April 30, 1985
We haven’t finished the first aspect of speaking films yet. This will be our goal today, including from the point of view of music in sound-visual relations. But it is not this aspect – I’m trying to be very clear — it is not in this aspect that will appear what I had announced as my important problem in the music. For I hope today that we have completed this first aspect of speaking films; and you remember our hypothesis — which is not, which has nothing original – notably, that it’s not between the silent film and the speaking film that a real change occurred in the regime of the image. So, what will come normally, what should come after, from the next session forward, would be: to approach the second stage of speaking films and the new image regime that it implies. Needless to say, it seems completely coherent with the aggregate of our year, which turned on the confrontation between a so-called relatively classic image and a so-called relatively modern image in its relations with thought. So there, it is on the level of sound that we would return to a so-called modern image.
Seminar Introduction
As he starts the fourth year of his reflections on relations between cinema and philosophy, Deleuze explains that the method of thought has two aspects, temporal and spatial, presupposing an implicit image of thought, one that is variable, with history. He proposes the chronotope, as space-time, as the implicit image of thought, one riddled with philosophical cries, and that the problematic of this fourth seminar on cinema will be precisely the theme of “what is philosophy?’, undertaken from the perspective of this encounter between the image of thought and the cinematographic image.
For archival purposes, the English translations are based on the original transcripts from Paris 8, all of which have been revised with reference to the BNF recordings available thanks to Hidenobu Suzuki, and with the generous assistance of Marc Haas.
English Translation
Fritz Lang’s The Testament of Dr. Mabuse, 1933
Returning to the pre-World War II stage of spoken films, Deleuze reflects on what it means for the sound component to gain its autonomy, and noting different sub-divisions of noises and voices depending on the style, he indicates how music develops a sound framing and a sound continuum, this continuum related to the existence of the out-of-field (hors-champ). Deleuze provides distinctions of an absolute out-of-field and a relative out-of-field; a broader global transformation, a “Whole-that-changes”, distinct from simple movement in space, developing a temporal change; and voices “off” in relation to voices “in”, linked to two categories of speech acts, interactive and reflexive. With reference to Michel Chion, Deleuze examines facets of such speech acts and voices, and then shifts to musical elements as a special facet of the sound continuum linked to the visual image. The role of music first considered as exterior to the film in the silent period, Deleuze addresses music’s shift in the first speaking period as subjugated by the visual image. Through Deleuze’s extended conversation (only partially audible) with Pascal Auger on moments in the sound, music and visual image intersection, he indicates the importance of vibration as infinitesimal element of visual movement in common with musical movement, also linking work by several musicians to the term the Whole-that-changes. Deleuze turns toward Nietzsche’s conception of music in The Birth of Tragedy, also linking this to Schopenhauer and Wagner’s Parsifal in order to confirm the distinction of levels of the Whole, indirect representation in the visual image and direct presentation in music. [Much of the development corresponds to The Time-Image, chapter 9.]
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Gilles Deleuze
Seminar on Cinema and Thought, 1984-1985
Lecture 20, 30 April 1985 (Cinema Course 86)
Transcription: La voix de Deleuze, Ali Hadi Ibrahim, correction : Sidney Sadowski (Part 1), Silvia Perea (Part 2) and Rudy Pascarella (Part 3); additional revisions to the transcription and time stamp, Charles J. Stivale
English Translation Forthcoming
French Transcript
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Gilles Deleuze
Sur Cinéma et Pensée, 1984-1985
20ème séance, 30 avril 1985 (cours 86)
Transcription : La voix de Deleuze, Ali Hadi Ibrahim, correction : Sidney Sadowski (1ère partie), Silvia Perea (2ème partie) et Rudy Pascarella (3ème partie); révisions supplémentaires à la transcription et l’horodatage, Charles J. Stivale
Partie 1
Et puis ce qu’il me reste à faire — au besoin si on n’avait pas absolument fini, je ferais un cours en Juin mais ce serait avec douleur et je ne vois pas comment, mais enfin donc il faudrait que ce soit fini, donc on ira peut-être vite — ce qu’il me reste à faire, moi je le dis, parce que certains souhaitant des interventions, des questions, veulent un peu savoir : où on va maintenant ?
Je dis que, hélas, nous n’avons pas encore fini le premier aspect du parlant. Ce sera notre objet aujourd’hui, y compris du point de vue de la musique [1 :00] dans les rapports sonores-visuels. Mais ce n’est pas cet aspect là — j’essaie d’être très clair — ce n’est pas sous cet aspect-là que ce que j’avais annoncé comme le problème pour moi important de la musique apparaîtra. Car j’espère aujourd’hui qu’on en aura donc fini avec ce premier aspect du parlant, et vous vous rappelez notre hypothèse qui n’est pas, qui n’a rien d’originale, à savoir que ce n’est pas entre le muet et le parlant que s’est constitué un véritable changement dans le régime de l’image. Donc ce qui viendra normalement, ce qui devrait venir après, dès la séance prochaine, ce serait : aborder le second stade du parlant [2 :00] et le nouveau régime de l’image qu’il implique. Pas besoin de dire que ça me paraît complètement cohérent avec l’ensemble de notre année, qui a tourné sur la confrontation entre une image dite relativement classique et une image dite relativement moderne dans ses rapports avec la pensée. Donc là, c’est au niveau du sonore que nous reviendrions à une image dite moderne.
