November 27, 1984
Give me a brain, maybe it means: “I have to realize that one day to the next, the brain is the most fragile, the most random organ of all my organs”.
Seminar Introduction
As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.
For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.
English Translation
With the possibility that the session’s opening cassette is missing, Deleuze retraces the mutations detailed previously, with the discussion of Pythagoras missing, and he discusses Richard Dedekind’s research on the problem of the continuous, the infinity of a line’s breaks and gaps, and irrational breaks (cf. The Time-Image, chapter 7), linking this to the situations of pre-World War II and post-war cinema. Deleuze discusses the parallel of these postwar cinematographic traits to those located previously in Blanchot and Foucault, i.e., the thought of the Outside, the interstice or interval, first discussing Eisenstein on rational breaks, then shifting to post-war types of irrational breaks (cf. Bresson, Godard, Resnais). Deleuze then moves to the fourth mutation, “give me a brain!”, inspired by cerebral models, our lived relation with the brain, and the possibility of a modern cinema of the brain. Here Deleuze briefly proposes different filmmakers of such a cinema mode (cf. Kubrick, Resnais), [See development in The Time-Image, chapter 8]with the pre-war and post-war developments in the scientific conception of the brain to be considered.
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Gilles Deleuze
Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985
Lecture 05, 27 November 1984 (Cinema Course 71)
Transcription: La voix de Deleuze, Flavien Pac (Part 1) & Sabine Mazé (Part 2); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale
English Translation Forthcoming
French Transcript
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Gilles Deleuze
Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985
5ème séance, 27 novembre 1984 (cours 71)
Transcription : La voix de Deleuze, [Partie 1, non disponible], Flavien Pac (2ème partie) et Sabine Mazé (3ème partie); révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale
[Cette séance commence clairement in medias res, avec Deleuze en pleine discussion d’un dessin géométrique au tableau, un examen de « l’histoire du théorème de Pythagore », comme il indique à la fin de la séance. Étant donné cette ouverture, et aussi la longueur réduite de l’ensemble (les deux parties, 97 minutes, étant plus courtes par un tiers que les séances habituelles), il est bien raisonnable de conclure que la cassette du début manque à cette séance.]
Partie 1 [segment non disponible]
Partie 2
… la distance entre ces points diminuant, et tombant en dessous de toute longueur, si petite soit-elle. Il n’y a, il n’y a de la place pour rien, là. Vous avez votre série infinie compacte et convergente de points rationnels. Ben il n’y a plus de place, il n’y a plus de place. Et ben, voilà. Écoutez bien, regardez, [Deleuze se déplace vers le tableau] je vais vous faire surgir une place. [Pause]
Je construis sur ma droite là, vous voyez, je construis [1 :00] un triangle rectangle isocèle. [Pause ; Deleuze dessine au tableau] Et donc ma droite, mon segment de droite, 1, avec tous ces points, tous ces points rationnels marqués par des nombres fractionnaires formant une série compacte convergente infinie dont la limite est 1. Je construis mon triangle rectangle isocèle, [2 :00] bien. Et j’appelle X les côtés du rectangle. Je prends mon compas [Pause] — là c’est un arc de cercle — je prends mon compas [Pause] qui fait, comment dire, je marque le point où mon cercle rencontre la droite AB, et vous voyez mon cercle [3 :00] a comme centre A et comme rayon le côté du triangle rectangle que j’ai construit sur la droite. Voilà, regardez, juste.
Vous vous rappelez ce qu’on vient de voir avec le théorème de Pythagore, où j’ai 1 au carré = 2×2, x au carré + x au carré, on retrouve notre théorème de Pythagore. Ce point, là, [Deleuze tape le tableau] c’est un nombre irrationnel ; c’est quelque chose de formidable, mais d’incroyable, [4 :00] d’incroyable ! Mon segment que je croyais compact, convergent, c’est-à-dire excluant toute lacune, voilà un point qui n’en fait pas partie. Il n’en fait pas partie, c’est un nombre irrationnel. Avec votre histoire : 2/3, 3/4, 4/5, 5/6, etc., etc., etc., et des quantités de plus en plus petites qui tombaient en dessous de toute longueur assignable, vous étiez en droit d’avoir constitué une série sans lacune. Voilà, voilà une lacune. Vous comprenez ? Il faut que vous passiez très vite en imagination, dans votre esprit, d’une figure à l’autre. Là j’ai mon [5 :00] segment AB ; vous le prenez tout seul dans l’esprit, vous le comblez entièrement, à l’infini, avec votre série convergente à l’infini. Et vous vous dites, ouf, j’ai du continu.
Si vous en restez là, en effet, vous ne pouvez pas voir. Je veux dire voir par l’œil de l’esprit, on n’en est plus aux sens. Votre œil de l’esprit, au sens où Spinoza dit : « les démonstrations sont les yeux de l’âme », ben, votre œil de l’esprit saisit une continuité parfaite. Vous construisez votre triangle rectangle sur le segment, vous prenez votre compas et vous faites [6 :00] surgir, quoi ? Une lacune. Il y avait une lacune que votre œil de l’esprit ne pouvait pas voir. Je veux dire là, ce n’est pas un problème de l’imperfection des sens. On est en plein dans un paradoxe fondamental, qui est une imperfection de l’esprit comme tel. Il n’est pas apte à voir une lacune sur une ligne droite.
Je veux dire, sentez, ça devient passionnant, enfin je ne sais pas, pour moi. Cette ligne est pleine de trous ; cette ligne droite que vous avez tracée, elle est pleine de trous, non pas du tout en fonction d’une imperfection sensible parce que c’est une ligne à tracés sensibles. C’est en tant qu’intelligible, que cette ligne droite constituée comme série compacte et convergente [7 :00] est en fait une ligne pleine de trous. Elle est remplie de lacunes, et à chacune de ces lacunes correspond quoi ? Correspond un nombre irrationnel qui, en effet, un nombre qui n’est ni entier ni fractionnaire. C’est une merveille, vous savez. Vous vous sentez émerveillé ? Vous comprenez encore une fois, il n’y a rien d’étonnant, j’assiste beaucoup là-dessus, il n’y aurait absolument rien d’étonnant s’il s’agissait de la ligne droite sensible, mais pas du tout. Je parle de la ligne intelligible telle qu’elle est visée par l’esprit à travers le dessin sensible.
Un étudiant : Ben là, tout change, en fait. [8 :00]
Deleuze : Quoi ?
Un étudiant : Je ne sais pas comment le dire, exactement pourquoi, si cette ligne considérée comme ligne de l’esprit et que celle-ci sur le tableau, n’est qu’une figure ou le prétexte pour montrer ce qui se passe intérieurement, il me semble que le discours se change complètement…
Deleuze : Ben, le discours n’aurait strictement aucun sens, si je parlais de la ligne sensible. Si je vous disais : je trace une ligne, et au niveau du microscope, vous verriez que cette ligne, ben, saute et que votre craie n’est pas répartie également, etc., aucun intérêt. C’est dans la mesure où la ligne droite est susceptible d’une définition dite intelligible ou purement conceptuelle, que les choses deviennent intéressantes. Si cette [9 :00] ligne définie, purement conceptuellement, est définie de telle manière ? Par la série compacte et convergente, qui me semble, qui semble donner un concept de continuité inattaquable. Et voilà que vous êtes capable de montrer que cette ligne constituée par une série compacte et convergente, est pleine de lacunes et pleine à la lettre de trous, c’est-à-dire de points qui ne sont pas rationnels, de points irrationnels. Mais ces points irrationnels à ce second moment de mon histoire, vous ne pouvez les considérer que comme des lacunes, c’est des trous dans la continuité. D’où le coup de tonnerre, c’est que [Pause] le compact et le convergent [10 :00] ou la série des points, la série infinie des points rationnels, ne suffit pas à définir le continu. [Pause] Ça va ? Il n’y a plus qu’un épisode alors.
Donc comment s’en tirer ? Il faut, il faut, tout ça, ça s’étale sur beaucoup de temps de recherche, il y a eu mille manières de s’en tirer plus ou moins bien. Mais enfin, la grande manière, la grande manière de s’en tirer faudra attendre la fin du 19ème. La fin du 19ème, il y a un grand mathématicien qui s’appelle [Richard] Dedekind, d-e-d-e-k-i-n-d, qui va relancer [11 :00] le problème du continu. [Pause]
Et son idée, elle est toute simple ; il se donne le schéma suivant, à savoir que tout point — tout point, sous-entendu rationnel, ou tout nombre rationnel, peu importe — tout point ou tout nombre rationnel opère une « coupure ». C’est-à-dire le premier mérite fondamental est qu’il ne faut pas confondre toutes les notions. Tout à l’heure, je parlais de lacune, là je parle de tout à fait autre [12 :00] chose. Tout point rationnel opère une « coupure » [Pause] sur une droite, ou ce qui revient au même, tout nombre rationnel entier ou fractionnaire constitue une coupure dans la suite infini des nombres rationnels.
