la science ? Et, mon Dieu, je ne vais pas dire des choses compliquées là-dessus. [Pause] Je dis, dans l’image scientifique du cerveau, dans l’image classique, il me semble qu’il y a deux axes. L’un correspond à l’action des centres, l’autre correspond à l’action [5 :00] des éléments. Et ce sera déjà tout un problème dans la neurobiologie que de savoir en quoi consistent les centres, en quoi consistent les éléments, quelles sont leurs différences, [Pause] quels sont leurs rapports. Je me contente de dire : les centres qui définissent des aires cérébrales, a-i-r-e, qui définissent des régions, des aires cérébrales, [Pause] se présentent sous un double aspect : d’une part, et un aspect indissociable. Ils sont « intégrateurs », ce sont les fameuses [6 :00] intégrations cérébrales. Mais ils sont aussi différenciateurs, ils différencient des aires. Par exemple, on différenciera une aire [Pause] projective, c’est-à-dire concernant la projection des organes des sens, [Pause] une aire motrice, une aire associative. [Pause] Mais l’action d’intégration donc, elle est strictement indissociable d’une [7 :00] action de différenciation. Voyez d’où, dans le schéma que j’ai tracé, ma flèche verticale [Deleuze se déplace vers le tableau], ma flèche verticale : intégration, différenciation, [Pause] comme fonctions des centres.

D’autre part, la flèche horizontale, elle concerne les éléments. Tout élément, tout élément nerveux, tout élément cérébral est à la fois sensoriel et moteur. Ce sont des éléments sensorimoteurs qui entrent dans des enchaînements [Pause] [8 :00] ou dans des associations : associations ou enchaînements sensorimoteurs, donc associations ou enchaînements sensorimoteurs qui concernent les éléments, intégration et différenciation qui concernent les centres. Vous devez me dire que ça ne vous étonne pas… [Interruption de l’enregistrement] [8 :27]

 … car nous retrouvons, au niveau du cerveau, des données les plus simples d’une biologie du cerveau, ce qu’on a vu sur l’image classique du savoir. Tout se passe comme s’il y avait isomorphie entre le modèle du savoir et le modèle du cerveau. [Sur ces modèles, voir L’Image-Temps, pp. 273-276]

Car si vous vous rappelez, quand nous avons traité du modèle du savoir à propos d’une autre mutation, l’image classique du savoir [9 :00] nous a semblé consister en quoi ? Un axe, que j’appelais « l’axe du concept », d’après lequel s’opèrent les intégrations de concepts et les différenciations, les divisions de concepts, c’est-à-dire les spécifications, spécifications et intégration, qui exprimaient le mouvement du concept dans le savoir. Et d’autre part, un autre axe, qui se présentait comme les associations d’images. Comment se faisait le rapport des axes et la circulation à travers eux ? C’était très simple, et c’était le modèle du savoir. Un concept ne se différenciait pas, c’est-à-dire, [10 :00] ne se divisait pas, ne se spécifiait pas, sans en même temps s’extérioriser dans une suite d’images prolongeables. [Pause] Mais inversement, une suite d’images ne se prolongeait pas sans s’intégrer dans un concept. On avait donc toute une circulation, qui était la circulation du savoir.

Ben, quand je dis qu’il y a isomorphie avec le modèle cérébral, en effet, [Pause] les centres ne se différencient pas sans s’extérioriser dans les chaînes [11 :00] sensorimotrices prolongeables ; les chaînes sensorimotrices ne se prolongent pas sans s’intégrer dans les centres. Donc, c’est normal, ce serait inquiétant qu’il n’y ait plus cette isomorphie entre le vieux modèle du savoir et le modèle [Pause] du cerveau. Je dirais pour des raisons-là que je n’ai même pas envie de développer, je dirais que… non, là j’ajoute quelque chose mais il nous manque un point. Si vous m’avez suivi, si vous avez un peu le souvenir de ce qu’on a fait précédemment, il nous manque déjà un point. Alors, c’est un devoir, mais est-ce qu’on pourra le combler ? C’est qu’il faudrait [12 :00] encore que, dans ce vieux modèle du cerveau, les coupures intervenant dans les chaînes sensorimotrices en vertu de l’autre axe, de l’axe vertical, il faudrait que les coupures soient des points rationnels.

Et là, on aurait rempli l’image classique du cerveau qui consisterait en intégration-différenciation par les centres, [Pause] association sensorimotrice, coupure rationnelle. Coupure rationnelle, j’ai justifié les deux premiers points : coupures rationnelles, points rationnels ; je n’ai pas pu encore le justifier. Mais si je pouvais, alors on serait tous très contents. [13 :00] Alors je voulais que vous le sentiez, ce serait une grande joie, enfin, une petite joie. Mais au moins les deux premiers points, on les tient.

Je dis, ce n’est pas à cause de schémas, mais si j’essayais de résumer quels rapports vécus on a avec le cerveau, au niveau de cette image, c’est tout simple : c’est l’arbre du cerveau. Vous me direz, pourtant ça ne ressemble pas à un arbre. Ben si, ça ressemble à un arbre, on verra comment. C’est-à-dire, c’est une manière de vivre, on a un arbre dans la tête. Cet arbre, c’est cet axe marqué par des points rationnels, des coupures rationnelles. Et beaucoup de gens ont vécu avec l’idée et vivent encore avec l’idée que leur cerveau est un arbre, [14 :00] c’est-à-dire, un système centralisé, système centralisé ce qui signifie : centre d’intégrations et de différenciations, et associations sensorimotrice, l’un s’exprimant dans l’autre, et formant une circulation, toute une arborescence du cerveau, toute une arborescence du cerveau suivant ces deux axes.

Or, sans vouloir du tout analyser en détail, ça pose toutes sortes de problèmes. Je cite, par exemple : quel rapport y-a-t-il entre les centres et les éléments ? [Pause] En admettant que les éléments soient des cellules cérébrales, [15 :00] ou des cellules nerveuses, les centres, c’est quoi ? Est-ce que c’est des cellules particulières ? Ça va être… Vous sentez là qu’il y a tout un problème historique des localisations — que je ne prétends pas aborder — des localisations cérébrales. Mais le problème est très, très compliqué pour une raison très simple. Suivant la remarque d’un très grand neurologue, d’un neurologue psychiatre, qui avait beaucoup subi l’influence de Bergson et qui s’appelait [Constantin] Von Monakow, il a écrit un livre admirable qu’on ne lit plus, je crois, un très, très beau livre, M-O-N-A-K-O-W. Il disait : vous comprenez, le tort, c’est de chercher une localisation [16 :00] spatiale des centres. [Pause] Les cellules sensorimotrices, oui, elles ont des localisations spatiales. Mais les centres intégrateurs et différenciateurs, ils n’ont pas de localisation spatiale. Et il proposait l’idée de localisation chronogène, une localisation chronogène. Alors il donnait des schémas, des schémas très compliqués. Vous voyez pourquoi il était bergsonien, il jouait avec une espèce de durée bergsonienne inscrite dans le vivant et dans le cerveau, et la localisation chronogène, ça attestait à un des thèmes les plus complexes de Monakow.

Pour vous faire sentir là toutes les difficultés, là, que… je dis, s’était imposée, par exemple, une notion célèbre chez un [17 :00] grand neurologue qui s’appelait [John Hughlings] Jackson, l’idée que dès lors, les maladies du cerveau étaient des processus de désintégration, de dissolution. C’est-à-dire, que les centres étaient atteints et que, dès lors, les associations sensorimotrices se libéraient du rôle intégrateur des centres. C’est ce qu’il appelait « dissolution ». Et la dissolution, c’était l’inverse de l’évolution. L’évolution, elle allait des éléments aux centres. [Pause]

Qu’est-ce qui compliquait, qu’est-ce qui faisait que… [Pause] [18 :00] Jackson disait quelque chose de très curieux. Il disait : les centres, c’est le moins organisé. C’est-à-dire, les éléments sont beaucoup plus organisés que les centres, ce qui paraît bizarre. Les éléments, à la fois intégrateurs et différenciateurs, ils sont beaucoup moins organisés. C’est qu’il s’expliquait très bien, sur ce qu’il comprenait par « moins organisé ». Il voulait dire que leur organisation se poursuit toute la vie. C’était une manière de rejoindre la localisation chronogène de Monakow — pas de rejoindre, parce que c’est, c’est Jackson qui précède Monakow dans l’histoire — mais c’était une manière de pressentir l’idée d’une localisation chronogène. Les centres, ils ne cessaient pas de se monter et de s’organiser toute la vie. Donc ils étaient moins organisés [19 :00] que l’axe sensori-moteur concernant les éléments.

Et encore Jackson, dans sa théorie de l’évolution et de la dissolution, vous voyez, il pouvait dire : l’évolution va du plus organisé au moins organisé, Et la dissolution, inversement, puisque le plus organisé, c’est l’automatique, c’est des chaînes sensorimotrices automatiques. [Pause] Et la dissolution donc, elle allait du moins organisé au plus organisé, tout comme l’évolution allait du plus organisé au moins organisé. Ça n’empêche pas que dans sa conception, il considérait, il me semble, ou il privilégiait singulièrement le rôle intégrateur des centres. [Pause] [20 :00]

Seulement voilà, là où je dis que c’est très compliqué, c’est qu’à mon avis – enfin, « à mon avis » — il n’y a pas des phénomènes de désintégration sans des phénomènes corrélatifs de « dé-différenciation ». [Pause] Donc les schémas de dissolution se compliquent énormément. Il n’y a pas une action de désintégration qui ne soit pas accompagnée d’une dé-différenciation, c’est-à-dire d’une suppression de la différenciation. [Pause] Et alors, bien plus, peut-être que dans les phénomènes de dissolution, il y a des troubles de désintégration prévalente, et des troubles de dé-différenciation prévalente. [21 :00] Ce qui compliquera beaucoup le schéma. Si bien que les cellules sensorimotrices échappant aux centres, ne sont pas désintégrées sans être aussi dédifférenciées, c’est-à-dire, perdent leur différenciation au même temps qu’elles perdent leur intégration. D’où si je saute dans un problème très célèbre, qui a été déterminant dans les schémas du cerveau, l’aphasie et les types d’aphasie. L’aphasie, vous le savez, ce sont des troubles du langage avec lésions cérébrales. [Pause

Or, [Pause] classiquement, [22 :00] la grande théorie de l’aphasie distinguait — ça allait très loin, mais ça se comprend avec un axe aussi, déjà aussi compliqué — la grande théorie de l’aphasie distinguait six types d’aphasie [Pause] dont malgré tout, on pouvait dégager deux grands pôles. Et les deux grands pôles, vous en trouverez une étude linguistique assez poussée chez [Roman] Jakobson. Ce qui est une manière de suggérer que Jakobson s’inscrit et garde d’une certaine manière, garde implicitement, puisqu’il ne se prétend pas biologiste, garde implicitement… [Interruption de l’enregistrement] [22 :57]

… mais [23 :00] ils se laissent réduire à deux pôles, deux pôles qu’il étudie particulièrement dans les Essais linguistiques [Essais de linguistique générale (Paris : Minuit, 1963, tome 1 ; 1973, tome 2)]. Et ces deux pôles vont s’expliquer puisqu’on va voir comment ils tiennent compte de notre axe, plutôt de nos deux axes : un axe vertical et un axe horizontal. Les deux grands pôles, c’est, nous dit-il, les deux grands pôles de l’aphasie, c’est des troubles que l’on pourrait appeler tantôt « troubles de la similarité », tantôt « troubles de la contiguïté ». [Pause] La similarité, selon lui, est à la base [24 :00] de ce qu’il appelle « métaphore », la contiguïté est à la base de ce qu’il appelle « métonymie ». [Pause]

Et si je résume très brièvement ces deux troubles, le premier trouble, dit de similarité, se présente comment ? [Pause] Le sujet a gardé le pouvoir de combiner les éléments de langage. Mais qu’est-ce qu’il a perdu ? [25 :00] Il a perdu… Il a gardé donc le pouvoir de combinaison, mais il a perdu le pouvoir de sélection. [Pause] Il sait combiner une phrase, mais il ne sait plus sélectionner entre un élément et un autre. Ça revient à dire quoi, ça ? Dans une conversation, il répond très bien, il continue une conversation, ou bien si on lui présente un fragment de mot ou un fragment de phrase, il complète très bien. Donc il a gardé l’art de la combinaison. [26 :00] Il a une gêne : c’est évidemment pour commencer une phrase, le mot initiateur. Pourquoi ? Sentez. Parce que le mot initiateur, il faut le sélectionner, il faut le choisir. Là il est gêné, il est embêté. Mais une fois que c’est parti, c’est parti. Il est gêné une autre fois : c’est lorsqu’il a à sélectionner entre deux possibilités. Par exemple, il emploie le mot « célibataire ». Pour quelqu’un de normal, « célibataire » est substituable à  [27 :00] « non-marié ». Il ne peut pas sélectionner, il ne peut pas faire la substitution. Si on lui dit, « qu’est-ce qu’un célibataire ? », il entre en détresse. Il sait très bien construire sa phrase avec « célibataire ». Il sait combiner, il ne sait plus sélectionner. Or, comme dira Jakobson, c’est les deux grands pôles du langage : combinaison et sélection.