Et en effet, si vous m’avez suivi au point où nous en sommes dans l’analyse du premier stade du parlant, j’ai insisté déjà énormément sur ceci : ne croyez pas qu’il suffise qu’il y ait le parlant pour qu’il y ait une image sonore, [3 :00] car dans le premier stade du parlant, le sonore, sous toutes ses formes — y compris musicale, y compris parole — est une composante de l’image visuelle. Simplement c’est une composante spécifique de l’image visuelle. Donc au premier stade du parlant, je crois qu’ils n’ont pas encore le moyen de faire que le sonore soit pour lui-même une image autonome. Il n’y a d’autonomie que l’image visuelle, le sonore étant une composante spécifique de l’image visuelle, on a commencé à le voir.
Donc à partir de la prochaine fois, si on arrive assez à temps, [4 :00] si on ne perd pas trop de temps, ce que je suis en train de perdre là, déjà, on attaquera, de ce nouveau point de vue sonore-visuel, le régime de la nouvelle image. Et vous voyez tout de suite l’hypothèse qu’on sera amené à faire : autonomie respective de l’image sonore et de l’image visuelle. Le sonore cesse d’être une composante spécifique de l’image visuelle et devient une image autonome qui entre dans des rapports complexes avec l’image visuelle elle-même autonome.
Bon, et ça nous entraînera après… il faudra encore le justifier, ça doit vous rappeler… je ne prétends pas, ce n’est pas des choses… Beaucoup de gens l’ont dit, je crois, beaucoup de critiques ont été dans cette direction, [5 :00] mais j’insiste que ce qui m’intéressera particulièrement, c’est l’idée d’une autonomie de l’image sonore. Car voilà tout ce que je veux dire, et c’est la thèse que je ne cesse pas de vous proposer à partir de maintenant ; mais je vous le dis bien, pour le moment elle est inintelligible, je la donne comme point de repère pour vous.
La thèse que je voudrais essayer de justifier un petit peu, c’est que lorsque l’image sonore acquiert l’autonomie — c’est-à-dire lorsque le sonore devient image pour son compte au lieu d’être simplement composante spécifique de l’image visuelle — lorsque au lieu d’être composante spécifique, il est lui-même image autonome, qu’est-ce qui se passe ? Il se passe deux choses… [Pause] [6 :00] même trois choses, c’est ça qui fera la fin de notre année.
Première chose qui se passe : l’image sonore devient susceptible d’être cadrée pour son compte au point qu’il y a un cadrage sonore [Pause] en rapports à déterminer avec le cadrage visuel, les deux étant autonomes. Donc, la question pour moi très, très importante, où on risque de conclure : ah ben, non ! hypothèse ratée : qu’est-ce que peut vouloir dire « cadrage sonore », compte tenu même d’éléments techniques simples, actuels, [7 :00] alors que l’image classique au début du parlant niait qu’il puisse y avoir, et niait comme une chose allant de soi, qu’il puisse y avoir un cadrage sonore ? Bon, est-ce qu’on peut donner un sens à cadrage sonore du point de vue du son ? Et comment et de quel côté dans les recherches sonores ?
Deuxième point, que vous pouvez comprendre, même très abstraitement, il me semble : il n’y a plus de hors-champ même si, en fait, demeure le hors-champ. Pourquoi ? Parce que le hors-champ est une dépendance de l’image visuelle, et que lorsqu’on arrive au contraire à l’autonomie de l’image sonore et de l’image visuelle, [Pause] [8 :00] ce qui remplace le hors-champ, c’est l’interstice entre l’image sonore et l’image visuelle. Donc vous me direz en fait, il y a toujours du hors-champ… ben oui, en fait, comme dit [Samuel] Beckett, le vieux style. En fait, le cinéma conserve des lambeaux de vieux style, du vieux cinéma, il y a toujours du hors-champ en effet, mais ce n’est plus par là ça se fait. Il n’y a plus de hors-champ, il n’y a plus de hors-champ ; au hors-champ se substitue l’interstice, image sonore-image visuelle ou cadrage-sonore, cadrage visuel.
Troisième et dernier point : la musique au cinéma prend un tout autre sens, notamment parce qu’elle devient le [9 :00] traitement général de toutes les composantes sonores quelles qu’elles soient, quitte elle-même à changer de nature. Et de quel côté et de quel genre de musique, il faudra aller chercher ? Sans doute du même côté que celle qui aura été capable de nous apprendre un petit peu, ce qu’était le cadrage sonore.
Pour ceux donc qui veulent se préparer, je vois les essais très intéressants de [Michel] Fano, f-a-n-o, qui descend de [Alban] Berg, et qui a fait à peu près toute la musique de [Alain] Robbe-Grillet. [Sur Fano, voir L’Image-Temps, pp. 301-302] Mais plus encore, je vois dans la direction et de cette nouvelle conception de la musique et [10 :00] d’une conception possible du cadrage sonore, je vois les textes actuellement abondants — dont je le dis pour ceux qui voudraient les feuilleter, les parcourir, ou les lire sérieusement — les textes multiples qui paraissent de cet étrange et très grand pianiste mort récemment : Glenn Gould, en vous signalant que Glenn Gould a fait des essais radiophoniques — qui débordent la musique d’ailleurs — dont on aura à parler. Ce serait simple, à l’issue, on pourrait dire : ah ben oui ! Si ce dernier niveau est bien fondé de l’autonomie respective de l’image sonore et de l’image visuelle, ça ne veut pas dire évidemment que les deux soient sans rapport, vous comprenez ? Simplement il faudra trouver le rapport entre les deux. Quel type, quel nouveau type de rapport, il y a alors entre le sonore et le visuel ? Et dans ce nouveau type de rapport, [11 :00] on aura répondu une dernière fois à notre problème : quels sont les rapports de l’image cinématographique et de la pensée ?
