November 20, 1984

To believe in this world is to believe in the possibility of life in this world. It’s to believe in life here, that is, to believe in the body. In other words, the reason for believing in this world is the body: “So give me reasons to believe in this world”, it’s “give me a body”.

Seminar Introduction

As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.

For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.

English Translation

Edited
Godard, Ici et ailleurs
Jean-Luc Godard, Ici et ailleurs, 1976.

 

Continuing to ask what reasons might exist for believing in this world, Deleuze answers that this means believing in life in this world, that is, in the body itself, even in its fragility and fatigue, that is, a body of and in time. Then, he proceeds to the third mutation, thought that comes from the outside (cf. Blanchot and Foucault), i.e. thinkers who share the belief that thinking’s purpose is an exercise of the outside. After tracing the classical model of knowledge, Deleuze considers Blanchot’s attraction to Jaspers’s concept of “processes”, explaining a type of schizophrenia, that Deleuze says is the force of the outside insofar as it causes a return from the dead, and a mode of thought that conforms both to Blanchot and Foucault, a “thought of the outside”. Considering successive traits of this “thought”, Deleuze studies Blanchot’s Infinite Conversation in which types of interstices emerge: first, the gap over which two images must leap to close the gap; second, the interstice manifesting itself in itself and subordinating any association; and third, the interstice between “speaking” and “seeing”. The interstice leads Deleuze to link this mutation to cinema through “montage” which, pre-World War II, assured associations, whereas after World War II, something explodes, images varying within different sorts of interstices, liberating the interstices (cf. Garrel, Resnais, Godard, Bresson, Godard), with the importance of sound as well as image within not just montage, but “mixage”. Moreover, the interstices between frames come to eliminate out-of-field as a function of association of images. Finally, referring again to Blanchot’s Infinite Conversation, Deleuze considers the book’s opening dialogue between two fatigued interlocutors developing an “incommunicable” between them, the interstice, the force of the outside itself (cf. Antonioni). Concluding the third mutation, thought of the Outside, with its linkage of four notions (the idea of “process”; of essential rapport of thought with an unthought; of a primary interstice; and of bodily fatigue and power of the Outside which is also the direct presentation of time), Deleuze sees force passing through the body and through its fatigue which, as the next session reveals, links directly to mathematics. [Much of this development corresponds to The Time-Image, chapters 7 & 8.]

 

Gilles Deleuze

Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985

Lecture 04, 20 November 1984 (Cinema Course 70)

Transcription: La voix de Deleuze, Mathilde Lequin (Part 1), Eriola Alcani (Part 2), and John Stetter; revised by Laura Moscarelli (Part 3); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale

English Translation Forthcoming

French Transcript

Edited

Gilles Deleuze

Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985

4ème séance, 20 novembre 1984 (cours 70)

Transcription : La voix de Deleuze, Mathilde Lequin (1ère partie), Eriola Alcani (2ème partie), et John Stetter; correction : Laura Moscarelli (3ème partie) ; révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale

Partie 1

On a réussi un coup épatant et qui était de finir au même point que l’avant-dernière fois. [Rires, y compris Deleuze] Voilà, bon. Aujourd’hui, on avance un peu. Mais la dernière fois et l’avant-dernière fois donc, on avait juste essayé — encore une fois, c’est un programme qu’on construit –on avait juste essayé de marquer deux points de mutation dans une image de la pensée. L’un, c’était substitution de la croyance au savoir, et l’autre, c’était position du corps, « donnez-moi donc un corps », et là je ne peux plus revenir, c’est tout simple. Mais je tiens à marquer l’unité des deux, [1 :00] comment quand même ça appartient bien à un même bouleversement dans l’image qu’on se fait de la pensée.

L’unité des deux, c’est, vous vous rappelez que la substitution de la croyance au savoir, d’une certaine manière, on ne peut pas l’arrêter. À chaque moment, elle peut prendre un certain équilibre, par exemple, une redistribution des rapports savoir-croyance telle que l’opère Kant. Kant opère une redistribution à partir de sa formule de fond : « j’ai dû substituer la croyance au savoir ». Il opère une redistribution du savoir et de la croyance. On peut donc marquer des points d’équilibre. Ça n’empêche pas qu’on sera toujours entraîné [2 :00] hors de tel ou tel point d’équilibre, et que la substitution de la croyance au savoir — là je ne parle plus de Kant — nous amène à réclamer quelque chose de tout à fait nouveau : nous réclamons, je disais, des raisons de croire en ce monde-ci. [Pause]

Et c’est sans doute là que la substitution de la croyance au savoir trouve son point le plus extrême : lorsque la croyance se fait réclamation de raisons de croire en ce monde-ci. Car, il y a un problème que je n’ai pas abordé, que je ne compte pas aborder : c’est évidemment des « raisons » de croire en ce monde-ci, mais qu’est-ce que veut dire « raison » ? Ce sont bien des raisons, mais en quel sens ? En quel sens, puisque il ne s’agit sûrement pas de la raison pure ? [Pause] [3 :00] Qu’est-ce que c’est une raison, des raisons, de croire en ce monde-ci ?

Eh ben, c’est presque le passage de la première à la deuxième formule : croire en ce monde-ci, c’est quoi ? C’est croire à la possibilité de la vie dans ce monde. C’est croire à la vie [Pause], c’est-à-dire c’est croire au corps. En d’autres termes, les raisons de croire en ce monde-ci, c’est le corps. Donnez-moi donc des raisons de croire en ce monde-ci, c’est donnez-moi donc un corps. [Pause] Au point où nous en sommes, on considérerait comme une objection tout à fait déplacée qu’on nous réponde, ben [4 :00] croire en ce monde-ci, ça se fait tout seul, ou bien un corps vous l’avez déjà. Sans doute, je l’ai déjà, en fait, et sans doute je crois dans ce monde-ci, en fait. Mais d’une certaine manière, [Pause] je pose une question de droit : je réclame des raisons de croire en ce monde-ci, et je demande un corps, qu’on me donne un corps.

Et je disais la dernière fois, ne vous attendez pas, évidemment, et vous ne vous y attendiez pas, à ce que ce corps soit un corps glorieux ou même soit un corps grec. Oh non, ce ne sera pas un corps grec. Pourquoi je dis « un corps grec » ? Parce qu’on l’a vu, le corps grec, même comme corps, c’est une matière informée par une belle forme. [5 :00] C’est le modèle du savoir, [Pause] et la gymnastique est un savoir, [Pause] et le corps grec, c’est la matière informée, [Pause] c’est ce corps qui fait partie du monde du savoir. Donc ce n’est pas un beau corps grec que je demande quand je dis « donnez-moi donc un corps ». Alors, je disais oui, ça peut être un corps fragile. [Pause] Même pire, un corps fatigué. [Pause] [6 :00] Un corps fatigué, bon, qu’est-ce que ça veut dire, ça ? [Pause] Un corps fatigué, ou bien un corps qui attend quelque chose. La fatigue et l’attente, la fatigue, l’attente… C’est le contraire du corps informé, c’est le contraire de la matière informée par une belle forme. La fatigue et l’attente marquent une inadéquation du corps avec soi. [Tous ces propos constituent des points d’introduction dans le chapitre 8 de L’Image-Temps, « Cinéma, Corps et Cerveau, Pensée »]

Pourquoi que je répète la fatigue, l’attente, la fatigue, l’attente ? Je les répète toujours dans mon souci d’établir cette espèce de court-circuit de la philosophie au cinéma. La fatigue, l’attente. J’ai parlé d’un cinéma des corps. [7 :00] S’il y a un cinéaste des corps, et un des premiers hors de ceux que j’ai cités, c’est bien connu, c’est [Michelangelo] Antonioni. Qui mieux qu’Antonioni a su mettre dans les corps la fatigue, l’attente ? Qu’est-ce que ça veut dire, mettre dans les corps la fatigue, l’attente ? Je dis — enfin ceux qui étaient là l’année dernière comprendront tout seuls ; les autres, ça n’a pas d’importance — je dis, c’est évidemment un corps qui marque le temps ou sur lequel le temps s’est inscrit. C’est un corps qui nous donne une image directe du temps. C’est un corps qui est le corps du temps. [8 :00] C’est ça, ce corps fragile, toujours fatigué, toujours en attente. [Pause] Alors c’est vous dire que ce n’ est pas du tout le corps grec. Le corps grec, c’est le corps de l’adéquation. [Bruit d’avion] C’est le corps-mouvement, le corps grec.

Mais nous, il y a longtemps qu’on n’a plus de corps-mouvement. [Pause] On a des prothèses. Le mouvement, c’est les prothèses ; je veux dire l’automobile, tout ce que vous voulez, c’est des prothèses. En revanche, on n’a plus guère de corps-mouvement, c’est-à-dire les choses se meuvent pour nous, on a un corps-temps. [9 :00] C’est ça qui fait notre mauvaise santé radicale. La fatigue, l’attente, c’est l’écharde dans la chair. On évoque donc l’écharde. Bien plus, on a besoin de l’écharde pour croire au monde. On a besoin d’un corps fatigué pour croire au monde, on a besoin d’un corps en attente pour croire au monde. La raison de croire au monde, c’est le corps. A quel prix ? Au prix suivant : que le corps inscrive, enregistre directement le temps. C’est fini le chœur gracieux des choeurs grecs, le chœur, c-h, la ronde. [10 :00] C’est fini.

Alors bon, vous voyez, je suis juste en train d’unir… Tant qu’il a cette écharde dans la chair, il peut vivre… « Tant qu’il a cette écharde dans la chair, il peut vivre » : c’est une phrase très belle mais tout le contexte est très beau, c’est une phrase très belle de [Søren] Kierkegaard. [Dans son Journal ; de Saint Paul 2 Cor 12,7] Le thème de l’écharde dans la chair, c’est un thème kierkegaardien. Le héros kierkegaardien a fondamentalement une écharde dans la chair. Tant qu’il a cette écharde dans la chair, il peut vivre. « Donnez-moi un corps », ça veut dire : donnez-moi une écharde dans la chair, mettez-la en moi. Est-ce que ça veut dire un goût de souffrir ? Non, vous comprenez, un goût de souffrir, tout ça, c’est très secondaire. Ça veut dire : que mon corps devienne l’inscription [11 :00] du temps, que mon corps révèle le temps, la fatigue, l’attente. Il ne s’agit plus de bouger. Bon, voyez.

Je voulais juste dire, c’est en ce sens — et là, il faut que ce soit lumineux pour vous, sinon je ne peux pas avancer, alors je recommence tout — il faut que ce soit lumineux pour vous le lien donc entre les deux formules : « donnez-moi des raisons de croire au monde », c’est-à-dire substituer la croyance au savoir, d’une part, et d’autre part, « donnez-moi donc un corps », le lien des deux étant que la raison de croire, c’est le corps, une fois dit que le corps, [Pause] c’est le corps [12 :00] qui porte directement le temps, la fatigue et l’attente, par opposition au corps grec, qui était le corps du savoir. Le corps de la croyance, c’est un pauvre corps, quoi, un pauvre corps, mais si puissant. Ça va ? Je veux dire, je ne vous demande pas si vous êtes convaincus. Enfin, si ; alors, il faut y croire à tout ça, il faut absolument y croire, et si vous n’y croyez pas… Vous comprenez la sélection se fait toute seule ici : si vous n’y croyez pas, vous ne pouvez pas revenir. [Rires] Si vous voulez des explications, je peux vous répondre… Eh ben, non je ne peux pas, parce qu’il faut y croire. [13 :00] Voilà.

D’où, on va continuer. Je dis, il y a un troisième aspect dans cette mutation, [Pause] un troisième aspect que j’essaierai de résumer en disant : la pensée vient du dehors. Là aussi, c’est une mutation, la pensée vient du dehors. Je dis, là aussi, c’est une mutation qu’il faut tout de suite, avant même de savoir ce qu’on va dire, il faut évaluer l’importance de la mutation. C’est qu’avant, jusqu’à Kant, je ne sais pas, [Pause] la pensée existait fondamentalement en alliance avec un sens intime ou un sens intérieur, et la [14 :00] pensée d’une certaine manière était essentiellement pensée du dedans. Que la pensée vienne du dehors, voilà, ce serait le troisième cri.

Tout comme je cherche à marquer dans chacun de certains auteurs, ils ne dépendent pas les uns des autres, là je voudrais aujourd’hui développer ce troisième aspect de la mutation. Et à mon avis, les deux plus grands auteurs qui ont développé l’idée d’une pensée qui vient du dehors, c’est [Maurice] Blanchot et c’est [Michel] Foucault. [Pause] Et pas sans rapports l’un avec l’autre, puisque Foucault écrit un article en 1966 dans la revue Critique [numéro 229 (juin 1966), pp. 523-546], [15 :00] sous le titre « La pensée du dehors », qui est un hommage à Maurice Blanchot. La même année pour son compte, Foucault publie Les mots et les choses [Paris : Gallimard, 1966]. Or, je dis immédiatement, on aura l’occasion de revenir, encore une fois, c’est des programmes, et il faut que j’arrive à la fin de mon programme pour vous expliquer à la fois ce que j’attends de vous et ce que vous êtes en droit d’attendre de moi cette année.