Bien plus, il ne peut pas faire la sélection minimum du type : « A = A », si vous voulez, le minimum de substitution, la substitution identique. Car si on lui dit : « dis ‘non’ », [Pause] [28 :00] il répond : « non, je ne peux pas ». C’est une situation en apparence paradoxale, puisqu’il ne peut pas dire « non », mais il dit qu’il ne peut pas dire en disant « non ». Vous voyez que c’est en fait sur deux axes très différents du langage. Puisqu’on lui dit : « dis ‘non’ », c’est-à-dire : « répète », substitution du type A est A, et il répond : « non, je ne peux pas », « non, je ne peux pas dire ‘non’ ». Le second « non » qu’il emploie, le « non, je ne peux pas », est pris dans une combinaison, ça il peut, mais la sélection de « non » et la substitution minimum de « non » par « non », il ne peut pas. [29 :00] Voilà, c’est un type d’aphasie, bon, aphasie de similarité, trouble de similarité.

Dans le trouble de contiguïté, ça va être l’inverse. La similarité semble sauvée, mais la composition, elle, … la sélection, elle, semble être sauvée, mais la composition ne l’est pas du tout. Dans ce type d’aphasie, vous rencontrez ce que les linguistes appellent « l’agrammatisme », agrammatisme, c’est-à-dire, la dissolution de la grammaire. [30 :00] La phrase de ce type d’aphasique – vous voyez que c’est très différent de l’autre cas – la phrase de ce type d’aphasique finit par être une espèce de morcelage de mots. [Pause] Ce qui disparaît, ce sont les liens entre les mots, et notamment ce sont les flexions. Quand il emploie un verbe, ce type d’aphasique le met généralement, le mettrait très souvent à l’infinitif. [Pause] Bien. Cette fois, comme dit Jakobson, la similarité, elle est sauvée. Il peut très bien dire le mot « crayon », [31 :00] il peut faire les substitutions nécessaires, il ne peut plus faire les combinaisons. Vous voyez.

Ben, pour résumer très rapidement — parce que je ne voudrais là pas du tout m’étendre, il faut regagner le temps que j’ai perdu — je dirais ceci : qu’est-ce c’est le « trouble de contiguïté » d’après Jakobson — là je parle pour mon compte, je ne parle plus d’après Jakobson –. Jakobson distingue très, je reviens vite sur Jakobson, il distingue parfaitement les deux troubles [Pause] en disant que le « trouble de contiguïté », c’est-à-dire lorsque c’est le pouvoir de combinaison qui est troublé, [32 :00] c’est un trouble que porte avant tout sur le message. [Pause] Le « trouble de similarité », au contraire, c’est un trouble qui porte avant tout sur le code. [Pause] Ça, ça se comprend tout seul. Quand il est plus précis, parce qu’il y a une telle interrelation entre le code et le message, qu’il éprouve le besoin d’être en effet plus précis, et il nous dit que le trouble de similarité est d’avant tout un trouble de décodage, et que le trouble de contiguïté est avant tout un trouble d’encodage. Et en fait, tous ceux qui ont fait un tout petit peu de linguistique savent tout ça.

Moi, pour mon compte, j’en tire juste la conclusion suivante, c’est que [33 :00] le trouble de contiguïté, il est avant tout moteur — vous suivez, vous vous rapportez à mon schéma, « moteur », c’est « M », là, dans l’axe horizontal — il est avant tout moteur. En effet, il porte sur la construction des phrases prononcées, sur la combinaison des éléments. [Pause] Et il est avant tout aussi désintégrateur. Pourquoi ? C’est un trouble qui porte, on l’a vu, sur la combinaison, la combinaison devant [34 :00] s’entendre de deux manières [Pause] : combinaison d’une unité linguistique par, de sous-unités, par des unités inférieures, [Pause] unités inférieures, par exemple, le phonème, les phonèmes comme sous-unités par rapport aux morphèmes, donc trouble de la combinaison d’une unité par des sous-unités, et de la combinaison par laquelle une unité entre dans des unités supérieures. C’est donc un trouble moteur et d’intégration. [Pause ; Deleuze se déplace vers le tableau] [35 :00] Ce qui m’arrange, ça me permettrait donc de tracer de « I » [Intégration] à « M » une ligne en pointillé, qui représenterait cette aphasie motrice désintégratrice. Et « aphasie motrice » est un terme courant dans la théorie de l’aphasie du 19ème siècle.

L’autre trouble, trouble de similarité, [Pause] lui, c’est un trouble essentiellement sensoriel [Pause] et de différenciation. [Pause] Pourquoi ? Précisément parce qu’il porte [36 :00] sur quoi ? Tout comme je disais tout à l’heure qu’il y a deux niveaux d’intégration — l’intégration qu’une unité opère par rapport à de sous-unités, et l’intégration dans laquelle elle entre par rapport à une unité supérieure — de même il y a deux aspects de la différenciation. Dans le langage, on le voit bien. Il y a un premier aspect de la différenciation qu’on pourrait appeler le discernement des traits distinctifs — je vais vite parce que ça n’a pas d’importance, là je parle uniquement pour ceux qui ont fait un peu de linguistique — un phonème est un porteur d’une pluralité de traits linguistiques, de traits distinctifs.

Si je donne quand même un exemple pour que ceux qui ne savent pas puissent suivre, par exemple je dis le mot « cochon », le mot « cochon », j’extrais le phonème [37 :00] « ch ». Eh ben, « ch » est, comme on dit, comme les linguistes disent, un faisceau de traits distinctifs. Pourquoi ? Vous avez « ch » sur « t », « cochon » sur « coton », vous avez « ch » sur « deux s », « cochon », « cosson », vous avez, cherchons, quoi ? [Pause ; Deleuze sollicite des suggestions de substitution] Colon, ah oui, « ch » sur « l », « cochon », « colon ». Chaque fois vous avez, il n’y a pas un phonème qui ne soit pas un ensemble de traits distinctifs. Donc le premier aspect de la différenciation, je dirais, pour mon compte, c’est la sélection des traits distinctifs, ou plutôt, non, le discernement, c’est le discernement des traits [38 :00] distinctifs. Et le deuxième aspect de la différenciation, c’est la substitution de deux formules qui diffèrent sous un aspect et se ressemblent… la substitution de l’une à l’autre de deux formules qui diffèrent sous un aspect et se ressemblent sous un autre. [Pause]

Dès lors, ça doit vous paraître évident que l’aphasie qui présente des phénomènes de dé-différenciation soit au même temps une aphasie sensorielle, tandis que l’aphasie qui présente des traits de désintégration est forcément une aphasie motrice. [Pause] Si bien que mes deux types d’aphasie, voyez, [Deleuze se tourne vers le tableau] je pourrais tracer [39 :00] une ligne allant de « I » à « M », c’est l’aphasie motrice de désintégration — là ce que je vous dis, ce n’est plus du Jakobson, ça ne fait rien, mais enfin ne lui faites pas dire ça, il ne serait pas content –, et l’autre aphasie « S » [Sensori] « D » [Différenciation], c’est l’aphasie sensorielle opérant par dé-différenciation. Alors là, ça serait très compliqué. Moi ce que je voudrais montrer, c’est que dans la théorie classique de l’aphasie, les autres types d’aphasie, moi ça me permettrait de remplir les autres choses, mais enfin ça ne nous donnerait que peu de satisfaction. Juste, donc, j’en reste là pour le moment. J’espère que vous retenez vaguement, vous retenez, que vous essayiez de retenir [40 :00] vaguement quelque chose.

Je dis, eh ben, en gros, c’est ça l’image classique du cerveau. Moi, je me suis servi, j’ai invoqué l’exemple de l’aphasie parce que, d’une part, ça me plaît de remarquer que des linguistes, vous savez ce qu’ils ont fait les linguistes ? Mais ils ont gardé absolument, dans cette discipline si nouvelle, ils ont gardé le plus vieux schéma cérébral. Alors je ne cite que les plus grands parmi les linguistes. Je viens d’essayer de le démontrer pour Jakobson, mais pour [Noam] Chomsky alors, il faudrait le montrer en détail. Ça nous ferait trois heures, mais ça ne fait rien. Chez Chomsky, c’est étonnant. D’ailleurs il le reconnaît lui-même ; quand il a fait son retour à Descartes, ce n’est pas par hasard. Le modèle cérébral, c’est ça qui m’intéresse, moi, chez les linguistes, c’est de savoir au juste quel est le modèle cérébral sous-jacent qu’ils [41 :00] emploient. Je crois que la linguistique a absolument besoin d’un modèle cérébral et qu’elle le suscite, qu’elle le suscite et qu’elle s’en sert implicitement. Alors quand on parlera un peu des problèmes au niveau du cinéma, par exemple, de la sémiocritique d’inspiration linguistique, une question principale, c’est, par exemple, quand on pense aux études très sérieuses, très importantes, très intéressantes de Christian Metz, c’est quel modèle cérébral implique sa conception du cinéma.

Et ce qui me paraît frappant en tout cas chez les linguistes, c’est à quel point ils sont accrochés à cette conception du cerveau : intégration-différenciation des centres, association sensorimotrice des éléments. Vous me direz, mais il n’y a pas de mal, mais je ne dis pas [42 :00] qu’il y ait du mal. Il n’y a aucun mal. Simplement, voilà une discipline nouvelle qui opère avec un vieux schème cérébral. Voilà. Je m’en réjouis uniquement par méchanceté pure. [Rires] Eh ben, ça me frappe beaucoup dans la conception de l’aphasie de Jakobson, elle est très, très forte. Vous lisez le livre, puisque tous ces cours, c’est pour vous donner envie de lire ou ceci ou cela. Vous verrez, vous verrez vous-mêmes, mais ce n’est pas par hasard qu’il retrouve exactement le schéma des aphasies, tel qu’il était proposé par les biologistes du cerveau du 19ème siècle. Voilà un premier point terminé.

Je dis, vous voyez, c’est ça, en gros… en gros, c’est ça, le cerveau comme arbre. [43 :00] Eh ben, on se vit comme ça, ou du moins, on s’est beaucoup vécu comme ça, ou bien nos pères se sont vécus comme ça. C’est marrant, imaginez de vivre… là, je parle du vécu, je saute au vécu. Je n’en dis pas grand-chose. Mais ce sont des gens qui se vivent avec un arbre dans la tête. Il y a beaucoup de gens. Et ce n’est pas par hasard que l’arbre est à la fois le modèle du cerveau et le modèle du savoir, de l’arbre de la connaissance à l’arbre du cérébral. [Pause] Bien, courte pause.