Or, si je souhaite, dans la même perspective qu’on a fait deux fois cette année des séances un peu d’interview, si je souhaite une interview qui n’exclurait personne, mais qui réunirait, notamment Dominique Villain, parce qu’elle s’est occupée du cadrage sonore, Pascale Criton, parce qu’elle connaît beaucoup sur les problèmes, les problèmes actuels de technique musicale qui, peut-être, autorise à parler de cadrage. Raymonde Carasco pour aussi… Si je souhaite que l’on fasse une séance comme ça — il y avait quelqu’un qui m’avait demandé, et puis vous… — on verrait comment ça marche, [12 :00] et puis il n’y aurait pas de honte, même, je suppose, si on conclut, ah bah non, non, que mon hypothèse, elle ne peut pas tenir, ça ne tient pas debout. Ce serait formidable même une année qu’on terminerait en disant : ben, ça au moins, ça ne tient pas debout, c’est bien. Donc on a un mois à occuper, donc l’idéal, ce serait que je finisse aujourd’hui. Donc je vais aller assez vite sur cette première figure du parlant, donc on revient en arrière.
Vous vous rappelez où on en était ? — [Quelqu’un entre dans la salle, puis renferme la porte] Ils se sont trompés ! — On en était à dire, bien, le sonore, en général, est une composante spécifique de l’image visuelle ; [13 :00] il est entendu en tant que sonore, il est entendu, ça n’est plus le muet, il n’est plus lu. Mais ça ne l’empêche pas, en tant qu’entendu, étant une composante spécifique de l’image visuelle, il fait voir quelque chose dans l’image, il est lui-même vu. Bien plus, il arrive qu’il voie lui-même. Et inversement, l’image visuelle va devenir lisible d’une certaine manière. Donc on avait une évolution par rapport au muet ; je ne reviens pas là-dessus, on n’a plus le temps.
Mais comment ça se développe ? Je me dis, composante spécifique de l’image visuelle, jusqu’à maintenant, on n’a fait que commenter ça. Notre seconde question quant à toujours ce premier stade du parlant, notre seconde question [14 :00] c’est, eh bien, comment opère cette composante spécifique ? Comment opère cette composante sonore spécifique ? On nous rappelle très souvent qu’il est inexact techniquement de parler au cinéma d’une bande de son. On nous dit qu’il n’y a pas de bande de son. En effet, il n’y a pas de bande de son qui serait à mettre en parallèle à une bande visuelle. Et pourquoi ? Loin que ça me dérange, ça m’arrange, ça. Parce qu’en effet, si le sonore est une composante spécifique de l’image visuelle, il n’y a aucune bande de son autonome. Il ne peut pas y avoir. [15 :00]
Bien plus, il n’y a pas une bande de son, tout le monde sait qu’il y a des pistes, il y a des pistes sonores, et que les pistes sonores regroupent beaucoup de composantes. On peut même en rajouter : les grandes composantes sonores, c’est quoi ? Les bruits, les paroles, la musique. On peut en rajouter, on peut subdiviser. Vous concevrez une division en bruits. Les bruits, ils ont une certaine… moi, il me semble qu’on pourrait les définir comme isolants. Les bruits tendent à isoler un objet, et ils s’isolent les uns des autres, par exemple, un bruit de porte. Les sons, ce n’est pas tout à fait la même chose. Les sons, [16 :00] je dirais que les sons marquent toujours des rapports, et sont eux-mêmes en rapports mutuels. Donc on pourrait distinguer bruits, sons… et puis les phonations. Les phonations, elles découpent les rapports sonores. Ce peut être des cris, ce peut être de véritables jargons, comme dans le burlesque parlant, soit chez [Charlie] Chaplin, soit chez Jerry Lewis. Enfin, des paroles, des actes de paroles et de la musique, tout ça peut entrer en rivalité ; tout ça peut communiquer, tous ces éléments.
Dès le début du parlant, René Clair se lance dans des recherches extrêmement intéressantes sur [17 :00] les substitutions, les recouvrements, paroles, bruits, etc., et ce serait encore une nouvelle différence de l’acte de parole cinématographique et de l’acte de parole théâtrale, une différence très simple : c’est que, moi je crois que dès le début du cinéma, l’acte de parole est fait, en partie, pour être recouvert par les autres éléments sonores, ce qui n’est pas vrai dans les actes de paroles théâtrales. Mais, dans une tout autre direction, si je prends un auteur moderne, chez [Jacques] Tati, c’est célèbre, les recherches sonores de Tati, qu’est-ce qu’il va inventer ! Ça a été souvent dit : les sources d’émission des bruits rendues incertaines, par exemple : on reconnaît le [18 :00] bruit, mais on ne sait pas d’où il vient, très fréquent chez Tati, ça.