Donc on verra tout ça plus tard, mais ce que je tiens à dire immédiatement, c’est qu’il me paraît certain que l’œuvre de Foucault a traversé, n’a cessé de traverser, un certain malentendu qui était son rapport avec l’histoire et la manière dont il se servait de l’histoire, qui peut faire croire à certains lecteurs, [16 :00] même de très bonne foi et très admiratifs, que Foucault était devenu presque plus historien que philosophe. Or, il me semble au contraire que cette œuvre n’a jamais abandonné le plus pur élément de la philosophie; simplement il a entretenu avec l’histoire un rapport tout à fait original, mais tout ça, on aura à le voir. Et s’il est resté et s’il reste dans l’élément le plus pur de la philosophie, c’est que, à mon avis, une seule chose qui a intéressé Foucault, c’est : qu’est-ce que signifie penser ? [Pause]

Et que par-là, alors, pourquoi est-ce que lui avait besoin de passer par des objets historiques pour avancer dans sa recherche ? Ça, c’est une question. [17 :00] Mais si vous voulez, lorsque, d’une certaine manière, à la fin de sa vie, il se réclamait, ce qu’il n’avait pas fait avant, il se réclamait d’une certaine, non pas dépendance, d’une certaine affinité avec Heidegger, il va de soi que le point d’affinité était que, comme Blanchot tout comme Heidegger, c’est une œuvre qui sait s’interroger sur « que signifie penser ? ». Or, entre Blanchot et Foucault, la réponse, c’est : la pensée, c’est l’exercice du dehors. [Sur le lien entre « que signifie penser ? », Blanchot et Foucault, voir « La vie comme œuvre d’art » dans Pourparlers (Paris : Minuit, 1990), pp. 129-138]

Et, là, [18 :00] ça revient bien à une tâche qu’on a à faire cette année, nous tous, à savoir, si je prends Blanchot, pour une raison simple, c’est que pour la plupart d’entre vous, vous connaissez aussi bien que moi, beaucoup d’entre vous, Blanchot, et voilà que beaucoup de thèmes de Blanchot, ou proches de Blanchot, sont comme devenus les lieux communs d’une espèce de manière de penser moderne, c’est-à-dire on y est immédiatement familier. Je ne veux dire du tout, je ne parle pas du tout de snobisme ; je veux dire que c’est des thèmes que même, sans avoir lu Blanchot, on a comme respirés, si bien qu’on se trouve vis-à-vis d’eux devant un drôle de situation : on est familier avec eux, et je ne suis même pas sûr qu’on les comprenne bien. [19 :00] Si bien qu’une de nos tâches cette année, ce serait peut-être d’essayer d’y voir clair dans une pensée comme celle de Blanchot, c’est essayer de, dans une pensée comme celle de Foucault qui, elle, pour d’autres raisons, risque de nous échapper, puisque l’apparence historique de son analyse risque de nous cacher la manière dont il empoignait le problème « que signifie penser ? ».

C’est dans tout ça qu’il faut mettre de l’ordre, et je dis, c’est très curieux. Donc Foucault intitule l’article sur Blanchot « La pensée du dehors », et en effet « le dehors », c’est un thème que Blanchot ne cesse d’invoquer. Et encore une fois, je ne présenterai jamais Foucault comme un disciple de Blanchot, mais [20 :00] je pense qu’il a emprunté — en le disant, toujours en le disant — qu’il a emprunté certains thèmes de Blanchot pour les reprendre à sa façon, les recréer à sa façon, et suivant une méthode complètement différente qui définit l’œuvre de Foucault lui-même. Ce qui me permet de parler de l’un et de l’autre à la fois, à ce niveau de : mais qu’est-ce que signifie cette pensée du dehors ?

Ben, pour le comprendre, je commence par revenir au modèle, appelons-le modèle classique, modèle de la connaissance ou du savoir. Car le modèle de la connaissance ou du savoir, [Pause] le modèle classique, l’image qu’on pourrait appeler maintenant l’image classique de la pensée, j’ai essayé de la définir la dernière fois, mais je n’en ai défini [21 :00] qu’une partie. D’une certaine manière, je n’en ai défini le cadre. Je disais, le modèle du savoir pose une conformité de la nature et de l’esprit, de l’homme et du monde, et cette conformité, il faut la prendre à la lettre, puisque cette conformité, c’est une connaissance. [Pause] Ou inversement, la connaissance est une conformité, puisque [Pause] connaître, dans le schème aristotélicien, c’est l’opération d’un intellect capable de prendre la forme, capable de prendre la forme de la chose, « con-formité ». [Pause] Et on avait vu [22 :00] que tous ces thèmes se regroupaient dans la notion claudélienne de « co-naissance ». [Voir la séance précédente pour la référence à Paul Claudel, Traité de la co-naissance au monde et de soi-même (1907)]

Mais je dirais presque que ça, ça définit le cadre de la connaissance. Qu’est-ce qui se passe dans ce cadre ? Quel mouvement ? Moi, je dirais que le mouvement de connaître, dans le modèle classique, se fait suivant deux axes, [Pause] et ça ne doit pas nous étonner, d’après le début, si vous vous rappelez notre tout début. Il se fait d’après un axe qui définirait « la possibilité logique de la pensée », [Pause] et il se fait suivant un axe [23 :00] qui définirait « la possibilité organico-psychologique de la pensée ». Le premier axe de la possibilité logique de la pensée se présente comme le concept, et le concept, [Pause] je dirais, est à la fois l’objet et le sujet, c’est-à-dire il se confond avec un double mouvement : intégration, différenciation. [Pause] L’intégration définira, par exemple, [24 :00] le concept comme genre, ou même comme genre suprême — là j’essaie de grouper des choses, comme ça — ; [Pause] la différenciation, on verra la spécification du concept, la façon dont le concept comme genre se divise en sous-concepts ou en espèces, la différenciation du concept générique, du concept comme genre, en concepts spécifiques. Et je veux dire que « pensée logique » va de l’intégration à la différenciation et de la différenciation à l’intégration. [Pause] [25 :00]

Suivant l’autre axe, qu’est-ce que nous avons, du côté de la possibilité « organico-psychologique de la pensée » ? Nous n’avons plus le concept comme Tout, qui intègre et se divise, c’est-à-dire comme genre suprême. Nous n’avons plus le concept comme Tout qui s’intègre et divise, qui intègre et divise, qui intègre les espèces en un genre et divise le genre en espèces, intégration-différenciation. Du côté de la possibilité « organico-psychologique », nous avons les images. [Pause] C’est donc mon deuxième axe, nous avons les images, [26 :00] et quoi ? Et leur enchaînement, c’est-à-dire la manière dont une image sort d’une autre image ou s’enchaîne avec une autre image. [Pause] « L’organico-psychologique » fournit des images associables et associées. Bien.

Si bien que cet axe, à son tour, tout comme mon autre axe tout à l’heure — vous voyez les choses s’harmonisent ; elles sont harmonieuses par nature, quoi — pour l’axe précédant, j’avais déjà un double mouvement ; le concept comme Tout, j’avais déjà un double mouvement, l’intégration et la différenciation. Là il me faudrait un double mouvement aussi ; ce serait plus joli si c’était… et si c’est plus joli, c’est plus vrai, hein ? [Rires] [27 :00] Ben, oui, alors, ben, évidemment, on a un double mouvement, car il est bien connu que tantôt les images s’associent par ressemblance, et tantôt les images s’associent par contiguïté. La ressemblance et la contiguïté sont les deux lois de l’association des images.

Qu’on ne me dise pas — et bien sûr, vous ne me le dites pas — que l’associationnisme est une vieille théorie dépassée. Car l’affirmation que l’associationnisme est une vieille théorie dépassée est une affirmation non seulement dépassée, mais stupide. Je veux dire, ce qui s’est passé, c’est que, une fois que l’associationnisme a été dégagé par notamment certains auteurs du 18ème siècle, à savoir, les lois d’association [28 :00] des images, la théorie de l’association a donné lieu à toutes sortes de remaniements, [Pause] de corrections, d’enrichissements. Mais la base ou le noyau de la théorie est resté strictement intact pour la bonne raison que — là aussi, ce serait un très bonne exemple en quoi il y a une rigueur en philosophie — il n’y avait absolument rien à transformer sur ce fait brut. Et qu’est-ce qu’il y avait eu de fantastique dans l’associationnisme, et dans son introduction au 18ème siècle ? C’est qu’il avait introduit dans la philosophie la première grande théorie des relations. Et que les fameuses histoires, association par ressemblance et association par contiguïté, vous n’en pouvez saisir l’importance d’un point de vue de la théorie de la pensée que si vous comprenez que [29 :00] ça signifie : la ressemblance et la contiguïté sont les deux relations fondamentales dont peut-être toutes les autres dérivent. Bon. [Pause]

Et que, le point de départ de l’associationnisme, il est tout simple : ce n’est pas parce que deux idées se ressemblent, ce n’est pas parce que deux images se ressemblent, qu’une image va me faire passer à une autre qui lui ressemble. Vous comprenez où est le miracle ; le miracle n’est pas qu’il y ait des choses contigües ou des choses ressemblantes. Le miracle, c’est que la ressemblance et la contiguïté soient des relations, à savoir que l’image de quelque chose qui m’est donné me fasse penser [30 :00] à quelque chose qui n’est pas donné parce que ça lui ressemble. Je vois le portrait de Pierre, je pense à Pierre. Vous me direz : ça va de soi, puisque le portrait ressemble au modèle. Rien du tout ; ça ne va pas de soi. Ça va de soi si la ressemblance est une relation. Comment faut-il être fabriqué pour que la ressemblance soit une relation ? Comment faut-il être fabriqué pour que la contiguïté soit une relation ? Ça, c’est la question des associationnistes. Cette question, personne n’a jamais pu l’améliorer, cette question même, et personne n’a pu lui donner une autre réponse que celle que, dès le 18ème siècle, [David] Hume lui donnera. Bon.

Je dis en tout cas, je m’en tiens juste du point de vue de la possibilité organico-psychologique de la pensée, j’ai donc [31 :00] l’association des images associables et associées suivant la double relation de la ressemblance et de la contiguïté. [Pause] Bien. J’ai donc deux axes, avec quatre mouvements, deux pour chaque axe, hein ? — Vous me suivez ; là, ce que je dis est très facile. Vous le sentez vous-mêmes. — J’ai donc deux axes, mais quatre mouvements : j’ai le concept comme Tout, auquel correspond intégration-différenciation. J’ai les images auxquelles correspond association par ressemblance, association par contiguïté.

J’ouvre une parenthèse. [32 :00] La linguistique, la linguistique moderne, elle entre complètement dans ce schéma. C’est même inquiétant ; si on est train de chercher une image moderne de la pensée, ce serait — je ne sais pas si c’est inquiétant mais enfin… — tout ce que je dis, c’est que la linguistique, la linguistique dont on nous parle toujours, elle rentre absolument dans ce schéma, dans mon schème à quatre, deux axes et quatre mouvements. Je prends l’exemple de [Roman] Jakobson. [Pause] Peut-être qu’on le retrouvera comme, on le retrouvera sûrement. Là je situe juste, je mets juste tous mes pions en place. Je remarque à un premier niveau : [Pause] [33 :00] le fameux problème de la métonymie et de la métaphore reprend explicitement chez Jakobson le thème de la contiguïté et de la ressemblance. [Pause] Bien plus, c’est dans une théorie linguistique de l’aphasie — remarquez que l’aphasie fut toujours un grand problème de l’associationnisme [Pause] — eh ben, de ce trouble cérébral qui donne l’aphasie, on distingue plusieurs types d’aphasie, mais dans l’étude très magistrale que Jakobson fait de l’aphasie du point de vue linguistique, il distinguera une aphasie comme trouble de métonymie ou de contiguïté, et une [34 :00] aphasie comme trouble de métaphore ou de similitude. [Pause]

Je remarque que les linguistes aussi nous parlent beaucoup d’une notion tout à fait fondamentale pour eux, plutôt d’un couple de notions fondamentales, la syntagmatique et la paradigmatique. Je ne cherche pas à le définir en ce moment ; on retrouvera tout ça, plus que peut-être vous ne le souhaitez. Mais je dis, en très gros, supposons que le syntagme, ce soit la consistance d’unités linguistiques contigües à constituer une série d’unités linguistiques successives [35 :00] qui se suivent les unes les autres d’après certaines lois, lois d’enchaînement. [Pause] La paradigmatique, ce n’est plus la contiguïté ; c’est beaucoup plus la similitude. En quel sens ? C’est le modèle linguistique, d’après lequel nous sommes amenés à choisir, dans un énoncé, un mot plutôt qu’un autre mot qui lui est, à des égards énonçables, qui lui est semblable. [Pause] Par exemple, je dis « tu as une belle maison », et je ne dis pas « tu as un beau château ». [Pause] [36 :00] Est-ce qu’il y avait une dichotomie, là, maison-château ? Je suppose que ce sois…, que ce que je vois est comme à la frontière. Est-ce un château ? Il y a des gens du pays qui appellent ça « château », mais moi je me dis, ce n’est pas un château, c’est une maison, c’est une grande maison. Dans ma phrase, je choisis tel mot plutôt que tel autre. Je dis, par exemple, « la nièce d’Alfred » alors que je pouvais dire « la fille d’Octave », à supposer que ce soit la même personne. Bon. Vous voyez que là, j’ai un système.