Qu’est-ce qui a changé ? Moi, je vois [44 :00] deux points de mutation, deux points de mutation, mais encore une fois, ça s’empiète tellement, c’est très délicat, très délicat. Je dirais aussi bien, oui, je précise, je reviens en arrière, aussi bien que système arborescent, je dirais de ce système cérébral que c’est un système centré. C’est un système centré puisque tout son axe vertical est fondé sur les centres et que l’ensemble de la circulation est fondé sur l’interaction des centres et des éléments. D’accord ? C’est donc un système arborescent et centré. [Pause]

Alors on passe à la recherche [45 :00] de notre mutation avec les précautions que j’ai prises. Faites attention, ça ne s’est pas fait en un coup ; ça s’est fait par-ci, par-là. Ben, reprenons l’axe intégration-différenciation, [Pause] et je me dis, et déjà dans la plus vieille biologie, et notamment avec le grand Claude Bernard, les problèmes d’intégration et de différenciation se sont pliés, se sont trouvés inexplicablement liés avec un autre type de problème. Et ce n’est parce que les deux étaient très liés que c’était le même problème. L’autre problème qui venait recouper le thème de l’intégration et la différenciation, c’était [46 :00] le problème des milieux extérieurs et intérieurs. Plus le vivant était compliqué, complexe, plus il se constituait des milieux intérieurs. Plus ces milieux intérieurs étaient forts et structurés, plus ils dépendaient de mécanismes cérébraux [Pause] et de régulation cérébrale. Bien plus, la différenciation organique [Pause] et l’organisation des milieux intérieurs et extérieurs à chaque instant s’entrecroisent. Je veux dire, [47 :00] la distinction des milieux extérieurs et intérieurs favorise et accélère les processus de différenciation organique [Pause] et, inversement, les suppose. Là aussi, il y a une pleine interaction entre différenciation et constitution des milieux respectivement intérieurs et extérieurs.

Si bien que l’intégration et la différenciation se font comment ? Entre autres, elles se font par des niveaux relatifs d’extériorité et d’intériorité. Pourquoi je dis « relatifs » ? Parce qu’à première vue, il n’y a pas de milieux extérieurs [48 :00] et de milieux intérieurs absolus. Ce qui est un milieu intérieur d’un certain point de vue est un milieu extérieur d’un autre point de vue. Tout dépend de quelle unité organique vous prenez. Vous pouvez prendre évidemment l’organisme en son ensemble, mais même là, ça fera des difficultés. Prenez l’organisme en son ensemble, vous me direz, ce n’est pas compliqué : milieu intérieur, c’est ce qui est dedans. Comment se définit un organisme évolué ? Par ceci : c’est que précisément qu’il s’est constitué un milieu intérieur. Ça veut dire quoi il se constitue un milieu intérieur ? Ça veut dire se constituer en milieu qui ne dépend plus des variations des milieux extérieurs. Un milieu qui jouit d’une autorégulation. Par exemple, [Pause] la chaleur du sang [49 :00] en tant qu’elle devient indépendante des variations du milieu extérieur. Vous avez constitution d’un milieu intérieur.

Si vous prenez l’ensemble de l’organisme, vous pouvez dire eh ben, ce n’est pas compliqué ; le milieu intérieur, c’est tout ce qui est dedans. Pas sûr. Pas sûr. Qu’est-ce que vous diriez de l’estomac ? C’est un milieu intérieur ? Oui, c’est un milieu intérieur, jusqu’à un certain point. Par rapport à quoi il est intérieur ? Parce que par rapport à autre chose, peut-être qu’il est extérieur. Un milieu intérieur peut être d’un autre point de vue un milieu extérieur qu’on appellera un milieu extérieur annexé à l’organisme. À plus forte raison l’intestin. C’est un milieu intérieur, le milieu intestinal. Mais d’un autre point de vue, il joue le rôle de milieu extérieur annexé. [50 :00] Si bien que les déchets intestinaux seront franchement rejetés dans le milieu extérieur tout court.

Un texte de [Gilbert] Simondon insiste très bien sur ce point. Dans son livre, dans un livre très beau, L’individu et sa genèse physico-biologique [Paris : PUF, 1964 ; Grenoble : Millon, 1994]. Voilà ce qu’il nous dit, comme il le dit mieux ce que je veux dire, autant vous le lire : [Pause] « Il y a plusieurs étages d’intériorité et d’extériorité ; ainsi, une glande à sécrétion interne déverse dans le sang ou dans quelque autre liquide [51 :00] organique les produits de son activité : par rapport à cette glande » — par rapport à la glande à sécrétion interne – « le milieu intérieur de l’organisme général est en fait un milieu d’extériorité. De même, la cavité de l’intestin est un milieu extérieur pour les cellules assimilatrices qui assurent l’absorption sélective au long du tractus intestinal. … [Pause] L’espace des cavités digestives, c’est de l’extériorité par rapport au sang qui [52 :00] irrigue les parois intestinales ; mais le sang à son tour est un milieu d’extériorité par rapport aux glandes à sécrétion interne, qui déversent les produits de leur activité dans le sang » [Edition Millon, p. 224]

Donc, voilà tout ce que je veux dire. Et là aussi je n’ai pas le temps de développer, parce que … Voilà, l’hypothèse à laquelle je voudrais tourner, c’est que les processus d’intégration et de différenciation organiques sont strictement inséparables, des distinctions entre milieux intérieurs et milieux extérieurs, [53 :00] ces distinctions restant relatives, [Pause] étroitement relatives, ce qui veut dire qu’un milieu dit intérieur d’un certain point de vue sera extérieur d’un autre point de vue, qu’il y aura toute une chaîne des médiations intérieures et extérieures. Ces distinctions entre milieux intérieurs et milieux extérieurs restent relatives tant qu’on les rapporte à l’axe intégration-différenciation. Voilà, à la fois l’axe intégration-différenciation passe par ces distinctions, lesquelles sont relatives par rapport à lui. [Pause] D’accord, ça doit être très lumineux ça, hein, [54 :00] parce que…

Bon, alors. Ça n’empêche pas, ajoute Simondon dans des pages très, très étranges, mais que je trouve très belles, si on se rapporte à l’état de l’organisme le plus simple, l’organisme le plus simple… [Pause] — C’est ennuyeux tout ça, mais la conclusion va être si belle grâce à Simondon. — Si on se rapporte à l’organisme le plus simple, qu’est-ce qui se passe ? Lui, l’organisme le plus simple, c’est-à-dire, non différencié et non intégré, [Pause] il jouit [55 :00] d’une intériorité et d’une extériorité absolues, il jouit d’une intériorité et d’une extériorité absolues qui seront distinguées par quoi ? Par une membrane polarisée, l’expression la plus simple de la vie. Il y a l’extérieur et il y a l’intérieur. En d’autres termes, l’organisme le plus simple se dispose d’après un dehors et un dedans absolus. [Pause] À mesure qu’ils se compliquent, c’est-à-dire, s’intègrent et se différencient, les organismes passent par des niveaux relatifs d’intériorité et d’extériorité.

Reste la troisième conclusion, arrangez-vous comme vous pouvez : [56 :00] le cerveau restaure à sa manière un dehors et un dedans absolus [Pause] qui est comme la limite de toute relativité des milieux extérieurs et intérieurs. Qu’est-ce que ça veut dire ça, le cerveau, là ? Ben oui. Le cerveau va mettre en présence un dedans absolu et un dehors absolu. En présence, ça veut dire quoi ? En contact, en contact sans distance. C’est par-là que l’extérieur et l’intérieur ne sont plus relatifs. Le cerveau restitue un dehors et un dedans absolus, c’est-à-dire ce qui était la propriété de l’organisme le plus simple. [57 :00] Il le restitue à sa manière. Il met en contact un dehors absolu au-delà de tous les milieux extérieurs qui sera sans doute comme l’horizon de tous les milieux extérieurs, et un dedans absolu, au-delà de tous les milieux intérieurs, qui sera sans doute — comment dirai-je, pour parler romantique — le sans-fond de tous les milieux intérieurs, ou le plus profond.

Le cerveau va mettre en contact un dehors plus profond que tous les mondes extérieurs, un dedans – voyez où je veux en venir, si vous vous rappelez ce qu’on a fait précédemment – et un dedans plus profond que les mondes, que les milieux intérieurs. Comment qu’il fait cette mise en contact, une mise en contact sans distance du dehors et du dedans ? L’organisme élémentaire, lui, il avait besoin d’une distance entre son intériorité absolue et son extériorité absolue. Une mise en contact sans distance, ça veut dire quoi ? [58 :00] C’est ce que Simondon explique dans ces pages très belles. Ça veut dire, le cerveau a une structure topologique… [Interruption de l’enregistrement] [58 :10]

Partie 2

… Le cerveau a une structure topologique qui assure la co-présence d’un dehors et d’un dedans absolus. Vous me direz : qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh ben oui, eh ben oui… Il faut signaler juste deux choses-là, à ma connaissance, même la biologie du cerveau ne rappelle pas, il a fallu que ce soit un philosophe très compétent en biologie, en technologie et en cybernétique, qui le rappelle un peu parce que j’ai l’impression que la cybernétique, elle s’en occupe beaucoup de ça. C’est que finalement, comme dit Simondon, le cerveau n’a pas d’interprétation euclidienne. [Pause] Le cerveau ne s’interprète pas en espace euclidien. [59 :00] L’intégration-différenciation s’interprète en espace euclidien, les milieux relatifs intérieur-extérieur, oui. Mais le cerveau, lui, il implique quoi ? Un espace topologique. [A ce propos, voir Simondon, Édition Millon, p. 223, et aussi L’Image-Temps, p. 275, note 31]

Comme dit, là je cite un texte intéressant : « Le développement du néo-pallium dans les espèces supérieures se fait essentiellement par un plissement du cortex : c’est une solution topologique, non pas une solution euclidienne. À la rigueur » — là je trouve ce texte très, très beau, peu importe, il ne faut pas comprendre trop, hein ? [Rires] — « À la rigueur. il ne faudrait pas parler de projection pour le cortex » — il fait allusion à ce dont je vous ai parlé tout à l’heure [60 :00] : les aires de projection sensorielles, c’est-à-dire, les aires de projection, les projections des organes des sens, dans des aires cérébrales – « À la rigueur, il ne faudrait pas parler de projection pour le cortex » — et, en effet, là il n’y a pas un biologiste qui ne sait que les projections supposées des organes des sens sur une aire cérébrale sont des schémas d’une grossièreté, d’une grossièreté insensée, quoi – « il ne faudrait pas parler de projection pour le cortex, bien qu’il y ait, au sens géométrique du terme, projection pour de petites régions ; il faudrait dire [plutôt] : conversion de l’espace euclidien en espace topologique. Les structures fonctionnelles de base du cerveau sont topologiques ; le schéma corporel convertit ces structures topologiques en structures euclidiennes à travers un système [61 :00] médiat ». Médiat, c’est-à-dire, à travers la médiation des milieux intérieurs et des milieux extérieurs relatifs. [Simondon, Édition Millon p. 225]

Et, qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Mettre en contact ou en co-présence un dedans plus profond que tous les milieux intérieurs relatifs, et un dehors plus profond que tous les milieux extérieurs relatifs. Ce serait ça. Ce serait ça la fonction topologique du cerveau. Voyez ? Ce qui lui permet de dire : « La structure non topologique d’intégration et de différenciation, la structure non topologique d’intégration et de différenciation apparaît comme un moyen de médiation et d’organisation » – de médiation et d’organisation [62 :00] grâce aux milieux intérieurs et aux milieux extérieurs relatifs, donc – « apparaît comme un moyen de médiation et d’organisation pour soutenir et étendre la première structure » — c’est-à-dire la structure topologique – « qui reste non seulement sous-jacente, mais fondamentale ». [Simondon, Édition Millon p. 224]

Alors, moi, là je ressens un très grand bonheur parce que c’est une confirmation, par de tout autres moyens, on n’a pas cessé de tourner — quand je ferai la récapitulation la prochaine fois, on verra — vous vous rappelez tout ce qu’on a vu sur cette mutation de la pensée, dans la mesure où elle devient une pensée du dehors, mais d’un dehors plus profond que le monde extérieur, et qui est aussi bien une pensée du dedans, mais un dedans plus profond que tout milieu intérieur. Et voilà qu’au niveau du cerveau, on retrouve exactement le même problème, au niveau d’une relation topologique entre un dehors et un dedans absolus. [63 :00] Concrètement, vous allez me dire, que vous suppliez un petit concret, ça veut dire quoi ? Ça veut dire une chose très simple. Ça veut dire : plus un organisme est évolué et soumis à un cerveau structuré, [Pause] plus la totalité de son passé, [Pause] c’est-à-dire le dedans absolu — le dedans absolu, c’est précisément le Tout du passé –, [Pause] plus la totalité de son passé est mise en contact topologique, sans distance et sans retard — la topologie ignore les distances –, sans distance et sans retard [Pause] [64 :00] avec l’ouverture du futur, c’est-à-dire, avec le dehors absolu. [Pause]

Comprenez ce que ça veut dire. Mais c’est bien comme ça dans le cas du vivant. C’est même ce qui distingue le vivant et le cristal. Quand un cristal croît, qu’est-ce qui compte ? C’est les couches moléculaires : elles sont relativement intérieures et extérieures. C’est-à-dire, sera dite intérieure la couche moléculaire déjà constituée, sera dite extérieure la couche moléculaire en voie de constitution. Eh ben, vous pouvez vider le cristal de la majeure partie de sa substance intérieure, ça ne change rien, ça ne l’empêche pas de croître. Au contraire, un organisme, pas question que vous le [65 :00] vidiez de sa substance intérieure. Sa substance intérieure concentre, condense tout son passé. Et c’est tout son passé, c’est le Tout de ce passé, qui est en contact immédiat, c’est-à-dire topologique, qui est — comment dirait-on en topologie ? — qui est en voisinage, indépendamment de toute distance, qui est en voisinage avec le dehors absolu, c’est-à-dire, avec l’horizon du monde extérieur.

