January 8, 1985

[With Eisenstein] we have just seen four types of oppositions, … is this a philosophically interesting classification of oppositions? I’ll summarize: quantitative or metric opposition; qualitative or rhythmic opposition; relational or tonal opposition, opposition between attractions; finally, modal or harmonic opposition which, this time, will be an opposition between one datum of the captured image with its harmonics and another datum of the captured image with its own harmonics. Four types of opposition. But sense the progression through these oppositions; we went from, as I just said, we went from “I see” to “I feel”; we went from the visual percept to the totally physiological percept. … One more step more, and we would go on to “I think”.

Seminar Introduction

As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.

For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.

English Translation

Edited

Buster Keaton’s, The Navigator, 1924

 

Starting with an Eisenstein essay connecting thought to cinema, Deleuze examines Eisenstein’s questions on movement and montage, and after contrasting Pasolini’s semiology to that of Eco and Christian Metz, he distinguishes the cinematographic image from the analogical image, insisting that an image creating its own motion is one also creating a shock to thought, a noochoc, that Eisenstein attributes to oppositions of movement-images. Then, after establishing some philosophical bases (Aristotle’s classification of oppositions; Tarde’s 19th-century mode classification), Deleuze then considers Eisenstein’s discovery of harmonics in the cinematographic image. Linking this to a reflection on synesthesia (cf. Merleau-Ponty), Deleuze offers Eisenstein’s list of five oppositions linked to five forms of montage and his explanation for achieving various composition techniques (cf. examples from Eisenstein, Buster Keaton, Renoir). Finally Deleuze summarizes the development: from the percept-image to the clear concept through the sensory shock, then from the confused concept to affect-images reintroducing an affective shock, together creating a complete circuit, all part of the creative domain [Much of this development corresponds to The Time-Image, chapter 7.]

Gilles Deleuze

Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985

Lecture 08, 08 January 1985 (Cinema Course 74)

Transcription: La voix de Deleuze, Charles J. Stivale (Part 1), Charline Guilaume (Part 2), and Aziz Ibazizene; Correction : Nadia Ouis (Part 3); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale

English Translation Forthcoming

French Transcript

Edited

Gilles Deleuze

Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985

8ème séance, 08 janvier 1985 (cours 74)

Transcription : La voix de Deleuze, Charles J. Stivale (1ère partie), Charline Guilaume (2ème partie), et Aziz Ibazizene; Correction : Nadia Ouis (3ème partie) ; révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale

Partie 1

… sur ce qu’on a fait la dernière fois ? Pas de questions ? Pas de remarques ? [Pause] Eh bien… Alors, voilà, vous comprenez, le premier trimestre, on a fait une sorte de programme fondé sur quoi ? Fondé sur une idée toute simple, c’est que [Pause] le cinéma posait d’une manière spécifique, une manière originale, le problème des rapports de l’image et de la pensée. Et pourquoi est-ce qu’il a posé le problème des rapports de l’image et de la pensée d’une manière spécifique ? Pour une raison très, très simple, parce qu’avec le cinéma, [1 :00] l’image devenait, à la lettre, automatique, c’est-à-dire c’était l’image-mouvement, [Pause] c’était l’image qui se mouvait en elle-même par elle-même, [Pause] et qu’en tant qu’image automatique, [Pause] elle entrait en rapport avec notre propre automatisme spirituel, avec l’automate spirituel qui représente la pensée.

Donc, notre cadre était dessiné là très largement. A partir de là, on a étudié une dizaine – je ne me souviens plus, mais on les retrouvera [2 :00] dans le courant de ce nouveau trimestre – une dizaine de critères concernant les rapports de l’image et de la pensée. Mais chacun de ces critères, je vous le rappelle, s’ouvrait sur une sorte d’alternative entre [Pause] image — entre guillemets — « classique » et image moderne de telle manière que dans les deux cas, classique et moderne, le rapport avec la pensée ne soit pas de même nature. Alors, il ne s’agissait pas du tout de dire, encore une fois, que c’est mieux dans un cas que dans l’autre. Il s’agissait juste de marquer [3 :00] la possibilité de ces embranchements, de ces alternatives, de ces bifurcations. [Pause]

Et puis, donc, tout ceci n’était qu’un programme, donc, quitte à faire des retours en arrière, c’est ce programme en gros qu’il faut remplir maintenant. Et à partir de maintenant, je voudrais d’autant plus prévenir de comment je voudrais procéder, et que je voudrais procéder maintenant … voyez, nous avons, en gros, nous avons vraiment notre programme tracé, et pour le remplir, je choisi de commencer par un essai – parce que, pour moi, c’est très, très compliqué ; plus je regarde les textes, plus ça me paraît compliqué – un essai sur Eisenstein, c’est-à-dire [4 :00] le rapport image-pensée selon Eisenstein. Peut-être ça nous conduira à — vous verrez, ça alors, je dirais presque, c’est pour que vous compreniez, que je précise comment je voudrais procéder – ça va remplir une certaine région de notre programme. Mais il se peut que cette étude sur Eisenstein nous amène à des conclusions remplissant également une tout autre région de notre programme.

Donc, on va commencer par image et pensée chez Eisenstein, et puis, une fois les conclusions tirées de cette recherche, on sera amené naturellement, je vous préviens toujours d’avance, on sera amené à envisager ce qu’on n’a pas encore envisagé, [5 :00] comment concevoir dans un problème aussi compliqué les rapports cinéma-langage, et qu’est-ce qu’on peut en tirer quant aux rapports image-pensée ? Voilà. Ça nous occupera donc un certain temps. [Deleuze commence la discussion dans le chapitre 7 de L’Image-Temps, avec l’exemple d’Eisenstein, pp. 205-213 ; quant aux textes d’Eisenstein, voir le recueil Le film : sa forme, son sens (Paris : Bourgois, 1976), selon Deleuze, « notamment dans les chapitres ‘Le principe du cinéma et la culture japonaise’, ‘La quatrième dimension du cinéma’ , ‘Méthodes de montage 1929’, et surtout dans le discours de 1935, ‘La forme du film : nouveaux problèmes’ », p. 206, note 4]

Donc, aujourd’hui, il s’agit de l’image et de la pensée chez Eisenstein, et je dis comme avertissement préalable que chaque fois que quand j’en lis, beaucoup d’entre vous ont lu des textes, j’ai comme des impressions partagées, moi. Je trouve ça, comme tout le monde, je trouve ça plein de, plein de génie. [6 :00] En même temps, on a le sentiment qu’il associe, tout y passe, quoi, tout y passe, tout ce qu’il sait, il dit tout ce qu’il sait ; c’est un grave tort, c’est un grave tort. Une des règles de toute écriture, c’est : ne dites jamais tout ce que vous savez. Il ne faut pas. Et puis, que les notions ne sont jamais au point chez lui ; elles ne sont jamais au point. Bon, il n’est pas philosophe ; elles ne sont jamais au point. Pourtant, c’est tellement riche.

Et puis, ça paraît assez clair, et en fait, chaque fois que j’en relis, ça me paraît de plus en plus difficile. D’où je voudrais presque vous parler de mes difficultés par rapport aux textes d’Eisenstein, rien que l’espèce de … Ce que je me propose, c’est pour vous et avec vous, essayer d’y mettre de l’ordre, dans cette pensée. [7 :00] Je dirais, c’est une tâche, une tâche mineure, c’est une tâche minable, mais ça ne fait rien. J’y voudrais essayer d’y mettre de l’ordre. [Pause]

Donc, je pars d’un point très, très simple : la confrontation constante qu’Eisenstein et d’autres font entre l’image cinématographique et l’image picturale, et la manière dont ils nous disent que l’image cinématographique est comme l’achèvement de l’image picturale. [Pause] Eisenstein n’est pas le seul. Je l’avais déjà cité ; je vous y renvoie à un très beau texte d’un grand [8 :00] critique de peinture, le texte d’Elie Faure [Pause] qui, à propos du Tintoret, parle d’une préscience du cinéma et comment un tableau du Tintoret… [Pause ; Deleuze ne termine pas] Et d’une manière qui ne me paraît pas tellement différente ; Eisenstein, dans des textes célèbres, analyse surtout Le Greco, [Léonardo da] Vinci, Piranèse. [Pause] [Sur cette discussion, voir L’Image-Temps, p. 203 et note 1 ; le texte de Faure est Fonction du cinéma (Paris : Denoël, 1981) ; voir la séance 1 et 3, le 30 octobre et le 13 novembre 1984]

Or, ce qui m’intéresse, c’est deux points dans ces textes, dans ces textes de confrontation de cinéma-peinture. C’est que, [9 :00] à la fois, est mis en question le mouvement et est mis en question le montage. Ils nous disent, le peintre [Pause] représente un certain mouvement ou nous impose un certain mouvement, et ils nous disent aussi, il y a un montage pictural. Eisenstein insiste particulièrement sur ce point de montage : par exemple, les différents plans d’un tableau, les différents plans d’un tableau seraient l’équivalent [10 :00] d’un montage. [Pause] Il y aurait et des éléments de premier plan qui seraient, selon Eisenstein de véritables gros plans ; il y aurait des arrière-plans, etc., et tout cela dans la vision du tableau constituerait un véritable montage. Bien.

Et ça n’empêche pas qu’il y a deux différences. C’est que l’image picturale ne fait pas le mouvement ; [Pause] elle nous force peut-être à le faire, nous, mais elle ne fait pas, elle-même, le mouvement. [Pause] [11 :00] Elle ne fait pas le mouvement ; j’essaie de réfléchir là-dessus. [Pause] Évidemment c’est très important. Si je dis, encore une fois, il n’y a que l’image cinématographique qui soit automatique, c’est-à-dire qui fasse le mouvement, [Pause] cela entraîne quoi ? Quand l’image ne fait pas le mouvement, je dirais d’une certaine manière, elle est bien forcée de rester, au moins partiellement, elle est bien forcée de rester « analogique ». Qu’est-ce qu’on appelle « analogique » ? Le rapport de ressemblance avec un objet extérieur. [Pause] [12 :00] Chacun sait que la peinture ne consiste pas dans cette ressemblance avec l’objet extérieur d’un modèle, mais chacun sait que la peinture garde cette dimension. [Pause] Qu’est-ce qui se passe lorsque l’image fait elle-même le mouvement ? Je veux dire que ça me paraît très important. [Pause] Mais ce que je veux dire, c’est tellement, pour le moment, c’est confus parce que [13 :00] cela ne va s’éclairer que par après. Tout le monde peut y réfléchir. Supposez une image cinématographique qui fait elle-même le mouvement. Accordez-moi qu’une image qui ne fait pas le mouvement garde un aspect dit analogique, son rapport de ressemblance avec un objet, même si son secret ne réside pas là.

Une image qui fait le mouvement, qu’est-ce qui se passe ? Je dirais que, pour moi, il y a de grandes chances pour qu’elle ne soit plus analogique, qu’elle n’ait plus de rapports de ressemblance avec un objet. Pourquoi ? Parce qu’elle a intériorisé l’objet, parce que l’objet est devenu une partie [14 :00] de l’image. L’objet n’est extérieur à l’image que dans la mesure où l’image est immobile. Si l’image fait le mouvement, elle intériorise son objet, et l’objet devient une partie de l’image elle-même. [Pause] Je veux dire que l’image n’aura plus d’autres rapports qu’avec l’objet en image. [Pause] Elle aura intériorisé l’objet. [Pause] L’objet sera une partie de l’image. [Pause] En un sens, elle ne sera plus analogique. [Pause] [15 :00]

Un étudiant : [Inaudible]

Deleuze : Quoi ?

L’étudiant : [Inaudible]

Deleuze : Attends, voilà. Ta question est très bien ; je… je suis, je suis obscur. Je veux dire, quelle est la condition, donc, qu’une image renvoie à un objet qui est extérieur, c’est-à-dire soit analogique ? [Pause] Je veux dire que la condition, c’est que l’image soit immobile. [Pause] [16 :00] Si l’image est mobile, je dis : elle intériorise son objet qui, dès lors, devient une partie de l’image, [Pause] c’est-à-dire, elle ne se rapporte plus à un objet supposé extérieur auquel elle ressemble. [Pause] L’objet, bien entendu, en image est devenu une partie de l’image [Pause] si bien que la référence à un objet auquel elle ressemble ne se pose plus ; elle n’a plus de référence qu’avec les objets qui en font partie. [17 :00]

C’est une hypothèse, hein ? [Pause] Ça signifie quoi ? Cet objet ou cette chose qui est devenu une partie de l’image, [Pause] l’image en tant qu’elle fait le mouvement, en tant qu’elle est mobile, n’en a assuré la modulation, elle module l’objet au lieu de ressembler à un objet. [Voir L’Image-Temps, pp. 41-42] Elle est la modulation de son objet. [Pause] Dès lors, je dirais d’une telle image, elle est analogique, [18 :00] mais en un tout autre sens, au sens où l’on dit, par exemple, d’un synthétiseur qu’il est analogique. [Pause] « Analogique » ne désignera plus, à ce moment-là, le rapport de ressemblance, mais la fonction de modulation. [Pause] Parce qu’elle est image-mouvement, l’image cinématographique serait modulatoire, analogique au sens de fonction de modulation de son propre objet, et non plus analogique au sens de rapports de ressemblance avec son objet.