Qu’est-ce qui m’intéresse là-dedans ? C’est que, syntagmatique-paradigmatique, voyez, si j’appelle ça syntagme [37 :00] — pour le moment, hein, je me donne que la notion la plus rudimentaire de base — si j’appelle syntagme un lien d’unités successives, un lien de proche en proche d’unités de langage successives, si j’appelle paradigme le choix entre des unités semblables à certains égards, là ça me paraît intéressant parce que au niveau de la syntagmatique et de la paradigmatique, je retrouve mes deux axes. D’une part, je retrouve l’axe des images similitude-ressemblance, et d’autre part, je retrouve l’axe intégration, à savoir : unité intégrante du syntagme qui intègre ses propres parties, et différenciation dans le paradigme, choix d’une unité plutôt qu’une autre qui aurait pu [38 :00] se mettre à sa place. [Sur la distinction « conception classique » et « conception linguistique », voir L’Image-Temps, pp. 273-274]

Juste pour dire, après tout, si on en restait là, je ne sais pas ce que nous réserve la linguistique, mais c’est curieux comme elle se sert d’un modèle très respectable, mais d’un modèle très, vraiment très, très ancien de la pensée. Elle a peut-être tout raison de le faire, hein ? C’est juste comme ça ; c’est juste une perfidie en passant, quoi, mais il faudra se demander pourquoi. Et finalement, chez Jakobson, vous retrouverez le jeu des deux axes : similitude-contiguïté d’une part, et d’autre part intégration-différenciation. Bien.

Alors je veux dire quoi ? Eh ben, je veux dire que le savoir, c’est la communication, la rotation perpétuelle des deux axes. [Pause] [39 :00] Ce mouvement, ce mouvement du savoir — c’est en cela que le savoir est un mouvement — ce mouvement du savoir, je peux le présenter comment ? Je dirais que le concept comme Tout [Pause] ne cesse, ou si vous préférez, en même temps qu’il se différencie, [Pause] il s’extériorise dans des images associables. Le concept comme Tout se différencie, mais en même temps, il s’extériorise dans des images associables. [Pause] [40 :00] Inversement, les images s’associent, mais en s’associant, elles s’intériorisent dans le concept comme Tout qui les intègre. Et le mouvement du savoir ne cesse d’être le mouvement par lequel, en se différenciant, le concept s’extériorise dans les images, et par lequel les images, en s’associant, s’intériorisent dans le concept.

Qu’est-ce que c’est clair, hein ? [Pause] Ce double mouvement de l’intériorisation et de l’extériorisation définit le mouvement du savoir ou, si vous préférez, [41 :00] le « dedans comme conscience de soi », le dedans comme conscience de soi, c’est-à-dire le pur concept, ne cesse de s’extérioriser dans l’image, et l’image ne cesse de s’intérioriser dans le concept. [Pause] Et on appellera ça le Tout. Et l’auteur extrême qui a poussé alors jusqu’à l’extrême bout des conséquences une telle vision du savoir et dès lors devait le nommer « le mouvement du savoir absolu », c’est Hegel. [Pause]

Et chez Hegel, il y a une [42 :00] distinction qui me paraît très intéressante. Les deux grandes œuvres de Hegel, c’est la Phénoménologie de l’Esprit [1807] et la Logique [1812-1816]. [Pause] Et, dans le vocabulaire hégélien, la phénoménologie développe des figures, tandis que la logique procède par moments. Il serait très fâcheux de confondre chez Hegel les figures et les moments, les figures de la conscience et les moments du concept, bien qu’il y ait une curieuse correspondance, et que tout l’hégélianisme soit le rapport ou l’étude de tous les mouvements par lesquels la figure devient moment et le moment devient [43 :00] figure. Je dirais, là je deviens très infidèle à, j’essaie de dire en quoi Hegel me paraît précisément faire partie de cette image classique du savoir. C’est que les figures sont réellement – non, ne sont pas réellement — sont l’analogue d’images associables et qui, en s’associant, s’élèvent jusqu’au concept comme Tout [Pause] et s’intériorisent dans le concept. Si bien que la fin de la phénoménologie, c’est le savoir absolu comme intériorité qui a intégré toutes les figures. Et inversement, la logique, ça va être le mouvement inverse, à savoir le concept comme Tout qui se divise d’après ses moments, mais se divisant d’après ses moments, il s’extériorise dans des figures. [Pause] [44 :00] Qu’est-ce qu’il y a lieu de retenir de tout ça ? Je dis, c’est ça la pensée du dedans. La pensée du … [Interruption de l’enregistrement] [44 :19]

Partie 2

… terme splendide, quand il devient poète — le Tout, ce n’est pas seulement le repos transmissible et simple du concept. C’est aussi l’ivresse bachique qui pénètre toutes les parties. C’est le délire, c’est l’ivresse bachique, le double, la double figure, quoi, le repos translucide et simple et l’ivresse bachique. Ah oui, c’est… [Deleuze ne termine pas la phrase]

Alors, pour ceux qui — là je fais des raccords avec l’année dernière – [45 :00] je dis, cette image classique de la pensée, elle repose en effet fondamentalement sur une idée du Tout et du Tout comme ouvert. Voyez que l’ouverture du Tout, c’est quoi là ? L’ouverture du Tout, c’est la permanence du mouvement par lequel le concept n’intériorise pas les images sans s’extérioriser dans les images. Le cercle fermé, mais à l’infini ; c’est un cercle infini, et le dedans, c’est cette unité dialectique de l’intérieur et de l’extérieur. C’est cette unité dialectique de l’intériorisation et de l’extériorisation. C’est ça qui va définir la conscience de soi, c’est-à-dire le sens intérieur du concept. La conscience de soi, ce n’est pas la conscience que j’ai de moi-même, [46 :00] c’est le sens intérieur du concept, à savoir, le concept comme Tout, qui n’intériorise pas les images, les images du monde sans s’extérioriser dans les images du monde : signé Hegel. [Pause]

C’est cette pensée, voyez si… il y aurait tant de choses à dire de plus, mais c’est ce point de repère que je choisis pour essayer de faire comprendre ce renversement. C’est des penseurs comme Blanchot, comme Foucault, qui nous disent que la pensée vient du dehors. [Pause] En d’autres termes, la pensée sera définie comme puissance du dehors, force du dehors. [Pause]  [47 :00] Et Foucault lâche cette formule comme répondant, et qu’il présente comme répondant à la fois à sa propre pensée et à celle de Blanchot : « quand le dehors se creuse et attire l’intériorité », quand le dehors se creuse et attire l’intériorité. Il dit, c’est ça la pensée, ou du moins, c’est ça notre pensée. Notre pensée, c’est quand le dehors se creuse et attire l’intériorité.

Qu’est-ce qui se passe ? On risque d’y passer dans ce dehors, c’est terrible. — Vous, comprenez là, ça va, il n’y a pas de problème ? Bon. [Pause] — Comment… Je dis — j’essaie de numéroter — [48 :00] c’est le premier caractère, dans cette troisième mutation que j’essaie de définir, c’est le premier caractère : la pensée du dehors, la pensée définie comme force du dehors, quelque chose qui fait la pensée comme faisant irruption. Tout ça, c’est des thèmes qu’on connaît, je ne sais pas si vous avez cette… mais, à force de les connaître, à force d’y être déjà comme pré-familiarisé, encore une fois, on risque de ne plus leur donner de statut rigoureux, et à ce moment-là, ça devient des, ça devient des rengaines, ça devient une rengaine moderne, quoi.

Car, déjà la première chose qu’il faut, sur laquelle il faut s’intéresser, c’est que ce dehors, ce n’est évidemment pas l’extériorité. Car si c’était l’extériorité, ben, on serait ramenés. En d’autres termes, ce dehors n’a rien à voir avec l’extériorité [49 :00] du monde. Heureusement pour nous, bien plus, pourquoi ? Presque par définition, au point où l’on en est, là on peut être sûr de nous. On peut être sûr de nous, puisque nous avons vu que toute cette mutation de la pensée reposait sur, et incluait perpétuellement à tous ses stades, la rupture du schéma sensorimoteur, à savoir la perte de rapport avec le monde. [Pause] Je ne reviens pas là-dessus, c’est bien parce que nous avons perdu le lien avec le monde que la mutation s’est faite une première fois : « donnez-moi des raisons de croire à ce monde », une seconde fois sous la forme « donnez-moi un corps ». Troisième fois : « que le dehors se creuse et attire l’intériorité ».

Donc ce dehors, [50 :00] ce n’est pas du tout le monde extérieur, ce n’est pas du tout l’extériorité du monde. Au contraire, nous avons tout lieu de penser que ce dehors sera capable, peut-être, de nous redonner un lien avec le monde extérieur. Mais ce dehors ne peut surgir que sur fond d’une rupture avec le monde extérieur. [Pause] Ce dehors ne peut surgir, il ne peut nous saisir, puisqu’il s’agit d’être saisi par le dehors, il ne peut nous saisir que dans la mesure où nous avons perdu le rapport avec le monde extérieur.

Alors voilà que, à mesure où nous avons perdu le rapport avec le monde extérieur, un dehors nous serait révélé capable de nous saisir. Et ce dehors, qui nous serait révélé, [51 :00] capable de nous saisir, ce serait cela « penser ». Je ne prétends pas expliquer là aujourd’hui, hein ? Je prétends numéroter, numéroter les thèmes de Blanchot, numéroter les thèmes de Foucault. Et en effet, si on essaie alors, d’une manière toute de pressentiment, de mettre quelque chose là-dessous, ce dehors qui nous saisit, à quel prix ? À ce prix que nous ayons rompu avec le monde extérieur.

[20/11/84 51:35] Là, je reviens là-dessus, parce que comprenez ça va être notre future cohérence — si ça s’arrange bien, mais peut-être ça ne s’arrangera pas bien du tout — si ça s’arrange bien, j’insiste sur la nécessité de ne pas confondre le dehors avec le monde extérieur puisque encore une fois, c’est peut-être de ce dehors, bien plus au dehors que le monde extérieur, n’est un dehors [52 :00] — par rapport à ce dehors le monde extérieur n’est pas un dehors. C’est donc, de ce dehors plus en dehors que le monde extérieur, que peut nous venir une raison de renouer avec le monde extérieur.

Et je dis, si on essaie de mettre quelque chose là-dessous — je remarque juste, là je fais des espèces de filiations, d’auteurs qui ont eu des échos les uns sur les autres — que Blanchot a été très frappé par un psychiatre philosophe allemand, qui s’appelle Karl Jaspers. [Pause] Je dis psychiatre philosophe, puisqu’il commença par être psychiatre, [53 :00] et devint un philosophe d’une grande importance. Et chez Jaspers apparaissait une étrange conception, pas de la schizophrénie, mais de certains cas de schizophrènes, conception que vous trouverez dans un livre splendide, qui s’appelle : Strindberg et Van Gogh [Paris : Minuit, 1953]. Et comme par hasard, ou pas par hasard, vous trouverez une préface très belle, à ce livre, préface de Blanchot [« La folie par excellence », publiée dans Critique 45 (février, 1951), pp. 99-118 ; repris dans la traduction du livre de Jaspers, pp. 9-32]

Et Blanchot s’intéresse énormément à une notion que Jaspers, en tant que psychiatre, avait essayé de dégager : la notion de « processus ». [54 :00] Il disait, voilà, il y a des schizophrénies où on a bien l’impression que les schémas classiques ne conviennent pas. Les schémas classiques, c’était quoi ? C’était, soit des schémas de réaction, soit des schémas de développement, à savoir, la folie comme réaction à quelque chose d’extérieur — même si c’est de l’organique — ou la folie comme développement d’une personne, développement d’un dedans. [Pause] [55 :00] Et Jaspers se dit : il y a bien des cas où l’on a le sentiment que ça n’est ni l’un, ni l’autre. On dirait que le malade a été saisi par un processus. Voyez, la notion de processus, il la distinguait de la réaction à l’extérieur comme du développement de l’intérieur. Un processus… Un processus qui bouleverse sa personnalité, c’est comme si le sujet avait une révélation qui va le briser. [Pause]

Alors, ce que je dis est très vague, mais tant mieux, tant mieux. [56 :00] Une révélation qui va le briser, ça veut dire quoi ? Là-dessus sans doute, est-ce que Jaspers essayait d’éviter les contre-sens qu’il allait susciter ? Et il ne sera pas le dernier à essayer et jamais on ne pourra éviter ces contre-sens qui feront déjà que, on fera dire à Jaspers que la schizophrénie est la maladie la plus poétique du monde et que tout ça, c’est formidable. Car Jaspers, dès le début, distinguait bien le processus qui saisit une personne et l’écroulement qui s’en suit, et l’écroulement lui paraissait absolument pathologique [57 :00] en tant que psychiatre qu’il était. Mais le processus lui paraissait d’une autre nature, au-delà de la santé et de la maladie. Si on ne comprend pas ça, on ne comprend rien à Jaspers, et on ferait dire à un psychiatre très sérieux des propos tout à fait irresponsable du type : les schizophrènes, c’est tous Hölderlin. Non, ce qu’il voulait dire, c’est que l’écroulement d’une personnalité de toute manière, maladive, pathologique, le processus qui le provoque est en dehors des catégories normales pathologiques. Bon. [Pause]

Si le processus s’empare [58 :00] — c’est déjà dans ces termes que parle Jaspers, et Blanchot les prendra — s’empare d’une nature médiocre, l’écroulement de la personnalité est irrémédiablement pathologique. Après une période — et là, Jaspers a beaucoup d’art en tant psychiatre — il décrit cette période dans certaines schizophrénies, cette période à la fois d’effroi et de ravissement, et d’espèce de période créatrice au début, au début du processus. Puis, tout se passe comme si le type ne tenait pas le coup, bon, effondrement. À ce moment-là, oui, l’effondrement est absolument pathologique.