Si bien qu’il faudrait dire du cerveau qu’il reconstitue topologiquement [Pause] les conditions ordinaires de l’organisme le plus simple. Mais justement, pour les retrouver topologiquement, il faut la plus haute complexité. [Pause] [66 :00] Coprésence que — quitte à justifier plus tard, on a toute l’année pour ça, hein ? — coprésence que je pourrais dire, je pourrais dire dès lors que le cerveau, en tant qu’interprété topologiquement — et il doit s’interpréter topologiquement, et il doit s’interpréter topologiquement — le cerveau se présenterait comme le « contact sans distance » ou la « coprésence » : du dehors et du dedans, du vide et du plein, du passé et du futur, de l’envers et de l’endroit, etc. [Pause]

Il faut garder ces formules, là, du vide et du plein. Vous sentez que là j’ai déjà une arrière-pensée [67 :00] cinématographique. Qu’est-ce qu’il y a de plus plein qu’une image vide au cinéma ? Un espace vide de [Michelangelo] Antonioni, c’est une image pleine, une image de ciel vide de [Jean-Luc] Godard est une image pleine. Pleine de quoi ? [Interruption de l’enregistrement] [1 :07 :19]

… défini plus selon un axe, on ne le définira plus… je ne veux pas dire que ça s’exclut, il n’y a pas l’un qui est faux et l’autre… Mais ça n’est plus un axe d’intégration-différenciation qui sera fondamental, ce sera une « coprésence » d’un dehors absolu et d’un dedans absolu, d’un vide et d’un plein, d’un envers et d’un endroit, etc. [Pause] [68 :00] Si vous le vivez comme ça — même, il n’y a pas besoin de comprendre — si vous vivez votre cerveau comme ça, si vous le vivez topologiquement, et non plus sous les espèces de l’intégration et la différenciation, ben sentez que vous n’avez pas du tout le même rapport avec lui, oui ? Est-ce que vous pouvez le vivre comme ça ? Hein, eh ben, il faut voir, hein ? Mais ce n’est pas non plus facile. Est-ce que vous tenez à vivre sous forme intégration-différenciation ? Bon. Est-ce que c’est les mêmes trous qu’il y aura dans les deux cas ? Quelle répercussion pour une conception de l’aphasie ? N’allons pas trop vite.

Je dis, vous sentez, ça ne suffit pas. Il faut une seconde, une seconde petite mutation. Une seconde petite [69 :00] mutation parce que, sinon… Heureusement elle va être bien plus simple, parce que la première, elle était compliquée. Pour ceux qui veulent voir dans cette direction, mais je trouve que…, voyez Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, page… le groupe de pages, c’est à partir de 257 suivantes, hein ? [Dans l’Édition Millon, la section « Topologie et ontogenèse » correspond aux pages 222-227] Je dis, je viens de m’attaquer, vous voyez, [Deleuze indique de nouveau le schéma au tableau] à mon axe vertical en disant : le vieil axe vertical intégration-différenciation, on va le remplacer par un axe topologique. Vous me suivez ? [Pause] Je dis : il me faut une seconde mutation parce que [70 :00] il faut s’attaquer maintenant à l’axe « S »-« M », sensorimoteur, à l’axe associatif. [Pause] Donc, ça se fait tout seul.

L’axe sensorimoteur, il se présente comment ? Il se présente sous forme de la cellule cérébrale, ou nerveuse, qu’on appelle « neurone ». Un neurone — je vous le donne, pour ceux qui n’ont…, je vous rappelle le vocabulaire de base, hein ? Je le prends au niveau vraiment le plus vulgaire des termes — le neurone, c’est la cellule, c’est la cellule cérébrale ou nerveuse. Cette cellule a des prolongements ramifiés extraordinaires. Ces prolongements ramifiés [71 :00] extraordinaires, on les appelle des « dendrites », D-E-N-D-R-I-T-E. Vous avez votre cellule nerveuse, votre neurone, et puis il a des prolongements qu’on appelle des dendrites. Les dendrites, ce sont donc des prolongements ramifiés qui reçoivent l’influx, qui reçoivent l’influx nerveux. [Pause] Si vous voulez avoir tout de suite une idée de la complication de la chose, c’est que c’est fou ce qu’un neurone a de dendrites, hein ? Il en a beaucoup, beaucoup. Mais si ce n’était que ça. Il y en a qui vont très loin, [72 :00] qui vont extrêmement loin. [Pause] Bon, ça se complique.

Et puis, enfin, vous avez, troisième grand élément, l’ « axone », l’axone, l’axone : A-X-O-N-E. L’axone, c’est aussi un prolongement. Mais cette fois, c’est un prolongement unique du neurone, prolongement unique qui se ramifie à la fin — alors, il peut se ramifier beaucoup, hein ? — qui se ramifie à la fin et qui, lui, transmet l’influx. Transmet l’influx à quoi ? On peut y répondre : aux dendrites du neurone suivant, du neurone suivant. Ça dépend. Ou pas du neurone suivant, ce n’est pas collé puisqu’il [73 :00] y a des dendrites qui vont chercher très loin. Rendez-vous compte donc déjà que ça ne va pas tout seul, qu’un de vos neurones mais est soumis à des influx parfois très lointains ? Il y a une multitude d’influx là en même temps ; c’est, c’est un système. Voilà.

Pendant longtemps l’image classique du cerveau a dit que tout cela formait un réseau continu. [Pause] Mais assez vite on s’est aperçu que ce réseau n’était pas continu, au sens classique du mot, mais était plein de coupures. [Pause] [74 :00] Ces coupures s’établissaient, par exemple, notamment entre la terminaison de l’axone du neurone « A » et la terminaison du dendrite correspondant du neurone « B ». Vous vous rappelez ? Dendrite saisie reçoit l’influx, le transmet dans la cellule, dans le neurone, laquelle l’envoie dans l’axone qui va le repasser aux dendrites de la cellule suivante. Or, entre la terminaison de l’axone de la [75 :00] cellule « A » et le dendrite de la cellule « B », il y a coupure. Le réseau n’est pas continu.

Mais voilà que pendant longtemps, la coupure a été conçue, si l’on peut dire, de manière électrique, c’est-à-dire, d’un bord à l’autre de la coupure, la transmission de l’influx était électrique. [Pause] Cette coupure, elle reçoit un nom, c’est ce qu’on appelle un « synapse ». [Pause] [76 :00] C’est un synapse, c’est-à-dire c’est la communication, dans le cas le plus simple, de la fin d’un axone et du début du dendrite de la cellule suivante. C’est donc, à la lettre, je peux dire du synapse, que c’est un point-coupure. C’est pour ça que très souvent dans les manuels, vous verrez le synapse défini comme un point de jonction : c’est le point de jonction de deux neurones. C’est un point ou une coupure. Ce n’est pas fait pour nous étonner, vu ce qu’on a vu, vu ce qu’on a fait précédemment. Nous disons, nous, c’est un point-coupure. [Pause]

Alors, tant qu’il y a eu la transmission, l’hypothèse de la transmission électrique, [77 :00] tout allait bien. Tout allait bien ou relativement bien. Il n’y avait déjà plus de réseau continu, mais enfin l’influx pouvait facilement franchir le point-coupure. Pourquoi ? Parce que, au moment du passage de l’influx, l’hypothèse était la suivante : les deux membranes cellulaires, c’est-à-dire, membrane de la dendrite et membrane de l’axone, plutôt l’inverse : membrane de l’axone et membrane de la dendrite suivante, se rapprochaient, devenaient adjacentes, devenaient adjacentes, ou bien même, suivant une hypothèse particulièrement audacieuse, ou bien même, formaient une seule et même membrane. Que ce soit adjacent ou une seule et même membrane, là, à nouveau nous avons [78 :00], nous avons toutes raisons de nous réjouir car nous sommes en droit, en vertu de ce qu’on a fait précédemment, de dire, sans aucunement forcer les choses, à mon avis : dans un tel cas, c’est un point-coupure rationnel.

Je dis : sans forcer les choses, c’est-à-dire sans aucune métaphore mathématique facile — puisque si vous vous rappelez, ça c’est la base, il faut vous rappeler, sinon c’est la catastrophe ; ce que nous appelions sur une droite, sur une droite continue, ce que nous appelions un « point-coupure rationnel », c’était un point qui opérait une répartition de deux ensembles, [Pause] mais tel que ce point [Pause] [79 :00] était ou bien la fin du premier ensemble ou bien le début du deuxième ensemble, c’est-à-dire, appartenait à l’un ou l’autre des deux ensembles, ou appartenait aux deux à la fois. — Si on me dit : dans une transmission électrique, les deux membranes deviennent adjacentes, je dis : il y en a une qui marque la fin du premier ensemble et l’autre qui marque le début du deuxième ensemble. C’est typiquement un point-coupure. La synapse est un point-coupure rationnel. Si on me dit : une seule et même membrane se forme, je dis très bien, le point-coupure appartient aux deux ensembles : c’est un point-coupure rationnel. Voilà !

Ça me donne le troisième caractère [80 :00] de l’image classique du cerveau [Pause] : processus d’intégration-différenciation s’exerçant par rapport, deuxième caractère, s’exerçant par rapport à des enchaînements sensorimoteurs, les points, troisième caractère, les point-coupures de ces enchaînements étant des points rationnels, c’est-à-dire, les synapses étant des points rationnels. –J’en ris tout seul parce que je vous soumets à un régime à la fois très désagréable de passer des mathématiques rudimentaires à de la biologie rudimentaire, [81 :00] mais je voudrais que vous sentiez que tout ça c’est uniquement pour faire des concepts en philosophie quoi, c’est du matériau… Vous me suivez ? — Je dirais, voilà les trois caractères, celui qui me manquait, vous voyez ? — Il faut…, c’est curieux comme tout ça est source de contentement profond. — On a un troisième caractère, qui nous manquait, ben on le tient maintenant. On a réintroduit dans le cerveau, ou dans l’arbre du cerveau, les point-coupures rationnels. Et voilà, et ça nous fait une image d’ensemble du cerveau comme arbre.

Si bien que ce fut une grande mutation peut-être, lorsque des doutes naquirent [82 :00] sur, non pas l’existence ou non d’un réseau cérébral continu — ça, la question est réglée, les synapses étaient prouvées, personne ne pouvait discuter l’existence des synapses — mais sur le mode de fonctionnement des synapses. Et lorsque les doutes se sont multipliés sur l’hypothèse de la transmission électrique, [Pause] et lorsqu’une toute autre hypothèse a surgi : l’idée d’une transmission chimique. [Pause] Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que [83 :00] — vous allez tout de suite comprendre la différence — lorsque l’influx arrive à l’extrémité du neurone de la cellule « A », du neurone « A », eh ben, il n’y a ni adjacence de membranes, ni unité de membranes. Il se trouve devant une fente, il se trouve devant une fente à franchir. Imaginez, vous dites : ça commence à s’animer là, que notre cerveau va se peupler, de quoi ? Il va se peupler de millions de millions de millions de petites fentes, de fentes synaptiques. Bon, vous me direz : il était déjà, il y avait déjà des coupures. Bon, d’accord. [84 :00] Qu’est-ce qui se passe ? Comme dit un très bon auteur : un vide critique. Entre deux neurones, un vide critique.