Encore une fois, ça m’importe beaucoup parce que – c’est une hypothèse – je dis, lorsqu’on sera amené – c’est pour ça que je l’ai avancée – [19 :00] à considérer le problème du rapport de cinéma-langage, je remarque que les sémiologues d’inspiration linguistique partent tous, à ma connaissance – que ce soit Christian Metz ou que ce soit Umberto Eco – ils partent tous de l’idée que l’image cinématographique est analogique au sens de rapport de ressemblance. [Pause] Et c’est là-dessus, et c’est à partir, et c’est un présupposé pour eux absolument nécessaire à leur entreprise qui consiste à rapprocher le cinéma d’un langage. On verra pourquoi.

C’est pour ça que, dès le début, je pose cette question : est-ce que l’image [20 :00] cinématographique est analogique, et en quel sens ? Et ma réponse, elle serait : elle n’est pas analogique au sens de rapports de ressemblance. Pourquoi ? Parce que son propre objet est devenu une de ses parties dans la mesure où l’image assure elle-même le mouvement. C’est seulement du point de vue d’une image immobile que l’on peut distinguer l’objet ; l’image-mouvement ne peut se définir que par l’identité de l’image et de l’objet, et ça, c’est une chose que, quand on s’en est occupé, Bergson avait admirablement découverte dans Matière et mémoire, dans le premier chapitre de Matière et mémoire, à savoir l’image-mouvement, c’est l’identité de l’image et de l’objet.

Alors, ne m’en demandez pas trop ; c’est juste une question que je pose ; [21 :00] je dis juste la réponse que je voudrais en donner, que je voudrais donner, c’est-à-dire en effet, mais non, l’image cinématographique, elle n’est pas analogique au sens que vous le croyez. Il y a bien quelqu’un qui l’a dit, mais alors c’est heureusement, il n’est pas plus clair que ce que je dis, parce que, pour lui, ça n’est pas facile. C’est [Pier Paolo] Pasolini. L’histoire de Pasolini, c’est compliqué parce qu’il fait aussi une sémiologie, mais cette sémiologie, à mon avis, s’oppose très violemment avec la sémiologie aussi bien d’Eco que de Christian Metz. [Pause] [Voir L’Image-Temps, pp. 38-39] Car si l’on reprend la formule de Metz, « le cinéma, langage sans langue » — on verra plus tard ce que ça signifie ; on retient [22 :00] juste pour le moment la formule – [Pause] cette formule, encore une fois, langage sans langue, nous verrons de quelle manière, suppose que l’image cinématographique soit analogique – on verra pourquoi ; ce n’est pas mon problème aujourd’hui – analogique au sens de rapports de ressemblance. Pasolini, lui, c’est curieux, comme on dit, il n’y va pas de main morte parce qu’il ne dit rien du tout. L’image cinématographique est une langue, mais en plus, à la limite, il dirait que c’est une langue sans langage, rien que pour embêter les autres. [Voir L’Image-Temps, pp. 42-43 ; il s’agit du livre de Pasolini L’Expérience hérétique (1972 ; Paris : Payot, 1976)] Et c’est une langue. [Pause] Mais, mais, mais, [23 :00] il ajoute [Pause] : c’est la langue de la réalité.

Et le texte, textuellement, les textes de Pasolini là, à cet égard, sont extrêmement difficiles, et à mon avis – c’est pour ça que j’aime bien commencer par là – à mon avis, et je ne prétends pas les avoir bien compris, et les autres pas, mais à mon avis, ils n’ont pas été bien compris. Il va jusqu’à dire : la sémiologie doit être une science descriptive du réel, c’est-à-dire une phénoménologie de la réalité. C’est curieux de définir la sémiologie comme une science descriptive du réel, et il dit, personne ne me comprend. Et voilà qu’Umberto Eco parle de naïveté sémiologique, et voilà que Pasolini le prend très mal. Il veut bien qu’on le traite de n’importe quoi sauf de naïf dans son affaire, [24 :00] et être traité de naïf par Umberto Eco est, pour Pasolini, quelque chose qui dépasse le supportable. [Rires] Alors il se met en colère. Il s’est expliqué en quoi Umberto Eco n’a strictement rien compris, ni à la sémiologie, ni à sa pensée à lui, Pasolini.

Et comment est-ce qu’il essaie d’expliquer ce qu’il veut dire par « le cinéma est une langue, mais c’est la langue de la réalité » ? Ben, précisément ceci, que l’objet de l’image cinématographique est parti constituant de l’image, [Pause] et c’est parce que l’objet est parti constituant [25 :00] de l’image que l’image et la réalité font strictement un, et que dès lors, si le cinéma est langue, c’est la langue de la réalité. En d’autres termes, si l’image et mouvement, si l’image se meut, il n’y a plus aucune différence assignable entre l’image et l’objet. [Pause] Ce que j’exprime d’une autre manière : d’accord, tout comme lui disait, « d’accord, c’est une langue, mais c’est une langue de la réalité », mais je me permettrai de dire : d’accord, l’image cinématographique est analogique, [Pause] mais [Pause] mais « analogique » signifie alors modulation du réel et non pas ressemblance [26 :00] avec l’objet. Bon. Ce serait çà la première différence [Pause] entre l’image cinématographique et l’image analogique.

Et la seconde différence, elle est sans doute complémentaire, à savoir que [Pause] l’acte cinématographique qui porte sur l’image s’appelle « montage ». [Pause] De même que l’on me demandait tout à l’heure, [27 :00] « une image cinématographique [Pause] peut-elle être rapportée à un rapport analogique ? », nous demandons : le montage, c’est-à-dire la synthèse d’images, peut-elle être rapportée à un code ? [Pause] Car il est vrai aussi que la sémiologie d’inspiration linguistique a tenté de recomposer le cinéma sous la double forme, caractère analogique de l’image et code, [Pause] code spécifique, [28 :00] c’est-à-dire code proprement cinématographique s’exerçant sur l’image. Et toute la sémiologie d’inspiration linguistique consiste à nous montrer en quel sens et quelle manière le rapport analogique présent dans l’image se dépasse vers des codes spécifiques, [Pause] et ce sera l’opération de Metz, ce sera l’opération d’une autre manière d’Eco. [Pause]

Qu’est-ce qu’il y a de commun entre l’analogique et le code ? [Pause] [29 :00] Ce qu’il y a de commun entre l’analogique et le code, c’est que ça me paraît deux opérations de moulage. [Voir L’Image-Temps, p. 41, note 4] [Pause] L’analogique au sens de rapports de ressemblance, c’est un moule sensible, c’est un moulage sensible ; [Pause] le code, c’est un moule intelligible. [Pause] Notre hypothèse peut-être serait : pas plus que l’image cinématographique [Pause] ne représente de rapport analogique, pas plus [30 :00] le montage ne présente ou ne se constitue un code. Et là aussi, Pasolini a une pensée très complexe puisqu’il parlera bien de code cinématographique et d’une pluralité de codes, mais nous, dit-il, ça ne vaut que pour les films. Et sans doute, les films, c’est la manière sous laquelle le cinéma existe.

Ça n’empêche pas que les films présupposent quelque chose qu’on appellera « le cinéma ». [Pause] [31 :00] Il parlera d’une continuité cinématographique idéale, les films étant des coupures sous cette continuité cinématographique idéale ou idéelle. Alors si les films impliquent des codes, le cinéma selon Pasolini implique ce qu’il appelle un Ur-code, un Ur-code, c’est-à-dire, par-delà les codes, ou il voulait quelque chose qui serait à la fois un code des codes, mais aussi qui serait au-delà des codes, par-delà le code, par-delà le code, et là je crois que, si obscur que ce soit, il faut tenir compte peut-être de ceci : [32 :00] le propre de l’image cinématographique serait peut-être d’exclure simultanément et le rapport de ressemblance qu’il remplace par une fonction de modulation de l’objet, et le rapport de code qu’il remplace par le montage. [Pause] [Voir L’Image-Temps, pp. 42-43, note 8]

Sous ce double aspect, est-ce qu’on ne pourrait pas dire, alors, et c’est ce que suggère, et je reviens à, Eisenstein – je sens que tout ce que j’ai dit ait l’air très confus, mais encore une fois, c’est à venir, [33 :00] on verra, à venir — là, j’ai posé confusément un problème, comme qu’on ne vraiment étudie qu’au niveau des rapports cinéma-langage. Mais c’est bien sous tous ces aspects, il me semble, que, revenant à Eisenstein, on peut dire, oui, pour quelqu’un comme Eisenstein, c’est évident que le cinéma réalise quelque chose qui n’est qu’en puissance dans la peinture. [Pause] Est-ce que l’image picturale, elle, est une combinaison d’analogique et de code ? Ça me paraît bien douteux, mais, bon, supposons qu’on puisse le dire. On a vu [34 :00] que c’est encore plus douteux qu’on puisse le dire de l’image cinématographique. Pourquoi ? Encore une fois, parce qu’elle fait le mouvement ; l’image picturale, elle ne fait pas le mouvement, d’où au niveau de l’image picturale, encore l’équivoque de la possibilité d’une compréhension sous la double espèce, de rapport analogique et du code. Mais quand, quand l’image fait elle-même le mouvement, elle effectue la puissance de la peinture. [Pause] Pourquoi ? Parce que le mouvement est en acte. Ce n’est pas nous qui avons à le faire en tant que nous voyons le tableau, en tant que nous voyons l’image. C’est l’image qui le fait en elle-même. Et l’acte qui effectue cette puissance, ça sera quoi ? L’acte qui effectue [35 :00] la puissance de faire le mouvement, ce sera précisément le montage. [Pause]

Et on avait vu dans notre programme du premier trimestre ce qu’il fallait en tirer [Pause] et qui coïncide avec la proposition d’Eisenstein : une image qui fait le mouvement, c’est une image qui produit un choc, [Pause] et ce choc se définira comment ? [Voir L’Image-Temps, pp. 203-205] Il force à penser, et à penser quoi ? Il force à penser le concept. [Pause] Qu’est-ce que c’est que le concept ? [36 :00] Là, il se retrouve très hégelien : le concept, c’est le Tout. L’image en tant qu’elle fait le mouvement produit un choc ; elle fait penser. Le choc consiste en ceci : elle fait penser, et ce qu’il fait penser, c’est le Tout, c’est-à-dire le concept, de l’image au concept. Et vous vous rappelez, parce que je rappelle ça parce que ce n’est pas un texte tellement de base, et tellement… Rappelez, ceux qui étaient là, je ne sais plus, il y a deux ans. [Voir les séances 16, 17 et surtout 18 du séminaire Cinéma 2, le 12, le 19 et le 26 avril 1983] D’une certaine manière, tout part de Kant, des pages splendides de Kant sur la théorie du Sublime où tout le thème de Kant sur le Sublime consiste à nous dire ceci : [37 :00] dans le Sublime, l’imagination est poussée jusqu’à sa limite, [Pause] et poussée jusqu’à sa limite, voilà qu’elle déclenche une pensée qui va penser ce qui dépasse l’imagination, c’est-à-dire le Tout. Si bien que l’opération du Sublime réunirait deux, deux mouvements, le mouvement de l’imagination qui est portée à sa propre limite et [38 :00] qui, dès lors, porte la pensée à penser le Tout, porte la pensée à penser le Tout comme ce qui dépasse l’imagination. Bon.

Est-ce que ce n’est pas le propre de l’image-mouvement ? A la base du rapport de l’image-pensée dans le cinéma, il y aurait une espèce de, pour former un mot barbare, une espèce de noochoc, de noochoc, c’est-à-dire l’image-mouvement va produire un choc sur la pensée [Pause] par lequel la pensée est comme contrainte à penser le concept, c’est-à-dire le Tout. [Pause] Bien. [39 :00] [Pause]

Mais comment alors ? Ce premier mouvement, il apparaît très souvent dans les textes d’Eisenstein. Si je l’appelle « premier mouvement », c’est sans doute qu’il y en a peut-être un autre, mais je n’en sais même rien s’il y a un autre. C’est là que je reviens à mon texte d’Eisenstein qui me paraît plus difficile qu’il ne semble… [Interruption de l’enregistrement] [Voir L’Image-Temps, p. 205]

… de l’image à la pensée, du percept au concept, et tous les développements d’Eisenstein, c’est comment passe-t-on du percept au concept, de l’image au Tout, etc., ou si vous préférez, qu’est-ce que c’est que ce noochoc, ce choc que l’image, que l’image-mouvement exerce sur la pensée ? [40 :00] Là, la réponse d’Eisenstein me paraît constante : c’est l’opposition, propre aux images-mouvement, c’est l’opposition des images-mouvement qui produit le choc ; c’est l’opposition des images-mouvement qui fait passer de l’image à la pensée, du percept au concept. Par-là, Eisenstein est dialecticien. [Pause] C’est donc en tant que les images-mouvement développent des puissances d’opposition qu’elles produisent un choc sur la pensée et force la pensée à penser le Tout, c’est-à-dire le concept comme surmontant l’opposition. [41 :00]

Un étudiant : [Inaudible]

Deleuze : Quoi ?