Le processus, par-delà le normal et le pathologique, est-ce qu’il n’a pas toujours pour conséquence un effondrement de la personnalité, une brisure de la personnalité, [Pause] [59 :00] avec beaucoup de nuances ? Pas de la même manière chez un schizophrène d’hôpital et chez Hölderlin. Comme dira Blanchot, évidemment Hölderlin a une nature riche. Il est poète par nature. Au moins une fois ça se sera produit, et pourtant, il y a aussi effondrement de personnalité incontestable chez Hölderlin. Il est difficile — ça a été tenté, ça a été tenté, c’est très intéressant — mais il est difficile de ne pas reconnaître en Hölderlin un schizophrène. Bon, il y a autre chose, hein ? D’une certaine manière, il tient le coup par rapport au processus.

Cette idée de Jaspers, que Jaspers développe admirablement, [60 :00] ça c’est trouver quoi, ça, quelqu’un qui à la fois… Voyez comment ensuite ça eu beaucoup d’importance, notamment pour l’antipsychiatrie. Il y a eu dérivation directe de Jaspers à l’antipsychiatrie. Lorsque Ronald Laing lancera son thème de la schizophrénie comme voyage, lui aussi, il sera en proie au même contresens, des lecteurs, où on l’accusera de faire une espèce d’apologie de la schizophrénie. Et pourtant il avait la même prudence, Laing. Oui, la schizophrénie était un voyage. Seulement voilà, c’était un voyage, qui incluait son propre naufrage. [61 :00] Le voyage n’était ni normal, ni pathologique ; il était au-delà, il était d’une autre nature. Ce n’était plus, chez ces auteurs, ce n’était plus par-delà le bien et le mal ; c’était le normal et le pathologique. C’est le processus. C’est ce que Laing appelle « voyage ». Mais le naufrage lui, il est pathologique.

Est-ce qu’on peut supporter le voyage ? Est-ce qu’on peut supporter le processus, sans effondrement de personnalité ? Si oui, je vais vous , si oui, c’est parce que d’une certaine manière, l’effondrement de personnalité a dû se faire avant, je crois. C’est ma réponse, le seul moyen. Ou bien, ou bien il y aura effondrement de personnalité, ou bien, l’effondrement de personnalité s’est fait à doses homéopathiques, et avant. [62 :00] Ça je le dis, pour pas que vous ne mélangiez pas tout, ça, je le dis en mon propre… pardonnez-moi ce n’est pas, ce n’est pas de l’orgueil, c’est question que pour que vous ne mélangiez pas tout, je dis ça en mon propre nom. Je pense que la seule manière de supporter — si ces auteurs veulent dire vraiment quelque chose de, de réel, par leurs histoires de processus ou de voyage — la seule manière de supporter le processus ou le voyage, c’est si — et ça répond bien à tout ce qu’on fait depuis le début de l’année — si la rupture du lien avec le monde, et le corrélat, c’est-à-dire la dissolution de la personne, s’est fait avant, et s’étant fait avant, s’est fait vraiment sous une forme homéopathique ou sous une forme vaccinatoire.

Je veux dire, Beckett n’est pas fou. [63 :00] Beckett n’est pas schizophrène. D’une certaine manière ma réponse, ce serait : pourquoi est-ce qu’il n’est pas schizophrène ? Parce que la dissolution de la personnalité, il l’avait faite avant, à, à l’irlandaise, quoi. Presque je dirais, à l’anglaise, il l’avait faite à l’anglaise, à savoir, depuis que les anglais pensent, ils n’ont jamais compris ce que voulait dire « Moi ». Jamais ! C’est leur supériorité. La philosophie française et allemande, c’est, c’est le « Je », le Moi, le sujet. Et les Anglais, ils arrivent, [Rires] ils disent… ils ne demandent pas mieux que de comprendre, ils voudraient bien, mais non, ils ne voient pas, ils ne voient pas ce qu’on dit. Alors, bon. [64 :00] Si vous avez pris vos précautions, si vous avez fait votre rupture non pas avec le monde mais avec votre lien du monde, votre dissolution de la personne avant, vous avez une petite chance. Sinon…

En tous cas, à quelque prix que ce soit, le processus s’est au moins produit deux fois dans l’histoire de la poésie, à quelque prix quoi que soit, c’est-à-dire l’effondrement de la personnalité de type schizophrénique et rupture avec le monde de type schizophrénique : une fois avec Hölderlin, une autre fois avec Artaud. Je dirais, vous voyez, lisez cette… c’est comme si, voilà… Je vais vous raconter une histoire, pour qu’on se repose un peu. [65 :00]

Il y a quelqu’un ici que, moi, j’aime beaucoup parce qu’il y a longtemps qu’on se connaît et qui vient d’un pays lointain. Ne cherchez pas qui, vous ne trouverez pas. Alors, tous les ans, tous les ans, elle vient d’un pays lointain, elle vient à Paris. Elle vient à Paris comme, exactement comme moi je vais du cinéma. Elle se dit : tiens, je vais me faire mon cinéma, je vais à Paris. Et quand elle va à Paris, une partie de son temps, elle va écouter des philosophes [Pause] parce que ça la met dans un état de, de satisfaction complète. Et, elle prétend — mais je crois que c’est coquetterie — elle prétend ne rien comprendre du tout ; d’ailleurs ça ne l’intéresse pas du tout, ça. Mais je dis, je crois que ce n’est pas la seule parce que, ce n’est pas la seule, [66 :00] c’est une manière d’écouter de la philosophie… On ne comprend pas les paroles, et tout, c’est même épatant, c’est comme, oui, on ne connaît pas les paroles. Alors, elle ne comprend pas les paroles, mais ça la met dans des états de joie, car ce qui l’intéresse, c’est, à la limite, je dis — c’est pour ça que je raconte cette histoire — c’est… Elle, elle écrit des romans, elle écrit du théâtre. Et moi, je trouve ça très beau ; c’est pour ça que j’en parle et que je tire quelque chose de ses textes. Et voilà qu’elle a fait une espèce de nouvelle où elle dit tout, pourquoi qu’elle fait ce voyage à Paris, pourquoi elle va écouter des philosophes alors qu’elle ne comprend rien, toujours qu’elle dit… hein ? Qu’est-ce qui la satisfait tellement ?

Elle dit : voilà, les philosophes, c’est des gens qui croient — j’aime bien parce que [67 :00] ça tombe bien parce que ça tombe en plein dans ce qu’on fait cette année — Ils croient deux choses, et ils se trompent sur les deux. Mais, c’est deux choses tellement bizarres qu’ils croient qu’il y a de quoi se réjouir. Les philosophes, ou un philosophe, c’est quelqu’un, d’une certaine manière, qui croit qu’il est déjà mort ou qu’il est passé par la mort. Je trouve ça formidable parce que c’est une vision Edgar Poe de, de « qu’est-ce qu’un philosophe ? ». Ça me paraît, moi ça me paraît un des plus beaux textes que j’ai lus sur : “qu’est-ce qu’un philosophe”. Alors c’est pour ça que j’en parle. Quelqu’un qui croit comme ça, quelqu’un qui croit qu’il est mort, ou qu’il est passé par la mort, qu’il est revenu des morts — ça revient au même — il est mort, il est passé par la mort, il est revenu des morts… Alors là, elle se marre. Elle dit : ben, [68 :00] il se trompe. S’il y était passé, il ne serait pas revenu d’abord, donc, c’est dans sa tête quoi. Il pense qu’il est passé par la mort.

Première erreur donc, mais première croyance. Et puis, deuxième croyance qui s’enchaîne avec la première : il croit que mort ou passé par la mort, il continue quand même à vivre. Ce qui est une deuxième erreur parce qu’il ne vit pas du tout, hein ? Évidemment, c’est, et à la fois, une vision, il me semble, dans l’idée il y a une vision très profonde de « qu’est-ce qu’un philosophe ? » et il y a une critique de la philosophie. Mais, moi je crois, donc je supprime la critique, surtout qu’elle dit que c’est ça qui la ravit. Elle regarde là des types… C’est des zombies, quoi. C’est des zombies. [Rires] Ils croient être morts et ils croient continuer à vivre étant morts, ça [69 :00] ne va pas leurs têtes, ça ne va pas ! Mais pour elle, c’est ça qui fait le charme, vous comprenez ? Alors, elle va à Paris voir les zombies de là-bas. Et elle dit, même leurs gestes, leurs gestes, leurs manières de parler, tout ça, ça vient de chez les morts, tout ça. Simplement, ils croient qu’ils vivent, d’accord, il faut voir, il ne faut pas les troubler… Mais, c’est sa joie.

Alors je me dis, mais, ce dont elle fait sa joie, c’est l’essence même de la philosophie. À savoir, en effet, le philosophe, c’est bien quelqu’un qui, d’une certaine manière, pense à tort ou à raison — ça n’a aucune importance –, pense à tort ou à raison, être revenu des morts, [Pause] et à tort ou à raison, il pense qu’il vit, [70 :00] mais qu’il ne vit pas de n’importe quelle manière puisqu’il est revenu des morts, qu’il vit d’une manière très spéciale. En d’autres termes, il est entre deux morts : une mort dans laquelle il est passé du dedans, une mort qui l’attend du dehors. Vous me direz : la mort qui nous attend du dehors, c’est le cas pour tout le monde. Pas du tout, pas du tout. Ce n’est pas notre cas en général. Notre cas en général, c’est attendre la mort du monde extérieur et de l’organisme intérieur. Mais la mort qui nous attend du dehors, la mort qui nous vient du dedans, c’est autre chose. La mort qui nous vient du dedans, c’est la mort par laquelle on est passé. Fallait-il passer par la mort ? On est passé par la mort ?

Un des textes les plus déterminants, les plus fondamentaux [71 :00] de toute la philosophie, c’est le texte de, c’est un texte de Platon dans le Phédon, sur le thème : si les morts naissent des vivants — à savoir, il faut avoir été vivant pour mourir — si les morts naissent des vivants, inversement les vivants naissent des morts. Bon, très beau texte, très, très beau texte, qui est comme un des actes fondateurs de la philosophie. Le philosophe, peu importe s’il a raison ou s’il n’a pas raison puisqu’il estime être passé par la mort, en tant que philosophe, pas en tant que personne, hein. Il estime revenir des morts. Il estime revenir du pays des morts.

Puis, il pense que, il va vers une mort qui l’attend du dehors. Quand le dehors se creuse et attire l’intériorité, il est entre deux morts. Seulement moi, je dirais que, ce n’est pas qu’il continue à vivre et qu’il croit que, qu’il continue à vivre alors qu’il ne vit pas beaucoup ; [72 :00] moi, je dirais que, entre ces deux morts, entre la mort apparente et la mort à venir, le philosophe, il lance un éclair qui est un éclair de vie. C’est la vie comme un éclair, et même si ça ne va pas vite et que cet éclair de vie est quelque chose, c’est-à-dire, d’accord, c’est un zombie… Mais que, il y a que le zombie pour chanter la vie. Je reviens des morts et je chante la vie. C’est ça la philosophie. Et c’est, c’est dans la mesure où je reviens des morts que je chante la vie. C’est ça, bon.

À quoi ça ferait penser ? Pourquoi je parle de ça ? Vous devez sentir une idée. C’est ça le processus, c’est ça la pensée du dehors. C’est le revenir des morts, d’une certaine manière. Vous me direz, il n’y a pas que les philosophes qui peuvent revenir des morts. Ce n’est pas sûr que ça nous arrive à tous, parce que ce n’est pas notre aventure, ce dont nous sommes nés. Mais si, c’est pour ça que je parle d’une mutation de la [73 :00] pensée et que dès le début, j’ai dit que la guerre avait été, un facteur fondamental dans cette mutation de la pensée.