Et là, alors, on voit bien la composante sonore comme composante de l’image visuelle, un bruit de clé, mais de quelle poche, elle est tombée la clé ? Ça, il sait réussir ça — ce n’est pas facile à réussir au cinéma — il sait réussir ça admirablement. Déformation des rapports de son, déformation systématique des rapports de son puisqu’il opère toujours en post-synchronisé, tout ça. Fonction accordée à des bruits au titre de véritables personnages [Pause, ironiquement à cause du bruit d’une voix venue du couloir, qui fait rire Deleuze] et qui pour nous… [Rires, pause] [19 :00] Ahhhh, bon, etc., vous voyez quoi … Oui, la balle de ping-pong des “Vacances de Monsieur Hulot” [1953], ou bien comme le remarque dans une… — il fait de très belles analyses sur le son chez Tati, Michel Chion — ou bien la célèbre conversation par bruits, par bruits de fauteuil dans “Playtime” [1967]. Donc, on peut dire qu’il y a perpétuellement des permutations entre les différents éléments sonores à ce stade. Remarquez que, j’insiste là-dessus, je viens de prendre un auteur moderne, Tati ; comprenez, dans mon esprit, évidemment, je prends un auteur moderne, mais ce n’est pas par-là, à mon avis qu’il est moderne, ce n’est pas par là. Donc, dans les auteurs modernes que j’invoquerai dans cette partie, actuellement, je [20 :00] les prends sous un aspect par lequel, et sous lequel, ils ne sont pas à proprement parler modernes, mais appartiennent au cinéma éternel. Et c’est pour ça que je fais intervenir dès maintenant une thèse de Michel Fano, le musicien, thèse qui pourtant ne prendra tout son sens que dans le second stade.
Comprenez ce que je veux dire. Je veux dire : dès le premier stade du parlant, une thèse comme celle de Fano garde son sens — ou plutôt, pas garde — mais a déjà, a déja un sens, sens qui ne suffira pas à Fano puisque sa thèse, il ne pourra lui donner ou en expliquer le sens qu’en [21 :00] rapport avec la nouvelle image, l’image moderne. Et je dis : cette thèse trouve déjà un sens — un sens peut-être insuffisant mais quand même un sens — trouve déjà un sens dans le premier stade du parlant. Et elle consiste à nous dire quoi ? Eh ben, en fonction de cette compénétration de tous les éléments sonores, de leur recouvrement, de leur permutation, etc., ce que le cinéma nous présente, c’est un véritable « continuum sonore ». C’est un continuum sonore, [Pause] et l’expression « continuum sonore » apparaît chez Fano. [22 :00] Or, encore une fois, il s’en sert pour indiquer quelque chose qui est propre à l’image moderne, et là, je ne discute rien de ce qu’il dit, Fano. J’ajoute simplement, en un sens plus restreint il y avait déjà dans le parlant premier stade, un continuum sonore. À savoir que toutes les composantes entraient en communication, se recouvraient, se permutaient, et formaient en tant que — et c’est normal — en tant que composantes spécifiques de l’image visuelle, formaient un continuum sonore. [Sur le continuum sonore, voir L’Image-Temps, p. 304-313]
Si bien que là encore, j’invoque un auteur moderne, [Jean-Luc] Godard. Godard a fait très vite tous les empiétements d’éléments sonores, tous les recouvrements, tous les… il a manié des continuums [23 :00] sonores très vite ; si vous pensez au début de “Week-end” [1967], la musique qui recouvre la confession de l’héroïne, laquelle confession est un texte en fait de Georges Bataille [Il s’agit de L’Histoire de l’œil (1928)] … [Interruption de l’enregistrement] [23 :18]
… les actes de paroles, les bruits de porte, les sons de la mer ou du métro, les cris de mouettes, les pincements de corde et les coups de revolver, les glissements d’archer et les rafales de mitraillettes, l’attaque de musique et les bruits de l’attaque de banque, etc., c’est un des plus beaux continuums sonores, dans “Prénom Carmen” [1983], de l’histoire du cinéma.
Or vous me direz, là aussi, tu prends un exemple [24 :00] tout à fait moderne. La réponse est la même : j’ai assez dit, à mon avis, ce qu’étaient les nouveautés de Godard comme cinéaste moderne pour pouvoir dire là, ce n’est pas par là qu’il est — même si c’est une exécution d’une prouesse fantastique — ce n’est pas par là qu’il est un cinéaste moderne. Que l’ensemble des éléments sonores forme une composante, c’est-à-dire un continuum, c’est le propre du cinéma sonore. Tous les éléments sonores forment une seule composante spécifique, c’est-à-dire un continuum sonore, et c’est en tant que continuum sonore [25 :00] que tous ces éléments se rapportent à l’image visuelle. Ce continuum sonore ne forme pas encore une image sonore ; il ne forme pas une image autonome. Il forme une composante de l’image ; il forme la composante sonore de l’image visuelle.