L’étudiant : [Question inaudible]

Deleuze : C’est ce qu’on va voir, d’où la question : qu’est-ce qui s’oppose dans les images, dans les images cinématographiques définies comme images-mouvement ? Ça implique alors, ça, qu’Eisenstein — en le disant ou sans le dire, peu importe – fasse — il se trouve devant une espèce de problème de logique – fasse une sorte de classification des oppositions. Et là, toujours dans mon souci d’opérer ces recoupements, pas ces applications, mais ces recoupements entre la philosophie et je ne sais pas quoi, il recoupe, il percute en plein un très vieux problème philosophique, classer les oppositions. [42 :00] Très intéressant, classer les oppositions. C’est des choses qu’il faut savoir par cœur, vous comprenez. [Pause]

C’est terrible, hein ? C’est vrai, il faut savoir, il faut savoir… [Deleuze rit] Je dis ça parce que j’ai entendu une émission à la télévision. C’est terrible, vraiment — c’est pire que le froid, tout ça [Rires] — où il y avait des gens qui parlaient, et ils expliquaient que dans le temps, dans la nuit des temps, la philosophie, elle contenait toutes les sciences, et c’est une vérité incontestable et bien connue. C’étaient des gens très sérieux. Or c’est une idée devant laquelle [43 :00] il y a, je ne sais pas, au moins cent ans que le pire manuel de bachot n’ose pas la dire, parce que c’est faux, c’est archi-faux, c’est idiot, c’est, c’est idiot, quoi. Vous comprenez, aussi loin que repente la pensée, jamais la philosophie n’a contenu d’une manière ou d’une autre la science. Je veux dire que jamais les Grecs n’ont confondu un philosophe et un mathématicien. Qu’est-ce que… Les gens, ils sont fous, quoi, ils sont fous, ils sont complètement idiots, je ne sais pas, quoi, moi. Ils disent des choses avec un ton très grave.

Mais je préfère encore ma bouillie à moi, c’est… [Rires] C’est terrible, vous comprenez, c’est terrible d’entendre des choses comme ça. « Ah oui, à ce moment-là, les philosophes, ils faisaient la physique, [44 :00] ils faisaient les mathématiques, ils faisaient… » Mais, ils sont fous. Ce n’est pas faux que les mêmes gens dans certains cas étaient philosophes et mathématiciens. Mais enfin Euclide n’a jamais été considéré, même par les Grecs, comme un philosophe, jamais. Je ne parle même pas des physiciens, et les médecins chez les Grecs n’ont jamais été considérés comme des philosophes. Il n’y a pas une biologie, mais il y a une médecine, il y a une médecine grecque qui n’a rien à voir avec la philosophie. Il y a une physique grecque qui n’a rien à voir avec la philosophie. Il y a des mathématiques grecques qui n’ont rien à voir avec la philosophie. Il suffit de lire une page de Platon pour voir que jamais Platon n’a considéré que la philosophie englobe les mathématiques. C’est très curieux, eh ?

Alors, je dis ça, pourquoi ? Je dis, eh ben oui, vous comprenez, [45 :00] on ne s’en sort pas si on ne sait pas, et la philosophie, je crois que c’est, c’est… D’où mon souci de temps en temps de vous apprendre quelque chose ; je me dis, comme ça, ils n’auront pas perdu leur année. Je voudrais vous apprendre les deux à la fois : la nécessité de savoir des choses très précises sur lesquelles il n’y a aucun lieu de discuter, et d’autre part, la nécessité aussi de fabriquer soi-même ses propres bouillies, ce qui est très différent. Et là non plus, il n’y a aucun lieu de discuter. De toute manière, ça va ; de toute manière, ça va. Ou bien c’est d’un savoir qu’il n’y a pas, qu’il n’y a pas de discussion possible ; ou bien c’est de la recherche, et il n’y a pas de discussion possible. Tout va bien.

Alors je dis, profitons-en. Classification des oppositions, cela a traversé toute la philosophie. Mais justement, pour que vous soyez [46 :00] à même de voir où Eisenstein apporte quelque chose à la philosophie, je cite deux comme ça, deux points dans l’histoire de la pensée. Je cite deux parce qu’il y a une qui est la fondamentale, qui est la première classification des oppositions, c’est celle d’Aristote, celle d’Aristote. [Pause ; Deleuze se déplace au tableau]

Alors je vais au tableau parce qu’il est magique, et les philosophies aiment les magiques, c’est le carré magique, [47 :00] c’est le carré magique des oppositions. [La voix de Deleuze devient difficile à saisir lorsqu’il se tourne du microphone] Vous allez tout comprendre.

A, [Pause] ce que j’appelle A, c’est la proposition, par exemple, tous les hommes sont blancs, un exemple magique. [Rires] A, tous les hommes sont blancs. Vous comprenez, c’est des choses que, dans le temps on apprenait par cœur, au Moyen Age, on apprenait ça par cœur.

E, c’est : nul homme n’est blanc. [48 :00] [Pause ; Deleuze écrit au tableau en parlant] C’est un universel, tous, nul. Puis, je trace une ligne de A à E, [Pause] tous les hommes sont blancs, nul homme n’est blanc. [Pause]

I, quelques hommes sont blancs. [Pause] O, quelques hommes ne sont pas blancs. [Pause] [49 :00] Alors, c’est la connexion de ce qu’on appelle en logique, le particulier. [Deleuze écrit au tableau et semble se faire mal, « Aie ! » ; pause] Oui ? Ça y est ? Vous allez bien ? [Deleuze continue à écrire] Au milieu, je mets une ligne en pointillés parce que c’est quand on considère mes quatre propositions, je dirais que A et I sont, « tous les hommes sont blancs », « quelques hommes sont blancs », sont [Pause] positifs, affirmatifs, positifs, [50 :00] ce qu’on appelle en logique « des valeurs positives » ; « nul homme n’est blanc », « quelques hommes ne sont pas blancs », négatifs. [Deleuze continue à écrire au tableau ; pause]

Voyez comment mon carré va se dessiner parce qu’universelle et particulier, c’est le point de vue logique de la quantité de jugement ; positif et négatif, c’est le point de vue logique de la qualité du jugement. Bien. [Deleuze se remet momentanément à sa place ; pause] [51 :00] Entre A et E, c’est-à-dire l’universelle positive et l’universelle négative, [Pause] le rapport sera dit « de contrariété », c’est la première figure de l’opposition selon Aristote. Un rapport de contrariété, qui signifie quoi ? Incompatibilité des deux propositions. [Pause] Les deux propositions, « tous les hommes sont blancs », « nul homme n’est blanc », sont incompatibles. Elles sont dans un rapport d’incompatibilité ; entre A et E, il y a « contrariété ». [Pause] [52 :00]

Entre I et O, la particulière positive et la particulière négative, « quelques hommes sont blancs », « quelques hommes ne sont pas blancs », le rapport est dit de « sub-contrariété », [Pause] et signifie cette fois-ci la « corrélation ». C’est la seconde figure de l’opposition selon Aristote. [Pause] C’est joli. Comprenez ce qu’il a inventé par une théorie de jugement, ce n’est pas rien. [53 :00] Alors aujourd’hui, on peut raffiner, on peut faire autre chose, mais il ne faut pas toucher à des choses comme ça, une petite merveille, quoi. Et donc, la sub-contrariété là, qui signifie la corrélation entre deux propositions, « quelques hommes sont blancs », « quelques hommes ne sont pas blancs » ; si quelques hommes sont blancs, quelques hommes ne sont pas blancs ; il y a corrélation.

Qu’est-ce qui me reste ? [Pause ; Deleuze revient au tableau et écrit] C’est : A-O et E-I, A-O et E-I. [Deleuze revient à sa place] Par exemple, A-O, [54 :00] c’est le rapport entre toutes ces oppositions, le type d’opposition qu’il y a entre « tous les hommes sont blancs » et « quelques hommes ne sont pas blancs ». [Pause] E-I, c’est le rapport qu’il y a entre « nul homme n’est blanc » et « quelques hommes sont blancs ». Vous voyez ? C’est donc tantôt le rapport entre l’universelle positive et la particulière négative, ou entre l’universelle négative et la particulière positive. Cette troisième figure de l’opposition sera dite « contradiction », [Pause] [55 :00] et elle signifie l’alternative, c’est l’un ou l’autre. [Pause]

Qu’est-ce qui m’en reste ? [Pause] Ben, si vous avez compris, ça va de soi ce qui reste. Ce qui reste, c’est un rapport, pour obtenir mon carré magique, un rapport A-I et un rapport E-O, [Pause] [56 :00] c’est-à-dire A-I rapport entre les deux propositions, « tous les hommes sont blancs » et « quelques hommes sont blancs », un rapport E-O entre « nul homme n’est blanc » et « quelques hommes ne sont pas blancs ». Cette quatrième figure de l’opposition sera dite « subalternation », [Pause], subalternation, et elle désigne quoi ? Elle désigne l’implication. [Interruption de l’enregistrement] [56 :48]

Partie 2

… sous deux formes : ou bien possession-limitation, [57 :00] ou bien privation-limitation. [Pause] Elle désigne l’implication puisqu’en effet, si tous les hommes sont blancs, cela implique que quelques hommes le soient. [Pause]

Voilà, les quatre figures de l’opposition selon Aristote, seront : la contrariété, la sub-contrariété, la contradiction et la subalternation. Et vous voyez que là, il y a bien essai de critère de nécessité. Simplement, ce critère de nécessité sera fondé sur quoi ? On constate qu’il est fondé sur les caractères du jugement, sur les caractères logiques du jugement, et encore, sur les caractères logiques du jugement [58 :00] réduits à deux : la quantité logique et la qualité logique. Ben oui, les critères de la quantité, c’est universel et particulier, les critères de la qualité positifs, négatifs, ce sont les critères retenus pour obtenir le carré c’est-à-dire les formes d’opposition.

Là-dessus, il y a beaucoup de choses à dire — quand je dis il n’y a pas lieu de discuter, non, non, mais est-ce qu’il n’y a pas lieu de faire autre chose ? — À savoir, beaucoup de logiciens s’y sont mis. Bien plus, on peut toujours poser des questions : est-ce que universel-particulier rendent bien compte de la quantification du jugement ? Est-ce que positif et négatif épuisent la qualification du [59 :00] jugement ? En plus, dans quels rapports exacts sont la quantité et la qualité du point de vue du jugement ? Bon, il y a tout ça, mais c’est une discussion à l’intérieur de ce carré magique, et en effet, les logiciens modernes ont introduit — notamment dans les logiques dites trivalentes, ou polyvalentes — ont introduit toutes sortes de remaniements dans cette conception aristotélicienne de l’opposition. On laisse tomber tout ça puisque ce serait un sujet, un sujet de toute une année, donc il n’y a pas… on ne garde que cette base.

Mais il est évident que l’on peut concevoir une véritable mutation du problème si l’on pose le problème de l’opposition non plus en fonction du jugement, et de la quantité et de la qualité dans le jugement, mais en fonction des oppositions dites « réelles » [60 :00] ou, si vous préférez, des oppositions dynamiques, [Pause] au niveau de l’opposition réelle et non plus de l’opposition des concepts, si vous préférez, au niveau de l’opposition dynamique. À la fin du 19ème siècle, un philosophe ou plutôt un philosophe-sociologue, Gabriel Tarde, écrit un livre De l’opposition universelle [Le titre entier, L’Opposition universelle : Essai d’une théorie des contraires (Paris : Alcan, 1897)] où il propose une classification particulièrement intéressante des oppositions réelles. Et sa classification, il l’envisage sous deux formes [61 :00] dans ce livre : formelle et matérielle. La classification dès lors, ce sont des oppositions de « phénomènes », qu’il considère, oppositions dynamiques de phénomènes. Formellement, la classification qu’il propose est celle-ci : opposition dynamique de phénomènes successifs, c’est le « rythme » ; [Pause] opposition dynamique de phénomènes simultanés, deux cas linéaires, et c’est la polarité [Pause] [62 :00] rayonnante, et c’est centrifuge-centripète. [Pause]

La classification matérielle, elle, [Pause] sera celle-ci : premier cas, opposition de « séries » suivant l’ordre, suivant la catégorie d’ordre. L’opposition de séries suivant la catégorie de l’ordre [63 :00] renverra à « l’inversion ». Si vous prenez, par exemple, l’ordre des couleurs, un ordre des couleurs bleu, rouge, violet, vert, l’opposé, c’est l’inversion de l’ordre, vert, violet, rouge, bleu. Ce sera l’inversion sérielle, la série inversée. C’est donc l’opposition de séries, inversion.