La guerre avait été un facteur fondamental dans cette mutation de pensée, non pas en tant que guerre simplement, mais sous sa double forme, sous la forme de sa double horreur : camps d’extermination, bombe atomique. Camps d’extermination, bombe atomique, qu’est-ce que, qu’est-ce que ça constitue, qu’est-ce que ça définit ? Ça définit les gens qui sont passés par la mort. Je ne veux pas dire du tout que, que les philosophes, c’est, c’est ça. Je veux dire que ceux-là sont, qu’ils veulent ou non, bizarrement c’est des philosophes, ceux-là ils nous reviennent vraiment des morts. Et, un des auteurs les plus importants au moment du Nouveau roman, Jean Cayrol, a écrit des textes célèbres — il faudra aussi les voir [74 :00] puisqu’on fait des groupements — sur ce qu’il appelait le héros moderne définit comme « lazaréen ».

Le héros lazaréen, bon, qu’est-ce que c’est le héros lazaréen ? C’est celui qui revient des morts et qui a une vie intense, sans doute intense. Je ne dirais même pas qu’elle est marquée par la mort, mais elle a quelque chose à voir avec cette mort dont il revient. Et selon Cayrol, qui est lui-même romancier, le Nouveau roman était la mise en scène d’un héros fondamentalement lazaréen. D’où le Nouveau roman est le roman de l’après-guerre. [Pause] [75 :00] [Selon Deleuze, Cayrol écrit sur le héros lazaréen dans Corps étrangers (Paris : Seuil, 1959) ; voir L’Image-Temps, p. 270, note 24]

Et, toujours cherchant à faire mes espèces de courts-circuits, s’il y a quelqu’un qu’il est le plus philosophe des cinéastes, c’est évidemment [Alain] Resnais. C’est Resnais. Et ce n’est pas par hasard qu’à cet égard, par deux fois, Jean Cayrol et Resnais ont collaboré, une fois pour “Nuit et brouillard” [1956], un film dont on ne peut même pas dire qu’il est « sur » les camps d’extermination, mais il a un rapport plus intime encore avec les camps, d’une part. Et d’autre part, pour “Muriel” [1963] où Cayrol était le scénariste. Or, quand je dis : les personnages de Resnais, c’est des philosophes — vous savez pourtant, ce n’est pas du tout un cinéma ennuyeux, mais la philosophie non plus ce n’est pas…  — c’est des philosophes ou, du moins, c’est en effet [76 :00] des personnages lazaréens. Ils sont entre deux morts, mais entre ces deux morts, la mort dont ils reviennent et celle vers laquelle ils vont, la mort du dedans et la mort du dehors. Mais, d’une mort à l’autre, ils lancent un éclat de vie, un éclair de vie, que Resnais appellera « le sentiment » ou « l’amour », quoi.

Et si le dernier film de Resnais est un des films où, à la fois, qui paraît un des plus ambitieux de toute l’histoire du cinéma et un film qui récapitule toute son œuvre, à savoir “L’amour à mort” [1984], c’est que là la situation clé qui a inspiré, mais toute l’œuvre de Resnais, se trouve à l’état pur. [77 :00] À savoir : l’homme qui revient des morts, et qui va vers une mort du dehors, et entre les deux morts, qu’est-ce qu’il peut faire ? Et la fatigue, la fatigue qui le prend et qui prend son corps… Bon, et si vous considérez alors rétroactivement toute l’œuvre de Resnais, vous trouverez perpétuellement ce thème. [Pour cette perspective sur Resnais, voir L’Image-Temps, pp. 268-272]

Passée par la mort, la vie n’est que vie dans la mesure où elle revient des morts, où elle revient de chez les morts. D’où la leçon fantastique de vie qu’il y a et qui se dégage de “Nuit et brouillard”, qui est tout ce qu’on veut sauf un documentaire sur les camps de concentration, une œuvre tellement importante et tellement belle que je crois [78 :00] que c’est cela, nous montrer que, même si nous n’étions pas nés au moment de, au moment de, du nazisme, nous sommes à la lettre avant de naître, nous sommes passé par cette mort. Nous ne sommes pas restés, non, on n’y est pas resté, beaucoup y sont restés, mais on est tous passés par cette mort qui a été une des composantes de ce qu’on appelle « notre monde moderne », de ce monde avec laquelle nous avons perdu le lien.

Et, dans les cas plus, plus doux, quoi, cette mort à laquelle nous passons dans des cas tout autres, ce ne sera pas celle des camps d’extermination, ce sera celle qui n’a rien à voir avec. Ce sera cette mort impliquée dans toute culture, ce sera la mort qui constitue les strates et les étages à la Bibliothèque [79 :00] Nationale. Et il faut passer par cette mort, par cette culture mortifiée, pour que la culture vive. Et là aussi, vous avez le même thème dans le film célèbre de, de Resnais…

Une étudiante :”Toute la mémoire du monde” [1956].

Deleuze : “Toute la mémoire du monde”, “Toute la mémoire du monde”. Et, ensuite dans ses films, que ce soit “Muriel”, que ce soit, si vous pensez à “Je t’aime, je t’aime” [1968]. “Je t’aime, je t’aime”, c’est, c’est… ça me paraît… ou “Providence” [1977], qui me paraissent parmi les deux beaux films, les plus beaux films de Resnais, vous trouverez perpétuellement ce thème de l’homme qui revient des morts, hein ? Il revient de la mort. Je pense même que c’est, c’est un problème…Vous savez c’est ce que je vous disais sur le problème et les gens, là ; c’est un problème tellement important que Resnais vit tellement que, moi je suis sûr que [80 :00] même personnellement, il en est marqué, que il se vit comme ça, quoi. Je ne sais rien de la vie personnelle de Resnais, mais je suis sûr qu’il se vit comme ayant quelque chose à faire, comme étant passé d’une certaine manière par la mort. On peut, on peut se vivre comme ça pour des raisons en apparence les plus futiles, une expérience enfantine, un accident de voiture, je ne sais pas quoi.

Bon, il y a « processus » lorsque vous ne serez plus jamais le même qu’avant. Bon, eh ben, quand je dis, faites-le à doses homéopathiques et avant sinon vous serez brisés par le processus, je ne veux rien dire d’autre. Alors, tout ce que je voulais dans ce premier point, là, et en invoquant Resnais, aussi bien que Jaspers tout à l’heure, voilà, c’est ça, le processus. Le processus est la force du dehors en tant qu’elle nous ramène à des morts, [81 :00] en tant qu’elle nous fait revenir des morts. Et je crois que ce que je dis là est conforme, sans doute, à la pensée de Blanchot — ce n’est pas facile comme pensée, c’est une pensée très complexe — et certainement à la pensée de Foucault. C’était mon premier point quant à ce thème, « la pensée du dehors ». Mais encore une fois, ça ne dit pas : qu’est-ce que c’est, encore une fois, ce dehors ?

Qu’est ce qui se passe, hein ? Pourquoi qu’ils font du bruit là ? [Pause] Vous avez de la peine pour entrer, il y a des problèmes dehors ?

Une étudiante : Il demande si vous avez fait la pause ?

Deleuze : [Rires] C’est quelqu’un qui demande si j’avais fait la pause ! [Rires] Ah, hé, hé ! On va la faire, la pause ? Écoutez, il faut qu’il ferme la porte ; dites-lui : pas de pause, hein ? [Rires] Voilà. [82 :00] Bon, si. Vous voulez une pause ?

Un étudiant : Non. [Pause]

Deleuze : J’ajoute alors… Oui, non. Pause tout à l’heure, hein ? [Rires] Voilà. Si, si, on va en faire une, mais je vais très vite là parce que le second point, il, il m’embête. C’est juste pour… Je dis second point, voyez, je viens d’essayer de définir la pensée du dehors par le processus, processus à, tel que l’entend Jaspers, tel que l’entend Blanchot. [Pause] La pensée comme puissance du dehors, encore une fois, un dehors qui n’a rien à voir avec le monde extérieur. C’est ça qu’il faut… [83 :00]

Je dis, il y a un deuxième caractère de cette pensée du dehors où, dès lors, on pourrait presque en faire une démonstration, mais une démonstration… [Pause] La pensée cesse d’être donc, liée à ce sens intime, à cette forme d’intériorité du concept. Voyez, c’est tout à fait en rupture avec l’image classique. Mais alors qu’est-ce qui va se passer ? Ben, elle ne renvoie plus à un sujet pensant ; elle ne renvoie même plus à la limite à un objet pensé. Qu’est-ce que c’était ? Le sujet pensant, c’était le concept comme Tout ; alors on l’a vu, c’était le concept comme Tout en train de se différencier, c’est ça le sujet pensant. Il accompagnait tous les concepts. Pas difficile à montrer ; [84 :00] le concept comme Tout, c’est le « Moi », c’est le « Moi » de la philosophie allemande, bien. [Pause] Alors, bon ben, la pensée du dehors, elle ne peut plus se présenter comme ça. On ne voit plus… à quoi renvoie-t-elle ? À première vue, vous allez me dire, ça va de plus en plus mal, cette pensée du dehors. À première vue, elle ne peut renvoyer qu’à une chose, elle ne peut renvoyer qu’à quelque chose qui est en elle, en elle, mais qui se présente en elle comme le non pensée, l’impensée, l’impensable.

Et ce sera le second point sur lequel Blanchot insistera beaucoup, et sur lequel Foucault, d’une tout autre manière, insiste dans Les mots et les choses [85 :00] quand il consacre tout un paragraphe, tout un sous-chapitre, sous le titre : « le Cogito et l’impensé », en expliquant que le cogito ne se rapporte plus un à sujet pensant, mais qu’il se rapporte à un impensé dans la pensée. Qu’est-ce que ça veut dire ? Comprenez ce que ça veut dire, il ne s’agit pas de dire un impensé extérieur à la pensée parce que des impensés extérieurs à la pensée, tout le monde le connaît : ben, le corps, la matière, etc. Non. C’est au plus profond de la pensée que réside l’impensé. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Si la pensée est un, est le processus du dehors, la pensée est en rapport fondamental avec l’impensé. Vous me direz, là je passe vite parce que ça… ça a l’air d’être très verbal. Gardons-le, comme… On verra.

Heidegger nous disait [86 :00] quelque chose très curieux, dans toute sa méditation sur « que signifie penser ? ». Vous vous rappelez ce qu’il nous disait. Il nous disait : que nous ayons la possibilité de penser, ce n’est pas la question. La possibilité de penser, on l’a vu, c’est tout ce qui fait pourtant la question de l’image classique de la pensée. Mais que nous ayons la possibilité, entendez, la possibilité logique et la possibilité organico-psychique de penser, ce n’est pas notre affaire. Heidegger dit : cela ne signifie pas encore que nous en soyons capables, c’est-à-dire que nous soyons capables de penser. Bien. Nous ne serons capables de penser que si quelque chose, dit-il, nous donne — ça c’est la première proposition — que nous ayons la possibilité de penser ne signifie pas encore que nous en soyons capables, [87 :00] c’est-à-dire, je traduis : la possibilité intérieure de penser. Deuxième proposition : [Pause] que nous en serons capables, nous deviendrons capables de penser si quelque chose force la pensée ou nous donne à penser. [Pause] D’une certaine manière, c’est la force du dehors. Ce qui donne à penser, c’est la force du dehors. [Pause]

Troisième proposition : dès lors — il faut que vous compreniez en quoi ça se conclut nécessairement, voyez, il faudrait dix minutes pour le montrer, il faut que vous le sentiez — dès lors, ce qui donne le plus [88 :00] à penser — comme il dit dans son style — ce qu’il donne à penser dans ce monde qui donne à penser, c’est que nous ne pensons pas encore. [Pause] C’est forcé. [Pause] Et, c’est le début splendide du livre Que signifie penser ? . Nous ne pensons pas encore. Ce qui donne à penser, c’est le fait que nous ne pensons pas encore. En d’autres termes, voilà, nous ne pensons pas encore, c’est ça l’impensé dans la pensée. La pensée est fondamentalement rapport avec un impensé. [Pause] Ou Blanchot, invoquant l’expérience ou le processus Artaud, dira – [89 :00] Blanchot étant comme la confluence [Pause] de Artaud, auquel il a consacré de… [Interruption de l’enregistrement] [1 :29 :12]

…pardon, ce n’est pas une citation, je suis l’incapable de la pensée — essayez de comprendre — on, c’est comme si on reniflait des phrases, ce n’est pas avec notre cerveau qu’on travaille en ce moment. Je suis l’incapable de la pensée, je veux dire, là, je décalque sur, ce qu’il disait de Van Gogh, « le suicidé de la société ». Van Gogh, c’est le suicidé de la société. Bon, au sens où Van Gogh est le suicidé de la société, Artaud, c’est l’incapable de la pensée. Mais l’incapable de la pensée, ça ne veut pas dire simplement qu’il est incapable de penser. Être incapable de penser, ça, c’est quoi ? Ça c’est les cas pathologiques. [90 :00] C’est le pathologique. Mais être « l’incapable de la pensée », c’est autre chose. C’est le processus. [Pause] La pensée comme pensée du dehors est fondamentalement en rapport avec quelque chose qui se dérobe à la pensée. [Pause]

Vous comprenez un peu ? Foucault devait développer cela dans des textes splendides et en, en le tirant dans des directions tout à fait nouvelles et originales. [Pause] [91 :00] Et c’est là qu’on voit bien qu’un livre comme Les mots et les choses n’est pas simplement un livre de histoire de la pensée, mais est un très grand livre de philosophie. Car quel est le thème de Foucault dans Les mots et les choses, si j’essaie de le résumer juste toujours pour mettre en place les pièces de notre programme. Il consiste à essayer de définir le monde classique du savoir. Et le monde classique du savoir, il le définit par trois, trois pôles, c’est ce qu’il appellera le trièdre du savoir, du savoir classique : [Pause] la richesse, et l’échange des richesses ; le discours et l’organisation du discours ; l’organisme, [92 :00] et la mise en série des organismes ou la mise en place des organismes. Et cela forme le grand monde de la représentation classique, le monde de la connaissance et du savoir.