Comment l’influx va se… Si l’influx n’a pas le pouvoir de se transmettre électriquement, comment il va faire ? Se transmettre électriquement, en science, ça veut dire, n’est-ce pas, avec des charges d’ions. Si ce n’est pas ça le mécanisme de la synapse, comment il va faire ? Ben, voilà qu’on se met à supposer que — on a des raisons pour ça — voilà qu’on se met à supposer que l’influx, quand il arrive à l’extrémité du neurone, va libérer quelque chose qui n’appartient ni à lui, l’axone de [85 :00] « A », ni à l’autre, c’est-à-dire à la dendrite de « B ». Il va libérer une substance chimique plus ou moins voisine de l’hormone, des hormones : un médiateur chimique, [Pause] un médiateur chimique. Encore faudrait-il savoir d’où il vient, ce médiateur chimique. [Sur cette discussion, voir L’Image-Temps, pp. 274-277, et surtout la note 32, p. 275]

Heureusement, avec les progrès de la microbiologie, on avait repéré dans la fente synaptique, dans la coupure synaptique, on avait repéré de bizarres vésicules, de petites vésicules. Alors, vous voyez ? De là [86 :00] à supposer que ces vésicules contiennent le médiateur chimique et que quand l’influx arrive au bout de l’axone du neurone « A », quand l’influx arrive au bout de son chemin, la vésicule va libérer une quantité du médiateur chimique. Ça devient de plus en plus intéressant, parce que si c’est des vésicules qui libèrent, la libération du médiateur ne se fera pas de manière continue non plus. On va avoir des discontinuités partout. Une vésicule contiendra une quantité très petite de médiateurs, de médiateurs chimiques de type hormonal. Elle va le lâcher. [87 :00] Donc le médiateur chimique sera lâché par quantités discontinues correspondant aux différentes vésicules qui le libèrent. C’est pour ça que les biologistes du cerveau vont parler de « quantas ». C’est par quantas discontinus que le médiateur chimique opérera. Et c’est par l’intermédiaire du médiateur chimique que l’influx passera du neurone « A » au neurone « B ».

Qu’est-ce que je vais en tirer ? Une chose toute simple, je n’ai pas besoin de… Le point-coupure, la synapse, reste un point-coupure. [Pause] [88 :00] Ce point-coupure détermine deux ensembles : le neurone « A », avec son axone et ses dendrites, le neurone « B », avec ses dendrites et son axone. Le point-coupure détermine deux ensembles. Seulement voilà, il ne fait plus partie ni de l’un, ni de l’autre des ensembles qu’il détermine : il est autonome. Ce n’est pas par métaphore ; c’est littéralement qu’on appelle cela une « coupure irrationnelle », c’est-à-dire une coupure qui détermine deux ensembles distincts, et qui pourtant ne fait partie ni de l’un, ni de l’autre des deux ensembles. [89 :00] Je dirais que dans le cas de synapses chimiques… alors que dans le cas des synapses électriques, nous nous trouvions devant des points-coupures rationnels, dans le cas des synapses chimiques, nous nous trouvons devant des points-coupures irrationnels.

Bon. Et alors, et alors, c’est tout le régime du cerveau qui passe, quoi, sous un régime, à la lettre, on va voir à quoi ça nous entraîne, sous un régime probabilitaire. Sous un régime probabilitaire, c’est-à-dire, quelles sont les probabilités pour qu’un message [90 :00] ou un influx arrivant par l’axone de « A » franchisse le vide critique, une fois dit qu’en même temps, toutes sortes d’autres messages, toutes sortes d’autres influx parviennent par d’autres dendrites ? Plus la synapse est chimique, plus le cerveau cesse d’être un système déterminé pour devenir un système probabiliste. Un Américain a intitulé un article — comme d’habitude, vous pardonnez mon anglais — « an uncertain system » : un système [91 :00] d’incertitude, un système probabilitaire. Mettons, pour le moment… on va voir que, justement, ce n’est pas ça, mais on progresse doucement. Un système probabilitaire, bien. [Deleuze cite l’expression « uncertain system » dans L’Image-Temps, p. 275, note 32, sans y fournir de source sauf Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal (Paris : Fayard, 1983)]

Dès le moment où il y a un vide critique à franchir, vous êtes forcé de passer à une espèce de mécanisme aléatoire qui est le mécanisme du médiateur chimique et du nombre de quantas qu’il va lâcher. Une fois dit que le cerveau est assiégé de messages qui viennent de toutes ces dendrites, qu’il est perpétuellement, qu’à chaque fois, il y a coupure sous forme de points-coupures irrationnels, vous tombez dans la question [92 :00] : comment se font les enchaînements ? Comment se font les enchaînements d’un neurone à l’autre ? La réponse, c’est : les enchaînements ne sont plus déterminés, comme ils l’étaient sur le mode électrique. Les enchaînements deviennent probabilitaires. Qu’est-ce qu’un enchaînement probabilitaire ? Qu’est-ce que ça veut dire ça, un enchaînement probabilitaire ?

Pour le moment, retenons juste deux conclusions : les deux points de mutations dans le modèle cérébral se fait sous quelle forme ? Le cerveau implique, ou le cerveau promeut — oui, c’est encore mieux — promeut un espace, ou non, développe, oui, développe — non… enfin, peu importe, n’importe quel mot [Rires] — développe un espace topologique [Pause] [93 :00] et enveloppe un espace probabilitaire. Donc à l’axe vertical intégration-différenciation, nous substituons le contact topologique du dehors et du dedans. À l’axe horizontal sensorimoteur, nous substituons le caractère probabilitaire des enchaînements, puisque les enchaînements sont interrompus par des points-coupures irrationnels. De ces deux manières, nous ne pouvons plus [94 :00] — alors, pensons à la vie — nous ne pouvons plus vivre notre cerveau comme un arbre, nous n’avons plus un arbre dans la tête : c’est fini. C’est fini.

Un spécialiste du cerveau…, vous trouverez beaucoup de renseignements, par exemple, dans le livre connu de Jean-Pierre Changeux : L’homme neuronal [1983], sur les synapses, et vous trouverez aussi des renseignements sur, alors insistant davantage sur l’aspect probabilitaire du cerveau, chez un neurobiologiste américain [au fait, anglais] qui s’appelle Steven Rose, « Rose » comme une rose, dont le livre Le cerveau conscient [The Conscious Brain (New York : Knopf, 1973)] a été traduit en français il y a quelques années aux éditions du [95 :00] Seuil. Et dans le livre de Steven Rose, il y a là une métaphore qui est très intéressante. Il dit : vous comprenez, il y a des cas très spéciaux où un axone — parce qu’il essaye de dire dans chaque cas quelles sont les chances de probabilité pour qu’il y ait passage du message ou de l’influx — il dit : ça varie d’après plusieurs facteurs. Il y a, par exemple, des cas où le dendrite du neurone « B »… la dendrite, pardon, du neurone « B » s’enroule, s’enroule autour de l’axone. Vous voyez ? Ça s’enroule. Or les dendrites ont constamment des épines. Si bien qu’à chaque épine de la dendrite, il y a [96 :00] une jonction synaptique, il y a synapse. [Deleuze se corrige ici sur le genre du mot « dendrite » qu’il utilise dans cette séance tantôt au masculin, tantôt au genre correct, au féminin]

Donc, pour une seule dendrite et un axone, vous pouvez avoir une multiplicité de synapses dans ce cas, lorsque la dendrite avec ses épines s’enroule. Et la métaphore, c’est alors — aujourd’hui c’est un peu morne, tout ce que je dis, mais c’est en même temps source de petites joies constantes — il dit quelque chose de merveilleux, Steven Rose. Il dit : « c’est exactement comme lorsque » — attendez que je n’oublie pas la citation – « comme lorsque le liseron, le liseron s’enroule autour de la ronce ». C’est beau ça ! Et ça va nous servir, parce que ce n’est pas une métaphore. Le liseron, vous voyez, c’est de la mauvaise herbe. Le liseron [97 :00] s’enroule autour de la ronce, la ronce, c’est exactement la dendrite avec ses épines. Si je vous faisais un dessin des dendrites, mais enfin vous pouvez l’imaginer, un prolongement avec des épines. Voilà que cette dendrite particulièrement bizarre s’enroule autour de l’axone du neurone précédent ; à chaque contact d’épine, il y a une synapse. Donc, la dendrite, c’est la ronce, et l’axone s’enroule, est comme le liseron qui s’enroule autour de la ronce. Mais comme nous sommes loin du modèle de l’arbre ! On est dans un tout autre domaine.

En d’autres termes, sentez, sentez le monde futur, ce n’est pas un arbre que nous avons dans la tête, ce que nous avons dans la tête, [98 :00] c’est de l’herbe ! [Rires] Et il faut vivre comme ça. Et c’est un rapport vécu avec le cerveau. Je dis, par « rapport vécu », je pense à un grand auteur : Henry Miller. Il a un don prodigieux : il a toujours vécu son cerveau comme de l’herbe. Très curieux, mais ce n’est pas une image comme ça. Le dedans de sa tête, il le vit comme rempli d’herbe, quoi. Les Américains, les Américains, ils sont très doués pour ça. Les Américains, c’est très connu, ils ne croient pas aux arbres ; ils croient à la prairie, alors… [Rires] Bon, ils ont toujours vécu ce qui se passait dans leurs têtes comme de l’herbe, depuis l’un des plus grand poète, depuis le, depuis le poète fondateur [99 :00] de l’Amérique, ça a été comme ça. [Sans doute, Walt Whitman, Leaves of Grass]

Mais c’est très curieux. Et lorsque, et lorsque Miller se dit : « moi, sous quelle forme est-ce que je renaîtrai ? », parce qu’il fait semblant de croire ou il faisait semblant de croire aux renaissances, il disait « sous forme d’un parc, je renaîtrai sous forme d’un parc ». Il y a des gens qui veulent renaître sous forme de brin d’herbe, et puis il y a de gens qui veulent renaître sous forme d’arbre, c’est leur affaire. Mais à ce moment-là, il ne faut pas qu’ils aient les mêmes synapses, hein ? Parce que si on marche sur des synapses chimiques, l’arbre-cerveau, c’est fini. On peut espérer tout au plus d’assister, même de favoriser, les noces d’une ronce et d’un liseron. Et quoi de plus beau ? Alors, ou bien vous préférez la force d’un peuplier et vous renaîtrez peuplier, ce que vous êtes déjà [100 :00] ; ou bien vous aimerez les noces du liseron et de la ronce. À votre choix ! Mais dans les deux cas, vous ne penserez pas pareil, hein ? Mais il y aura quand même des possibilités de se comprendre ! Voilà ! Bon.

Alors, je tire là mes conclusions provisoires. C’est bien, encore une fois, un tout autre schéma qu’on se trouve devant un modèle cérébral, où encore une fois, l’axe horizontal, [Pause] l’axe horizontal est devenu probabilitaire et l’axe vertical est devenu topologique. Dès lors, il ne s’agit plus d’un mécanisme d’intégration-différenciation. Il s’agit du dehors et du dedans. Passant par la distribution relative du milieu intérieur et du milieu extérieur. Et dans l’autre cas, il ne s’agit plus d’enchaînement [101 :00] sensorimoteur ; il s’agit de quoi ? Il s’agit de communication probabilitaire, et on se trouve devant un problème — avant de se reposer un petit peu – eh ben, comment peuvent se faire, et comment concevoir des telles communications probabilitaires ? Comment peuvent se faire… qu’est-ce que c’est ce mode d’enchaînement qui n’est plus un enchaînement de type sensorimoteur ? Voilà où nous en sommes. On se repose un peu ? Pas longtemps, vous comptez six minutes, hein ? Six minutes … [Interruption de l’enregistrement] [1 :41 :43]

… la formule, à la recherche d’une formule concernant un enchaînement qui ne serait plus du type sensorimoteur. [102 :00] Alors, vous voyez que, quand même, ça se tient avec tout ce qui précède puisque tout ce qui précède était fondé sur une rupture, et sur l’existence d’une rupture sensorimotrice. Donc, en cas de rupture sensorimotrice, comment concevoir les enchaînements, et sous quelle forme ? À moins qu’il n’y ait plus du tout d’enchaînements, mais bon. Eh ben, là, je vais procéder comme… Je voudrais multiplier les directions de recherche et vous proposer quatre ou cinq directions de recherche très différentes, donc.