Deuxième type d’opposition, l’opposition de degrés. [Pause] Quelque chose devient de plus en plus [64 :00] rapide et de plus en plus lent. [Pause] Une figure devient de plus en plus concave, puis de moins en moins concave. [Pause] Un amour se fait de plus en plus grand et puis se fait de plus en plus petit. Bref l’opposition de séries, la précédente, elle renvoyait aux verbes dynamiques « apparaître », « disparaître ». L’opposition de degrés, elle renvoie aux verbes dynamiques « augmenter », « diminuer , ou « acquérir », « perdre ». [Pause] [65 :00]

Troisième type d’opposition : opposition de forces. [Pause] En quoi elle est différente de l’opposition de degrés, l’opposition de forces ? Cette fois-ci, ce n’est pas plus et moins concave, plus ou moins concave. L’opposition de forces, elle est entre concave et convexe. [Pause] L’opposition de degrés, elle était entre ne pas aimer et aimer, aimer plus ou moins. [66 :00] L’opposition de forces, elle est entre aimer et haïr. Cette fois, l’opposition de forces, ce n’est plus « acquérir » ou « perdre », c’est « faire » et « défaire ».

Et Tarde dit très bien qu’on risque de confondre les deux. Prenez un exemple, vous avez une dette. Vous avez une dette. Premier cas, vous remboursez cette dette – voilà, ça c’est un exercice pratique. — Vous avez une dette et vous la remboursez, [67 :00] c’est une opposition. Mais c’est une opposition de quoi ? [Pause] Alors, mais comme vous l’avez tous à l’esprit, c’est une opposition de degrés. En revanche, vous avez une dette, mais vous avez une créance égale à cette dette : cette fois-ci, c’est une opposition de forces. [Pause] Très important dans la vie pratique, de distinguer [68 :00] ces choses. Pourtant le résultat est le même ; je veux dire le résultat est le même, c’est pour ça qu’on risque de confondre les types d’opposition. Que vous remboursiez votre dette ou que vous donniez une créance égale à la dette, alors dans un cas vous aurez procédé suivant l’opposition de degrés, dans un autre cas, suivant l’opposition de forces.

Bon, voilà, ma question — ce n’est pas pour gagner du temps, tout ça, c’est bien dans le désir, que ça vous donne le goût d’aller voir Aristote, d’aller voir tout ça parce que, je veux dire pas tous, mais ceux qui s’intéressent à la logique. Moi je trouve ça splendide le carré, je ne sais pas quel effet ça vous fait. Or si les manuels ont un sens, ils devraient raconter ça et puis rien d’autre. Et puis ça suffit, c’est ça qu’il faut savoir parce que… bien – [69 :00]

Alors, ma question, elle est toute simple : Eisenstein, est-ce qu’il a quelque chose à nous dire là-dedans ? Vous me direz, ce n’est pas son objet. Si ! C’est son objet parce qu’il nous propose une classification des oppositions réelles. Et déjà, moi ce que je voudrais savoir, c’est si cette opposition, c’est si la classification d’Eisenstein, qui n’a pas d’équivalent chez les philosophes, est-ce qu’elle est intéressante ? De quelle manière est-ce qu’elle peut intéresser la philosophie ? Est-ce qu’elle peut nous apporter quelque chose ? Cette fois-ci, l’opposition réelle sera définie comment ? C’est l’opposition entre image-mouvement ou qui intervient dans une image-mouvement. Encore une fois, je peux, [70 :00] je n’ai même plus besoin de justifier « opposition réelle » ; je peux l’appeler « réelle » s’il est vrai que vous m’accordez. Sinon, vous m’accordez que l’image cinématographique est telle que, en tant qu’image-mouvement, elle ne se distingue pas de son objet. Donc les oppositions qui apparaîtront dans l’image-mouvement seront des oppositions réelles, identité de l’image et de l’objet. [Pause]

Selon Eisenstein, il me semble qu’il y a un premier type d’opposition : l’opposition quantitative. [Pause] [71 :00] C’est l’opposition du long et du court, et elle concerne la durée de l’image, [Pause] image brève, image longue. [Pause] De cette opposition quantitative qui concerne la durée de l’image, sa brièveté ou sa longueur, on dira qu’elle est « métrique ». [Pause] [72 :00]

Deuxième forme d’opposition chez Eisenstein, je dirais, ce sont des oppositions qualitatives. [Pause] Ces oppositions qualitatives, elles prennent plusieurs figures. Vous allez me dire, alors pourquoi les appeler « qualitatives » ? Elles peuvent concerner un et plusieurs, plusieurs navires, une flotte, et un seul navire. [Pause] [73 :00] Elles peuvent concerner l’élément, les éléments, c’est-à-dire la substance, si vous voulez, la terre, l’eau. [Pause] Elle peut concerner l’intensité : lumière, ténèbres, [Pause] ou encore, la direction du mouvement : de haut en bas et de bas en haut, de droite à gauche [74 :00] et de gauche à droite. Pourquoi les grouper sous le terme, par commodité, « oppositions qualitatives » que je propose ? Parce que dans tous ces cas, les termes opposés sont considérés comme des prédicats. [Pause] Ce type d’opposition sera dit « rythmique » et non plus « métrique ». [Pause]

Et [Pause] [75 :00] à quoi correspond-t-il ? Voilà que tout d’un coup, quelque chose doit nous intéresser : Eisenstein abandonne la confrontation cinéma-peinture pour déjà lancer une grande confrontation cinéma-musique. Je précise que toute mon introduction de notre séance d’aujourd’hui consistait à dire en quoi la confrontation cinéma-peinture n’était possible et satisfaisante que jusqu’à un certain point. Est-ce que la musique est capable de prendre le relais ? Pour le moment, je retiens vraiment le plus sommaire parce que c’est déjà tellement compliqué. Je dirais que les oppositions qualitatives pour Eisenstein, [76 :00] c’est-à-dire les oppositions rythmiques, bizarrement, font appel à une position des opposés sous la forme : point, contrepoint. Les opposés se tiennent comme le point et le contre-point. Mais est-ce que c’est une métaphore ? Il est évident qu’en musique, point, contrepoint ont un sens… [Pause] non, et on se laisse guider pour le moment, on veut… Il faut attendre, il faut voir où il veut en venir, quoi.

Troisième type d’opposition, je voudrais l’appeler « relationnelle ». [77 :00] Et s’il se distingue, c’est que, cette fois-ci, l’objet dans l’image n’est plus considéré comme prédicat mais est considéré comme sujet. [Pause] L’opposition relationnelle, elle reviendrait à dire quoi ? Vous allez être toujours sensible à la continuation de la métaphore — mais est-ce simplement une métaphore ou est-ce autre chose ? — à la continuation de la métaphore musicale, à savoir Eisenstein nous dit : ben, une image cinématographie comporte une dominante. [Pause] Cette dominante, c’est ce que j’appellerais le « sujet de l’image ». [78 :00] Et la dominante se définit comment ? Elle se définit comme « centre d’attraction ». C’est par-là qu’elle est sujet. Le sujet, c’est le centre d’attraction.

Inutile de dire que c’est plein d’arrière-fond musical, puisque c’est même la définition de ce que, en musique, on appelle la « tonalité », aussi l’opposition relationnelle sera-t-elle dite « tonale ». Ce sera une « opposition tonale ». Ce qu’on appelle tonalité en musique, là si sommaire que je sois, consiste en ceci : il y a des centres d’attraction, [79 :00] il y a des dominantes constituant des centres d’attractions. On parlera même du « potentiel attractif » d’une note. On parlera d’ « une densité attractive » dans la théorie des sons. [Pause] L’affirmation de l’existence de centres, définis par le pouvoir attractif d’une dominante, d’une dominante sonore, appartient fondamentalement à la musique dite tonale.

Donc entre deux centres, [80 :00] il peut y avoir un rapport d’opposition, précisément qu’on appellera opposition relationnelle ou tonale. Un centre-sujet, c’est-à-dire un centre d’attraction, attirera donc, ce sera un élément de l’image qui sera dit dominant parce qu’il attirera d’autres éléments. Ou bien ce sera une image qui attirera d’autres images. [Pause] Par exemple, une certaine qualité de lumière peut entraîner un type de mouvement, [81 :00] une manière de marcher, [Pause] et une évocation de degré de chaleur. Il y aura pouvoir attractif. Le pouvoir attractif du centre, le pouvoir attractif de la dominante va former un agrégat ou une entité, comme on dit parfois en musique, une entité sonore ou un agrégat sonore. [Pause] Cet agrégat est plus ou moins stable [Pause] [82 :00] d’après le pouvoir attractif du centre. Vous savez qu’en musique, il y a des agrégats plus ou moins stables, et que notamment tout le problème, là, que j’évoque pour ceux qui savent, tout le problème du majeur et du mineur consiste dans l’instabilité du mineur dans le système tonal. [Pause]

Est-ce qu’on pourrait trouver la même chose, non ? Et pourquoi pas ? Prenez un cas comme, par exemple dans “La Ligne générale” [1929], non, dans “Octobre” [1927]. Dans “Octobre”, il y a le gouvernement provisoire qui invoque le bon Dieu, et Eisenstein fait sa fameuse série [83 :00] où il enchaîne, avec l’image du Christ, il enchaîne Bouddha, je ne sais plus quoi, masques, enfin tout y passe, toute la série, si vous voulez, toute la série de religiosité. Lui-même appelle ça une « attraction », par attraction. Mais là, dans ce cas, l’attraction est une véritable dérive. [Pause] Ce n’est pas que ce soit une mauvaise entité, ce n’est pas que ce soit un mauvais agrégat ; c’est un agrégat peu stable. [Pause] [84 :00] La dominante a entraîné, [Pause] a joué comme centre attractif.

Autre exemple, cette fois dans “La Ligne générale”, la fameuse procession, la lumière, le soleil, la chaleur, le mouvement, le mouvement de la procession. À partir d’une dominante, là vous avez un agrégat stable. [Pause] Voilà, en gros donc, l’opposition relationnelle, moi je dirais, en effet, ce n’est plus, ça n’est plus ni métrique ni rythmique ; c’est ce qu’il appelle lui-même une « opposition tonale », c’est-à-dire [85 :00] opposition entre deux centres d’attraction, entre deux centres d’attraction dans l’image. Ces deux centres d’attractions peuvent être inégaux. Ils peuvent être inégaux pourquoi ? L’un peut être stable, l’autre instable, vous avez toutes les combinaisons possibles. Ce sera tout le [domaine] … [Interruption de l’enregistrement] [1 :25 :26]

… de l’opposition modale. Elle ne se fonde plus sur la tonalité, et c’est là qu’on va avoir bien des complications. Elle se fonde sur un autre phénomène qui fait métaphore avec la musique, elle ne se fonde plus sur la tonalité, elle se fonde sur la résonance. C’est des oppositions de résonance. [Pause] [86 :00] Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Vous savez qu’un son est dit avoir des harmoniques ; qu’est-ce que c’est que les harmoniques d’un son ? Là je parle pour ceux — je m’excuse auprès de ceux qui savent, hein ? — je parle pour ceux qui sont supposés ne rien savoir du tout, donc je dis les choses les plus élémentaires, et je les dis encore mal, et c’est inexact, mais c’est le minimum qu’il me faut pour qu’on s’y repère.

Ce qu’on appelle la fréquence d’un son, c’est le nombre de vibrations par seconde. [Pause] Un son émis a des harmoniques ; les harmoniques du son, ce sont des sons [87 :00] dont la fréquence est un multiple de la fréquence du son primitif. Vous avez un son A, il a une fréquence petit « n », nombre de vibrations par seconde. Les harmoniques dégagent ses propres harmoniques sous forme de sons dont la fréquence sera 2 petit « n », trois petit « n », quatre petit « n », etc. Il y aura donc une échelle des harmoniques, et les harmoniques seront dites proches ou lointaines. [88 :00] C’est très important puisque les harmoniques proches permettront de définir les accords consonants et les harmoniques lointaines, définiront les accords dits dissonants. Voyez, bon.