Et selon lui, quand est-ce que se fait une… une mutation ? Une mutation se produit — je reprends… à partir de l’autre texte — quand le dehors se creuse et attire l’intériorité. Qu’est-ce que c’est, quand le dehors se creuse et attire l’intériorité ? Quand le dehors se creuse et attire l’intériorité, c’est quand l’organisme laisse voir sous lui, hors de lui, quelque chose de plus profond [93 :00] qu’on appellera « la vie ». Et c’est, selon Foucault, c’est, [Georges] Cuvier, d’où l’aspect histoire du livre, que prend le livre Les mots et les choses. C’est Cuvier. Deuxième point, c’est lorsque les richesses et l’échange des richesses laissera voir quelque chose de plus profond et quelque chose qui est en dehors et qui, là aussi, va définir un dehors du monde, et qui sera quoi cette fois-ci ? Ce sera le travail, la force de travail telle que la découvre [David] Ricardo. [Pause] [94:00] Et enfin, quand le cadre du discours craque pour laisser entrevoir hors de lui, et à travers lui, quelque chose de plus profond qui sera identifié comme étant non plus l’ordre du discours, mais comme étant le langage et la puissance du langage. Cette fois-ci, c’est [Franz] Bopp, le fondateur de la linguistique, b-o-deux p. Dès lors, Cuvier, Ricardo, Bopp paraissent — mais il aurait pu donner d’autres noms, hein ? — paraissent à Foucault les trois pôles de cette mutation, de ce renversement qui fait quoi, qui peut s’exprimer comment ?

Alors ça paraît être de l’histoire ce qu’il fait, l’histoire de la pensée. Rien du tout, évidemment pas ; si, c’est ça, mais il y a autre chose. [95 :00] Ce qui l’intéresse, c’est tout court ce qui signifie « penser », à savoir, comment se fait-il que penser aujourd’hui soit la force du dehors qui met la pensée dans un rapport fondamental avec l’impensé, avec quelque chose d’impensé ? Et cet impensé radical au cœur de la pensée aura comme trois figures qui seront les figures du dehors, selon Foucault : le travail, le langage, la vie. La pensée affronte en elle-même, c’est-à-dire non pas hors d’elle-même comme science positive. Bien sûr, ça donnera un jeu de science positive affrontant l’objet du dehors, objet-langage, biologie. Ce sera, l’économie politique affronte l’objet « travail ». La biologie, [96 :00] mot qui en effet n’apparaît que à partir de Cuvier, la biologie affronte l’objet « vie ». La linguistique affronte l’objet « langage » sur les décombres du monde classique. Mais, en même temps que des sciences positives se consacrent à ces trois figures, il y a quelque chose de plus profond qui, de l’avis de Foucault, rend possible les sciences positives et n’est pas rendu possible par elles, à savoir que la pensée comme force du dehors, que la pensée comme processus soit entrée en rapport avec trois figures de l’impensé [Pause] que sont : la vie, le langage, [Pause] le travail ou la production. [Pause] [97 :00]

Voilà, donc il ne s’agit même plus de dire : bon, la pensée est… Voyez, cet impensé dans la pensée, d’une certaine manière, c’est le fameux, le fait que nous ne pensions pas encore. La pensée comme force du, comme force du dehors, c’est ce qui reste à venir, dira aussi Heidegger. C’est ce qui reste à venir, pourquoi ? Ce n’est pas parce qu’elle manque de présent ; c’est parce qu’elle ne cesse présentement, dans un éternel présent, de mettre la pensée en rapport avec un impensé fondamental. Donc la pensée, elle est éternellement à venir, en ce sens. Et si elle s’exerce maintenant, c’est encore comme pensée à venir.

Bon, peu importe tout ça, c’est des thèmes que vous connaissez. Tout ce qu’il me fallait, c’était comme montrer la cohérence [98 :00] du premier aspect, le thème général du dehors, et du deuxième aspect, la pensée est en rapport fondamental avec l’impensé. En découle un troisième aspect, toujours dans cette même mutation, la pensée du dehors, à savoir, la montée à la surface de ce qu’on pourrait appeler, les interstices, les interruptions, les intervalles. C’est ça qui va compter maintenant : l’interstice, l’interruption, l’intervalle. C’est ça qui va compter, pourquoi ? Bon, quelle importance que ce soit ça qui compte ?

Ouh là là ! Une recréation, une pause ? On fait une pause ? [Pause] Non ? [Pause] Hein… Oui ? Bon. [Interruption de l’enregistrement] [1 :38 :59]

[99 :00] Deleuze [en réponse à la question d’une étudiante, qui reprendra la parole] : … qui pour vous est chargé, je le sens, de signification. Pour moi l’idée de conquérant, elle ne me dit rien. Sentimentalement, ça ne me dit rien, mais c’est très bien que, à vous, ça dise quelque chose, il en faut. Donc moi, ça me va, hein ? Ça me va. Si vous me dites : est-ce que c’est ça que vous avez dit ? Non. Est-ce que c’est ça que vous avez voulu dire ? Non. Est-ce que c’est proche ? Oui. Quoi de mieux, parfait.

Un autre étudiant : Moi aussi, j’ai quelque chose à remarquer à propos du « processus ». Il me semble quelquefois que, ce processus, qui, une fois se manifeste, laisse en même temps des traces et des nuances d’effondrement…

Deleuze : Oui, oui…

L’étudiant : Et alors toi, tu disais que le pari ou le futur de l’individu consiste justement à maintenir [100 :00] le processus et échapper à cet effondrement.

Deleuze : Oui, ce qui revient à dire que je n’ai jamais considéré la folie comme autre chose qu’une immense misère et un immense malheur.

L’étudiant : Oui, alors, c’est là où je m’interroge, justement sur ce paradoxe et sur cette force qui donne à la fois à l’individu une grande possibilité d’être fidèle à l’égard de ce processus, mais qui lui donne en même temps une envie, une tentation, un désir, encore ambigu ou obscur, pas seulement de se jeter dans la misère, mais de se donner l’illusion de faire changer quelque chose de l’ordre physique du monde et même corporel… Je m’exprime très mal. [101 :00]

Deleuze : Si, tu t’exprimes très bien. Je ne suis pas sûr que ce qu’on a appelé, là, « processus » d’après Jaspers, donne à l’individu qui en est la proie, lui donne le désir de changer. Je crois qu’il lui donne plutôt alors ce qu’on appelait les autres années une « voyance », c’est-à-dire qu’il sait voir la vie. Il voit la vie. De là d’où il est revenu, il voit maintenant la vie. Alors, moi je crois que ce type de voyance, qui n’a rien de mystique, est une condition fondamentale en effet, de l’action, ça oui. Si on n’agit pas pour et en fonction de la vie, on ne peut même pas agir parce que, à ce moment-là, je crois que… Oui, enfin, voilà. Oui ?

L’étudiant : [Quelques propos que Deleuze coupe pour continuer à parler]

Deleuze : Alors, si tu dis il y a un paradoxe, il y a un paradoxe, ça oui, il y a un paradoxe. [102 :00] C’est fondamentalement une pensée du paradoxe. À mon avis, celui qui va le plus loin, jusqu’à maintenant, c’est ce livre de Jaspers, ce livre déjà ancien de Jaspers qui est une splendeur, sur Strindberg et Van Gogh, et … Seulement voilà, il ne suffit pas du processus non plus pour être Van Gogh, hein ? Ça, c’est évident, là à ce moment-là, on touche, enfin, à la fois un ensemble de mystères et de lieux communs, hein ? Il y n’a pas lieu de reposer les questions sur les rapports folie, génie, œuvre d’art, etc., questions qui sont mal posées. Je préférerais plutôt que l’idée même du processus nous apporte une petite lueur dans un tel nœud de questions… [Interruption de l’enregistrement] [1 :42 :44]

Partie 3

L’étudiant : [Propos indistincts] … justement il me paraît que le moment lui-même n’est pas suffisamment décrit.

Deleuze : Ah ah ah ! Pardon de rire comme ça. Et oui, et oui, et oui. Mais encore une fois, on en est à un programme. [103 :00]

L’étudiant : Non, non, non… Je parle justement de…

Deleuze : En général ?

L’étudiant : En général.

Deleuze : Ben, ce n’est pas une pensée en général ; on peut compter ceux qui lancent cette pensée : Jasper, Blanchot, Foucault. Voilà, trois, [Pause] trois. Alors, je crois que Foucault a beaucoup avancé par rapport à Blanchot, notamment. Mais l’œuvre de Foucault a été interrompue, parce que cette œuvre, dans quel sens elle se serait développée ? Personne ne peut le dire. Oui ?

Une étudiante : Je voudrais un peu expliquer ce que j’entends par le mot « conquérant », et d’un point de vue général, je pourrais vous dire que « conquérant », c’était un homme, par exemple, il conquérait des villes dans le monde grec. Mais il y a aussi d’autres types d’hommes [104 :00] conquérants. Vous, par exemple, un philosophe, c’est un conquérant du savoir. Voilà.

Deleuze : Je crois, il y a un livre, il y a un très beau livre d’Élie Faure sur les conquérants. [Probablement La Conquête (1917)]

L’étudiante : [Quelques mots indistincts] Je veux dire, quand je dis que l’homme même s’il est fatigué aujourd’hui…

Deleuze : Je comprends, oui, oui…

L’étudiante : … même s’il n’y a pas assez de [mots indistincts à cause de la voix de Deleuze]

Deleuze : Oui, oui, je comprends, oui, oui…

L’étudiante : … il veut chercher quelque chose en soi même jusqu’à sa mort qu’il veut maintenir…

Deleuze : Ouais, ouais, ouais.

L’étudiante : Je ne sais pas si vous arrivez à comprendre maintenant.

Deleuze : Ouais, ouais, tout à fait, tout à fait. Ce que vous appelez un conquérant, moi, j’appellerai ça un vivant, oui, oui, ou un voyant, oui, oui. Alors là, je me sentirais tout à fait de votre avis, oui. [Pause] Alors, écoutez, on ne va pas traîner longtemps.

Si le troisième aspect de la pensée du Dehors, je disais, c’est la [105 :00] montée des interstices. Alors chez les différentes auteurs, vous trouvez ça, vous trouvez de noms différents, oui, intervalles, interstices. [Roland] Barthes a employé beaucoup de mots pour désigner cette chose bizarre dont nous allons parler. [Sur l’interstice chez Barthes, voir surtout L’Empire des signes (Genève : Skira, 1970) ; sur l’intervalle, voir Le Nouvel Observateur (23 octobre 1978), in Œuvres complètes, vol. 5 (Paris: Editions du Seuil, 1995), 475–6].

Chez Blanchot, un des livres fondamentaux sur tout ce dont nous parlons là, sur la pensée du Dehors, c’est son livre intitulé L’Entretien infini [Paris : Gallimard, 1969] et, page 107 et suivantes, il a un chapitre qu’il intitule « L’interruption ». Je résume très grossièrement. Il dit : ben, voilà, vous comprenez, tout discours [106 :00] passe par des interruptions ou des intermittences, [Pause] ne serait-ce que — moi je le dis, il ne le dit pas — mais y compris le monologue, et même le monologue intérieur. Il faut bien reprendre son souffle. Reprendre son souffle, je vois une, un terme, un bout de phrase splendide de Blanchot à cette égard : « Tel silence, même [fût-il, dans le texte] désapprobateur, constitue la part motrice du discours » [p. 108]. C’est le schème sensorimoteur. Voyez, la part motrice du discours : je parle et je reprends mon souffle. C’est la part motrice du discours, il y a un intervalle.