Première direction : [Pause] il y a des choses bizarres qui se passent, je veux dire, dans des domaines, appelons-les pour le moment, des « domaines intermédiaires ». [103 :00] Intermédiaires entre quoi et quoi ? Entre le hasard et la détermination, le hasard et la dépendance. Qu’est-ce que c’est que ça ? Exemple de hasard : une loterie [Pause] avec des tirages au hasard successifs, ces tirages étant indépendants les uns des autres. La condition même est que les tirages soient indépendants. De même, le jeu de la roulette : les lancés sont indépendants les uns des autres. [104 :00] On peut toujours dégager, d’un tel domaine du hasard, on peut dégager des lois dites de probabilité, bien. Je mélange tout : ces lois dites de probabilité sont bien connues et soumises à certaines conditions : l’indépendance des particules ou des tirages, [Pause] la fluidité de l’espace ambiant, la vitesse de diffusion, etc., [Pause] et son lien-domaine qu’on connaît bien dans la théorie cinétique [105 :00] des gaz, avec le thème du mouvement brownien, mouvement brownien de particules dans le fluide. Voilà. Puis il y a, d’autre part, des enchaînements déterminés. [Pause]

Bien, qu’est-ce qu’il peut y avoir entre les deux ? Tout un domaine a été identifié, encore fallait-il reconnaître ce domaine, sous le nom d’un domaine de « phénomènes aléatoires partiellement dépendants », ou phénomènes semi-aléatoires, phénomènes aléatoires partiellement dépendants, [106 :00] donc qui ne se ramènent ni sur le phénomène semi-aléatoire… des « mixtes » de dépendance et d’aléatoire. Première direction : comment obtenir un tel mixte d’aléatoire et de dépendant ? Opérer par tirages au hasard, mais tirages au hasard successifs qui dépendent les uns des autres. Qu’est-ce qui se passe ? C’est un domaine mathématique, ça. Qu’est-ce qui se passe dans le cas de tirages au hasard successifs mais dépendants les uns des autres ? C’est ce qu’on appellera des « phénomènes semi-aléatoires », des phénomènes aléatoires partiellement [107 :00] dépendants… [Interruption de l’enregistrement] [1 :47 :02]

 

Partie 3

… Ben, dans une loterie, vous faites un tirage, un premier tirage, A, un second tirage, B, un troisième tirage, C. Chacun de ces tirages est strictement indépendant des autres. Au point que, au bout d’un certain temps, vous devez changer celui qui tire pour qu’il n’y ait même pas de dépendance musculaire de la part du tireur. Imaginez l’autre situation. Une drôle de chaîne, ça va faire une chaîne. Une chaîne de tirage au hasard, mais chaque tirage au hasard dépend de celui qui précède. [Pause] Une telle chaîne, [108 :00] elle est devenue bien connue en mathématiques, en cybernétique, sous le nom de l’un de ses créateurs : chaîne de Markov — M-A-R-K-O deux F ou V à votre choix — chaîne de Markov. Et pour mieux comprendre, là, je donne un exemple rapide, mais voilà.

[Andrei] Markov avait commencé par étudier une drôle de chose : comment on peut faire du faux latin ou du faux anglais, du faux français ? Comment on peut fabriquer une fausse langue ? [Pause] C’est bien connu sous le nom de « problème des jargons ». Comment faire du jargon ? [Pause] [109 :00] Vous pouvez toujours concevoir… alors vous vous donnez une série d’urnes là, des urnes, des boîtes. Je suppose que je me donne la règle suivante : chaque boîte va contenir des groupes de trois lettres, [Pause] dont les deux premières sont constantes, [Pause ; Deleuze chuchote à quelqu’un près de lui] dont les deux premières sont constantes. Alors dans votre première urne, vous mettez a-b-a, a-b-b, a-b-c, a-b-d, a-b-e, a-b-f, etc. Vous comprenez ? Dans la seconde, et vous mettez [110 :00] b-c-a, b-c-b, b-c-c, b-c-d, etc. Donc chaque urne contient un groupe de, on appellera ça, de « trigrammes », groupe de trois lettres dont les deux premières sont constantes. Vous me suivez ?

Si vous faites ça, ça ne donne rien encore. Mais vous savez bien que sur une langue, il est capable de faire des calculs de fréquence, par exemple, au niveau des groupes de lettres. On dira en français que la lettre Q, dans un nombre maximum de cas, est suivie par U, [111 :00] et on pourra calculer la fréquence du groupe Q-U par rapport à des groupes comprenant Q qui ne serait pas suivi de U. Là immédiatement, je ne vois que COQ, bon. De même en français, il y a une fréquence importante où la lettre H est précédée par C. Vous pouvez calculer — et là les ordinateurs servent beaucoup, évidemment, c’est pour ça que tout ça était très lié à des problèmes d’ordinateurs, et que les chaînes de Markov ne pouvaient guère être découvertes avant — vous pouvez établir la fréquence de C-H. Donc supposons que vous fassiez des calculs de fréquence sur une langue, ça a été très souvent fait. Vous pouvez faire aussi des calculs de fréquence [112 :00] sur la langue d’un auteur. Ça a été fait notamment pour [James] Joyce, dans des conditions très intéressantes. Vous pouvez faire des calculs de fréquence pas seulement sur des groupes de lettres, mais sur des mots, ça a été fait pour [Stéphane] Mallarmé, bien. On ne sait pas bien où ça mène tout ça… Si, ça va permettre de faire des jargons, des faux Mallarmé, des faux Joyce.

Mais comment vous allez faire ? Vous prenez un seuil de fréquence qui vous assure donc que votre trigramme, c’est-à-dire votre groupe de trois lettres, a une certaine fréquence dans la langue considérée. Voilà. Et puis vous y allez. [Pause] Vous tirez d’une urne, vous prenez une urne, vous prenez l’urne, chaque urne donc est définie par [113 :00] les deux premières lettres des trigrammes. Vous prenez la lettre, vous commencez par la lettre, par l’urne i-b ; dans l’exemple là que j’ai sous les yeux, tiré d’un livre de [Raymond] Ruyer dont je vous parlerai… [Interruption de l’enregistrement] [1 :53 :22]

… et là, dans le cas qui nous occupe, on tire U. On écrit donc IBU. Le premier tirage vous a donné IBU. C’est un tirage de loterie. IBU, I-B-U. Là-dessus, vous avez deux cas : ou bien vous allez prendre n’importe quelle urne et faire un nouveau tirage, à ce moment-là, ce sera [114 :00] une succession de tirages au hasard indépendants ; ou bien — vous avez déjà deviné, j’espère — vous allez prendre l’urne B-U, et vous tirez. Supposons que vous sortiez BUS. De l’urne I-B, vous avez sortis IBU ; de l’urne BU, B-U, les deux dernières lettres, vous avez sorti BUS. [Pause] Il vous reste à prendre la boîte US, U-S, [115 :00] dont vous allez sortir U-S-C, hein ? U-S-C. Puis de la boîte S-C, vous allez sortir S-C-E. [Pause] Bon, vous avez une suite ; là-dessus évidemment vous vous donnez le droit de la couper. Ce qui vous donne, je vous lis lentement — je fais appel particulièrement à ceux qui ont lu un petit peu de latin — IBUS, I-B-U-S, coupure, vous coupez là ; CENT, C-E-N-T, [116 :00] coupure ; vous allez continuer vos tirages, IPITIA, I-P-I-T-I-A, coupure ; VETIS, V-E-T-I-S, coupure, etc.

Comme on dit, en gros, ça a l’air incontestablement d’être du latin, et vous voyez pourquoi, ce n’est pas compliqué, ce serait étonnant, puisque vous avez retenu des trigrammes d’après des fréquences, d’après des fréquences statistiques effectuées sur l’ensemble de la langue. Vous pouvez faire de même du faux anglais ; c’est ce qu’on appellera un jargon. Vous avez fait du jargon latin. Vous pouvez de la même manière faire du jargon [117 :00] joycien. Même ce jargon latin là, dans cet exemple, l’exemple est particulièrement développé par, dans un livre justement d’un linguiste qui s’appelle [Pierre] Guiraud, Les caractères statistiques du vocabulaire [Paris : PUF, 1954] Bon, vous pouvez fabriquer des jargons. Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi je raconte tout ça ? Je vous raconte parce que vous avez le cas typique ; ça doit vous faire comprendre ce qu’on appelle une « chaîne de Markov », plus que si je la définissais par des formules mathématiques, vous voyez que chaque tirage se fait au hasard, dans l’urne, mais chaque tirage en même temps dépend du tirage précédent, puisque vous avez choisi là comme seconde urne, celle qui était déterminée par les deux derniers mots [118 :00] du trigramme choisi dans la première urne.

C’est exactement ce qu’on appellera des phénomènes aléatoires semi-dépendants, [Pause] ou des phénomènes aléatoires partiellement dépendants. Il y a chaque fois tirage au hasard, mais dans des conditions de dépendance entre les urnes et les tirages successifs. Vous n’êtes donc pas dans les conditions de la loterie ; vous n’êtes pas non plus dans les conditions d’un déterminisme. C’est du semi-aléatoire, c’est une chaîne Markov. Vous pouvez dire qu’à la lettre, c’est un mixte, c’est un mélange, quoi, c’est un mélange structuré. [119 :00] On dira que c’est un mélange structuré en ce sens qu’il n’est pas structuré comme la langue et que pourtant ce n’est pas un mélange au hasard. [Pause]

Deuxième direction de recherche, pour aller vite. À première vue, ça n’a rien à voir. Dans la cosmobiologie, dans l’éternel problème de comment, comment est-ce que un organisme vivant a-t-il pu se former, il y longtemps que des biologistes faisaient une hypothèse — et des physiciens, ou des chimistes — faisaient une hypothèse très intéressante. Ils employaient eux aussi, bien avant les chaînes de Markov, une comparaison langagière. Ils disaient, si vous vous donnez des [120 :00] lettres au hasard et que vous tirez, vous avez très peu de chances de tomber sur un mot. Mais si vous vous donnez des syllabes, vous avez évidemment beaucoup plus de chances de former un mot. Et cela leur donnait l’idée de : « état intermédiaire ». À savoir, ils disaient : est-ce qu’on ne pourrait pas concevoir l’apparition du vivant sous la forme suivante : à travers un passage par des états intermédiaires à condition que ces états soient stables, et l’on passerait d’état intermédiaire en état intermédiaire par fluctuations, par fluctuations autour de la moyenne de l’état précédent ?

Ça veut dire [121 :00] quoi en cosmobiologie ? Ça veut dire que, par exemple, on part d’un état de corps particulier qu’on appelle les « colloïdes » qui n’ont rien de vivant, les colloïdes, voilà, première état. Dans certaines conditions à déterminer, il y a une fluctuation, ce qu’on appellera une fluctuation par rapport à l’état moyen du colloïde. Et cette fluctuation donne ce qu’on appelle un « coaservat », par exemple, un coaservat de composés, de composés carbonés. Bon, des fluctuations par rapport à un état moyen, on en trouve constamment – remarquez, hein, je le dis tout de suite [122 :00] parce que c’est essentiel — on en trouve constamment. Même dans un gaz, avec répartition brownienne des particules, avec répartition des particules au hasard, vous trouvez constamment des fluctuations. Qu’est-ce qu’on appellera une fluctuation ? Un moment où un nombre insolite de particules se groupe dans une région précise. Mais ces fluctuations sont comme immédiatement neutralisées ou compensées, d’habitude. C’est ça qui empêche l’état intermédiaire de prendre. À peine il est formé qu’il est déjà dissipé.

Donc le problème de la cosmobiologie, ce sera [123 :00] : est-ce qu’on peut imaginer des conditions où une fluctuation se formant par rapport à un état donné, la fluctuation ne serait plus dissipée, mais au contraire amplifiée de manière à donner un nouvel état ? C’est un problème fondamental. Alors laissons de côté pour le moment le problème des conditions, puisqu’on le retrouvera : à quelles conditions une fluctuation au lieu de s’annuler, s’amplifie ? Mais essayons de mieux comprendre. On part de l’état colloïde, fluctuation par rapport à son état moyen, ça nous donne un nouvel état, coaservat de composés carbonés, un ensemble de composés carbonés. [124 :00] Il y a toutes chances encore une fois pour que la fluctuation s’annule. Supposons qu’elle ne s’annule pas à certaines conditions ; à ce moment-là, bon, d’intermédiaires, il y aura de nouveaux intermédiaires — je saute, c’est pour aller vite — on finira par la possibilité de chaînes d’enzymes, ou de chaînes de protéides, chaînes de protéides qui ne formeront pas encore un organisme vivant.