Deuxième point : qu’est-ce que ça veut dire une « coupure »? Couper, la définition doit être très stricte parce qu’il s’agit de mathématiques : c’est répartir un ensemble en deux classes [Pause] [13 :00] dont l’une sera, à votre choix, au-dessous et l’autre au-dessus, l’une inférieure et l’autre supérieure, l’une avant, l’autre après. La coupure de toute façon répartira notre ensemble en deux classes. Par exemple, [Deleuze se déplace vers le tableau et y dessine] si je donne un segment vertical, je dis, le point x comme coupure répartit l’ensemble AB en deux classes dont l’une est au-dessus, [14 :00] l’autre en-dessous. [Pause]
Troisième point — il faut bien suivre, ce n’est pas difficile du tout ; Dedekind, c’est très difficile, mais ce que je dis c’est très, très facile — troisième point [Pause] : tout point de la classe inférieure, dans ce cas celle d’en-dessous, tout point de la classe inférieure, supposons, est en-dessous ou inférieure à tout point de la classe supérieure. [Pause]
Quatrième [15 :00] remarque : x, la coupure, fait partie de l’une ou l’autre des deux classes, [Pause] la classe A en-dessous, la classe B au-dessus. Vous pouvez décider à votre choix que x fait partie de la classe A ou que x fait partie de la classe B. [Pause]
Un étudiant : Comment peut-on choisir en fait sur le côté… ?
Deleuze : Tu choisis tour à tour, tu fais les deux choix, tu fais les deux choix successifs.
L’étudiant: D’accord.
Deleuze : Tout ce que tu peux dire c’est que si il appartient à x, s’il appartient à la classe A, il n’appartient pas à la classe B, et inversement, [16 :00] mais tu n’as aucune raison de choisir l’un plutôt que l’autre.
Dernière remarque : toute droite comporte une infinité de coupures, ou si vous préférez, la série des nombres rationnels comporte une infinité de coupures, chaque nombre rationnel étant une coupure. [Pause] D’accord, pas de difficulté ?
Alors c’est là que la merveille va surgir. À nouveau, on va, si vous voulez, de catastrophe en merveille parce que Dedekind nous pose une question simple. Eh ben d’accord, ma droite, là, vous vous rappelez ? Elle est pleine de lacunes ; [17 :00] les lacunes, c’est les nombres irrationnels. [Pause] En d’autres termes, ma droite comporte une infinité de coupures, voyez, mais c’est une astuce diabolique : il est en train de définir le continu par la coupure.
A partir de là, jamais plus les rapports — c’est-à-dire il fait la grande réconciliation du nombre et de la grandeur, mais à quel prix ? En changeant radicalement le concept de nombre. C’est ça un grand mathématicien. Alors là, je dirais presque quelle différence il y a entre un mathématicien et un philosophe ? Je veux dire, si vous acceptez ma définition que je vous ai toujours proposée de la philosophie, à savoir que c’est une discipline qui consiste à inventer les concepts, là je prends un exemple en mathématique, de grande invention de concept, [18 :00] à savoir : l’idée de définir le nombre par la coupure. Ça, c’est signé, c’est un concept autant que le Cogito est signé Descartes, définir le nombre par la coupure, ça n’avait jamais été fait, jamais. Comment on définissait le nombre ? On définissait par : unité et addition ; il fallait se donner les notions d’unité et d’addition pour engendrer le concept de nombre.
Un étudiant : Il y a une lacune en vous ; je réfute le mot « diabolique » au profit du mot « intellect », excusez-moi…
Une étudiante : Plus fort !
Deleuze : Vous quoi ?
L’étudiant : JE RÉFUTE LE MOT « DIABOLIQUE » AU PROFIT DU MOT « INTELLECT »
Deleuze : D’accord.
L’étudiant : Voilà, merci.
Deleuze : D’accord, mais j’ai dit diabolique ?
L’étudiant : Oui, vous l’avez dit
Deleuze : Oh mon Dieu ! [Rires] C’est, c’était un lapsus. [19 :00] Vous comprenez, on ne voit pas encore ce qu’il y a d’étonnant parce que il se trouve dans ce problème, donc, il a son infinité de coupures ; toute droite comporte une infinité de coupures, mais elle comporte aussi une infinité de lacunes : les nombres irrationnels. Si tout nombre rationnel détermine dans la droite, sur la droite, si tout nombre rationnel détermine sur la droite une répartition telle qu’on vient de le voir, une répartition en deux classes, eh ben, d’accord. Mais les lacunes, les nombres irrationnels, ce n’est pas des coupures ; c’est des lacunes. Et le problème de Dedekind, ça va être : comment donner à la lacune un statut de coupure ? S’il réussit à donner à la lacune un statut de coupure, il a gagné, c’est-à-dire il a unifié tous les nombres [20 :00] sous le concept de coupure. À ce moment-là, le genre du nombre, ce sera la coupure. [Pause] Et si vous voulez, c’est à la fois, c’est arithmétiquement une espèce de révolution. [Pause]
Et comment il va faire ? Ben en effet, essayons sur son schéma-là, je reviens à ce schéma-là, de marquer une lacune. [Deleuze revient au tableau et y dessine] Il suffit que je prenne pour classe, par exemple, cas simple : je prends pour classe les deux classes, puisque une coupure opère une répartition en deux classes ; ben, là, [21 :00] je prends le cas le plus simple : le nombre 2, et j’ai mes deux classes, 2 étant considéré comme coupure. J’ai dès lors mes deux classes, tous les nombres plus petits que 2 et tous les nombres plus grands que 2. [Pause] C’est une coupure ; tout va très bien. Supposons que je définisse mes deux classes maintenant de la manière suivante : tous les nombres dont le carré est plus petit que 2 [Pause] et tous les nombres dont le carré est plus grand que 2. [Pause] [22 :00] Racine de 2 est un nombre irrationnel, c’est une lacune. En même temps, il suffit que je dise ça, vous devez déjà sentir de quelle manière il est déjà en train de ramener la lacune à un cas particulier de coupure. [Pause]
Car vous vous rappelez la condition de la coupure rationnelle, c’est-à-dire, coupure opérée, répartition opérée par un nombre entier ou fractionnaire. [Pause] C’est que tout terme, tout terme de la première classe [23 :00] doit être plus petit que tout terme de la seconde, [Pause] et le nombre qui marque la coupure doit être compris, soit dans la classe inférieure, soit dans la classe supérieure. 2 fera partie d’une des deux classes, si vous prenez 2 comme coupure. Si 2 — à votre choix, purement conventionnel — si 2 fait partie de la classe supérieure, vous direz [24 :00] que la classe supérieure a un début. En revanche, la classe inférieure n’a pas de fin ; elle n’a pas de fin puisqu’elle converge à l’infini vers 2, [Pause] dans une série convergente. Inversement si vous considérez 2 – qu’est-ce que j’avais dit ? – oui, comme début, j’avais dit : premier cas vous le considérez comme début de la classe supérieure. Second cas, si vous le considérez comme fin de la classe inférieure, la classe inférieure a bien une fin, la classe supérieure n’a pas de début. Bien. [Pause] [25 :00]
Supposez maintenant que vous disiez ceci : admettons des coupures spéciales, qu’est-ce qu’elles auront de spécial ? C’est donc que dans toute coupure rationnelle, ou bien la classe inférieure a un maximum, ou bien la classe supérieure a un minimum : c’est ça qui définit une coupure rationnelle. 2 est une coupure rationnelle puisque la classe inférieure a un maximum, 2 lui-même ou bien la classe supérieure a un minimum, 2 lui-même. [Pause] [26 :00] Eh ben, qu’est-ce que sera, une coupure irrationnelle ? Voilà, un nombre irrationnel ; il opère une répartition. Racine de 2 opère une répartition exactement comme les nombres rationnels ; racine de 2 opère une répartition sur la droite, c’est-à-dire une distribution de deux classes. Simplement il ne fait partie ni de l’une ni de l’autre. Il ne fait partie ni de l’une ni de l’autre si bien que ni l’une n’a de fin, ni l’autre n’a de début. [Pause] En d’autres termes, il n’y a plus de lacunes, [27 :00] il n’y a plus que des coupures, étant dit qu’il y a deux espèces de coupures.
On appellera « coupure rationnelle » celle qui opère une répartition en deux séries telle que l’une des séries ait une fin ou l’autre des séries un début, [Pause] la coupure faisant partie d’une des deux séries. On appellera « coupure irrationnelle », une répartition telle que la coupure ne fait partie d’aucune des deux séries et que l’une des séries n’a pas plus de fin que l’autre série n’a de début. Et l’on [28 :00] dira uniquement : le continu, c’est l’ensemble des coupures rationnelles et irrationnelles. Vous aurez défini la continuité même par la coupure. Dès lors, le nombre sera en effet réconcilié avec le continu, à quelle condition ? À condition de changer de concept. Le genre du nombre, c’est la coupure. Si le concept de nombre, c’est la coupure, la réconciliation se fait entre la continuité des longueurs et la discontinuité des nombres, discontinuité qui n’était pas comblée par l’ensemble des nombres rationnels puisque le nombre irrationnel vous imposait des lacunes… [Interruption de l’enregistrement] [28 :55]
… rien à voir, [29 :00] rien à voir avec les mathématiques. Je dis, ben vous savez dans le cinéma ancien, enfin dit « ancien », mettons d’avant-guerre, qu’est-ce qui se passe ? Il y a des coupures, c’est même un terme cinématographique. Il y a des coupures entre deux images ou entre deux séries d’images. Ces coupures, elles ont plusieurs sortes, plusieurs allures. Elles peuvent être en fondu, le fondu lui-même étant ou bien au noir, ou bien enchaîné. Elles peuvent être en « cut », montage « cut », c’est-à-dire coupure optique, purement optique. [30 :00] Ou bien elles peuvent être encore, elles peuvent impliquer un raffinement qui existe déjà dans le cinéma, que vous trouvez déjà chez [Sergei] Eisenstein dans des cas splendides : des faux-raccords.