Et puis, lorsque la parole [107 :00] n’est pas monologue, mais lorsqu’elle est dialogue, il y a des intervalles. Intervalles de quelles sortes ? Intervalles, dit Blanchot, dans ce texte qui est très bien, il dit, ben il y a deux sortes d’intervalles bien connus : c’est chacun son tour de parler. C’est chacun son tour de parler, mais ça peut être de deux manières très différentes, donc c’est deux types d’intervalles. Chacun à son tour de parler dans un dialogue : « allez, à toi de parler ». Ça veut dire quoi, « allez j’arrête, à toi de parler » ? Ou bien ça veut dire, nous parlons tour à tour parce que chacun de nous a un point de vue sur l’objet, [Pause] donc l’intervalle est un intervalle entre deux points de vue sur la même objet. [Pause] [108 :00] Ou bien… là c’est l’intervalle de scientificité, on pourrait dire, hein ? « Moi, la table, elle me paraît blanche » ; « oh, ben non, moi je la vois jaune », bon, intervalle de scientificité. Ou bien c’est une intervalle d’affectivité, à savoir : toi et moi, nous cherchons l’entente. À toi de parler. Puis même si on ne cherche pas l’entente, cela peut être un intervalle d’affectivité. « Alors tu vas parler ? Oui ? Ah bon. » Ça peut être un intervalle qui a pour but l’union des deux, en une seule et même conscience : l’intervalle amoureux. Bon. [Pause]

Et Blanchot, il analyse tout ça très bien, et il dit, mais voilà, il y a un troisième [109 :00] intervalle. Et il dit, et celui-là il est tellement plus difficile, je ne sais pas, et d’autant plus difficile qu’il est toujours mêlé à l’autre, exactement comme la pensée du Dehors, elle est toujours mêlée à la pensée classique. Il y a un troisième intervalle. Et Blanchot dit : il ne s’agit plus « de s’exprimer d’une manière intermittente », il ne s’agit plus « de s’exprimer de manière intermittente, mais de donner la parole à l’intermittence » — bon, non plus s’exprimer d’une manière intermittente, mais donner la parole à l’intermittence – « parole non-unifiante » — dans les autres cas, on voulait unifier – « parole non-unifiante, acceptant de n’être plus un passage ou un [110 :00] pont, parole non-pontifiante » — c’est un jeu de mots, hein ? – « parole non-pontifiante, capable de franchir les deux rives que séparent l’abîme sans le combler et sans les réunir » [p. 110] Vous le reconnaissez, pur style Blanchot, ceux qui ont déjà lu du Blanchot, c’est signé Blanchot. Bon.

J’essaie de traduire, pas du tout que ce soit insuffisant, mais j’essaie de traduire dans notre problème donc. Je dirais vous voyez, il y a toujours interstice. Seulement, en effet, il y a deux types d’interstices. Tantôt l’interstice, c’est le minimum nécessaire pour que deux idées ou deux images s’associent, ou deux personnes, [111 :00] pour que deux idées, deux images, deux personnes s’associent. C’est-à-dire l’interstice, c’est le vide que les images doivent sauter pour le combler. Entre deux images, il y a un interstice, et sans cette interstice, il n’y aurait pas d’association d’images. Donc, je dis dans ce cas, l’interstice est subordonné à l’association. C’est le minimum de vide qu’il faut pour qu’une association se déploie, subordination de l’interstice à l’association des images. Vous voyez ? [Pause]

Dans l’autre cas, ce cas mystérieux dont nous [112 :00] parle Blanchot, il ne s’agit pas de s’exprimer d’une manière intermittente, mais de donner la parole à l’intermittence. [Pause] Je dirais — on ne sait pas encore où cela nous mène — je dirais, c’est le contraire. Là, ça ne va plus être l’association des images qui va compter. [Pause] Chaque image – et vous sentez jusqu’à quel point c’est lié à ce qu’on vient de dire depuis des séances entières – chaque image sort du vide et retombe dans le vide. Chaque image sort du vide et retourne dans le vide. Rupture de l’association, autant dire rupture, il l’appelait, de la part sensorimotrice du discours. Rupture de la chaîne [113 :00] sensorimotrice, rupture des associations. L’intervalle se manifeste pour lui-même et se subordonne ce qui reste d’association, car bien sûr, il faut bien vivre. [Pause] Bon. Cette fois-ci, la formule de ce second interstice, voyez que c’est tout simple, c’est juste la formule inverse de celle de tout à l’heure : subordination des associations subsistantes à l’interstice. L’interstice se met à valoir pour lui-même. Chaque image… L’interstice n’est plus le minimum de différence qu’il faut pour que deux images s’associent en sautant par-dessus. Il se met à valoir [114 :00] pour lui-même, et se subordonne toute association. L’image sort du vide et retourne dans le vide. [Pause]

Les interstices, dès lors, en ce second sens, est-ce qu’ils ne vont pas — alors il pourrait reprendre Blanchot, Roland Barthes, Foucault à nouveau — est-ce qu’ils ne vont pas, non pas du tout créer une style unique, mais jouer singulièrement même dans ce qui nous fait reconnaître chacun de ses trois styles ? Est-ce que ça ne va pas être un art des interstices, [115 :00] qui a renoncé à l’associationnisme, qui s’est subordonné l’association ? Et interstice entre quoi et quoi ? Interstice partout. Il y aura un grand interstice comme si l’interstice, alors entre les deux moitiés du cerveau, se mettait à valoir pour lui-même. Bon. Est-ce que ça engagerait les histoires de cerveau ? Vous le savez d’avance puisque on aura à voir le cerveau, ça fait partie aussi de notre programme. Bon, [Pause] eh ben, interstice fondamental alors entre quoi et quoi ? Blanchot ne cesse pas de le dire : ça va être un thème fondamental de Blanchot, notamment dans L’entretien infini, l’interstice peut-être le plus important de toutes les interstices, [116 :00] c’est : entre parler et voir, Chapitre 3 : « Parler, ce n’est pas voir ».

C’est dans cet interstice entre parler et voir que se développe la pensée, la pensée comme parlante et la pensée comme voyante, et l’interstice entre les deux. En quoi parler, ce n’est pas voir ? Ça c’est, bon. Pourquoi est-ce qu’on ne parle jamais de ce dont qu’on voit, et qu’on ne voit jamais ce dont on parle ? Bien. Ce thème, d’une toute autre manière, vous le trouvez très, très fréquemment chez Barthes, vous le trouvez aussi chez Foucault, notamment [117 :00] développé dans le tout petit livre qu’il écrivait sur un écrivain, sur Raymond Roussel. Dans le Raymond Roussel de Foucault [Paris : Gallimard, 1963], vous trouvez une analyse de toutes les formes d’interstices sur lesquels précisément jouait Raymond Roussel. On verra tout ça, bon.

Ce que je veux dire, c’est, voyez, ça nous donne une réponse immédiate : la pensée comme force du Dehors se manifeste non plus par les associations, elle se manifeste par et dans l’interstice. Et l’interstice, en même temps, c’est précisément ça l’impensé. Donc tout s’enchaîne très bien. Je crois que toute cette mutation que j’ai essayé d’expliquer est très rigoureuse, ce n’est pas comme ça. Il y a des enchaînements extrêmement profonds dans cette intuition, [118 :00] dans cette nouvelle image de la pensée. Et non seulement interstice entre « voir et parler », mais dans « voir » tout court, toutes sortes d’interstices, et dans « parler » tout court, toutes sortes d’ interstices. Les interstices ne cesseront d’essayer de se multiplier.

Bon alors, cherchons toujours. Du coup, quelque chose s’impose, quelque chose s’impose dans nos aller-retour, dans nos promenades philosophie et cinéma. Moi je crois qu’il y a eu, quand même, entre le cinéma dit classique et le cinéma dit moderne, il y a eu quelque chose d’évident, évident, évident, au point qu’il faudrait l’analyser de très près, mais là je voudrais juste l’indiquer en gros. Ce quelque chose d’évident, c’est quoi ? Ben, c’est que dans le cinéma classique, on passe d’une image à une autre. Ça a l’air de rien, mais ce n’est pas rien parce que dans le cinéma classique, [119 :00] dans le grand cinéma d’avant-guerre, on retrouvera en plein le problème de l’association des images. Et sous quelle forme ? Et le problème de l’association des images, ce n’est pas rien puisque il anime ce qu’on a toujours appelé le montage. Or, pour monter, pour associer des images, pour passer d’une image à une autre, il faut des interstices. Il faut des interstices. Et l’art des interstices, par exemple chez Eisenstein, est déjà poussé à un point, on verra, y compris, y compris sous la forme du faux-raccord. Bien. [Pause] Ça n’empêche pas, je suggère, quitte… ça, je ne prétends pas du tout [120 :00] le justifier pour le moment ; je ne le justifierai que plus tard.

Mon hypothèse est que dans ce grand cinéma classique d’avant-guerre, l’interstice, si fort qu’en soit développé l’art, est subordonné à l’association des images. C’est le moyen de passer d’une image à une autre, y compris avec le faux-raccord. Il y a subordination de l’interstice à toutes les aventures de l’association des images. Et comme preuve, j’en voudrais juste ceci. C’est que, si vous concevez deux séries d’images — vous avez un problème, c’est si vous êtes, si vous me suivez [121 :00] bien, vous devez sentir venir les mathématiques — si vous prenez deux séries d’images, et une coupure entre les deux, je dirais que dans le cinéma classique, la coupure fait partie ou bien… fait partie ou bien de la série précédente, dont elle est le dernier terme, ou bien de la série suivante dont elle est le premier terme. C’est évident, par exemple, dans les cas de fondus, quand ça opère par fondus, par fondus enchaînés ou par fondus au noir. [Pause] Ah j’y vois déjà le signe, quitte, prenez-le comme ça… je dis juste : [122 :00] il y a déjà tous les types d’interstices que vous voulez dans ce cinéma classique ; il reste subordonné, peut-être, hein ? — On va mettre un « peut-être » ; comme ça, j’évite tout objection — peut-être reste-t-il subordonné à l’art d’associer des images. C’est le vide nécessaire que les images doivent franchir pour s’associer. Si bien que la règle, ce sera que l’interstice appartient lui-même soit aux images précédentes, soit aux images suivantes.

Dans le cinéma d’après-guerre, il y a quelque chose qui éclate. C’est l’importance que prend chez beaucoup d’auteurs l’écran blanc ou l’écran noir. Ça, c’est la grosse évidence, quoi. [123 :00] Dès lors, variations. Je dirais qu’il y a des variations multiples. [Pause] Là il faudrait être très savant, chercher les dates, qui a fait des films. Est-ce que c’est le cinéma expérimental qui a commencé à faire des variations avec écran noir et écran blanc ? Est-ce que ce ne serait pas le cinéma expérimental ? Est-ce que ça aurait été utilisé par d’autres ? Ça, je ne sais pas. Vraisemblablement je suppose que c’est le cinéma expérimental. [Sur l’écran noir ou blanc, et la discussion qui suit, voir L’Image-Temps, pp. 260-261]

Il y a une page très belle dans Praxis du cinéma de Noël Burch [Paris : Gallimard, 1969] où Burch explique ceci. Il dit oui, c’est que, dans le cinéma d’après-guerre — et là, il rejoint tout à fait notre thème, ou plutôt c’est nous qui le rejoignons — il dit : la coupure n’a plus valeur de ponctuation, de simple ponctuation. [124 :00] Ponctuation, ça correspond exactement à ce que je disais, lorsque l’interstice est subordonné à l’association des images. Là, la coupure a une valeur de ponctuation, une virgule entre deux images. Et il dit, dans son langage à lui : avec la valorisation de l’écran noir ou de l’écran blanc, la coupure prend une valeur structurale, c’est-à-dire que l’image n’entre plus en rapport – c’est parfait pour nous – l’image n’entre plus en rapport avec d’autres images, ce qui est l’association ; elle entre en rapport avec l’absence d’image. On sent qu’on est en plein dans ce que l’on recherche. Ça peut-être l’écran blanc, ça peut-être l’écran noir, ça peut-être, je disais, ou d’autres variétés. D’autres variétés de quel type ? [125 :00] Eh ben, l’écran surexposé, l’écran sous-exposé, l’écran neigeux, l’écran plumeux.

Vous reconnaissez, par exemple — ceux qui connaissent le cinéma — toute une série de variétés que [Phillipe] Garrel a exploité, il me semble, d’une manière étonnante. Parce que chez Garrel, ce n’est même plus la formule de Burch ; encore une fois, chez Garrel, l’écran noir et l’écran blanc n’ont même plus une valeur structurale, ils prennent une valeur génétique, ils prennent une valeur génétique de l’image. Bon, mais je citais le dernier film de Resnais ; c’est trop évident que ceux qui l’ont vu se rappellent cet écran plumeux qui coïncide avec la musique [126 :00] et qui introduit des intervalles extrêmement calculés. Bien. Je ne dis pas plus ; je dis, c’est une évidence que dans le cinéma moderne, ou dans une direction du cinéma moderne, on se trouve devant exactement le même événement que celui que je viens de raconter, au niveau de l’image de la pensée, à savoir : au lieu que l’interstice soit au service de l’association des images, l’interstice se met à valoir pour lui-même et se subordonne tout ce qui reste d’association, tout ce qui reste d’associatif. En d’autres termes, l’image est mise en rapport, non plus avec l’autre image, avec l’image en précédente ou suivante, mais avec l’absence d’image.