Mais d’état intermédiaire en état intermédiaire, c’est-à-dire de fluctuation amplifiée en fluctuation amplifiée, est-ce qu’on ne peut pas concevoir d’une autre manière, d’une nouvelle manière le problème de l’origine de la vie ? C’est très [125 :00] différent d’une formation au hasard, vous voyez. C’est quoi ? C’est-ce que je suis en train de vous raconter, c’est une chaîne de Markov mais de l’évolution, c’est une chaîne de Markov. Vous avez exactement une série de tirages dépendants les uns des autres, une série de tirages au hasard, dépendants les uns des autres, où chaque fois la fluctuation marque un hasard qui, s’il n’est pas annulé, s’il a des conditions d’amplification, va aller vers un nouveau tirage qui à nouveau va produire. Vous avez un enchaînement de tirages dépendants les uns des autres, bien que chaque tirage soit aléatoire, vous avez une chaîne de Markov. Ou une espèce de chaîne de Markov. On garde pour le moment… là, il faut, tout ce que je dis ne vaut rien si [126 :00] on oublie le problème : c’est très bien tout ça, mais pour qu’une fluctuation engendre un nouvel état, qui sera dans un rapport semi-aléatoire, vous voyez, il sera exactement dans un rapport aléatoire partiellement dépendant de l’état précédent. Le coaservat de composés carboné, sera par rapport à l’état colloïdal dans un état de, dans un rapport de semi-dépendance, dans un rapport aléatoire semi-dépendant, à condition — encore une fois, je n’ai pas du tout encore posé, répondu à la question — à condition que la fluctuation ne s’annule pas.

Il y a un texte de [Charles] Darwin, une lettre de Darwin, moi que je trouve géniale, où Darwin jeune, non pas si jeune d’ailleurs, il dit : on nous dit tout le temps si la vie avait commencé, pourquoi, pourquoi elle ne pourrait pas [127 :00] recommencer aujourd’hui, hein ? C’était les anti-évolutionnistes du temps de Darwin qui invoquaient déjà cet argument : si ça s’est fait une fois, pourquoi que ça ne se ferait pas une autre fois ? Et Darwin répondait, ben justement, c’est très difficile aujourd’hui qu’une autre forme de vie se forme, disait Darwin. Et pourquoi ? Supposez que dans un petit étang — il est génial, ce texte, génial, parce qu’il nous donne la réponse — supposez que dans un petit étang — à croire que dans une grande mer, ça ne jouerait pas — supposez que dans un petit étang se forment des coaservats, à partir d’états colloïdaux. Eh ben aujourd’hui, ils n’ont aucune chance de faire une fluctuation amplifiante. Pourquoi ? Parce qu’ils seraient mangés tout de suite, [128 :00] ils seraient mangés tout de suite par les vivants déjà là. Ils seraient immédiatement absorbés ; il y aurait toujours un poisson pour les avaler. Alors si la vie, elle n’a pu se former qu’une fois, c’est pour une raison simple : c’est que dès qu’elle s’est produite, elle consomme tout. Alors il n’y a pas beaucoup de risques qu’une autre forme de vie puisse se former avec des chaînes d’un autre type ; les chaînes d’un autre type seraient immédiatement englouties. Mais sa remarque « dans un petit étang », elle doit nous enchanter à nouveau car elle nous met sur la voie de la solution : à quelles conditions une fluctuation peut être amplifiante ? Mais c’est une voie, on ne sait pas encore, on ne sait pas encore.

Voilà la seconde direction de recherche, la cosmobiologie. Or je [129 :00] conclue ce point, encore une fois, parce que je voudrais aller très doucement. Voyez que cet enchaînement d’états stables intermédiaires, où l’on passe de l’un à l’autre par fluctuations amplifiées ou amplifiantes, forment une chaîne de Markov, ou une espèce de chaîne de Markov, c’est-à-dire un enchaînement de phénomènes aléatoires, hein, partiellement dépendants. [Pause]

Troisième ordre de recherche, les recherches faites par [Ilya] Prigogine et Isabelle Stengers. Car c’est justement des recherches portant sur les fluctuations, et posant directement — c’est le chapitre 6 de [130 :00] « La sainte alliance » [au fait, La Nouvelle alliance (Paris : Gallimard, 1979)] — posant directement la question : dans quelles conditions une fluctuation est-elle amplifiante, et dans quelles conditions, au contraire, elle s’annule ou est compensée ? [Pause] Donc, ils devraient nous donner une réponse au problème que nous posions tout à l’heure. [Pause] L’état, l’état primaire où les fluctuations sont immédiatement compensées, c’est encore une fois l’état de la théorie cinétique des gaz. [Pause] Un grand [131 :00] nombre de particules se distribuent dans un milieu fluide, fluide — même à la limite, on dira idéalement fluide — un grand nombre de particules dans un milieu idéalement fluide, qu’est-ce qui se passe pour leur mouvement ? Elles ont, chaque particule a ce qu’on appelle un « libre parcours ». Le libre parcours, c’est quoi ? C’est la distance moyenne parcourue par une particule, avant d’être choquée par une autre particule.

Voyez. J’insiste sur « libre parcours ». Pourquoi il faut le milieu fluide d’un gaz ? Parce que dans un solide, les particules ne sont plus indépendantes. Pourquoi les particules ne sont plus indépendantes dans un solide ou même [132 :00] dans un liquide ? Parce que l’état même du solide ou du liquide les rassemble dans une région [Pause] où elles perdent leur indépendance même ; elles sont prises dans la région du solide de telle manière qu’elles n’ont plus de libre parcours, elles perdent leur libre parcours. [Pause] Dans un gaz, avec mouvement brownien des particules, voyez, le mouvement brownien, c’est donc : une particule fait un parcours jusqu’à ce qu’elle soit, jusqu’à ce qu’elle soit, jusqu’à ce qu’elle soit choquée par une autre particule qui l’envoie dans une autre direction, etc. [133 :00] Et vous avez le type d’une répartition au hasard soumise à des lois de probabilités dans la mesure où vous avez un très grand nombre de particules. Une fluctuation, c’est donc lorsque une grande proportion de ce grand nombre de particules, ou bien une proportion importante, se trouve dans une même région.

Immédiatement, je dis, c’est corrigé, c’est annulé ; pourquoi ? [Pause] À cause, nous disent Prigogine et Stengers, à cause de la diffusion : en effet, en milieu fluide, à cause de la diffusion qui couple toutes les régions du système. [Pause] [134 :00] C’est parce que la diffusion qui couple toutes les régions du système — et notamment qui couple la région fluctuante, c’est-à-dire la région où a apparue la concentration anormale de particules, avec l’environnement [Pause] — c’est parce que la diffusion entre donc la région où a lieu la fluctuation et l’environnement est très, est très élevée que la fluctuation est immédiatement compensée et la répartition probabilitaire des particules rétablie. [Pause] C’est donc la diffusion, bon. [135 :00]

Alors, la réponse à ma question, c’est donc : il faut qu’un « seuil » soit franchi pour qu’une fluctuation ne soit pas annulée, ne soit pas compensée, mais soit amplifiée. Pour qu’une fluctuation s’amplifie au point d’engendrer un nouvel état, qu’est-ce qu’il faudrait ? [Pause] Il faudrait que la région fluctuante soit, d’une manière ou d’une autre, à l’abri [Pause] [136 :00] de la rapidité de diffusion qui rétablit l’état moyen. [Pause] Prigogine, il va même loin, parce qu’il dit : vous savez, ça vaut pour nos sociétés aussi. Il y a tout le temps, comment expliquer que nos sociétés qui étaient très complexes soient, soient si stables, alors qu’à chaque instant se forment des fluctuations, c’est-à-dire des écarts par rapport à la moyenne ? Eh ben, il dit, c’est qu’il y a un équivalent de la fluidité : c’est la rapidité de l’information. C’est pour ça que la rapidité de l’information, c’est fondamentalement quelque chose de… c’est lié au maintien de l’ordre. [137 :00] C’est la rapidité de l’information qui immédiatement annule les fluctuations, les ramène à, les, les abat.

Et il dit là, dans une phrase intéressante, il dit, ben oui, c’est pour ça que les fluctuations qui risquent de survivre, elles ont très souvent leurs origines dans des groupes marginaux, parce que les groupes marginaux sont protégés contre la rapidité de l’information, de la diffusion. Donc ça se diffusera après, mais justement, [Pause] ce sera une, [Pause] une truc amplifiée, là, une — j’ai perdu mon mot, une, ahhh… – une [138 :00] fluctuation amplifiante ou amplifiée. Vous comprenez un petit peu ? Donc voilà la réponse à la question : pour que une fluctuation, c’est-à-dire un écart par rapport à un état moyen petit « a » puisse s’amplifier, il faut que, d’une certaine manière, il échappe à la rapidité de la diffusion. À quelles conditions est-ce qu’il peut échapper à la rapidité de la diffusion ? C’est que, si se fait une accumulation — voilà en gros la réponse, oui, je n’en vois même pas d’autre — si se fait une accumulation dans un milieu restreint et que ce milieu restreint soit à l’abri [139 :00] du milieu environnant qui viendrait annuler la fluctuation, il viendrait compenser la fluctuation, c’est-à-dire lui assurer son annulation par rediffusion ; il faut que le milieu restreint soit protégé de la diffusion. [Pause]

Là, en plein, vous avez à nouveau — ça m’étonne qu’il n’y fasse pas référence, je ne crois pas qu’il le fasse même dans le reste — vous avez en plein une chaîne de Markov. Il donne un exemple très curieux, Prigogine ; il donne l’exemple des termitières, qui est typiquement, qui peut être interprété comme une chaîne de Markov. Alors c’est très intéressant parce que la termitière, on peut se dire que la termitière, c’est un tel chef d’œuvre que c’est un système centré, [140 :00] c’est un système arborescent, centré. Non, pas forcément. Il y a une interprétation de la termitière chez…, qui est typiquement chaîne de Markov. À savoir : les termites transportent des petites boules de terre, et puis elles les lâchent en cours de route ; vous me suivez ? Vous êtes une termite, vous transportez des boules de terre, vous les lâchez en cours de route. En les lâchant, les termites les marquent d’une hormone. [Pause] Cette hormone a pour propriété d’attirer d’autres termites qui lâchent alors aussi. Bon, qu’est-ce qu’il faut pour que les piliers, au moins les piliers de la termitière, [141 :00] soient déjà établis ? Il suffit d’un facteur aléatoire, il suffit d’une fluctuation, à savoir que le hasard, l’aléatoire, aléatoirement, un grand nombre de termites aient lâchés leur boule de terre dans une portion restreinte de leur territoire. C’est une fluctuation par rapport à la répartition moyenne des boules de terre. Vous me suivez ? On en aura vu aujourd’hui, les termites, les… hein ?

Ça c’est le facteur aléatoire, qu’un grand nombre, qu’un nombre considérable de termites lâchent leur boule de terre dans une portion restreinte du territoire des termites. Là-dessus, tout s’enchaîne, [Pause] [142 :00] tout s’enchaîne, c’est-à-dire, si ça se fait, ça, vous avez une portion du territoire qui par nature résiste déjà à la diffusion. Pourquoi ça résiste à la diffusion ? À cause de l’hormone, qui attire d’autres termites qui vont poser leur boule de terre aussi. Et vous aurez, à égale distance des piliers qui s’élèveront. Pourquoi égale distance ? La distance sera égale à la portée olfactive de l’hormone. Voilà. Le début, au moins — car il faut, il faut aller très lentement, il faut être prudent — le début de la construction d’une termitière peut être ici assimilé à une chaîne de Markov, [143 :00] c’est-à-dire, une succession de phénomènes aléatoires semi-dépendants. Voyez que le facteur de détermination, c’est l’hormone, le facteur aléatoire, c’était le lâcher au hasard des boules de terre ; la condition pour que la fluctuation s’amplifie, c’était que un certain nombre de termites lâchent leur boule de terre dans une périphérie très restreinte, très… [Pause] Ça c’est le troisième.