Vous comprenez que la vraie nouveauté de la thèse de Fano, ça va être lorsqu’il affirmera que non seulement il y a le continuum sonore, mais que ce continuum sonore est autonome. Alors là, oui, il y aura quelque chose de moderne. Mais sinon, l’affirmation d’un continuum sonore me paraît apportée par le parlant au cinéma, c’est-à-dire par le sonore aussi. Qu’est-ce que ça veut dire ça, et comment l’expliquer ? Eh ben, continuum sonore, ça veut dire que les différents éléments qu’on vient de voir et qu’on peut multiplier, les [26 :00] différents éléments ne se séparent pas. Ils ne se séparent pas. Ils ne se séparent pas. [Pause] Ils ne se séparent pas. Seulement voilà, un continuum, en effet, ses éléments ne se séparent pas. Les bruits, les sons, la musique, les paroles, ça ne se sépare pas. C’est par-là que c’est du cinéma.
Seulement, dire que ça ne se sépare pas, que les éléments ne se séparent pas, ça ne veut pas dire que le continuum ne se différencie pas. Les deux mouvements sont très différents, [Deleuze se lève et va au tableau] puisque se séparer, c’est si vous établissez une coupure, une différenciation, c’est [27 :00] si notre continuum diverge, non pas se sépare en éléments, mais [Deleuze reprend sa place] diverge suivant au moins deux directions. Je dis : la preuve du continuum sonore à ce stade où on en est, c’est qu’il n’a pas d’éléments séparables, mais il ne s’en différencie pas moins, et il s’en différencie, et il se différencie à chaque moment suivant deux directions divergentes, suivant deux directions divergentes — ce que je dis implique nécessairement que j’ajoute, là je n’ai pas le choix — suivant deux directions divergentes qui doivent être déterminées par une image visuelle. Pourquoi ? Parce que comprenez que si mon continuum sonore, il se différencie tout seul [28 :00] suivant des directions divergentes qui lui appartiennent, à ce moment-là, je suis fichu ; je ne peux plus maintenir, que c’est une composante spécifique de l’image visuelle.
Je dis donc que si le continuum sonore n’a pas d’éléments séparables, néanmoins il se différencie à chaque moment suivant deux directions divergentes qui, de toute manière, expriment son rapport avec l’image visuelle. Pourquoi les directions divergentes, le continuum sonore exprime le rapport avec l’image visuelle ? Là, on en est en plein dans la question : comment fonctionne le continuum ? Heureusement, c’est des choses qu’on a vues, mais malheureusement on les a vues les autres années, donc je fais comme si vous étiez tous là les autres années. [Pause] [29 :00] On les a vues les autres années. La réponse est simple : c’est que l’image visuelle comporte une dépendance, l’image visuelle cinématographique comporte une dépendance qui lui appartient essentiellement, au point où nous en sommes, et qui est le « hors-champ ». [Pause] Le hors-champ n’est pas vu, mais le hors-champ est une dépendance de l’image visuelle. Ça va de soi. Le hors-champ, c’est ce qui n’est pas vu dans le visuel. [Pause] [30:00]
Première question : de toute évidence, le cinéma n’a pas attendu le sonore pour qu’il y ait hors-champ. Dès qu’il y a eu une image cinématographique, il y a eu hors-champ. [Pause] Les films muets de [D.W.] Griffith donnent des exemples célèbres de hors-champs splendides, bon, ce n’est pas le parlant qui invente le hors-champ ; simplement, il le peuple. Il le peuple, c’est-à-dire, il le remplit de sa présence sonore. Il le remplit sonorement. Il ne le fait pas voir puisque le hors-champ par définition est non-vu. [Pause] [31 :00] Mais il le fait entendre. J’insiste, je ne cesse pas de le répéter, parce que j’y vois une confirmation fondamentale de la proposition : le sonore n’est qu’une composante au premier stade, n’est qu’une composante de l’image visuelle, car s’il est vrai que la fonction, ou une des fonctions fondamentales du sonore, c’est de peupler le hors-champ, le hors-champ est une appartenance de l’image visuelle et rien d’autre ! [Pause]
Mais pourquoi est-ce que le sonore aurait intérêt particulier à peupler le hors-champ plutôt qu’à se localiser [32 :00] dans l’image visuelle… ah, pardon, plutôt qu’à se localiser dans l’image vue ? [Pause] Vous connaissez tous la réponse. Et, là aussi, elle tombe avec le cinéma classique, le cinéma dit classique avec le premier stade du parlant. Et elle tombe sous la forme du fameux manifeste soviétique, le manifeste des trois [1928] – [Sergei] Eisenstein, [Vsevelod] Poudovkine, Alexeiev [Il s’agit plutôt de Grigori Alexandrov] — qui nous dit quoi ? Le son est d’autant plus intéressant qu’on n’en voit pas la source. Pourquoi ? Parce que le danger du parlant et même le danger du [33 :00] sonore, c’est quoi ? Faire redondance avec le vu. Comment faire pour que le son ne soit pas en simple redondance avec le vu ? Comment faire pour que l’entendu ne soit pas en redondance avec le vu ? Et ils se réclament et ils évoquent la nécessité d’une asynchronie — et j’attire votre attention quand vous lirez le texte — il y a tellement de sens du terme asynchronie ou synchronie. Là, « asynchronie » veut dire quelque chose de tout simple : non redondant. L’asynchronie du son dont se réclament les Soviétiques signifie uniquement que le son ne fasse pas redondance avec ce qu’on voit dans l’image. [34 :00] Dès lors, c’est pour que le son ne fasse pas redondance avec ce qu’on voit dans l’image, que le son va trouver sa destination élective dans le hors-champ, c’est-à-dire, peupler le hors-champ. C’est ce qu’ils appellent le contrepoint orchestral, ou le contrepoint sonore, c’est-à-dire, faire que le son ne soit pas le double d’un point vu, donc en faire un contrepoint ; pour qu’il ne soit pas le simple doublet d’un point vu, on en fait un contrepoint, contrepoint qui est une bande sonore.