Bon, tout ce domaine, hein, je dis, c’est marrant cette histoire parce que ce cinéma qui connaît déjà tout, c’est une hypothèse comme ça, est-ce qu’on ne pourrait pas dire sans trop forcer l’analogie : il opère par coupure rationnelle ? Prenez un fondu. Dans un fondu, vous avez une répartition, c’est bien une coupure puisque ça opère une répartition entre [31 :00] deux séries d’images. [Pause] Et la coupure elle-même fait partie de l’une des deux séries : c’est typiquement une coupure rationnelle. Je dirais que — là je me sens moins sûr de moi, parce que j’ai peur qu’on puisse dire le contraire aussi, mais ça n’a aucune importance — je dirais que dans un fondu au noir, la première série n’a pas de fin, et que la seconde série a un début. Dans un fondu enchaîné, je dirais que la première série a une fin [32 :00] et que la seconde série pas de début, mais je ne suis pas sûr qu’on ne puisse pas dire le contraire aussi. Ça n’a aucune importance, hein, aucune importance, mais – si, ça a une certaine importance — peut-être les deux points de vue, il faudrait dire les deux à la fois, je ne sais pas. Mais je me dis, le cinéma avant la guerre, il procédait énormément par coupures, ces coupures étant des coupures de type rationnel. [Cette discussion, et celle qui suit sur Eisenstein, se trouve de façon succincte dans L’Image-Temps, pp. 278-279]
Quand même, il faudrait, il faudrait…, alors, réaction : mais ce qu’il dit c’est n’importe quoi ; c’est complètement arbitraire, il mélange tout, il mélange mathématiques, cinéma. Alors je me dis, moi je me dis : ah ben non, il exagère de penser ça ! Parce que ce n’est pas moi, c’est Eisenstein. Il y a dans [33 :00] Eisenstein des pages que tout le monde connaît — enfin que beaucoup d’entre vous connaissent — et qui ne sont pas des pages pour faire malin, où il explique que les images constitutives d’un film correspondent à une loi de développement spiralique. Et il commente image par image “Le Cuirassé Potemkine” [1925], et je dis juste — on verra après le repos dont on a tant besoin — j’essaierai de préciser cette vision, mais il nous donne lui-même la formule à laquelle obéit le développement du film, à savoir des rapports commensurables, c’est-à-dire rationnels, OA/OB – du type, c’est [34 :00] des rapports commensurables par nature [Deleuze va au tableau et s’y dessine] — OA/OB, dit-il — c’est une formule qu’il rappelle tout le temps — égale OB/OC. [Pause] C’est le type même d’un rapport rationnel qui est censé déterminer et qui est censé renvoyer à la « section d’or », [Pause] la « section d’or » étant un point, le point qu’il appelle lui-même « point-césure » ou « point-coupure », il appelle « point-césure » — accordez-moi que, je ne sais même pas si il y a en russe deux mots pour « césure » ou « coupure », mais c’est pareil. Bien, donc je ne suis pas en train de plaquer un problème sur un autre ; j’entends bien qu’il ne s’agit pas de développer mathématiquement à propos du cinéma, etc., mais c’est un curieuse rencontre. [35 :00] [Sur cette formule d’Eisenstein, voir L’Image-Temps, p. 278, note 37, et aussi L’Image-Mouvement, pp. 51-52]
Vous me direz alors mais ce cinéma connaît déjà le faux-raccord, oui. Et il connaît déjà le montage « cut », oui. La coupure optique, oui, c’est vrai, mais qu’est-ce que c’est ? Des lacunes, des lacunes volontaires, des lacunes volontaires qui doivent avoir un effet affectif. Bon. [Pause] Je dis, depuis le début, je dis, on est en train de chercher un peu ce qu’on pourrait appeler les caractères nouveaux du cinéma d’après-guerre. Je crois que entre autres, et je réinvoque, par exemple : qu’est-ce que c’est que la nouveauté de [Robert] Bresson à cet égard ? Qu’est-ce que c’est que la nouveauté de la Nouvelle vague à cet égard ? [Pause] C’est l’arrivée dans l’image, dans l’image cinématographique d’un tout nouveau type de coupure, [36 :00] la coupure gardant toujours sa définition : opérer une répartition entre deux séries d’images.
Seulement voilà, je dirais en très gros — c’est pour ça qu’il me fallait ce long développement en mathématiques — je dirais en très gros : le cinéma moderne opère ou invente une toute nouvelle conception de la coupure. Il procède — pas toujours, pas toujours — mais il procède avec des coupures irrationnelles, c’est-à-dire avec le critère qu’on a pris à Dedekind de la coupure irrationnelle : la coupure ne fait plus partie — ce n’est pas comme dans le fondu au noir ou enchaîné — la coupure ne fait plus partie d’aucune des deux séries qu’elle répartit. [37 :00] Ça peut être imperceptible, c’est-à-dire le faux-raccord prend une dimension absolument nouvelle. Il était déjà là avant, mais avant ce n’était qu’une lacune. Maintenant il change de statut : le faux-raccord se met à valoir pour lui-même. Il n’est plus une lacune dans la série des images ; il est une coupure irrationnelle entre deux séries d’images et, à ce titre, ne fait partie ni de l’une, ni de l’autre. [Pause]
Vous me direz, ce n’est pas un grand bouleversement. Complètement, si ! Tous, tous les problèmes de rythmes, c’est exactement si vous faites la comparaison, c’est exactement la découverte des nombres irrationnels ; les coupures sont des équivalents de nombres irrationnels alors que, à mon avis, le montage de l’ancien cinéma, [38 :00] du cinéma d’avant-guerre, était un montage toujours conçu d’après des rapports de commensurabilité. Chez Eisenstein, qui est un des plus grands théoriciens du montage avant la guerre, chez Eisenstein, ça paraît évident, la présence des rapports de commensurabilité comme condition du montage même et de ce qu’il appelle l’harmonie dans le montage. Tandis que là, vous allez avoir, je prévois l’avenir, je dis, et si je me suis servi d’un long parallèle avec les mathématiques, pourquoi qu’on ne se servirait pas un jour, un jour lointain, plus lointain, d’un parallèle avec la musique ? Comprenez, là aussi, tout ce que je viens de dire sur la notion de coupure, de séries, ce n’est pas que ça ressemble et que ça s’applique, mais est-ce que ça n’aurait pas des équivalents en musique aussi ? Mais là, je suis pour le moment en train de chercher juste au niveau des images [39 :00] visuelles, et je dis c’est forcé que le faux-raccord ait pris un sens complètement autre.
Le faux-raccord dans le cinéma moderne est là encore le grand précurseur de cette notion. Ça n’est plus une lacune ; c’est une coupure irrationnelle, et à ce titre, le faux-raccord se met à valoir pour lui-même. C’est une coupure irrationnelle parfaitement positive en elle-même. Le faux-raccord a pris son maximum de positivité, si petit soit-il, c’est-à-dire si rapide soit-il, si petite soit la durée de temps qu’il occupe, et supposé qui s’étale, qui s’élargisse, s’il s’étale et s’il s’élargit, et on a déjà vu le cas, ça donne l’écran blanc ou l’écran noir. [40 :00] L’écran blanc ou l’écran noir sera la présentation d’une coupure irrationnelle en elle-même et réagira sur l’ensemble des images ; elle opérera sur l’ensemble de la répartition des deux séries, mais n’appartiendra à aucune des deux séries. Et les images seront en perpétuelle relation avec les coupures irrationnelles qui les traversent, et l’écran blanc ou l’écran noir, ce sera l’exposition de la coupure irrationnelle pour elle-même.