C’est peut-être très important ça, parce que [127 :00] je dirais, à la limite, vous savez ce que ça veut dire, ça ? Alors bien plus, j’ajoute, parce que tout ça, on aura à le revoir de très près, et je suppose que tous ceux parmi vous qui s’occupent de cinéma ont mille exemples dans la tête. Je dis, il n’y a pas besoin qu’il y ait un écran blanc ou un écran noir qui durent un certain temps. Il y a un type d’interstice, c’est-à-dire de coupures entre images, il y a un type d’interstice, qui même très rapidement, c’est-à-dire un usage du faux-raccord — je ne dis pas le faux-raccord tout seul, puisque le faux-raccord, il pouvait être déjà dans la conception classique — mais il y a une compréhension et un usage moderne du faux-raccord qui en fait un interstice type, c’est-à-dire non plus quelque chose que les images doivent sauter pour s’associer, mais quelque chose qui vaut pour soi-même. Et ça peut être très court. Il n’y a pas besoin de la durée écran blanc ou écran noir. Ça peut être très rapide. [128 :00]

Invoquer l’interstice entre images pour briser l’association, c’est-à-dire pour briser cela même qu’il appelle, et on voit bien ce qu’il veut dire par là, la chaîne. Sortir de la chaîne des images. On n’est pas des esclaves, les images ne sont pas des esclaves. Vous reconnaissez le style, là il faut toujours, c’est du pur [Jean-Luc] Godard. On n’est pas à la chaîne. L’ancien cinéma, il était à la chaîne d’une certaine manière, même quand il était génial. Sortir de la chaîne des images. Ça veut dire quoi, sortir de la chaîne des images ? C’est, vous trouverez tout ça détaillé en long et large dans “Ici et Ailleurs” de Godard [1976], dans le texte même du film, il y a tout le temps le thème : les images sont esclaves les unes des autres, et nous sommes esclaves des images, tant qu’elles sont à la chaîne. Et chez [129 :00] Godard, il va y avoir tantôt des interstices très longs, mais tantôt des interstices très rapides, avec un usage absolument nouveau à mon avis, à son époque, du faux-raccord, qui fait que se fait le renversement : l’interstice n’est plus au service de l’association d’images. L’interstice se met à valoir pour lui-même et commande à tout ce qui peut subsister encore d’associations, mais il ne subsiste plus grand chose. Bon, c’est-à-dire l’image doit sortir du vide et retomber dans le vide.

Qui lui avait enseigné ça ? Parce que là, les noms se pressent, qui avait été le grand maître à cet égard, je crois, et le grand inventeur c’était [Robert] Bresson. Quel serait le film de Bresson qui le montrerait le mieux ? “Au Hasard Balthazar” [1966], peut-être, mais vous pouvez mettre d’autres noms que Bresson. Il a une influence fondamentale dans cette nouvelle conception de [130 :00] l’interstice, c’est, c’est évident. Or comprenez que c’est très important : je dirais qu’à la limite, il n’y a plus de hors-champ — ça on le verra plus tard — c’est foutu, il n’y a plus de hors-champ. Dans le cinéma moderne, il n’y a pas de hors-champ. Dès lors, c’est dans ce sens qu’il prépare déjà la future image électronique, où il n’y en aura plus de tout alors. Plus de tout. Par définition, l’image électronique, elle n’a pas de hors champ. Elle est complètement réversible, elle n’a ni dehors, ni dedans.

Mais le hors-champ, c’est fini avec le cinéma moderne. Pourquoi que c’est fini ? Pour une raison très simple. C’est que, c’est que — comment dirais-je ? — ils n’ont pas découvert le parlant, qui existait déjà, mais ils ont découvert — et là je vous renvoie au livre de Dominique Villain, L’œil à la caméra [Paris : Cahiers du cinéma/Editions de l’Étoile, 1984 ; à l’invitation de Deleuze, Villain interviendra à la séance 22, le 14 mai 1985] — ils ont découvert que la parole et les bruits en général, étaient l’objet d’un cadrage, [131 :00] c’est-à-dire qu’il y a un cadrage visuel… [Deleuze se corrige] qu’il y a un cadrage sonore non moins qu’il y a un cadrage visuel. D’où aussi la formule de Godard : ce qui est important, ce n’est pas le montage, c’est le mixage. Il veut dire c’est le mixage qui décide le montage. Vous comprenez, comprenez, comprenez ? Bon. [A propos du « mixage », voir L’Image-Temps, pp. 235-236]

Tout est déplacé, parce que le son ne témoigne plus ou n’a plus la possibilité de témoigner pour un non-vu constituant un hors-champ. [Pause] J’entends un bruit dont je ne vois pas la source sur l’image, non. C’est-à-dire le hors-champ dans le cinéma classique, il est absolument indispensable au cinéma classique parce qu’il témoigne pour la possibilité d’associations qui ne sont pas données. À savoir, il nous dit que la [132 :00] chaîne associative n’est pas close, qu’elle n’est pas close par la série d’images qu’on nous donne, que les images se poursuivent hors de l’écran. Donc le hors-champ est absolument une fonction fondamentale du cinéma classique.

Quand ils découvrent que — et qui le fait, peut-être que c’est [Orson] Welles, peut-être que… Mais bien sûr, il y avait des précurseurs avant, ça évidemment, et peut-être que ça commence aussi avec Welles, le cadrage sonore, je ne sais pas avec qui ça commence là. Bresson là aussi, il sera fondamental, pour un cadrage sonore, fondamental. — Comprenez, le problème, ce n’est plus la possibilité non réalisée d’un prolongement des associations d’images hors du champ. Le problème devient : l’interstice entre deux cadrages, cadrage sonore, cadrage visuel ; c’est pour ça qu’il n’y a [133 :00] plus de hors-champ. Le hors-champ est passé dans l’interstice. Ce qui compte maintenant, c’est l’interstice entre cadrage sonore et cadrage visuel, avec toutes les possibilités que vous voulez, car en effet, les deux cadrages ne se correspondent pas de tout. [Jean] Eustache a fait tout un film, tout un film sur ce point, où le cadrage visuel et le cadrage sonore sont complètement, en apparence, sans aucun rapport, c’est-à-dire tout est dans l’interstice. Bien, mais tous passeront par là. Il faut ça. Voilà.

Je termine enfin. Voyez donc, mon troisième point, ce serait : la force du Dehors, donc c’est ce primat que prend l’interstice. L’interstice détruit l’association et l’associativité au profit vraiment d’un nouveau mode ; [134 :00] il faut autre chose. [Pause] Et alors dernier point de cette pensée du Dehors, pour faire… et ce sera parfait. Il faut bien qu’on retrouve tout, à ce niveau, vous comprenez que cette troisième mutation, elle reprend les deux autres aisément. Eh ben oui, les corps, les corps… [Interruption de l’enregistrement] [2 :14 :26]

… et est-ce un hasard si le livre de Blanchot, L’Entretien infini, commence par une introduction en italique — donc il y tient singulièrement — qui est — il faut aimer le comique de Blanchot, il a un comique très spécial, n’est-ce pas, dont tout le monde n’y est pas forcément sensible –, qui est un texte étonnant sur une dialogue entre deux fatigués. Pourquoi deux fatigués ? Pourquoi les fatigués doivent-ils aller par deux selon Blanchot ? [135 :00] Eh ben, évidemment qu’il en faut deux, parce qu’il faut l’interstice entre les deux. Il y a un fatigué qui arrive chez un autre fatigué, et il lui dit d’entrer, il reste près de la porte, il est fatigué, et c’est aussi un homme fatigué qui l’accueille. Texte admirable. « La fatigue qui leur est commune ne les rapproche pas. Comme si la fatigue devait nous proposer la forme de vérité par excellence, celle que nous avons poursuivie sans relâche toute notre vie, mais que nous manquons nécessairement le jour où elle s’offre, précisément parce que nous sommes trop fatigués » [p. 9].

C’est une merveille, cette phrase, elle nous convient admirablement. C’est la force du dehors qui donne à la pensée l’impensé, et au moment où elle nous le donne, [136 :00] forcément c’est la fatigue qui nous le donne, la fatigue de notre corps qui nous donne l’impensé. Mais en nous le donnant, elle nous empêche de le penser et le renforce comme impensé, pourquoi ? Parce que nous sommes fatigués. Nous sommes fatigués, et pourtant ça ne veut pas dire qu’on est fatigué de vivre, pas du tout. « ‘Pardonnez-moi de vous avoir demandé de venir me voir, j’avais quelque chose à vous dire, mais à présent je me sens si fatigué que je crains de ne pouvoir m’exprimer.’ – ‘Vous vous sentez très fatigué ?’ – ‘Oui, fatigué.’ – ‘Et cela est venu brusquement ?’ – ‘À vrai dire, non, et même si je me suis permis de vous appeler, c’est en raison de cette fatigue, parce qu’il me semblait qu’elle faciliterait notre entretien. J’en étais même tout à fait sûr, et maintenant encore j’en suis presque sûr. Seulement je ne m’étais pas rendu compte que ce que le fatigue rend [137 :00] possible, le fatigue le rend difficile’ » [pp. 9-10]. C’est une merveille, ça. [Pause] Bon, il faut que vous lisiez tout ça, tout ça, quoi. Je vous expliquerai quand on en sera à la fin de notre travail.

Et ça se termine, pas tout à fait, mais vers la fin du texte, il y a : « Quand il parle de fatigue, il est difficile de savoir de quoi il parle. Admettons » — alors, écoutez bien – « admettons que la fatigue rende la parole moins exacte, la pensée moins parlante, la communication plus difficile, est-ce que, par tous ces signes, [138 :00] l’inexactitude propre à cet état n’atteint pas une sorte de précision qui servirait finalement aussi l’exacte parole, en proposant quelque chose à incommuniquer ? » [p. 17] Vous voyez, « à incommuniquer », c’est-à-dire, à non-communiquer, à présenter comme l’incommunicable, cette fatigue qui pourtant nous est commune, qui est donc l’interstice, l’intervalle entre deux fatigués, et qui nous présente et qui nous propose quelque chose à « incommuniquer », c’est-à-dire la force du Dehors elle-même.

Et si j’en revenais au cinéma. Qu’est-ce qu’il a fait, Antonioni ? C’est une misère de réduire un pareil auteur, évidemment, à un drame de la compréhension ou de l’incompréhension ou de la communication. [139 :00] Qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’il a passé son temps à faire ? Mettre l’attente et le fatigue dans le corps. Faire du corps une image-temps directe. Quand il s’en prenait, dès le début du Nouveau Réalisme, quand il s’en prenait à [Vittorio] De Sica en disant — on avait commenté ce très beau texte d’Antonioni : « ce qu’il y a de trop dans le Nouveau réalisme, c’est la bicyclette. Ce n’est pas la bicyclette qui est intéressante, on lui a volé sa bicyclette ; ce qui est intéressant c’est ce qui en restera dans son âme et son corps dix ans après ». La fatigue, l’usure, l’attente, bon. L’image-temps, pourquoi ? [Deleuze attribue ces propos à Antonioni, cités dans un livre de Pierre Leprohon, Michelangelo Antonioni (Paris : Seghers, 1962), p. 103, et cités par Deleuze dans L’Image-Temps, p. 36, note 38]

Mais ce n’est pas le drame de la communication ; c’est justement parce que comme dit Blanchot, c’est que la fatigue, c’est ce qui nous donne quelque chose à « incommuniquer », [140 :00] à savoir la force du Dehors qui est en même temps absolument propre — pas propre — qui est vraiment un élément du cinéma d’Antonioni, par-delà le monde extérieur, quelque chose qui prend les personnages par-delà le monde extérieur. [Pause] Penser à “L’Aventure” [1960], la personne disparue par-delà, par-delà le monde extérieur, et le couple est sous le regard de ce Dehors. Et ces corps fatigués, ces corps en attente qui vont mener leur aventure.

Je dis juste — donc je résume ce qu’on a fait aujourd’hui — je dis juste : la troisième mutation, voilà où j’en suis. La troisième mutation, c’est la pensée du Dehors. Cette mutation, pour le comprendre, il faut enchaîner quatre notions. Première notion : l’idée du processus, au sens de Jaspers. Deuxième notion : l’idée d’un rapport essentiel de la pensée avec un impensé ou avec une impuissance à penser. [Pause] Troisième chose : l’idée d’interstice qui devient premier par rapport à l’association. Quatrième chose : la fatigue et le dehors, la fatigue du corps et la puissance du Dehors.

Moi, je dirais pour ceux qui étaient là l’année dernière, vous voyez, on a changé d’atmosphère, mais pas tellement d’éléments. La puissance du Dehors, c’est la présentation directe du temps, [142 :00] ce qu’on appelait l’année dernière, ce qu’on a cherché et analysé comme étant une présentation directe du temps par opposition à une représentation indirecte du temps. C’est ça, la pensée du Dehors, ou la force du Dehors dans la pensée, qu’elle passe par le corps et par la fatigue du corps évidemment. Bon. La prochaine fois, nous verrons que les mathématiques nous donnent un moyen de penser tout ça. [Fin de l’enregistrement] [2 :22 :31]

 

Notes

For archival purposes, the augmented and new time stamped version of the complete transcription was completed in August 2021. Additional revisions were added in February 2024.

Lectures in this Seminar

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