Là, au point où j’en suis de ma terminologie, je dirais oui et non. Bien sûr, c’est sonore, mais c’est un contrepoint visuel. Le son devient contrepoint visuel au lieu d’être le double d’un point vu. [35 :00] Pourquoi ? Puisque peuplant le hors-champ – il ne faut pas oublier que le hors-champ est une dépendance absolue du champ visuel, de l’image vue — donc, je dirais du son hors-champ, c’est-à-dire dont la source d’émission n’est pas vue, que c’est — non pas qu’il est vu — mais que c’est un contrepoint visuel et non pas un point vu, et non pas le double d’un point vu. Exemple simple… Oui?
Une étudiante : [Inaudible ; quelques commentaires sur des aspects du hors-champ]
Deleuze : Complètement, ouais, tu as raison. [36 :00] Il y aurait un cas typique, je pense, de moderne, mais pas au sens de considéré comme moderne, d’Antonioni, complètement. Les étirements d’Antonioni sont typiques de ça. Alors qu’il emploie rarement la musique, mais quand il l’emploie, ouais, ouais, ouais, tout à fait.
Exemple tout simple : le bruit des bottes. Le bruit des bottes est d’autant plus intéressant qu’on ne voit pas les bottes. Le bruit des bottes est d’autant plus intéressant — c’est ça le sens du manifeste soviétique — le bruit des bottes sera d’autant plus intéressant que vous ne montrerez pas les bottes dans l’image vue. Le coup de révolver sera d’autant plus intéressant que vous en verrez l’effet dans l’image vue, mais que vous ne verrez pas le revolver dans l’image vue, c’est hors-champ. [Pause] [37 :00] Dès lors, nécessité que, bref, le son ne vienne jamais doubler le vu. Et, bien loin d’en conclure — c’est ça, c’est ma seule astuce si vous voulez — on en conclurait rapidement que dès lors il y a autonomie du sonore ; je dis, c’est le contraire. C’est exactement le contraire ; il n’y a aucune autonomie du sonore. Pour la simple raison, encore une fois, que vous situez la source du son hors-champ, vous faites du sonore quelque chose qui va peupler le hors-champ, sans qu’on en voie la source, mais le hors-champ, c’est la dépendance visuelle de l’image vue. Donc, [38 :00] c’est dans cette fonction hors-champ que le son assume sa situation classique d’être composante spécifique de l’image visuelle.
Et là encore — je lançais des tas de choses — de la non-redondance en même temps que les soviétiques, René Clair faisait des recherches très, très poussées avec une réussite merveilleuse qui est toujours citée dans les histoires du cinéma : dans “Sous les toits de Paris” [1930], où il a la grande idée de faire que deux amoureux, pas encore amoureux, se disputent l’un l’autre dans une chambre, chacun voulant céder le lit à l’autre. Chacun veut que ce soit l’autre qui couche dans le lit, et lui, il veut coucher par terre, tout ça, et puis la dispute monte, et puis ils éteignent et la dispute [39 :00] se continue dans le noir. C’est un très, très grand moment dès le début du parlant où là vous avez précisément une mise hors-champ de toute image puisque, c’est pire, la seule image vue est une image noire.
Mais lorsque vous trouvez chez [Robert] Bresson la réclamation précisément d’un principe de non-coïncidence ou de non-redondance — je lis un court texte, par exemple, là il y en a plein dans Bresson – « lorsqu’un son peut supprimer une image, alors supprimer l’image ou la neutraliser” [Notes sur le cinématographe (Paris : Gallimard, 1975) pp. 60-62] Il réclame donc un principe de non-redondance qui, à mon avis, dépasse le hors-champ parce que le « neutraliser, supprimer l’image », ça, c’est du hors-champ. [40 :00] Mais la « neutraliser », ce n’est pas du hors-champ, ça peut être dans l’image vu même, qu’il y a privilège de la composante sonore sur le vu.
Mais lorsque je lis des phrases comme ça chez Bresson, ça ne diminue en rien son génie que de dire Bresson, qui est un des cinéastes modernes les plus important de notre époque, ce n’est pas par-là qu’il est un cinéaste moderne ou qu’il est nouveau. Dans ces textes précis — c’est pour ça qu’il y a toujours des problèmes d’évaluation de texte — dans ce texte précis sur le rapport à l’image sonore, la phrase pourrait parfaitement être citée Eisenstein, ou plutôt elle ne pourrait pas être citée Eisenstein car, comme des spécialistes l’ont fait remarquer — je crois qu’ils ont raison — le manifeste des trois soviétiques signé, entre autres, Eisenstein et Poudovkine doit, semble-t-il, beaucoup plus à Poudovkine [41 :00] que à Eisenstein. C’est Poudovkine qui tient fondamentalement — et dans son œuvre parlante, ça apparaîtra nettement — c’est Poudovkine qui tient fondamentalement à la non-coïncidence, à la non-redondance et à ce que la source sonore soit hors-champ.