On a vu l’importance, notamment que prenait l’écran blanc ou l’écran noir. Comme disait [Noël] Burch, dans le texte que j’invoquais une fois-là récemment [dans la séance précédente, Praxis du cinéma (Paris : Gallimard, 1969)] : l’écran blanc ou l’écran noir pouvait apparaître avant, il avait une valeur avant tout, de ponctuation. C’est exactement ce que je viens de dire : le faux-raccord, c’est l’équivalent ; [41 :00] le faux-raccord apparaissait avant ; il avait une valeur de lacune. C’est… les termes diffèrent, ça revient au même. Burch dit, bon, on sent bien qu’il y a un certain moment où avec le cinéma expérimental — pas avec la naissance, il y a toujours eu un cinéma expérimental, bien sûr — à un certain moment, dans le cinéma expérimental où l’écran blanc ou noir se met à valoir pour lui-même, c’est-à-dire prend ce qu’il appelle une valeur structurale. Bon, je dirais, ça n’est possible que lorsque l’écran blanc ou noir vaut comme présentation de la coupure irrationnelle. Alors il faudra voir ça de près dans le cinéma expérimental qui a donné un rôle en effet à l’écran blanc, à l’écran noir très important, quand même susceptible de variation : blanc sur blanc, etc., et a traversé des [42 :00] aventures analogues ou équivalentes à celles de la peinture, bon.
Mais je citais parmi les auteurs modernes, je citais [Philippe] Garrel, comme donnant une importance particulière, cette fois-ci, à l’écran blanc ou noir. Parce que ce n’est même plus une importance structurale, c’est une importance, je disais, génétique. Avec lui, l’écran blanc ou noir prend une valeur génétique par rapport à l’image et pas simplement une valeur structurale. Or là, je dirais exactement la même chose : c’est un cinéma fondé sur les coupures irrationnelles. La coupure irrationnelle aurait comme deux figures : le faux-raccord à la limite de la perceptibilité et [Pause] l’écran blanc, l’écran noir et leurs dérivés [43 :00] — je veux dire l’écran bleuté, l’écran neigeux, l’écran surexposé, l’écran sous exposé, tout ce qu’on a un tout petit peu vu précédemment — c’est un cinéma, c’est en ce sens un type de cinéma nouveau. [Sur l’écran noir et blanc, Burch et Garrel, voir L’Image-Temps, pp. 260-263]
Alors qu’est-ce que je viens de confirmer dans tout ça ? Je viens de confirmer uniquement le thème suivante — vous comprenez on pourrait même allez plus loin — ; je disais la mutation de la pensée, que j’ai cherché là chez Blanchot, là chez Foucault, elle avait deux grands caractères : c’était la pensée du dehors, c’était une pensée qui se réclamait de cette instance mystérieuse, le dehors, dont on a vu que ce n’était pas le monde extérieur, que le dehors, c’était bien au-delà du monde extérieur. Je disais, c’est une pensée du dehors qui se révèle dans la pensée comme l’interstice [44 :00] ; l’interstice se met à valoir pour lui-même.
Je dirais que l’image cinématographique non pas vérifie, mais invente pour son compte une mutation complètement analogue, [Pause] dans la mesure où le faux-raccord dans le cinéma moderne est devenu une coupure irrationnelle : c’est ça l’interstice, c’est-à-dire qu’elle ne fait plus partie ni de l’une ni de l’autre. Le faux-raccord ne fait plus partie ni de l’une ni de l’autre de deux séries d’images qu’il sépare. En ce sens, c’est une coupure irrationnelle. Donc interstice, deuxième notion : présentation de l’interstice élargi, l’écran blanc ou l’écran noir que j’appellerais la présentation du dehors de l’image, [45 :00] la présentation du dehors ou d’un dehors de l’image ou d’un envers de l’image.
Si bien que les deux caractères fondamentaux que nous avons trouvés au niveau de l’image de la pensée — le dehors et l’interstice, le dehors se présentant dans l’interstice — trouvent leurs correspondants dans l’image cinématographique, le faux-raccord et l’interstice, son développement dans l’écran noir ou l’écran blanc et la corrélation de l’écran noir ou blanc avec le faux-raccord conçu comme interstice c’est-à-dire comme coupure irrationnelle. Si c’était comme ça, ça irait tout à fait, bon. — Vous voulez un peu de repos ? Hein ? On se repose, [46 :00] hein ? Vous réfléchissez à ça, et puis vous me dites… Ah non pardon, avant qu’on se repose, oui tu voulais dire quelque chose ?
Un étudiant : [Mots indistincts] … pendant les années 30.
Deleuze : Oui.
L’étudiant : [Mots indistincts]
Deleuze : Ouais.
L’étudiant : [Mots indistincts] [47 :00]
Deleuze : Cette fois-ci, un point, un point blanc alors ?
L’étudiant : [Mots inaudibles]
Deleuze : C’est ça, c’est ça, c’est ça. Mais alors je ne sais pas ce que tu en tires. Pour moi, ça fait partie, une fois dit que, ça fait partie de la grande tradition du cinéma abstrait, pour moi c’est l’ancien régime du cinéma abstrait…
L’étudiant : [Mots indistincts] …effectivement je ne sais pas si c’est une coupure rationnelle ou irrationnelle, mais c’est une coupure très bizarre en tous les cas ; c’est une coupure qui à la limite a un lien, enfin je veux dire selon les critères classiques, on pourrait dire il y a un seul plan, il y a une seule image, il y a un seul point.
Deleuze : Il y a alternance entre deux séries, mais ça on le verra. Moi, je voudrais beaucoup [48 :00] essayer de faire une périodicité du cinéma abstrait où là j’aurai besoin de toi, et on verra parce que, pour moi, je dirais très vite que dans le cinéma expérimental, les vraies coupures ou les vrais équivalents de coupures irrationnelles n’ont parues qu’à partir des méthodes de clignotement. [Sur le clignotement, voir les séances 7 et 8 du séminaire Cinéma I, le 19 et 26 janvier 1982, et la séance 7 du séminaire Cinéma 2, le 11 janvier 1983 ; voir aussi L’Image-Temps, p. 280] Là il me semble qu’il y aurait une grande différence au niveau de, comment il s’appelle, c’est [Norman] Mac Laren, c’est ça ? [Au fait, McLaren] C’est au niveau de Mac Laren qu’on passe vraiment à des coupures irrationnelles. Mais enfin il faudrait qu’on en parle, bon enfin on le verra. Bon. [Interruption de l’enregistrement] [48 :44]
… finir ce point avant que vous parliez. [Pause] Je dis, si on essayait de, [49 :00] si on essayait donc de mieux fixer le caractère d’une différence possible avant-guerre/après-guerre, du point de vue, cette fois-ci, donc du défilé des images cinématographiques, est-ce qu’on ne pourrait pas dire quelque chose comme ceci ? Je dis « quelque chose comme ceci » parce que évidemment, il faut tellement, il faut tellement le nuancer. Encore une fois, ce n’est pas le cinéma après la guerre qui invente le faux-raccord ; tout ça c’est… Non, il s’agit donc de quelque chose de plus compliqué.
Mais je reviens à l’exemple de Eisenstein. Je vous renvoie au texte classique, au grand texte : La non indifférente nature [Paris : UGE, 1975-76] et au commentaire très détaillé que Eisenstein donne du “Cuirassé [50 :00] Potemkine”, tout ça c’est des pages célèbres, bon. Mais qu’est-ce que je vois ? Je vois l’idée que donc les images se développent suivant une spirale, et que cette spirale, une spirale logarithmique, spirale ouverte, et je lis — j’en ai assez de faire des dessins, voyez, il faut vous donnez un axe, non et puis une spirale, c’est difficile à faire, très difficile à faire, vous voyez un petit peu — vous vous donnez un axe, là comme ça, pis vous faites votre spirale à partir d’un point, enfin bref, vous vous reporterez au [51 :00] 10/18, p. 59, c’est le grand chapitre « l’Organique et le Pathétique ». [Il s’agit d’une section du tome I de La non indifférente nature ; voir L’Image-Temps, p. 278, note 37 ; sur « la non-indifférente nature », voir aussi pp. 207-208 ; 210-211 ; 293]
Je lis page 59 : « Les spirales logarithmiques sont diverses mais toutes ont en commun une particularité : les vecteurs successifs disposés sur le dessin comme OA »- – « O » étant le point d’ origine de la spirale, « A » étant la coupure avec l’axe, « B » aussi, « C » aussi – « les vecteurs successifs disposés sur le dessin comme OA, OB, OC, OD forment une progression géométrique, c’est-à-dire que dans une spirale logarithmique, on sera toujours en présence de la série OA / OB = OB / OC = OC / OD, etc… = petit n ». [52 :00] Alors on a l’impression qu’Eisenstein, il en rajoute dès fois, puis on se dit : non. Je veux dire, il n’a pas appliqué tout ça, mais c’est vrai que la manière dont il conçoit un film — et il le montre très bien pour le « Cuirassé » — elle est faite comme ceci : il lui faut un point-césure. Il lui faut le développement spiralique et un point-césure, c’est-à-dire une coupure. Son problème, c’est : choisir la coupure ; lui-même dit : il y a une grande coupure, dans “Le Cuirassé Potemkine”. Et la coupure c’est le passage des eaux à la terre avec la mort, où l’on passe du cuirassé au deuil à terre. Pour lui, c’est ça la grande coupure avec passage des eaux à la terre. En effet, la coupure est multiple, elle [53 :00] concerne les éléments, elle concerne le dynamisme, elle concerne la matière, elle concerne la forme, enfin, bon. Donc vous avez un développement spiralique et une césure.