Eisenstein nous dit : l’image cinématographique en tant qu’image visuelle a des harmoniques et dégage des harmoniques. [Pause] Les exemples qu’il donne sont en apparence très, très insolites parce qu’on est très étonnés de l’exemple ; je ne sais plus où il est, ça n’a aucune importance… Les harmoniques… [Pause ; Deleuze feuillette dans le livre] Je ne sais pas si je vais le retrouver. [Pause] « Par exemple, le sex-appeal d’une belle star américaine, s’accompagne de quantité d’excitants matériels, dû au tissu de sa robe, lumineux, [90 :00] dû à la façon dont elle est éclairée, raciaux et nationaux, positifs pour les spectateurs américains, c’est une américaine type bien de chez nous, ou négatif pour un public noir ou chinois, c’est là, la femme d’un colonialiste exploiteur », [Rires] etc., voilà, il y a des choses comme ça. Quand il essaye de parler plus précisément, voilà qu’il assimile les harmoniques de l’image visuelle ; l’image visuelle aurait des harmoniques.

Voilà qu’il essaye, qu’il assigne les harmoniques de l’image visuelle au phénomène dit de « synesthésie ». Vous savez ce que c’est que les phénomènes de synesthésie : ce sont des phénomènes en apparence de juxtaposition de différents sens, [91 :00] par exemple, juxtaposer un son et une couleur. [Pause] Le fameux sonnet de [Arthur] Rimbaud [« Voyelles »] passe pour un phénomène de synesthésie. La littérature sur la synesthésie — s-y etc. — la littérature sur la synesthésie est infinie, surtout qu’il est rare que les gens voient les mêmes couleurs associées aux mêmes lettres, bon. Mais c’est un cas alors, c’est ce qu’on dira par exemple, je dis « A » et vous êtes appelé à voir une couleur. Est-ce que je dirais que la couleur est ici une harmonique du son [92 :00] « A » ? C’est bien ce que veut dire Eisenstein. « Il y a des harmoniques visuelles », veut dire chez lui, que à partir de l’image visuelle, se dégage des données concernant d’autres sens. Ces données concernant d’autres sens seraient considérées comme des harmoniques de l’image visuelle.

Vous me direz, mais c’était un peu le cas, déjà au niveau de l’opposition tonale, au niveau de l’opposition des centres attractifs ; on a vu qu’un centre attractif ne réunissait pas seulement [93 :00] des données visuelles. Quand je disais lumière et degrés de chaleur, il y avait une donnée visuelle et une donnée d’une tout autre nature, une donnée calorifique. Ce n’est pas fait pour nous étonner — ce que je dis, c’est très, très ennuyeux, je sais, tout ce que je dis aujourd’hui. Ça ne fait rien, c’est très minutieux — aussi ce n’est pas fait pour nous étonner parce que vous savez ou vous ne savez pas, mais peu importe, parce que, en musique, la tonalité, la tonalité suppose la résonance. Et le système de la musique tonale suppose les harmoniques du son. [94 :00]

Donc là au niveau d’Eisenstein, je peux seulement dire que il tenait déjà les oppositions relationnelles du type centre d’attraction avant d’avoir découvert les harmoniques. Mais c’est sans doute parce qu’il s’est aperçu que les oppositions au sens de « oppositions de centres d’attraction » mettaient déjà en jeu les centres différents de la vue, qu’il a construit ensuite sa théorie des harmoniques. [Pause] Mais comment est-ce qu’il peut assimiler les deux notions, qui sont très différentes, juxtaposition de données sensorielles hétérogènes et harmoniques ? Les harmoniques du son ne dépassent pas [95 :00] le son tandis que là, dans les harmonies de l’image visuelle, il y aurait des données renvoyant à d’autres sens.

Évidemment il faudrait réfléchir sur le phénomène de la synesthésie. Est-ce qu’on peut dire, comme ça : c’est une juxtaposition de qualités sensibles hétérogènes, par exemple, d’une qualité visuelle et d’une qualité sonore ? Non, c’est évident, ce n’est pas bien. Ça supposerait quoi ? Ça supposerait que, ça pourrait s’expliquer, ça pourrait s’expliquer, même cérébralement ; ça pourrait s’expliquer cérébralement dans la mesure où vous prenez [96 :00] la zone du cerveau affectée par une perception visuelle, et vous dites qu’il y a synesthésie lorsque dans des conditions généralement pathologiques — on va voir ce que veut dire « pathologique » — la zone du cerveau affectée par la perception visuelle résonne avec une autre zone qui serait, par exemple, une zone auditive, une zone propre aux perceptions auditives. Ça peut être favorisé ; vous pouvez même imaginer une modification des chronaxies. Cette interprétation, elle peut être favorisée si, en effet, les phénomènes de synesthésie sont multipliés par les drogues, par exemple, par la mescaline.

Mais non, ça, ça ne marche pas comme ça ; je me dis, c’est un [97 :00] peu ou plutôt il y a quelqu’un qui se le dit très bien : c’est Merleau-Ponty dans La Phénoménologie de la perception [Paris : Gallimard, 1945], il consacre de très bonnes pages à la synesthésie. Il dit une chose très simple, il dit : mais la synesthésie il faudrait presque considérer que c’est la règle. On ne cesse pas d’en avoir. Le problème, c’est pourquoi est-ce que dans les conditions normales on ne le remarque pas ? [Pause] Un peu comme Bergson, si vous vous rappelez, quand je vous parlais du texte de Bergson sur la paramnésie. Il dit, mais la paramnésie, le domaine du souvenir — du présent, j’ai déjà vécu ça — il ne faut pas considérer que c’est une donnée extraordinaire, il faut considérer au contraire qu’on l’a tout le temps. Il explique pourquoi c’est l’état normal. Simplement on ne le voit pas, on ne peut pas le voir. [98 :00] À l’état normal, on ne peut pas le voir. Pourquoi ? Parce qu’il y a des raisons pour ça. Il y a des raisons pour lesquelles ce n’est pas utile, donc on en n’a pas conscience. [Sur la paramnésie, il s’agit de L’Energie spirituelle (1919) ; dans L’Image-Temps, Deleuze explique ces perspectives de Bergson et en donne la référence, p. 109, note 22, et aussi lie ce texte à Matière et mémoire de Bergson, p. 93 ; voir la séance 19 du séminaire Cinéma 3, le 22 mai 1984]

Prenez un autre cas, moi, parce que c’est une maladie moderne alors que j’aime beaucoup, cette maladie, justement parce que je ne l’ai pas [Rires] : l’hypocondrie, l’hypocondrie qui est une vieille maladie du 19ème siècle, et l’une des plus belles maladies de la psychiatrie du 19ème, elle revient, elle revient très fort, quoi. Ça, je suis très content qu’elle revienne très fort, bon. L’hypocondriaque, ça veut dire… qu’est-ce que ça veut dire ces histoires ? C’est des phénomènes — j’ai toujours été frappé — c’est des phénomènes de micro-perceptions. C’est des perceptions que tout le monde a, mais [99 :00] justement être normal, c’est être dans des conditions de ne pas en avoir conscience. Je veux dire, n’importe quel médecin vous dira que tout le monde a, par jour, un nombre effarant d’extrasystoles dans le rythme cardiaque. Beaucoup de médecins expliquent aussi que, à chaque moment dans votre organisme, à chaque moment il y a des cellules qui deviennent folles, c’est-à-dire qui à la lettre, se cancérisent, perdent leur différenciation, se dédifférencient. Leibniz, pour tout mélanger, [Rires] pour faire appel à un philosophe, a fait une très grande théorie des petites perceptions inconscientes.

Qu’est-ce que c’est qu’un hypocondriaque ? Un hypocondriaque, ce n’est pas du tout un [100 :00] malade imaginaire. C’est quelqu’un qui perçoit ce qu’il ne devrait pas percevoir. Presque au sens de devoir, au sens moral, comme dit l’autre, c’est par-là qu’il y a tout un thème de la culpabilité aussi. Enfin là, je fais un détour, mais c’est pour vous expliquer, c’est pour ça qu’il y a tout un thème de la culpabilité chez l’hypocondriaque. Il perçoit quelque chose qu’il ne devrait pas percevoir. Supposez que, en effet, vous perceviez toutes vos extrasystoles, mais la vie est impossible hein, terrible ! Supposez à la limite, heureusement je n’en ai pas vu qui aille jusque-là, qu’ils aient une perception, une micro-perception cellulaire ; ils perçoivent la cellule qui devient folle. [Rires] Ben, c’est ça [101 :00] l’hypocondriaque. À la lettre, la vie est impossible. La vie impossible, alors il dit : oh mon cœur ! Oh mon cœur, mon cœur ! Il va même très loin, bon enfin non. Une autre année, j’aimerais bien faire un cours sur l’hypocondrie, mais j’attends qu’il n’y en ait plus que ça, comme ça que ça soit plus… [Rires] et ce serait réservé aux hypocondriaques, ce serait formidable. Ah non, il y en aurait trop, ce serait réservé aux non-hypocondriaques.

Bon, alors pourquoi je dis ça ? Oui, la synesthésie, c’est exactement la même chose. Ce que dit très bien Merleau-Ponty là dans son passage de la Phénoménologie de la perception, c’est : il y a une double tension de la perception. D’une part, on perçoit à travers des [102 :00] qualités spécifiées, [Pause] le visible, l’audible, et en tant que spécifiés, ils sont incommunicants. Et ce qu’on perçoit aussi, c’est sur l’objet, la qualité je la perçois sur l’objet. En tant que je perçois la qualité, par exemple, le bleu, ou tel son, le bleu et le son sont séparés. [Pause] Mais en même temps, je les perçois sur un objet. [Pause] [103 :00] En tant que je les perçois sur un objet, chacun de mes sens entre dans un rapport synesthésique avec les autres sens.

Il a une belle page là, parce que c’est très convaincant là tout ce qu’il dit à cet égard, et c’est très juste particulièrement pour l’image cinématographique, et lui-même se sert de la référence cinéma : « Les sens communiquent entre eux en s’ouvrant à la structure de la chose. On voit » — dans l’état normal de la perception – « on voit la rigidité et la fragilité du verre » [Phénoménologie de la perception, p. 265]. C’est vrai ; regardez un verre, il suffit que vous fassiez attention. Quand on fait attention, [104 :00] c’est évident qu’en voyant le verre à distance, je n’ai pas besoin de l’expérience. Ce n’est pas en fonction de la mémoire et d’une habitude, je vois certaines choses-là. Je ne confonds pas, si vous voulez, la manière dont elle se casse avec la manière dont un bout de bois se casse. « On voit la rigidité et la fragilité du verre, et quand il se brise avec un son cristallin, ce son est porté par le verre visible » — le verre visible – « On voit l’élasticité de l’acier, la ductilité de l’acier rougi » — etc., etc. – « La forme d’un pli dans un tissu de lin ou de coton nous fait voir [105 :00] la souplesse ou la sécheresse de la fibre, la froideur ou la tiédeur du tissu. … On voit le poids d’un bloc de fonte qui s’enfonce dans le sable, [on voit] la fluidité de l’eau, la viscosité du sirop » [p. 265] C’est vrai là ; vous prenez un sirop, la donnée gustative, la viscosité du sirop, vous la voyez en voyant le sirop, et en voyant la manière dont le sirop coule.

Alors, ça revient à dire quoi ? Surtout ce qui nous intéresse — enfin je reviens toujours à mon thème de départ — toujours si vous m’accordez que, à titre d’hypothèse, de supposition, que l’image cinématographique, parce qu’elle est image-mouvement, a intégré son objet, qu’il y a indiscernabilité de l’image et de l’objet, [106 :00] il va de soi alors que tout devient clair — enfin tout devient relativement clair — à savoir les données visuelles de l’image cinématographique auront pour harmoniques des données renvoyant éventuellement à d’autres sens. Ce ne sera pas une juxtaposition de qualités différentes, et justement parce que ce ne sera pas une juxtaposition, il faudra dire que les données des autres sens sont comprises dans les données visuelles de l’image cinématographique comme les harmoniques sont comprises dans le son.

À cet égard, j’ai l’impression donc que l’espèce de saut qu’opérait Eisenstein entre les harmoniques sonores et les synesthésies peut être fondée. [107 :00] Et en effet, il va nous dire ceci : au niveau des harmoniques visuelles, ben, on ne peut plus dire « je vois ». [Pause] Au niveau des harmoniques visuelles, on ne peut plus dire « je vois ». [Pause] Dans les trois cas précédents, c’était « je vois ». Les harmoniques de l’image visuelle, on ne peut plus dire « je vois » ; là le texte est assez beau, c’est dans Le film, sa forme, son sens, page 61 : [Pause] [108 :00] « Ce sont des sensations totalement physiologiques. Si l’image est une perception visuelle, si l’image est une perception visuelle, les harmoniques visuelles » — sous-entendu : elles ne sont pas visuelles – « les harmoniques visuelles sont des sensations totalement physiologiques. Pour une harmonique musicale » — alors il essaye de rattraper – « pour une harmonique musicale, ‘j’entends’ n’est déjà plus le terme qui convient ». C’est-à-dire il suppose que — c’est intéressant comme idée — il suppose que dans le cas d’un son, j’entends un son mais je ne peux plus dire exactement, j’entends ses harmoniques. [109 :00] Il n’a pas tort, en effet. À plus forte raison, pour les harmoniques visuelles, ce sont des sensations non plus spécifiées, mais ce qu’il appelle des sensations totalement physiologiques. « Pour une harmonique musicale, ‘j’entends’ n’est déjà plus le terme qui convient, ni pour une harmonique visuelle ‘je vois’. Pour tous deux, c’est une formulation nouvelle et identique qui doit être employée : ‘je sens’. » C’est le passage du « je vois » au « je sens ».