Et pourquoi, et pourquoi est-ce que ce n’est pas Eisenstein ? Parce qu’on va le voir : Eisenstein est engagé dans un autre problème très bizarre. C’est pour ça, ça ne paraît pas, et la preuve, c’est que dans les films parlants d’Eisenstein, “Alexandre Nevsky” [1938], “Ivan Le Terrible” [1945, 1958], le principe de redondance ne le gêne pas, ne le gêne pas du tout, tandis que ça gêne beaucoup, à équivalence, ça gêne beaucoup Poudovkine qui l’évite le plus possible. Donc en fait, [42 :00] je ne suis pas le premier à le dire, il semblerait que le manifeste des trois, le manifeste soviétique que vous trouvez, par exemple, recueilli dans les œuvres d’Eisenstein, doive plus à Poudovkine dans ce cas qu’à Eisenstein. Mais ça, c’est un détail.
Mais je n’ai pas réglé ma question. Tout ce qu’on sait, c’est que lorsque le son peuple ou habite le hors-champ, alors il sera dit — suivant une expression célèbre — il sera dit « off ». Lorsqu’il est localisé dans l’image vue, il est dit : « in ». Bon, voilà. Mais vous vous rappelez notre problème ? Je suggérais que si le continuum sonore ne se divise pas en éléments [43 :00] séparables, en revanche, il ne cesse de se différencier suivant deux jets qui expriment son rapport avec l’image visuelle. Bien, c’est ça qu’il faut montrer, et c’est pour ça que je suis forcé de rappeler — hélas pour ceux qui n’étaient pas là les autres années — de rappeler quelque chose qui a été de tout temps, les années précédentes, la base de notre analyse, que ce soit vrai ou faux, peu importe ; il est trop tard maintenant. Donc je le rappelle. [Deleuze va au tableau, s’éloigne donc du micro, et désormais, ses propos deviennent assez difficiles à saisir]
C’est que le hors-champ a fondamentalement deux aspects. L’idée, ça a été dit extrêmement bien par différents critiques, c’est-à-dire le seul point de nouveauté, à mon avis, que j’apportais dans les autres années, c’était [44 :00] une interprétation de plus de ces deux aspects du hors-champ, mais que les deux aspects fondamentalement différents du hors-champ dans l’image cinématographique, c’est une idée bien connue que vous trouverez récemment, je veux dire, bien avant moi, développée par [Pascal] Bonitzer dans Le regard et la voix [Paris : UGE, 1976] et par [Jean] Narboni dans le numéro spécial de [Alfred] Hitchcock [Alfred Hitchcock, « Visages d’Hitchcock », hors-séries 8 (Paris : Cahiers du Cinéma, 1980)], et reprise plus récemment — en la relativisant, en relativisant d’ailleurs la distinction, ce qui est intéressant — par Michel Chion dans La voix au cinéma [Paris : Editions de l’Etoile, Cahiers du Cinéma, 1982].
Et ça revient à dire quoi ? Ça revient à dire un truc… Prenons, assimilons ceci à un plan, [Deleuze dessine au tableau] ou, pour moi, ça revient au même, peu importe, un plan ou une image-mouvement, [45 :00] voilà. [Deleuze dessine au tableau ; quelques mots indistincts] Je dis : quel que soit le plan considéré ou l’image-mouvement considérée, il y a tout lieu, il est impossible au cinéma qu’elle ne se continue pas hors des limites de ce qui vous est donné à voir. En d’autres termes, toute image se prolonge dans d’autres images possibles qui seront données ou ne le seront pas. Donc en ce sens, je dis [46 :00] la caméra prélève, elle prélève une portion vue sur un ensemble plus vaste. Le premier sens de hors-champ, et que l’on pourra appeler, dès lors, « hors-champ relatif », [Pause] c’est que tout plan comme image-mouvement se prolonge dans des ensembles plus vastes de même nature que lui. Par exemple, j’ai un bout de campagne, il se prolonge dans un reste de campagne, peu importe qu’il y ait décor, pas décor, ça ne gêne absolument pas. Il se prolonge. [Pause] Ça va ? [47 :00] Dieu qu’il n’y ait pas de difficulté, parce qu’on va… bien, ça. [Sur le hors-champ relative, voir L’Image-Temps, pp. 326-327]
Je dirais aussi bien, comme Bonitzer le dit très bien, entre le hors-champ et le champ, vous avez finalement un espace de même nature. Disons que le hors-champ relatif, c’est le — je vais chercher un mot — c’est « l’à-côté ». [Sur l’à-côté, voir L’Image-Temps, pp. 73, 306] Pas d’image-mouvement, pas d’image cinématographe sans à-côté ; pas de champ sans hors-champ. [Pause] Mais d’autre part, il y a quelque chose de tout à fait différent. [48 :00] Je dis : d’une part, une image, l’image-mouvement, le plan se prolongent en d’autres images de même nature. Si on les voit, ça donne des plans en pointillés, qui se succèdent si on ne les voit pas. Mais d’autre part et aussi, l’image-mouvement ou le plan exprime un Tout, un changement, un Tout qui change, et qui est d’une toute autre nature que l’espace non-vu. [Pause] L’image-mouvement va [49 :00] exprimer un Tout qui change et qui est d’une autre nature qu’elle, et qui est d’une autre nature que tous les ensembles qu’elle présente ou dans lesquelles elle se prolonge.