Ensuite, il montrera que chaque vecteur de la spirale, c’est-à-dire les différentes parties, ont elles-mêmes des coupures. Et comme il dit, la coupure, elle ne doit pas être à la moitié ; ça ferait des symétries extrêmement lassantes. Mais elles sont au fameux point — c’est un point — au point de la « section d’or ». Je n’ai pas le temps de reprendre tout ça ; vous verrez c’est, ça fait partie des grandes pages de « L’Organique et le Pathétique », hein ? Donc voyez, trois notions très fondamentales : la spirale, [54 :00] la détermination d’une grande coupure-césure, et les différentes parties d’un côté de la série donc qui fait deux grandes séries, et dans la série première, dans la série antécédente tout comme dans la série suivante, à nouveau des sous-césures, des sous-coupures.
Or, la loi du type O/A = O/B… non, OA/OB = OB/OC, etc., etc., c’est-à-dire, la plus petite partie, doit être à la moyenne ce que la moyenne est au Tout, m’apparaît une excellente définition du rapport commensurable. Et de la même manière, je dirais les points-césures, les « sections d’or » sont d’excellentes [55 :00] présentations de ce qu’on appelle vraiment en mathématiques — là puisqu’il invoque les mathématiques — de ce qu’on appelle en mathématiques des coupures rationnelles.
Alors je dirais à mon avis, pour faire le lien avec tout ce qu’on faisait l’année dernière, qu’un cinéma qui distribue les séries d’images suivant des rapports commensurables et des points rationnels, c’est exactement un cinéma de l’image-mouvement qui nous donne une représentation indirecte du temps. Là je ne veux pas le développer puisque ce n’est plus notre sujet ; ce serait pour faire le trait d’union avec tout ce que on faisait l’année dernière. [Pause] Et encore une [56 :00] fois, Eisenstein pourra, notamment dans “Ivan le Terrible” [1944], arriver à une technique du faux-raccord, par exemple, dans la scène des portes, dans une scène célèbre des portes, où il y a des faux-raccords merveilleux, ou arriver à une technique des faux-raccords, tel que, on dira mais c’est déjà complètement là. Ça n’empêche pas que ça n’a pas la même fonction, que les faux-raccords là jouent vraiment le rôle de lacunes. C’est-à-dire ce sont des lacunes que doivent franchir, que doit franchir le défilé des images en sautant par-dessus.
Tandis que si j’essaie de définir le cinéma moderne, je dirais, ben, dans un sens, rien n’a changé, en un autre sens, tout a changé. Pourquoi ? Parce que là, [57 :00] tout se passe comme si les lacunes n’étaient plus subordonnées à l’enchaînement des images. C’est l’inverse. C’est l’enchaînement des images qui est subordonné aux lacunes, si bien que il ne subsiste d’enchaînement que ce que les lacunes permettent, ou ce qui revient au même, je dirais : c’est un cinéma où il n’y a plus de lacune à proprement parler ; il y a des coupures irrationnelles. *
Notamment, il y a un contresens, je veux dire, je ne sais pas le russe, mais c’est évident qu’il y a un contresens dans la traduction, parce que il y a, le traducteur, il ne s’est pas assez occupé de mathématiques. Je signale, c’est page — ça m’a paru très surprenant [58 :00] –, c’est page, où qu’il est ? [Deleuze cherche dans son texte] un contresens très choquant parce que, oui, page 65 : « Exprimée par des nombres entiers » — vous vous trouvez en plein là sur ce qu’on vient de raconter sur les nombres rationnels – « Exprimée par des nombres entiers » — dit Eisenstein – « la proportion des distances du point de la section d’or aux extrémités du segment se concrétise par des approximations successives de la série suivante 2/3, 3/5, 5/8, 8/13, 13/21, et ainsi de suite, ou par la fraction incommensurable 0,618 pour le plus grand segment, en comptant le tout pour l’unité », ce qui est la formule même de la « section d’or ». [59 :00] Il est évident que la fraction incommensurable est un non-sens, pour une simple raison : c’est que il n’y a pas de fraction incommensurable. L’incommensurable, le rapport incommensurable s’exprime dans un nombre irrationnel, c’est-à-dire non fractionnaire, il n’y a pas de nombre fractionnaire. En revanche, le mot qui convient au niveau de la fraction c’est « fraction irréductible ». 2/3, par exemple, est une fraction irréductible puisque elle ne peut s’exprimer ni dans un nombre entier, ni dans un nombre, avec virgule, fini. Il s’agit donc de fraction irréductible, du type 2/3. Mais parler d’une fraction incommensurable est une, je veux dire, est un, est un contresens, pas gênant pour la compréhension de la page, mais gênant pour le français de la traduction.
Alors [60 :00] je dis lorsque les lacunes — c’est la même chose — lorsque les lacunes se subordonnent l’association, lorsque les lacunes se subordonnent l’enchaînement des images, c’est-à-dire lorsque ne subsiste de l’enchaînement que ce que la lacune permet, à ce moment, la lacune n’est plus une lacune. Elle a cessé d’être une lacune ; elle est devenue une coupure irrationnelle, une coupe irrationnelle qui vaut pour elle-même, et c’est précisément parce qu’elle vaut pour elle-même sous la forme développée de l’écran noir ou de l’écran blanc, qu’elles se subordonnent les associations, les enchaînements d’images. On est sorti des enchaînements ; il ne subsistera des enchaînements que ce que les coupures permettent.
C’est pour ça que je disais “Au hasard Balthazar” [1966, de Bresson] me paraît le film génial, le grand film à cet égard. Les rares, les enchaînement locaux, il n’y a plus que des enchaînements très locaux, des enchaînements très locaux [61 :00] distribués, répartis par la coupure irrationnelle, par le jeu des coupures irrationnelles. Et là-dessus, que ces coupures irrationnelles s’élargissent et valent pour elles-mêmes, prenant une valeur structurale, ou une valeur génétique, sous forme de valeur propre de l’écran blanc ou de l’écran noir, c’est évident, ça va de soi.
Et en effet, je veux juste terminer là ce point en disant ben, oui, [Pause] les deux, les deux sont également intéressants : l’usage imperceptible de la coupure irrationnelle, c’est-à-dire le faux-raccord rapide où l’usage à perception grossie sous forme de l’écran noir et de l’écran blanc sont complètement, et puis toutes les transitions entre les deux, sont complètement, [62 :00] complètement complémentaires, même si ce n’est pas les mêmes auteurs qui affectionnent l’un ou l’autre. Prenez la méthode [Jean-Luc] Godard. La méthode Godard, il me semble, dans beaucoup de films, on aura l’occasion de revenir là-dessus — encore une fois c’est qu’un programme qu’on est en train de faire — la méthode Godard, elle consiste à, je disais, briser l’enchaînement des images. Ça consiste à dire, à la manière dans le style Godard, vous comprenez, vous êtes spectateurs, vous êtes à la chaîne parce que les images elles-mêmes s’enchaînent, et tant que les images s’enchaînent, vous êtes à la chaîne. Donc on est tous, on fait du travail à la chaîne. Le cinéma se fait à la chaîne, le spectateur est à la chaîne. Bon, vous voyez les développements, les développements brillants de Godard là-dessus — on est tous des « S.O. » [Un sigle avec de nombreuses possibilités, peut-être simplement « sans objet »] on est tous, bon, le cinéma, c’est du boulot, etc. — très bien. [63 :00] Et il annonce notamment dans “Ici et ailleurs” [1976], il annonce un désenchaînement qui sera à la fois une libération du spectateur et une libération de l’image. [Interruption de l’enregistrement] [1 :03 :13]
Partie 3
… comment il fait ? Je veux dire, je suis en train de dire, ce qui compte dans le cinéma moderne, c’est d’une certaine manière les interstices, soit sous la manière des faux-raccords, coupures irrationnelles, des points irrationnels, soit sous forme de l’écran blanc, l’écran noir, valant pour lui-même. Encore une fois, pensez à l’importance de l’écran plumeux dans le dernier film de [Alain] Resnais [“L’Amour à mort”, 1984], et à quel point il a une valeur pour lui-même, c’est-à-dire, à chaque moment où pourrait se faire un enchaînement dans l’histoire, il flanque son écran voltigeant, là, son écran noir avec des grains voltigeant, des petites plumes voltigeantes, des électrons voltigeants, c’est [64 :00] le moment de la musique, qui va précisément casser l’enchaînement. Bon, et il ne subsistera d’enchaînement que, précisément, celui des deux morts, la mort apparente, la mort réelle du personnage dont je parlais la dernière fois, puisque chez Resnais, tout se passe toujours entre deux morts.