Quatrième ordre de recherche. [Pause] C’est les recherches d’un cybernéticien [144 :00] aussi, d’un biologiste cybernéticien qui s’appelle Pierre Vendryes, V-E-N-D-R-Y-E-S — ne le confondez pas avec un autre Vendryes [Joseph], c’était son père et il était linguiste. — Et Vendryes, son schéma est très simple, je vous le dis parce qu’il est très beau, en même temps, et puis il va nous faire avancer. Il dit : essayons de définir le vivant par la constitution des milieux intérieurs. L’organisme, c’est une instance qui s’est constituée un milieu intérieur, et plus le milieux intérieur est solide — et on voit ce qu’il veut dire, c’est en plein dans notre problème du coup ; voyez, on retrouve la notion de milieu intérieur maintenant, mais à un autre niveau — [145 :00] à savoir en effet, le milieu intérieur, c’est dans le territoire d’un vivant, ça fait partie du territoire du vivant, et il est d’autant plus consistant qu’il a acquis ses autorégulations, donc il échappe à la fluidité du milieu extérieur, ou il échappe à la diffusion. La constitution d’un milieu intérieur est, à la lettre, une — c’est curieux que j’aie perdu le mot maintenant — une fluctuation amplifiante. [Pause]

Quelle est la conséquence immédiate du milieu intérieur ? La conséquence immédiate du milieu intérieur, c’est que le vivant [146 :00] va entrer ou va pouvoir entrer en relation aléatoire avec le milieu extérieur. Un vivant qui a un milieu intérieur entre par là même en relation aléatoire avec le milieu extérieur et non plus en relation de déterminisme. Pourquoi ? Il faut voir de quel point de vue. Un milieu intérieur implique constitution de réserves ; le vivant a donc des réserves. En tant qu’il a des réserves, il n’a pas besoin d’une vie extérieure. Donc vous voyez, les conditions sont très précises. – [Une étudiante fait une remarque inaudible, puis rit, qui interrompt Deleuze]  Merci. — Vous voyez, [147 :00] hein, je ne sais plus ce que vous voyez. [Rires]

Oui, en tant, bien entendu, si le vivant a faim, par exemple, il n’est pas en relation aléatoire avec le milieu extérieur, comprenez. Il a faim, il cherche à manger à l’extérieur. Mais ce n’est pas notre problème ; nous ne considérons pas le vivant en tant qu’il a faim. Nous considérons le vivant en tant que il a des réserves, constituées par ses milieux intérieurs. Donc, au moment et dans la mesure et pour autant qu’il a des réserves constituées par son milieu intérieur, il est indépendant du milieu extérieur, tant que durent les réserves ; il en sera à nouveau dépendant, réserves épuisées. J’ai, par exemple, dans mon organisme des sucres, des protides, etc., je peux attendre pour manger ; [148 :00] je suis indépendant de mon milieu extérieur.

Qu’est-ce que je fais alors ? C’est bien connu : je me balade. Je me balade. Qu’est-ce que c’est une balade ? C’est une entrée en relation aléatoire avec le milieu extérieur. [Pause] Si j’ai faim, je ne me balade plus, si mes réserves sont épuisées, c’est fini ça. Enfin je me balade ou je dors. Et si je ne dors pas, ben, je me balade, c’est la flânerie, quoi. Les lions tantôt dorment, tantôt flânent, tantôt se baladent. Qu’est-ce que ça donnera ? En d’autres termes, je suis en relation aléatoire avec le milieu extérieur. Est-ce que c’est… alors qu’est-ce que ça va donner la relation aléatoire du [149 :00] vivant ? L’autonomie du vivant se définit par sa relation aléatoire avec le milieu extérieur. Eh bien, plus Vendryes va très loin, puisque il dit, c’est parfait, il dit, il y a une autonomie organique, qu’on vient de définir, mais il y a aussi une autonomie intellectuelle. Elle est vérifiée par l’hypothèse, car l’hypothèse, c’est la relation aléatoire de l’idée avec le monde extérieur. C’est une bonne idée, double autonomie. Ben là, ça concerne le cerveau, le cerveau en tant que milieu intérieur entre dans une relation aléatoire avec le monde extérieur. Cette relation aléatoire est effectuée par ce qu’on appelle les hypothèses. [Pause]

Alors qu’est-ce que ça va être, l’allure du mouvement de la flânerie, de la balade ? [150 :00] Alors, très bizarrement, ça va ressembler à un mouvement brownien, [Pause] mais ça ne va pas être un mouvement brownien. [Pause] Voyez ? Et Vendryes, pour désigner ce type de mouvement, ça ne va pas être un mouvement brownien puisque le mouvement brownien est défini par l’indépendance des particules dans un milieu de diffusion, dans un milieu fluide, idéalement fluide. Là, au contraire, il s’agit de la relation aléatoire d’une particule pourvue d’un milieu intérieur contre-aléatoire. [Pause] [151 :00] Le milieu intérieur est, en effet, contre-aléatoire. [Pause] Vous comprenez un peu ? Je ne sais pas, vous êtes peut-être déjà, peut-être trop fatigués, mais j’en arrive presque au bout.

Vendryes, il était finalement, oui, il dit, regardez, et il prenait comme exemple, il a été l’un des premiers à photographier les mouches ou les moustiques qui volent, le vol des mouches et des moustiques, et c’est évident que c’est un mouvement très proche, qui semble très proche d’un mouvement brownien. Voyez ? Dans des conditions de fluidité idéales, on a l’impression que les mouches, les moustiques se comportent tout à fait en mouvement brownien. Vous avez déjà vu des mouches [152 :00] voler, mais c’est une différence absolue. Il y a une différence absolue encore une fois, puisque au lieu de particules indépendantes, vous avez un double mouvement, relation aléatoire avec le milieu extérieur en tant qu’elle dépend d’un milieu intérieur contre-aléatoire. Il appellera ça un « mouvement brownoïde ». [Pause] Il ira jusqu’à dire que l’histoire, que l’histoire des hommes est pleine de mouvements brownoïdes.

Et dans un livre un peu bizarre, De la probabilité en histoire [Paris : Albin Michel, 1952], il analysera l’expédition de Bonaparte en Égypte, l’expédition d’Égypte et la fameuse poursuite Napoléon-Nelson en termes brownoïdes, en [153 :00] disant, en effet, que ça a été absolument une chaîne de parcours brownoï… quasi-brownien que Napoléon a fait et que Nelson poursuivant Napoléon a fait, chacun ignorant où l’autre était, et qui parcourent la Méditerranée comme vraiment dans des distributions au hasard et déterminés par les réserves qu’ils ont. Tout à fait, bon, on peut trouver ça en histoire.

Pour aller très, très vite, ça reviendrait à dire, quoi ? Moi ça m’intéresserait beaucoup, ça revient à dire que l’histoire, elle ne cesse pas d’être parcourue par ces mécanismes semi-aléatoires. Ou si vous préférez, [Raymond] Ruyer a une très jolie formule dans son livre La genèse des formes vivantes [Paris : Flammarion, 1958], « l’histoire, ce n’est pas du logos, c’est du jargon ». L’histoire jargonne, et, ouais, c’est du jargon, elle opère : ce n’est pas du hasard, ce n’est pas du déterminisme, [154 :00] ce n’est pas l’idée, c’est-à-dire, ce n’est pas le logos ; c’est des phénomènes aléatoires partiellement dépendants, c’est des chaînes de Markov.

Car ce que, ce que Vendryes appelait, il me semble, d’une manière encore imparfaite, [Pause] « mouvement brownoïde », on a tout intérêt, il me semble, à en faire la théorie systématique sous la forme de chaînes de Markov. Le rapport avec le milieu, le rapport aléatoire avec le milieu sera du type chaîne de Markov, c’est-à-dire phénomène aléatoire partiellement dépendant. Exemple du phénomène aléatoire partiellement dépendant par excellence : la course d’un taxi dans une journée. [155 :00] C’est très proche d’un mouvement brownien, la course d’un taxi dans une journée. Ça a passionné les sociologues ; il y a beaucoup de gens qui se sont occupés de la course d’un taxi dans une journée. Mais vous voyez bien que ce n’est quand même pas exactement brownien, pour une raison très simple : c’est beaucoup plus un enchaînement de phénomènes aléatoires partiellement dépendants puisque chaque course dépend partiellement de la course précédente, ne serait-ce que du point de vue de la prise en charge. Si bien que la course d’un taxi dans une journée est beaucoup plus proche d’une chaîne de Markov que d’un mouvement brownien. C’est ce que Vendryes essayait de dire en parlant de mouvements brownoïdes et non pas browniens.

Bien alors, ce qui revient à dire quoi, tout ça ? Ben, [156 :00] que d’une certaine manière, voilà, on tient peut-être notre solution. Je veux dire, tout ça, qu’est-ce que ça nous amène ? Les chaînes de Markov, s’il fallait essayer d’en donner une formule alors pas scientifique, une formule philosophique, je dirais : c’est un ensemble de ré-enchaînements sans enchaînement préalable. Et ça alors du coup, j’y tiens ; tout le reste, je m’en fous, c’est pour arriver à ça. C’est pour arriver à cette chose qui pour moi fait mystère :  comment est-il possible qu’il y ait des ré-enchaînements s’il n’y a pas d’enchaînement ? Supposez que des enchaînements se fassent au hasard, mais les ré-enchaînements ne sont pas au hasard. Voilà, je dirais une chaîne de Markov, c’est ça. [157 :00] Il n’y a plus d’enchaînement, il n’y a plus que des ré-enchaînements, c’est-à-dire des thèmes indépendants l’un de l’autre se ré-enchaînent, au lieu qu’il y ait enchaînement de thèmes dépendants. Au lieu qu’il y ait enchaînement de thèmes dépendants, il y a ré-enchaînement de thèmes indépendants, il y a un primat du ré-enchaînement sur l’enchaînement – ce n’est pas la première fois [Pause] — et les chaînes de Markov nous donnent la structure mathématique d’un tel événement.

Alors ça m’apporte beaucoup parce que c’est ma réponse à : comment se ferait la transmission dans le cerveau ? La transmission dans le cerveau se fait par ré-enchaînement [158 :00] en séries indépendantes. Ce serait beaucoup plus proche des chaînes de Markov — d’où l’idée d’un cerveau probabilitaire — beaucoup plus proche d’une chaîne de Markov que d’une transmission électrique. Mais alors, on tient tout. Parce que je passe au dernier aspect que j’annonce juste, qu’est-ce que ça veut dire tout ça pour le cinéma ? Est-ce qu’on ne pourra pas dire aussi, il y a deux régimes de l’image très différents de ce point de vue-là. Il y a eu un régime de l’enchaînement d’images qui a inspiré la conception classique du montage, et c’était un enchaînement sensorimoteur des images. [Pause] [159 :00] Mais est-ce que le cinéma dit moderne ne nous proposerait pas des structures très différentes qui serait des ré-enchaînements d’images indépendantes ? Il n’y aurait plus d’enchaînement, il n’y aurait que des ré-enchaînements. [Fin de l’enregistrement] [2 :39 :18]

 

Notes

For archival purposes, the augmented and new time stamped version of the complete transcription was completed in August 2021. Additional revisions were added in February 2024.

Lectures in this Seminar

square
Reading Date: October 30, 1984
right_ol
square
Reading Date: November 6, 1984
right_ol
square
Reading Date: November 13, 1984
right_ol
square
Reading Date: November 20, 1984
right_ol
square
Reading Date: November 27, 1984
right_ol
square
Reading Date: December 11, 1984
right_ol
square
Reading Date: December 18, 1984
right_ol
square
Reading Date: January 8, 1985
right_ol
square
Reading Date: January 15, 1985
right_ol
square
Reading Date: January 22, 1985
right_ol
square
Reading Date: January 29, 1985
right_ol
square
Reading Date: February 5, 1985
right_ol
square
Reading Date: February 26, 1985
right_ol
square
Reading Date: March 5, 1985
right_ol
square
Reading Date: March 12, 1985
right_ol
square
Reading Date: March 19, 1985
right_ol
square
Reading Date: March 26, 1985
right_ol
square
Reading Date: April 16, 1985
right_ol
square
Reading Date: April 23, 1985
right_ol
square
Reading Date: April 30, 1985
right_ol
square
Reading Date: May 7, 1985
right_ol
square
Reading Date: May 14, 1985
right_ol
square
Reading Date: May 21, 1985
right_ol
square
Reading Date: May 28, 1985
right_ol
square
Reading Date: June 4, 1985
right_ol
square
Reading Date: June 18, 1985
right_ol