Alors voilà tout le domaine que j’appelais « le domaine modal » et qui consiste donc dans les rapports d’opposition possibles [110 :00] entre sons et harmoniques, non pas opposition entre un son et ses harmoniques, mais entre deux harmoniques renvoyant, entre deux séries d’harmoniques renvoyant à des sons différents. Alors j’insiste là-dessus, enfin, voyez que, dans ce développement qui, du coup, cesse de rapprocher l’image cinématographique de l’image picturale pour la rapprocher, au contraire, de l’image musicale, il y a quelque chose, il y a comme une espèce d’inversion produite. Si vous reprenez là, on en est à quatre cas d’opposition, quatre formes d’opposition. Il me paraît évident que d’un point de vue logique, c’est la quatrième, la dernière qu’on [111 :00] vient de voir qui est supposée par la troisième. En effet, le pouvoir attractif d’un centre ou, si vous préférez, la tonalité, présuppose la résonance, c’est-à-dire, le rapport du son avec ses harmoniques. Et en effet, c’est le rapport du son avec ses harmoniques qui va déterminer les modes d’accords, les types d’accords. Mais ça n’empêche pas qu’ Eisenstein découvre le troisième type avant le quatrième, et donc que le quatrième entraîne un réaménagement du troisième, pas de difficultés.

Enfin, avant qu’on se repose, parce que, [112 :00] que tout ça est fatiguant, qu’est-ce qui reste ? Ben, on vient de voir quatre types d’oppositions, je ne sais pas si philosophiquement est-ce que, encore une fois je reprends ma question : est-ce que c’est une classification philosophiquement intéressante des oppositions ? Je résume : opposition quantitative ou métrique ; opposition qualitative ou rythmique ; opposition relationnelle ou tonale, opposition entre centres d’attractions ; enfin, opposition modale ou harmonique, qui sera cette fois-ci une opposition entre [Pause] une donnée de l’image prise avec ses harmoniques [113 :00] et une autre donnée de l’image prise avec les siennes. Quatre types d’opposition. Mais, sentez la progression à travers ces oppositions, on est passé du, comme je viens de le dire, on est passé du « je vois » au « je sens », on est passé du percept visuel au percept totalement physiologique, un « je sens »… [Interruption de l’enregistrement] [1 :53 :35]

Partie 3

… Un pas de plus, et on passerait [Pause] au « je pense ». On passerait au « je pense ». À quelles conditions on passerait au « je pense » ? [114 :00] Là, il [Eisenstein] est très rapide : « Il suffit de considérer l’ensemble de toutes ces oppositions dans leur effet sur le cortex tout entier » — là je cite exactement – « dans leur effet sur le cortex tout entier ». L’ensemble de ces oppositions prises dans leur effet sur le cortex tout entier va définir le « je pense » cinématographique. [Pause] En d’autres termes, on a bien tenu notre programme, ou Eisenstein tient bien son programme ; on est allé de l’image-percept au concept. [Pause] [115 :00]

Et le concept, c’est quoi ? C’est le Tout des oppositions, par-là même, ce dans quoi les oppositions se dépassent ou se surmontent. On l’a vu les autres années : qu’est-ce que c’est ce Tout ? Qu’est-ce que c’est ce Tout qui définit la pensée à cet égard, par rapport à l’image cinématographique ? L’image cinématographique, c’était le mouvement ; l’image-percept, c’était la perception du mouvement, qui assurait l’identité de l’image et de l’objet. La pensée, c’est quoi ? La pensée du Tout, c’est la représentation du temps qui en découle, [Pause] ce que j’avais appelé la représentation indirecte du temps. On va de l’image-percept au concept, [116 :00] le concept étant la représentation du temps. [Pause] Mais comment est-ce qu’on y va ?

Voulez-vous reposez un peu ? Non ! Oui ! Non ! Oui ? Quelle heure est-t-il ?

Lucien Gouty : Midi deux.

Deleuze : Ah, oui ! Alors, on va se reposer un peu. Vous allez dans le froid, [Rires] vous allez vous promener, ou fumer dehors, hein ? [Bruit des chaises] Sauf moi. [Interruption de l’enregistrement] [1 :56 :40]

Deleuze : …la première échelle d’Eisenstein, le premier chemin, et encore une fois, ce premier chemin, il consiste en ceci :  on va de l’image en tant que percept [117 :00] à la pensée consciente. [Pause] Je voudrais que vous l’ayez bien suivi. C’est… Je ne sais pas si c’est… Je ne sais pas bien si… Bon.

Mais il y a déjà beaucoup de problèmes dans ce chemin. Le problème principal, c’est que, si l’on va de l’image au concept comme conscient de soi, comme conscient, comme pensée consciente, comme pensée claire, si l’on fait ce chemin, de quelle nature est-t-il ? Le concept apparaît comme, ou la pensée apparaît comme l’effet de l’image. [Pause] Oui ! D’une certaine manière, le concept, c’est l’effet d’une image. [118 :00] Seulement, comme dit Eisenstein, il le dit formellement : ce n’est pas un effet « logique », ou on dirait aussi bien, ce n’est pas un effet « analytique ». Ça ne veut pas dire que le concept soit continu dans l’image. « Ce n’est pas une somme », dit-il, « le concept n’est pas une somme d’images, c’est un produit » ; ce n’est pas une somme, c’est un produit. Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Ben, vous pouvez le comprendre immédiatement, ça veut dire : nous allons des images-percept aux concepts conscients, mais synthétiquement, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une synthèse qui s’exerce [119 :00] sur les images. Qu’est-ce que c’est que cette synthèse ? C’est le montage, [Pause] c’est le montage.

En d’autres termes, c’est le montage et le montage seul qui produit le concept à partir des images. Pourquoi ? Parce que le montage se définira à ce niveau comme l’organisation et le développement des oppositions d’images, [Pause] l’organisation et le développement des oppositions d’images sous toutes les formes de l’opposition. Il faudra tenir compte de toutes les oppositions. [Pause] [120 :00] Si bien que les cinq formes d’oppositions qu’on a vues précédemment vont correspondre en effet aux cinq formes de montage, selon Eisenstein. Et Eisenstein nous dira : il y a un montage « métrique », il y a un montage « rythmique », [Pause]  il y a un montage « tonal » — là, ce sont les termes mêmes qu’emploie Eisenstein –, il y a un montage « harmonique » — vous voyez, ça ne veut pas dire harmonie en un sens vague ; ça veut dire harmonie en un sens très précis, les harmoniques de l’image –, il y a un montage « harmonique », [121 :00] et enfin il y a un montage « intellectuel ».

Si bien qu’il est vrai de dire, là on se trouve devant une espèce de perpétuelle oscillation — pas d’une contradiction chez Eisenstein — et qui vaut sans doute pour tout le cinéma de cette époque, il me semble. À savoir, ce sont les images qui produisent le concept, mais par l’intermédiaire du montage. Le concept découle des images, mais il dépend du montage. [Pause] Si bien que entre les images et le montage, il y a comme une espèce de construction verticale, mais si vous voulez de construction verticale qu’il faut parcourir dans les deux sens [122 :00] : je vais des images au montage, et je redescends du montage aux images. [Pause] Et il est aussi vrai de dire, le concept dépend du montage, que de dire, le concept découle des images.

Si bien qu’il y aura toujours une espèce d’alternative : plan ou montage, [Pause] plan ou montage où Eisenstein lui-même, dans de multiples textes, se reprochera d’avoir trop privilégié le montage par rapport à l’image. Il faut maintenir les deux. Il ne cessera de chercher la réunion des deux [Pause] [123 :00] puisque il faut maintenir à la fois que, en effet, le concept comme pensée consciente découle vraiment des images, mais en même temps dépend du montage, c’est-à-dire de la synthèse opérée sur les images. Alors, [Pause] s’il y a ce cercle, ça va tout relancer ; si on ne cesse d’être envoyé à, c’est ce qu’il dirait aussi bien, quand il dit : l’image, c’est un montage potentiel. L’image nous renvoie perpétuellement au montage mais le montage nous renvoie à l’image. Et c’est la circulation des deux qui produit le concept.

Bon, [124 :00] mais ça veut dire quoi, ça ? Pour nous, ça a une grande conséquence, ça veut dire que la conception totale d’Eisenstein ne devrait être intelligible que si, au mouvement par lequel on s’élève de l’image-percept à la pensée consciente, se joint un autre mouvement — et c’est ça que je voudrais appeler la « deuxième » voie — par lequel on va de la pensée à l’image, non plus de l’image à la pensée mais de la pensée à l’image. Alors c’est là que je dis dans ma lecture, moi je suis persuadé qu’il y a cette seconde voie. Je suis persuadé qu’elle est très différente de la première qu’on vient de voir, mais j’ai l’impression que Eisenstein va avoir beaucoup, beaucoup de problèmes pour unifier les deux voies [125 :00] ou pour même penser leur relation.

Car alors prenons l’autre voie maintenant : nous somme supposés aller de la pensée à l’image, [Pause] en quel sens ? Qui est-ce qui est dans la situation d’aller de la pensée à l’image ? Je dirais déjà, et il le dit lui-même : le créateur. Le créateur, mettons qu’il ait une vague idée de ce qu’il veut, [Pause] et il va le réaliser dans des images. Une vague idée de ce qu’il veut, ça change tout : [126 :00] cette fois-ci, je pars de la pensée confuse. Tout à l’heure, je m’élevais de l’image au concept conscient. Maintenant je pars d’une pensée confuse, d’un concept inconscient, [Pause] et du concept inconscient, je vais aller vers des images. [Pause] Seulement tout à l’heure, en même temps que j’allais vers le concept conscient, je partais de l’image-percept. Maintenant je pars de l’idée confuse ou du concept inconscient, [127 :00] et je vais vers l’image, en quelque sens ? Ça ne sera pas au sens d’image-percept ; [Pause] ce sera au sens de l’image-affect. [Pause] L’image ne sera plus traitée comme percept, elle sera traitée comme affect. Qu’est-ce que c’est ?

L’image-percept, c’était l’image en tant qu’elle exprimait les rapports entre ses propres objets. [Pause] L’image-affect, c’est quoi ? D’après les textes d’Eisenstein, c’est l’image en tant qu’elle exprime [128 :00] la réaction de l’auteur et du spectateur à ce qui est vu dans l’image. C’est très bizarre, ce détournement de notion, cette variation de notions. Là, tout a changé dans cette seconde, là. Je dirais, en forçant à peine les choses, l’image-percept, c’est donc l’image en tant qu’elle exprime les rapports entre ses propres objets, puisqu’on a vu qu’elle intériorisait l’objet. Et l’image-affect, c’est l’image en tant qu’elle exprime un changement du Tout. En tant qu’elle exprime un changement du Tout, elle fait appel à une réaction. [129 :00] Ma réaction affective à l’image, ma réaction affective à l’image est une partie constituante de l’image.

De même que je disais : l’objet fait partie de l’image cinématographique, la réaction affective fait partie de l’image cinématographique, et ça se complique beaucoup. Si vous voyez, du coup, c’est une tout autre voie, de l’idée confuse à l’image-affect, à l’image affective. [Pause] Dans le premier cas, j’allais de l’image-percept au concept conscient, ça se faisait par l’intermédiaire du montage. [Pause] [130 :00] Le montage agissait comme un véritable plan. Ce plan, appelons-le — parce que c’est les termes même d’Eisenstein — c’est « un plan d’organisation et de développement », c’est un plan d’organisation et de développement des images, et c’est ce plan d’organisation et de développement qui donne le concept. [Pause]

Autre chemin : je vais de l’idée confuse aux images-affect. Très bizarrement, Eisenstein parlera de « composition » ; ce passage se fait sur « un plan de composition ». On va voir pourquoi. C’est la manière dont [131 :00] l’auteur compose son œuvre … [Interruption de l’enregistrement] [2 :11 :04]

… différent. Il y a un plan qui est un plan d’organisation et de développement et qui est effectué par le montage, et il y a un autre plan beaucoup plus mystérieux, beaucoup moins technique, beaucoup plus inventif : qu’il faudra appeler « plan de composition ». Sur ce plan de composition, je vais de l’idée confuse à l’image-affect, et je compose l’œuvre par là. Comment est-ce que je vais de l’idée confuse ou du concept inconscient, de la pensée inconsciente à l’image-affect ? Est-ce que ce n’est pas du montage ? Non : ça ne se pose plus, ça ne se pose plus. Le montage, il est [132 :00] là ; les deux opérations ne sont pas indépendantes, mais elles mobilisent des thèmes complètement différents.