Alors, on peut toujours objecter : mais quand même, il n’y a d’interstices que par rapport à des enchaînements subsistants. Mais ce n’est pas vrai. Je veux dire, l’interstice cesse d’être subordonné à l’association des images. C’est ça qui me paraît très important. Quand l’interstice se met à valoir pour lui-même, soit comme coupure irrationnelle, soit comme écran blanc-noir, [Pause] [65 :00] eh ben, l’enchaînement des images passe au second plan. Les images sont réellement désenchaînées, où il n’y a plus que des enchaînements locaux dont il faudrait chercher la loi. La loi, peut-être que, on commencera à l’apercevoir la prochaine fois. Je dirais que ce sont — je le dis d’avance comme ça, pour engager, pour ceux qui connaissent un peu — il faudrait dire que c’est des enchaînements, il y a un mot pour ça en physique, en mathématiques, en calcul des probabilités : c’est des « enchaînements semis-fortuits ». « Semis-fortuits », c’est un truc très spécial, c’est ce qu’on appelle exactement des « chaînes de Markov », d’après un autre auteur célèbre, [Andreï] Markov, qui a étudié ce type d’enchaînements. C’est des enchaînements, c’est des morcelages, je dirais, c’est des « morcelages ré-enchaînés ». L’enchaînement n’est jamais direct [66 :00] ; il y a des opérations de ré-enchaînement par la coupure, et c’est ça qui explique le renversement des rapports, c’est exactement du morcelage ré-enchaîné ; il n’y a pas d’enchaînement, il y a que du ré-enchaînement. Mais enfin on essaiera de comprendre ça plus précisément. Ça nous fera encore des mathématiques, c’est bien. [Pour ces termes, voir L’Image-Temps, p. 277, note 36, où Deleuze écrit Markov « Markoff »]
Alors, je dis, la méthode de Godard, en effet, comment il fait pour arriver à ces désenchaînements ? Si vous voulez, je prends un cas qui a fait hurler, et en effet, un cas qui a fait hurler dans “Ici et ailleurs”, le rapprochement de deux images, l’image de Golda Meir et l’image d’Hitler. Et là quand même, en effet, ça… et quels que soient les, quels que soient les jugements [67 :00] sur la politique d’Israël, le rapprochement et l’enchaînement godardien dans “Ici et ailleurs”, de Golda Meir et d’Hitler, a quelque chose qui pour beaucoup de spectateurs, ont été réellement insupportables. D’une certaine manière, je dirais, c’est — et c’est le même problème que… — c’est parce que on ne sait pas assez lire les images. C’est parce qu’on se contente de la voir, l’image, si on la voit, il y a en effet quelque chose à la limite du supportable. Si on la lit, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire tenir compte de tout ce que je viens de dire, l’image qui devient « lisible ». Je dirais l’ancienne image, elle était visible, la nouvelle image, elle est peut-être d’une certaine manière lisible. Mais ça veut dire quoi ? [Sur cette image dans “Ici et Maintenant” et la « lecture » des images, voir L’Image-Temps, p. 234]
Ce serait insupportable, ce rapprochement, si c’était une association qui franchissait [68 :00] même un interstice. Si c’était une association, même si cette association sautait par-dessus un petit vide entre les deux, il y aurait quelque chose de dur. Il se trouve que, là, il est évident que dans le cas Golda Meir et Hitler, Godard fait une provocation délibérée. Mais pour la comprendre, au moins, cette provocation délibérée, il faut voir comment il procède autrement, quand il n’y a pas provocation. Il ne cherche pas du tout deux images semblables ou contiguës entre lesquelles se ferait l’enchaînement. Si vous enchaînez des images par ressemblance ou contiguïté, c’est évident que la coupure est subordonnée à l’association, c’est-à-dire, même si il y a coupure, [69 :00] l’enchaînement des images saute par-dessus, c’est-à-dire la coupure est la condition minimum pour que le défilement, l’association se fasse. Justement, Godard ne cherche pas ça. Quand il a une image — il ne cache pas sa méthode, et elle est très concrète — quand il a une image, il se dit : avec quelle autre image je vais la mettre en rapport ? Et qu’est-ce que ça veut dire ? Une autre image semblable ? Absolument pas. En d’autres termes, c’est la différence qui est première. Il est bien de son époque ; rappelez-vous les grands textes de [Claude] Lévi-Strauss sur : on a toujours cru que la ressemblance était première par rapport à la différence, et la différence qui est première par rapport à la ressemblance, une structure, c’est une distribution de différence, etc., etc. Bon.
Mais une image étant donnée, Godard se dit : avec quelle autre image je vais la mettre [70 :00] en rapport, les conditions n’étant ni celle de la contiguïté, ni celles de la ressemblance ? Alors qu’est-ce que les conditions si ce n’est ni la contiguïté, ni la ressemblance, c’est-à-dire les associations dont on a parlé précédemment, comme faisant partie de l’ancienne image de la pensée ? Vous vous rappelez l’association par contiguïté, l’association par ressemblance jouaient dans l’ancienne image de la pensée. Ça va être quelque chose de très différent ; ça va être quelque chose comme des conditions de, qu’on appellerait en physique de « disparation », disparation, c’est-à-dire, choisir une autre image dissemblable, lointaine, donc ni ressemblance, ni contiguïté, mais de telle manière que, entre les deux, quelque chose se passe. [Pause] Comprenez, ça implique un choix, c’est-à-dire ça implique là une création. [71 :00] J’ai une image, je cherche à tout prix une autre image, alors ça peut rater de deux manières. Première manière de rater, dans la méthode de Godard : ce serait retomber dans une simple association, choisir une autre image qui serait semblable ou contiguë. Deuxième manière de rater, je choisis au hasard une autre image ; c’est pour ça que les chaînes de Markov, ce n’est pas de l’aléatoire, c’est du semi-aléatoire, c’est du semi-fortuit seulement, peu importe, hein ?
L’autre manière de rater, je choisis n’importe quelle autre image. Il n’y a pas beaucoup de chance pour que quelque chose se passe entre les deux. Je veux dire, c’est un peu, mettons, et même pas, on ne peut pas dire que les Surréalistes, [72 :00] les Surréalistes, je crois qu’ils sont restés très fidèles à l’association. Mais quand même dans leur choix au hasard, on pourrait concevoir des choix au hasard d’un type surréaliste, bon. Mais qu’est-ce qui se passera entre les deux images, si je les tire au sort ? Il y a peu de chance qu’un phénomène, pour parler toujours comme un physicien, il y a peu de chance pour qu’un phénomène de résonance se produise. Donc, le problème godardien, ce serait choisir une autre image, différente et distante, voyez deux conditions anti-associatives, les deux conditions de désenchaînement, différentes et distantes de telle manière que pourtant quelque chose se passe entre les deux, « entre les deux » ; c’est la méthode du « entre ».
Alors dans “Ici et ailleurs”, c’est quoi ? Les images qu’il se donne, c’est le groupe de fédayins. [Pause] [73 :00] Le film sortira, je ne sais plus combien de temps, dix ans après quoi, et tout joue sur ces fédayins que vous avez entendu parler ou pas entendu parler, ces fédayins sont morts etc., bon. Et l’image qu’il va choisir, c’est un couple, français, dix ans après, dans ses rapports avec la télé, dans ses rapports avec la cuisine, dans ses rapports avec l’amour, etc., bon. Ce n’est pas rien. Il faut que quelque chose passe entre les deux ; il faut que, entre les deux, dans cette confrontation bizarre, qui ne se fait ni par ressemblance ni par contiguïté, quelque chose soit révélé, je dirais, à la lettre, qui n’appartient ni à la première image, ni à la seconde. [74 :00] Ça c’est la pure méthode Godard. Elle apparaît, elle apparaît à l’état pur, si vous voulez, deux fois au moins, dans “Ici et ailleurs”, d’une part, et d’autre part, dans “Six fois deux” [1976]. Mais elle est là tout le temps.
Voyez que ce n’est pas, ça n’est plus un enchaînement d’images ; c’est, en effet, un cinéma qui n’enchaîne plus les images. Pourquoi ? Parce qu’il procède par coupures irrationnelles. Il procède par incommensurables ; je dirais les deux images sont incommensurables. L’image des fédayins et l’image du petit couple français sont deux images incommensurables. Entre les deux, il y a vraiment un coupure, [Brève perte du son de l’enregistrement] c’est une coupure irrationnelle à l’état pur. [Pause]
Et que ce problème de la coupure soit très conscient chez [75 :00] Godard, vous le trouvez dans “Sauve qui peut”. Dans “Sauve qui peut (la vie)” [1980], vous trouvez les fameux arrêts sur image, les arrêts de mouvement. Du type, bon : où finit la caresse, où commence la gifle ? Et il y a une très belle séquence là, où le, où le héros s’approche de l’héroïne, tend le bras, bon, où commence la caresse, non, où finit la caresse, où commence la gifle. Comprenez que là, il me semble, dans cette opération par quoi il réfléchit sur son cinéma tout en le faisant, etc., je ne peux pas dire que ce soit de la réflexion abstraite puisque toutes ses images sont construites comme ça. De même, si vous pensez, si vous vous rappelez dans “Sauve qui peut (la vie)” la décomposition des attitudes pornographiques, dans l’épisode [76 :00] porno, dans l’épisode porno la décomposition, qui est d’abord une décomposition visuelle des attitudes de corps, hein, et puis une décomposition sonore des sons, une décomposition des phonèmes, bon, les procédés de décomposition sont constants.