Alors si on mélange les deux voies, à mon avis, les textes d’Eisenstein deviennent incompréhensibles. Si on distingue les deux voies, ils deviennent plus compréhensibles, mais c’est d’une autre manière. Car en quoi consistera la composition ? Eh ben, passer du concept inconscient aux images-affect, c’est quoi ? En d’autres termes : composer. Eisenstein le dit très vite : pour lui, c’est le monologue intérieur. C’est le monologue intérieur. Voilà une nouvelle dimension, et une des premières fois [133 :00] où Eisenstein invoque l’adéquation sur ce plan, sur le plan de composition, si vous voulez, sur ce plan, c’est le monologue intérieur qui est adéquat à l’image cinématographique, [Pause] et non plus le montage.

Vous me direz : mais quel rapport ? Justement, quel rapport. La première fois où Eisenstein analyse l’adéquation du monologue intérieur avec le langage cinématographique, c’est à propos d’un projet : il veut adapter un roman de [Theodore] Dreiser, Une Tragédie américaine. Donc le monologue [134 :00] intérieur là, est situé au niveau de ce qui se passe dans la tête du personnage, au sens classique, le monologue intérieur, le courant de conscience comme dit Eisenstein, le courant de conscience qui traverse un personnage, le courant de conscience au sens de subconscience. Mais très vite, il va beaucoup plus loin : il dira que le monologue intérieur ne convient pas seulement au cinéma pour ce qui se passe dans le tête d’un personnage, mais qu’il convient à l’ensemble du film. Et pourquoi est-ce qu’il convient à l’ensemble du film ? L’ensemble du film est un monologue intérieur pour autant qu’il exprime en images une pensée inconsciente. [Pause] [135 :00]

Voilà, « la technique » — « Film, forme, sens » [Le film : sa forme, son sens] page 149 — « La technique du monologue intérieur peut servir aussi de structure pour d’autres constructions que celles qui consistent uniquement à restituer un monologue intérieur » — ce qui veut dire, peut servir à d’autres fins, que de rendre compte de ce qui se passe dans la tête d’un personnage ; c’est sa généralisation du monologue intérieur – « Ce qui est remarquable ici, et c’est pourquoi j’en parle, c’est que ces lois de construction du monologue intérieur se révèlent être exactement les lois que l’on retrouve à la base [136 :00] de toutes les règles ordonnant la structure de la forme et de la composition de l’œuvre ». Voyez, je ne suis pas en train de me soucier ; je voudrais que ça se dégage là petit à petit. C’est par la composition du monologue intérieur que l’on passera [Pause] de la pensée inconsciente à l’image en tant que l’image, alors, est sensée exprimer la pensée inconsciente, [Pause] y compris la réaction de l’auteur [137 :00] et du spectateur à l’image, ce qu’Eisenstein appelle « la réaction émotionnelle ». Mais ce qui me soucie encore plus, c’est que c’est là qu’apparaît chez lui le mot « structure », et que la structure, c’est le plan de composition. [Pause]

Bon, mais alors comment vont être construits les monologues intérieurs ? Alors tiens, je ne sais pas, je voudrais que vous sentiez. Moi, mon problème c’est… Non, on ne me dira pas, peut-être on me le dira, mais on ne me dira pas que [138 :00] ce plan de composition soit la même chose que le plan d’organisation. C’est une autre dimension, c’est une autre dimension. Cette fois, en effet, il va de la pensée inconsciente aux images-affect en tant qu’elles comprennent la réaction émotive. C’est un élément tout à fait différent du précédent, où on allait de l’image au concept par l’intermédiaire du montage. Là c’est par l’intermédiaire du monologue intérieur et de la composition du monologue intérieur qu’il va de la pensée inconsciente aux images-affect.

Si vous rabattez, à mon avis, si vous rabattez cette nouvelle dimension sur la précédente, sa pensée n’a plus aucune… Ça ne tient pas debout, [139 :00] il me semble. Si vous maintenez la différence des deux, est-ce que ça tient debout ? C’est difficile. Quel sera le rapport entre les deux ? Je cherche, parce qu’alors bon, eh bien, alors comment composer ? Si c’est par le monologue intérieur qu’on passe de la pensée non consciente à la pensée inconsciente, du concept inconscient aux images-affect, qui expriment la réaction affective à l’image, eh bien, comment est-ce qu’on compose le monologue intérieur ? Qu’est-ce que c’est ? Une fois dit que le monologue intérieur n’est plus simplement ce qui se passe dans la tête d’un personnage.

Et voilà que revient le thème des harmoniques, [Pause] mais d’une tout autre manière. Ce sera peut-être les [140 :00] harmoniques qui nous fourniraient le seul point, le seul point, plutôt, la charnière entre les deux plans. Mais quand je dis, de toute manière, ça veut dire qu’il n’y a pas unification. En effet, qu’est-ce qu’il appellera : composition du monologue intérieur ? Ou à mon avis, c’est à peu près ce qu’il appelle une structuration, ou structure. [Pause] Eh bien, c’est, le monologue intérieur, à première vue, il charrie tout puisqu’il exprime le concept inconscient. Et en effet, il développe là tout ça ; il va même jusqu’à dire, suivant la mode du temps, c’est « la pensée primitive ». C’est la pensée primitive, c’est les mécanismes inconscients de la pensée, c’est la pensée par figures, [141 :00] par métaphore, par métonymie, par synecdoque, etc. Voyez, je ne développe pas tous ces thèmes, ce serait beaucoup trop long. Là, je les suppose, vous me les accordez, qu’une pensée métaphorique, une pensée métonymique, une pensée qui prend la partie pour le tout… une pensée primitive.

Bien, bien, bien. Mais, mais… Comment elle se compose ? Puisque en tout cas, déjà vous sentez son rêve. Le cinéma, est-ce que c’est son propre… En tout cas, le cinéma, au moins comme les autres arts, doit unir la pensée la plus consciente à l’inconscient le plus profond. Tout à l’heure, on avait la production de la pensée la plus consciente. Maintenant on est sur l’autre plan. [Pause] [142 :00] Mais les deux s’unissent si bien qu’il y a une composition de ce monologue intérieur qui pourtant charrie tout ce que vous voulez. Si vous voulez prendre un exemple d’un monologue intérieur adéquat à toute une séquence chez… et ne représentant pas tout ce qui se passe par la tête des gens, mais adéquate à toute une séquence de film, c’est encore dans “La Ligne générale”, la fameuse écrémeuse, bon, lorsque la goutte de lait devient fontaine de lait, fontaine de lait devient jet d’eau, jet d’eau devient feu d’artifices, et enfin feu d’artifices se transforme en graphisme représentant, vaguement, représentant en zigzag, représentant des nombres : vous avez là une espèce de [143 :00] composition qui est le monologue intérieur, que vous pouvez aussi bien penser comme le monologue intérieur de ce qui se passe dans la tête des villageois que la composition du film. [Sur cet exemple de “La Ligne générale”, voir les séances 11, 12 et 19 du séminaire Cinéma 2, le 28 février, le 1er mars, et le 3 mai 1983, et aussi L’Image-Mouvement, p. 247]

Alors là, j’enregistre le fait que le monologue intérieur procède par pensée dite primitive, métaphore, figure, etc. Je demande autre chose, je demande : comment est-t-il composé ? Eh bien voilà, comment est-il composé ? Il me semble, ça, je…, il me semble que Eisenstein se met devant une nouvelle situation : à savoir, deux images étant données, il est possible qu’elles aient les mêmes harmoniques. [144 :00] Deux images très différentes étant données, elles ont les mêmes harmoniques. À la limite, les images les plus différentes auraient les mêmes harmoniques. [Pause] À cette condition-là, vous pouvez composer le monologue intérieur. Tout à l’heure, dans la première conception des harmoniques, il n’y avait pas cette possibilité. Bien plus, est-ce qu’on peut même penser à cette possibilité ? Deux sons différents, est-ce que je peux dire, même abstraitement, du point de vue d’une acoustique abstraite, est-ce que je peux dire que deux sons très différents ont les mêmes harmoniques ? Peut-être, à condition de dire que [145 :00] ces mêmes harmoniques sont dans un cas des harmoniques proches de l’un des sons, et des harmoniques éloignées de l’autre son, puisque les harmoniques sont plus ou moins proches ou éloignées. Mais est-ce que je peux dire que deux images différentes ont des harmoniques, ont les mêmes harmoniques proches ? Est-ce qu’il ne faut pas là… qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Essayons de voir le… [Pause]

Éclate en effet à ce niveau premier principe de composition selon Eisenstein, dans Le film, sa forme, son sens ; premier principe de composition, c’est [146 :00] : deux images différentes ont les mêmes harmoniques, [Pause] donc suscitent la même réaction émotionnelle, la même réaction affective. Exemple qu’il répète tout le temps, c’est la formule qui lui plaît particulièrement : « une nature triste pour un héros triste », une nature triste pour un héros triste. C’est la structure, il y a tout un naturalisme d’Eisenstein, c’est très curieux. Quand il parle de la nature, par exemple son livre fameux, ou son projet, La non indifférente nature [Paris : UGE, 1975-78], quand il parle de la nature, vous remarquerez que [147 :00] la nature est toujours prise au sens affectif, que la nature n’est jamais séparée de la réaction émotionnelle, en d’autres termes que la nature est finalement identique à la structure. C’est une très curieuse conception. Bon, et il invoque toujours “Le Cuirassé Potemkine” [1925], une nature triste pour un héros triste, résonance de l’homme et de la nature, unité de l’homme et de la nature, [Pause] la nature en deuil pour l’homme en deuil. Et ça convient bien à l’image cinématographique. Je veux dire dans la mesure où, comme disait [André] Bazin, elle va de la nature à l’homme, [148 :00] je dirais dans ce cas-là, bon, on comprend très bien : il y a composition d’une métaphore. Deux images, la nature et l’homme, ont les mêmes harmoniques [Pause] : la tristesse. [Pause] [Sur cette référence à Bazin, il s’agit de Qu’est-ce que le cinéma ? (Paris : Editions du Cerf, 1958), pp. 156-163 ; voir L’Image-Temps, p. 210]

C’est, nous dit-il, un principe de composition puisqu’on voit bien, ça va permettre la composition des métaphores. [Pause] Mais là-dessus, il enchaîne en disant : ça c’est le cas le plus simple, [149 :00] page 185 — tout ce que je commente, c’est à partir de la page 182 — page 185. Et voilà ce qu’il nous dit — tout ça, c’est très, très compliqué — et il nous dit, les romanciers, ils ont su réussir quelque chose qu’il faudrait qu’on arrive à réussir, nous aussi, dans le cinéma : « Que de fois ne rencontre-t-on pas en littérature de description de l’adultère ? Aussi variées que puissent être les situations, les circonstances et les comparaisons, il en est peu d’aussi impressionnantes que celles où les étreintes criminelles des amants sont, de façon imagée, [150 :00] identifiées à un meurtre ». Les étreintes criminelles des amants sont identifiées à un meurtre, vous voyez tout de suite à quels auteurs il peut penser. Il peut penser évidemment à Zola, qui est un de ses auteurs favoris ; il peut penser à [Léon] Tolstoï. Et justement, il cite un texte de Anna Karenina [1878].

Et voilà ce texte, vous savez que Anna Karenina, en effet, tombe dans l’adultère avec un Monsieur qui s’appelle Vronsky. « Elle se trouvait si coupable, si criminelle, qu’il ne lui restait qu’à demander grâce…. Et n’ayant plus que lui au monde » — Vronsky, son amant – « et n’ayant plus que lui au monde, c’était de lui [151 :00] qu’elle implorait son pardon, en le regardant, son abaissement lui apparaissait si palpable, qu’elle ne pouvait prononcer d’autre parole. Quant à lui » — quant à lui – « il s’est sentait pareil à un assassin devant le corps inanimé de sa victime. Ce corps immolé par lui, c’était leur amour, la première phase de leur amour. Il se mêlait, je ne sais quoi d’odieux au souvenir de ce qu’ils avaient payé, du prix effroyable de leur honte. Le sentiment de sa nudité morale écrasait Anna et se communiquait à Vronsky. Mais quelle que soit l’horreur du meurtrier devant sa victime, il ne lui faut pas moins cacher le cadavre le couper en morceaux et profiter du crime commis. Alors avec une rage frénétique, il se jette sur ce cadavre, [152 :00] et l’entraîne pour le mettre en pièces. C’est ainsi que Vronsky couvrait le corps des baisers le visage et les épaules d’Anna » — il est beau ce texte, hein ? – « Elle lui tenait la main et ne bougeait point ; oui, ces baisers, elle les avait achetés au prix de son honneur. Oui, cette main qui lui appartenait pour toujours était celle de son complice ». [Anna Karenina, Partie II, chapitre XI]

Qu’est-ce qui le mène à dire ça ? Là il ne dit rien ; là quand même il exagère, il exagère. Il ne dit rien. Il passe de quoi à quoi ? Dans le premier cas, je reviens à mon truc : une nature triste pour un héros triste. Remarquez que le cinéma, il arrive à le faire assez facilement ça. Assez facilement… Il faut bien du génie pour réussir ces scènes, où la structure se définit par [153 :00] l’unité de composition affective entre nature et homme. Mais je dis, on conçoit, il n’y a pas que… Eisenstein l’a fait toujours, ça, c’est un maître là-dedans, mais avec de toutes autres techniques. [Jean] Renoir aussi, Renoir est un maître là-dedans. Si vous pensez à “La Bête humaine” [1939], si vous pensez surtout à “Partie de campagne” [1936], le moment de la scène d’amour et la pluie qui se met tomber, vous avez là aussi image nature et image homme qui dégagent les mêmes harmoniques, une espèce d’intense mélancolie, la mélancolie de la jeune fille, la mélancolie de la nature.