Alors, où finit la caresse, où commence la gifle ? Il faut le comprendre exactement là dans le schéma de Dedekind de tout à l’heure. S’il y avait coupure rationnelle, on pourrait dire, la caresse finit à tel moment, ou bien dire, la gifle commence à tel moment. Et Godard, ce n’est pas ça qui l’intéresse. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui se passe entre la caresse et la gifle, coupure irrationnelle ; il s’agit de saisir [77 :00] cette coupure irrationnelle, cet « entre la caresse et la gifle », qui n’appartient ni à la série de la caresse, ni à la série finissante de la caresse, ni à la série commençante de la gifle. En d’autres termes, deux images étant données, on en fera surgir une troisième qui n’appartiendra… plutôt deux séries d’images étant données, on fera surgir entre les deux, une troisième qui file pour son compte et qui n’appartient ni à la première série, ni à la seconde série. Là il y a un procédé qui est réellement un procédé de désenchaînement des images. [Pause]
Et dès lors, si vous voulez, c’est ça l’interstice, [78 :00] c’est ça l’interstice, et c’est ça le renversement. Lorsque l’interstice désigne une coupure irrationnelle, encore une fois, il n’est plus au service des enchaînements d’image, à la manière d’un fondu. Au contraire, c’est l’enchaînement des images qui disparaît au profit de l’interstice, ou du moins ne subsiste de l’enchaînement qu’un ré-enchaînement, sans même qu’il y ait eu enchaînement. Il ne peut y avoir qu’un ré-enchaînement distribué par l’interstice. Et dès lors, c’est la vocation naturelle — pas chez Godard — mais c’est comme la vocation naturelle de l’interstice ainsi compris de se développer, en écran blanc et en écran noir.
Et je dirais encore une fois, là, pour résumer l’ensemble, l’écran blanc ou l’écran noir, c’est vraiment la [79 :00] force du dehors, le dehors ou l’envers de l’image, tout comme la coupure, la coupure irrationnelle, c’est l’interstice, et la force du dehors se manifeste dans l’interstice. C’est ça le thème fondamental de, à la fois, l’image cinématographique et de l’image de la pensée. Si bien qu’on en a fini avec cette troisième mutation puisque, jusqu’à maintenant, ce qu’on a fait, c’était confronter des mutations de l’image, à la fois image de la pensée, image cinématographique, à trois niveaux. Nos trois niveaux c’était : substituer la croyance au savoir ; deuxième niveau, donnez-moi un corps ; troisième niveau, la pensée du dehors. [80 :00]
Là on a fait notre tâche. Il nous resterait un quatrième, une quatrième mutation à voir, quatrième mutation. Cette quatrième mutation — mais je vais m’arrêter tout de suite parce que je voudrais que vous disiez, vous, un peu — cette quatrième mutation, on l’a pressenti déjà. C’est ce qu’on commencera à faire la prochaine fois, mais là j’y tiens beaucoup, aussi, alors, au lieu de vous imposer des mathématiques, je vous imposerai autre chose de pas plus gai, c’est, ce serait : donnez-moi un cerveau. Donnez-moi un cerveau. Donnez-moi un cerveau, vous comprenez, ça veut, ça peut vouloir dire quoi, si je prenais ça comme formule d’un changement radical, et dans l’image cinématographique et dans l’image de la pensée ? [81 :00]
Donnez-moi un cerveau, alors c’est comme pour le corps, je vous disais évidemment c’est comme pour le corps. Ça ne veut pas dire, donnez-moi un beau corps. Donnez-moi un cerveau, ça ne veut pas dire, donnez-moi un beau cerveau. Mais alors qu’est-ce que ça veut dire, parce que un cerveau, on en a un, on n’a besoin de personne, d’accord, on n’a besoin de personne. Tout comme on a un corps, on n’a besoin de personne. Eh oui, mais, après tout, on avait besoin de Blanchot pour découvrir quelque chose sur ce corps, et peut-être que comme disait [Søren] Kierkegaard, ça voulait dire, donnez-moi, mettez-moi une écharde dans le corps, bon. Là qu’est-ce que ça veut dire, donnez-moi un cerveau et mettez-moi quoi dans le cerveau ?
Vous comprenez pourquoi ça s’enchaîne. Si je n’avais pas cette quatrième formule « donnez-moi un cerveau », vous pourriez me dire d’avance, il manque quelque chose. Parce que si il y a un endroit, s’il y a un organe où se posent les problèmes alors de coupure et des drôles de [82 :00] problèmes de coupure, très joli de dire, ça entre, ça entre, ça entre par le cerveau et ça sort du cerveau. Le réflexe par exemple, bon. Vous avez le message sensoriel ; ça passe dans le cerveau et puis ça fait un acte, ça fait un acte, ça fait un mouvement moteur, un moteur, bon. Quand même, qu’est-ce qui se passe entre les deux ? Qu’est-ce qui se passe dans le cerveau ? Donnez-moi un cerveau, ça veut dire quoi ? Ben, ça veut dire que peut-être deux choses ont changé là aussi, entre les guerres, cette fois pas à cause de la guerre, ou bien si, peut-être que la guerre est pour quelque chose là-dedans. J’ai l’impression de deux choses, je crois qu’il ne faut jamais chercher qui est en avance ou pas. Est-ce que c’est la peinture ? Est-ce que c’est la musique ? Est-ce que c’est la science ? Est-ce que… Dans la richesse des choses, on ne sait jamais qui a commencé.
Mais moi, j’ai le [83 :00] sentiment de deux choses, que les savants, que la science du cerveau s’est développée intensément depuis la guerre si bien que la science nous propose aujourd’hui des modèles cérébraux d’une toute autre nature. C’est très lié au problème de l’automate, tout ça. On retrouvera donc — tout ça, ça va très bien avec les problèmes qu’on a vus jusqu’à maintenant — c’est d’une autre nature, [Pause] et qu’il y a des schèmes du cerveau aujourd’hui, des modèles cérébraux qui font frémir, quoi. Qui font frémir, pourquoi ? En fonction des coefficients d’incertitude, pas du savoir, mais des coefficients d’incertitude fous, qui frappent les opérations cérébrales. Je veux dire, la manière dont le [84 :00] cerveau ne peut plus être pensé d’une manière dite déterministe, mais où l’on doit faire appel à des schémas probabilitaires, ou pire, à des schémas aléatoires dans la réception et la communication d’un message, qui rendent notre impression du cerveau de plus en plus fragile. Je dis de plus en plus fragile, je veux dire, c’est comme une écharde dans la chair. Donnez-moi un corps, ça voulait peut-être dire : il faut bien que mon corps ait son écharde. Mais donnez-moi un cerveau, ça veut peut-être dire : il faut bien qu’un jour à l’autre, je m’aperçoive que le cerveau est l’organe le plus fragile, le plus aléatoire de tous mes organes.
Est-ce que la science nous l’apprend ? Peut-être. Mais ce n’est pas de la science ; ce n’est pas la science que nous appliquons, quand nous pensons notre cerveau. [85 :00] Nous avons certains rapport avec notre, chacun de nous a ses rapports avec son cerveau, tout comme on a des rapports avec son corps. C’est de ça dont je veux parler, c’est des rapports vécus avec le cerveau. Non seulement nous avons une science du cerveau — quand je dis « nous », ça renvoie à ceux qui la font pour nous, les spécialistes du cerveau — mais indépendamment d’eux, nous vivons d’une certaine manière notre rapport avec le cerveau.
Je dis de même que — et pas du tout l’un par l’autre – ce n’est pas la science qui a changé notre rapport vécu avec notre cerveau. Moi, je pense, et là je fais une grande contribution au problème de l’incompréhension des générations, j’ai le vif sentiment qu’on ne vit plus, que nous ne vivons plus notre rapport avec notre cerveau, [86 :00] avec notre cerveau personnel, de la même manière que, mettons, il y a cinquante ans ou il y a cent ans. Non seulement les schémas scientifiques, les modèles scientifiques ont changé, mais ce n’est pas par application scientifique, c’est que en même temps et d’autre part, notre rapport vécu avec notre cerveau, a changé. Nous n’en attendons peut-être pas les mêmes choses, nous en attendons d’autres choses, ça c’est du vécu. Là aussi la fatigue, l’attente est devenue cérébrale. La fatigue, l’attente, avons-nous la même fatigue ? Quel est notre rapport vécu avec notre cerveau ? Tout comme j’essayais de dire, quel est notre rapport vécu avec notre corps ?
Alors il faudra peut-être ne pas s’étonner que, de même que après la guerre, s’est développé un cinéma des corps que j’ai essayé de commenter en même temps que j’expliquais la [87 :00] formule « donnez-moi donc un corps », que le cinéma d’après-guerre ait lancé un nouveau cinéma du cerveau. Un cinéma du cerveau, il y en a toujours eu, et à mon avis, c’est un des grand apports du cinéma dit expérimental depuis, et il y a un cinéma expérimental depuis la naissance du cinéma. Mais, la question c’est : est-ce que il n’y a pas un cinéma du cerveau qui a pris une toute nouvelle forme après la guerre ?