Qu’est-ce qu’il y a au second niveau de cette histoire de Vronsky et d’Anna ? Sentez. [Pause] [154 :00] Tolstoï nous dit en gros, en termes beaucoup plus admirables : Vronsky se comporte comme un meurtrier, et Anna comme une victime, mais dans leurs gestes mêmes, c’est-à-dire, ce sont les baisers de Vronsky qui sont donnés comme je ne sais pas quels coups de couteaux ou coups de revolver. C’est la manière dont Anna reçoit les baisers qui est comme je ne sais quelle manière dont une victime qui est immolée. Bon. Cette fois-ci, on ne se trouve pas dans la situation [Deleuze va au tableau et commence à écrire] image A-image B [155 :00] dégageant les mêmes harmoniques affectives. On se trouve devant image A qui dégage les harmoniques affectives d’une image B qui n’est pas donnée. Ils se conduisent comme des crim…, ils se comportent comme des criminels. Vous n’avez pas des images de criminels ; vous auriez ça si vous voulez, dans ce qui n’est pas le meilleur dans le cinéma, dans le cinéma muet.

Par exemple une poule, un troupeau de moutons, vous avez composition d’une métaphore. Pourquoi ? Tandis qu’on tient une définition de la métaphore, moi je dirais que, bon, très bien, [Deleuze revient à sa place] si on s’accorde la notion d’harmoniques, [156 :00] il y a métaphore lorsque deux images différentes dégagent les mêmes harmoniques. Alors, bon. Vous avez la poule, là qui se presse à la sortie du métro, et puis vous avez tout de suite après l’image du troupeau de moutons. Il y a métaphore parce que les deux images ont les même harmoniques. L’harmonique comprend parfaitement notre exigence, la réaction émotionnelle à l’image, et ça, c’est le cas le plus simple. Je dirais c’est une métaphore extrinsèque : les deux images sont données.

Ce serait le cas si vous aviez une image Anna-Vronsky s’embrassant et puis une image de quelqu’un éventrant quelqu’un d’autre. [157 :00] Vous auriez une métaphore extrinsèque. [Pause] Ce n’est pas ça. Dans notre second cas, dans le second principe de composition d’Eisenstein, vous avez une image A, Anna et Vronsky s’embrassant, qui capte les harmoniques d’une image B, laquelle n’est pas donnée. Vous avez là, je dirais, une métaphore intrinsèque. [Pause] Il y aurait métaphore intrinsèque lorsque une image donnée capte les harmoniques d’une image qui n’est pas donnée. Évidemment, c’est beaucoup plus complexe ; là, c’est un principe de composition complexe, [158 :00] et l’obtenir au cinéma, ce n’est pas rien. Ce n’est pas rien parce que je cherche chez Renoir… Je n’en vois pas, chez Renoir je n’en vois pas. Chez Eisenstein lui-même, je n’en vois pas.

Il y a un cas où je vois, mais je ne sais plus quel film c’est, parce que, je l’ai vu, on donnait une fois à la télé des extraits des films de [Marcel] L’Herbier. Il y a un film, je ne sais pas si c’est “L’Homme du large” [1920] ou si c’est “El Dorado” [1921], à mon avis, c’est encore dans un autre, où il y a une scène de viol qui est extraordinaire, extraordinaire. [Il s’agit du premier film, selon Deleuze, L’Image-Temps, p. 209, note 9] Extraordinaire parce qu’on voit l’image, c’est-à-dire c’est vu dans l’image ; ce viol, ce n’est pas du tout qu’il tue la femme, [159 :00] pas du tout. Ce viol est un meurtre, ce viol est un meurtre, exactement comme ces étreintes sont criminelles. Ces étreintes sont criminelles, sentez : c’est la métaphore intrinsèque. Ce viol est un meurtre, c’est une métaphore intrinsèque. Il y a une image extraordinaire de l’acteur, l’acteur préféré de L’Herbier, [Deleuze parle à voix très basse], qui est un acteur fantastique — comme d’habitude je ne me souviens plus du nom [Roger Karl] — un type qui est immense, une espèce de géant, qui viole la jeune fille. C’est une espèce de scène… C’est un assassinat, c’est un assassinat… Bon, là je dirais, L’Herbier atteint une image qui dégage des harmoniques ; une image de viol [160 :00] dégage des harmoniques d’assassinat. C’est métaphore intrinsèque.

Alors, je crois que une année — mais je ne tenais pas l’histoire là — je reprends un exemple, il me semble, la plus belle, la plus belle métaphore de tout le cinéma, la plus belle métaphore de tout le cinéma, c’est une métaphore intrinsèque. C’est dans Buster Keaton. Il n’y en aura jamais de plus belle donc… si vous vous rappelez, c’est dans “La Croisière du Navigator” [1924 ; “The Navigator”], c’est là où il est scaphandre, non, “La Croisière du Navigator”… Non ? Oui ? Oui, c’est là. [Voir la séance 18 du séminaire Cinéma 1, le 11 mai 1982] Vous vous rappelez en gros, il est en scaphandre, là le tuyau a été coupé, il est, Buster Keaton est au fond de l’eau, là. Je ne me souviens plus très bien comment [161 :00] il arrive à remonter, mais il s’asphyxie dans son masque, puisque le masque d’abord est plein d’eau qui s’est foutue là-dedans, il est en train de se noyer dans son propre scaphandre. Et il y a la jeune fille ; ça doit être elle d’ailleurs par maladresse qui a coupé de tuyau sans le faire exprès puisque comme toujours c’est elle qui l’a flanqué dans cette situation. Elle le remonte et elle essaye de défaire le scaphandre.

Alors là, c’est évident — je veux dire que ce n’est pas dans ma tête ce que je vous dis, elle… Je décris la scène, enfin telle qu’elle est dans mon souvenir — Il y a un petit point où elle s’y prend avec une maladresse insensée ; elle le prend… D’ailleurs ce n’est pas commode de manipuler un scaphandre, bon, et on sent qu’elle s’affole, elle s’affole, et [162 :00] voilà que elle le bloque. Pour le bloquer, elle le bloque entre ses jambes à elle. Alors on voit, on voit ce… Et puis alors, elle essaye de dévisser la tête, rien n’y fait, tout ça, bon. La scène devient, prend une intensité très grande jusqu’au moment où elle le tient, alors il glisse, il glisse tout le temps, alors elle essaie, elle le remonte, elle le recale entre ses jambes, il re-glisse, bon, jusqu’au moment où je ne sais pas si c’est lui qui a l’intuition ou si c’est elle — ça ne change rien — qui enfin a l’idée, et prend un couteau, voyant qu’elle ne le fera jamais, et ouvre le scaphandre, et il y a toute l’eau contenue dans le scaphandre qui se déplace. Bon.

Vous prenez la position là, la fille, le type avec sa grosse tête, qui est calée entre les jambes de [163 :00] la fille, le coup de couteau, l’explosion des eaux, c’est évident, on le voit, ce n’est pas dans la tête, on le voit. C’est un accouchement, un prodigieux accouchement, c’est un accouchement avec explosion de la poche des eaux. C’est une espèce d’accouchement lyrique, fantastique, où le type là sort, sort de cette femme avec sa grosse tête. Et l’eau, et la poche des eaux, il y a, je ne dirais pas là, une image typique, mais où vous vous rendez compte s’il avait montré, si Keaton avait mis deux images, s’il avait montré ça, et puis à la suite, une femme accouchant, [Rires] tout était fichu. Il avait une métaphore extrinsèque. Comment a-t-il fait pour que la formule… ça répond à peu [164 :00] près à la formule, en effet : l’image A, cette situation insolite du scaphandre, en train de se noyer dans son propre scaphandre, capte les harmoniques d’une toute autre image, à savoir, l’accouchement. Comment est-ce qu’elle capte ces harmoniques ? Par des moyens extraordinairement minutieux. Je veux dire, ce n’est pas une sensation vague. Il faudra d’abord tout le thème — alors là, on peut faire tout ce qu’on veut, dans ce domaine – bon, il faudra le thème du tuyau coupé, le cordon ombilical qui précédait, qui précédait ces images, et qui nous mettait déjà dans, dans… il faudra l’intervention du couteau, c’est-à-dire un accouchement avec césarienne. C’est une grande césarienne, quoi. Bon, voilà que l’image, [165 :00] grand A, l’image de Keaton, a capté les harmoniques de la césarienne.

Je dirais que c’est comme ça que se fait la composition, elle se fera ou bien par métaphore extrinsèque — et je m’en suis moqué parce que je prenais des cas inconvenants, mais il y a des métaphores extrinsèques prodigieuses, c’est tous les cas de nature-homme chez Eisenstein. Ou bien chez Renoir dans « Partie de campagne », les métaphores extrinsèques sont sublimes — ou bien métaphore intrinsèque, qui encore une fois, est, ou bien… Or je dis juste que c’est cela qui engendre les métaphores et tout le système des figures, comme composantes du monologue intérieur. Et c’est ça le véritable principe de composition. [166 :00]

Si bien que… Voilà, tout à l’heure dans la première voie, si j’essaye de tout résumer, dans la première voie, nous allions de l’image-percept au concept clair. Et c’était ça le choc sensoriel, le choc sensoriel — ce qu’il appelait lui-même le « choc sensoriel » — nous faisait aller de l’image-percept au concept clair. C’était le plan d’organisation ou de développement. Maintenant, nous allons de l’idée confuse [167 :00] aux images-affect qui nous redonnent un choc affectif, [Pause] et cette fois par l’intermédiaire d’un plan de composition. Les deux s’enchaînent. Le choc affectif va comme recharger le choc sensoriel, et ce qu’on pourrait alors appeler « l’idée cinématographique », ce sera l’ensemble des deux, ce sera le circuit complet.

Du choc sensoriel ou de l’image percept ou concept clair, du concept devenu confus [168 :00] à l’image-affect, qui redonne un choc affectif, qui renforce le choc sensoriel, etc., vous avez tout ce système qui me paraît alors complètement répondre… Simplement quel rapport y a-t-il entre les deux plans, entre le plan d’organisation et de développement et le plan de composition ? Et à ce niveau, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que… Peut-être est-ce que… Alors je voudrais que vous… [Interruption de l’enregistrement] [2 :48 :42]

… surtout ceux qui ont lu Eisenstein, parce que vous voyez, moi, tout ce que j’ai essayé de dire aujourd’hui, c’est que si vous ne tenez pas compte de la spéci… Je dirais, c’est très simple : moi, il me semble que le second plan, hein, c’est [169 :00] quelque chose de très, très curieux, parce que ce n’est pas du montage. Mais je crois, en revanche, que il faudrait dire : c’est ça qui inspire le montage. Ce n’est pas du même domaine que les autres, c’est une opération comme illocalisable. C’est les règles inspiratrices du montage, ce n’est pas les règles constituantes du montage. C’est, en effet, tout part de la vision de l’auteur, de la lettre, ce que l’auteur veut dire. Ce n’est pas du constituant, c’est de l’inspirant. Il y a un domaine de la création, là. Non pas qu’il n’y ait pas de création dans le montage, mais ce n’est pas le même. Là, c’est la création de l’œuvre, alors c’est peut-être à ce niveau que, que l’œuvre se fait. Enfin on verra, [170 :00] réfléchissez. [Fin de l’enregistrement] [2 :50 :01]

 

Notes

For archival purposes, the French transcript of the first part of this session was available for the first time in June 2020 as prepared for this site. The transcripts for the second and third parts were prepared at Paris 8, respectively, by Charline Guillaume and Aziz Ibazizene, with part 3 correction by Nadia Ouis.

The augmented and new time stamped version of the complete transcription was completed in August 2021. Additional revisions were added in February 2024.

Lectures in this Seminar

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