Voyez que notre problème est à nouveau triple : les modèles cérébraux, notre rapport vécu avec le cerveau, la possibilité d’un cinéma moderne du cerveau. Et si je voulais faire des symétries, là, faciles, dans une histoire du cinéma, tout serait bien, tout serait bien après tout, parce que je dis, pour le cinéma des corps, j’ai pris un Américain — il y en a d’autres [88 :00] — mais j’ai pris un Américain parce que celui-là me paraissait génial, c’était [John] Cassavetes. Je disais voilà, c’est ça un cinéma des corps, attitude et gestus, si vous vous rappelez, et tout l’espace subordonné à l’attitude et au gestus. Et puis je disais d’autre part, la Nouvelle vague, Godard, [Jacques] Rivette font un cinéma des corps, et là aussi à base d’attitude et gestus et réduction de l’espace à l’enchaînement des attitudes dans le gestus.
Un grand cinéma du cerveau, moi je crois que là aussi, bon, alors il nous faudrait un Américain et un Français — ce serait, bon — comme exemples, mais il y en a bien d’autres. Je dirais oui, il y a bien un Américain dans tous les cinémas, un cinéma du cerveau, c’est un cinéma qui nous présente le cerveau comme monde. Dans le cinéma américain, il y en a un qui a fait ça. Le cerveau-monde, [89 :00] c’est [Stanley] Kubrick. C’est Kubrick, bon. Quelle conception du cerveau, quelle image, quelle image cinématographique du cerveau ! Une fois dit que je n’entends pas, par image cinématographique du cerveau, filmer un cerveau, [Rires] pas plus que je n’entendais par cinéma des corps, filmer un corps. Ça peut comporter ça, ça peut comporter ça. Évidemment ce n’est pas ça. C’est le monde comme cerveau, le cerveau comme monde. C’est ça le cinéma de Kubrick.
Et puis en France, un auteur qui n’a rien, qui n’a absolument rien à voir avec Kubrick, mais qui me semble bizarrement avoir le même projet, mais il va le mener d’une toute autre façon, on en a déjà un peu parlé, c’est Resnais. Chez Resnais là, le monde cerveau, le cerveau comme monde et le monde comme cerveau devient l’objet suprême du cinéma. [90 :00] Prenez “Toute la mémoire du monde” [1956], c’est quoi ? C’est la Bibliothèque Nationale comme monde, mais chaque élément dans la Bibliothèque Nationale. Il y a un très bon critique de Resnais, un très bon commentateur, qui s’appelle [Gaston] Bounoure, qui dit : le type qui pousse les chariots là, remplis de livres, se comporte absolument comme un messager neuronique, il se comporte comme un messager neuronique, dans le film de Resnais. C’est-à-dire la Bibliothèque Nationale, elle est monde, et elle est aussi cerveau, elle est cerveau et elle est aussi monde. Je veux dire, c’est un film du cerveau-monde.
Bon, eh ben, chez Resnais justement, il est évident que les processus cérébraux — et il l’a toujours dit, il n’y a que ça qui l’intéresse — il a toujours dit, moi ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe dans le cerveau, ou ce qui se passe dans la pensée. Si il a pris comme collaborateur [Henri] Laborit [91 :00] dans “Mon oncle d’Amérique” [1980], c’est pour exposer explicitement non pas une théorie — ça Laborit s’en charge, de faire une théorie du cerveau — mais c’est pour faire explicitement un cinéma du cerveau. Dans le film qui a été si mal reçu par le public, qui est un des plus beaux Resnais, “Stavisky” [1974], Resnais explique que si Stavisky est complètement déséquilibré, c’est parce que, tout s’explique par ceci : que il vit avec deux moitiés de cerveau non synchrones.
Tiens ! Ça, ça devrait nous intéresser, parce que je parle rapport vécu avec le cerveau. Est-ce que contrairement à, il y a bien longtemps, est-ce que nous avons gardé la synchronie de nos deux moitiés de cerveau ? Est-ce que ça fonctionne synchrone ? Est-ce qu’un nouveau cinéma du cerveau, ça ne va pas nous apprendre ce que nous savions en secret [92 :00] : que nos deux moitiés de cerveau ne sont pas du tout synchrones ? Et qu’est-ce qui se passe quand ça ne fonctionne pas synchrone ? Est-ce que ça donne les malheurs et à la fois les splendeurs de l’escroc Stavisky et sa fin, et sa fin incertaine, sa fin dont on ne se sait pas ce qu’elle a été ? Bon.
Mais deux moitiés non synchrones, ça c’est un thème qui excite Resnais. Si vous prenez par exemple, si je cherchais à faire des différences faciles Resnais-Godard, c’est évident qu’ils ne s’intéressent pas au même problème. Pour Godard, il s’intéresse beaucoup à la pensée. Pourtant, tous les deux sont de très grands penseurs-cinéastes, mais je dirais pour Godard le cerveau, c’est une dépendance du corps. Et on ne peut pas dire qui a raison ou qui a tort. [93 :00] Qu’est-ce que vous voulez ? Ça ne veut rien dire. Pour Resnais, le corps, c’est une excroissance du cerveau. L’un n’est pas plus abstrait que l’autre, hein. Ce n’est pas question abstrait-concret, parce que dans le cerveau il y a autant de passion. Le cerveau, ce n’est pas un processus raisonnable, ce n’est pas un système raisonnable. Le monde n’est pas rationnel, mais le cerveau il n’est pas raisonnable. Donc, le monde cerveau, il ne se caractérise pas spécialement par une logique exquise, hein ? C’est un lieu de passions. Vous avez, là, dans votre cerveau, vous avez, alors est-ce que c’est des centres ? C’est douteux que ce soit des centres ; vous avez des pulsions de jalousie, des pulsions de jalousie, des pulsions de meurtre, de mort, vous avez des pulsions de suicide, etc., qui animent le cerveau-monde, autant qu’elles animent le corps. [94 :00]
Donc je dis, ce n’est pas une différence du tout de…, mais, ça me semble évident qu’ils ne s’intéressent pas du tout…, et ils font, du coup, un cinéma extrêmement différent. Un cinéma du corps, des attitudes du corps, des gestus qui relient les attitudes du corps, d’un côté ; d’un autre côté, un cinéma des sentiments dans leur enracinement cérébral, des liens entre ces sentiments, des liens cérébraux, entre ces sentiments. Qu’est-ce qui se passe dans un cerveau ? Bon, ça c’est le problème, ça c’est le problème de Resnais. Si bien que le point où nous en sommes là, on va arrêter, écoutez, oui, je vais vous expliquer. C’est ce dernier point qui nous reste, pour en finir avec notre programme. [95 :00]
Il nous faudrait la prochaine fois, commencer déjà à débrouiller : qu’est-ce qu’a pu être — même, au niveau de la science, entre l’avant-guerre et l’après-guerre — le grand changement dans une conception scientifique du cerveau ? Il faudrait arriver à le faire aussi, d’une manière aussi simple si vous voulez, que tout à l’heure pour l’histoire du théorème de Pythagore. Il faudrait repérer des grands axes qui ont changé et qui ne posent pas le problème de la même manière. Qui ? Les biologistes au niveau du cerveau. Et pour des raisons très simples, et il faudra d’une manière indépendante, se demander de quelle manière aujourd’hui nous vivons, notre rapport avec le cerveau, avec la fragilité du cerveau. Mais j’ai le sentiment que nous avons pris conscience — et ce n’est pas un progrès — nous avons pris une conscience de la fragilité du cerveau [96 :00] qui, hélas, décourage beaucoup d’entre nous de penser parce qu’ils se disent que…, mais, qui est un phénomène.
Je suis très frappé dans les études psychologiques sur le corps, ça n’intervient jamais, enfin à ma connaissance, cette histoire. Du temps où déjà même l’existenti[alisme], [Maurice] Merleau-Ponty parlait tellement du corps vécu, tout ça, le rapport vécu avec le cerveau, on n’en parlait jamais. Moi, je crois que le rapport vécu avec le cerveau, c’est une détermination de notre rapport avec le corps très, très, très profonde, notamment, aussi bien générateur de joie que générateur d’angoisse. Là il y a quelque chose qu’il faudra chercher.
Alors ce que je vous demande pour la prochaine fois, c’est de réfléchir à l’ensemble, quand même, puisqu’on touche à la fin de ce programme, parce que j’aimerais que vous parliez aussi, que vous voyiez comment le compléter à partir de, [97 :00] que vous repreniez, vous, que vous ayez relativement présents à l’esprit, ces trois premières mutations : celle de la croyance, celle du corps, celle du dehors, une fois dit qu’il nous reste la quatrième mutation, celle du cerveau. Alors si vous aviez des questions à poser sur les trois premières, on commencerait par-là, et puis on attaquerait la quatrième qui est la dernière. Voilà. [Fin de l’enregistrement] [1 :37 :26]
For archival purposes, the augmented and new time stamped version of the complete transcription was completed in August 2021. Additional revisions added in February 2024.