Reprenons mon exemple : les oiseaux migrent, les oiseaux-là que je fais, hein ? Image-mouvement. Image-mouvement, c’est de la translation, c’est de la translation dans l’espace. [Deleuze dessine] J’ai bien un hors-champ, j’ai bien un hors-champ, c’est que ça ne s’arrête pas aux oiseaux que je montre. L’ensemble se continue au-delà de ce que je vois. Bien, mais il n’y a pas de mouvement dans l’espace qui n’exprime un changement dans un Tout. De quelque manière que vous conceviez le Tout — vous pouvez le concevoir le Tout [50 :00] de toutes sortes de façons — tout moment dans l’espace exprime un changement de Tout. A savoir la libération des oiseaux, c’est-à-dire leur départ, exprime ce qu’on appellera une « variation saisonnière ». C’est-à-dire un changement dans le Tout de la nature. Vous me direz : mais vous pouvez le montrer dans l’image, par exemple des feuilles, des feuilles d’arbre qui tombent. Mais rien du tout ! Des feuilles d’arbres qui tombent, c’est encore du mouvement ! Mais le changement qualitatif, le changement du Tout, vous ne le saisirez jamais que représenté ou exprimé par le plan ou l’image-mouvement. Mais le changement ou le Tout qui change, il est d’une autre nature que le mouvement dans l’espace. [51 :00] [Sur le Tout qui change et cette variation, voir L’Image-Temps, p. 308] Pourquoi ? Il est de l’ordre du temps. C’est une autre dimension du hors-champ, ça. C’est un hors-champ absolu, [Pause] absolu parce qu’il est d’une autre nature.
En d’autres termes, l’image-plan se prolonge dans des images non données, dans des images possibles de même nature que lui, mais exprime ce qu’on appelait, pour rejoindre notre thème de cette année, mais exprime un concept vivant d’une tout autre nature. [52 :00] Avec les oiseaux, j’invoquais la variation saisonnière, le changement de la nature comme concept. Là on refait de la philosophie mais, comprenez, il y a des cas où c’est autre chose : le concept vivant ou le hors-champ absolu, il ne peut jamais être montré qu’indirectement par l’image, il ne peut qu’être représenté indirectement par l’image. Ce changement du Tout, ce temps, ce fond du temps, ce qui vient du fond du temps, ça parle de changement. Eh bien, ce n’est pas forcément un changement par les flancs de la nature, ça peut être, par exemple, une libre décision de l’esprit, ça peut être la libre détermination spirituelle, [Pause] [53 :00] la libre détermination spirituelle, quand elle exprime le choix ou la mutation d’un esprit chez les auteurs comme [Carl] Dreyer, comme [Robert] Bresson. [Sur le hors-champ absolu, voir L’Image-Temps, p. 326]
Vous trouverez que l’image-mouvement renvoie elle aussi à un Tout, mais ce Tout, c’est quoi ? C’est le choix d’un esprit qui se conquiert. C’est la conquête de Gertrud par soi-même [référence au film de Dreyer “Gertrud” (1964) ; voir L’Image-Temps, pp. 222, 231]. Il ne peut être montré qu’à travers des attitudes fortes et qu’à travers ses paroles, mais il ne peut qu’être représenté indirectement par l’image visuelle. L’image visuelle ne peut que montrer, ne peut représenter qu’indirectement la libre décision de l’esprit, tout comme elle ne peut représenter qu’indirectement [54 :00] la nature en son fond et le changement de la nature en son fond. Si bien que là, je disais, vous avez un hors-champ relatif. C’est l’à-côté, la manière dont une image se prolonge dans des ensembles supposés plus vastes. Et vous avez un hors-champ absolu : l’ailleurs, cette fois-ci la manière dont l’image visuelle exprime ou représente indirectement le concept vivant ou la détermination spirituelle. Hors-champ relatif, hors-champ absolu. [Pause] [Voir L’Image-Temps, pp. 58-59]
C’est ma manière de le dire — mais encore une fois, [55 :00] là on n’a pas le temps, sinon vraiment j’aurais récité une fois de plus les textes de Bonitzer, de Narboni à cet égard — sauf que j’ajoute : admirez comme, suivant leur génie, les grands cinéastes devront, et suivant les cas, mettront l’accent sur tel ou tel aspect, soit qu’ils soient plutôt voués à l’un qu’à l’autre, soit qu’ils évoluent eux-mêmes, qu’ils passent de l’un à l’autre. Dans un texte de Narboni, je me rappelle, il y distinguait très bien — là dans le texte sur Hitchcock [Voir la référence ci-dessus et aussi L’Image-Mouvement, p. 28 note 10] — il dit, prenez deux auteurs opposés de ce point de vue. [Jean] Renoir, il a toujours fait des cadres très ouverts. Qu’est-ce que ça veut dire des cadrages très ouverts de Renoir ? Ben, ça veut dire que chez Renoir, la caméra prélève toujours, [56 :00] elle prélève sur une aire prolongeable. [Deleuze continue à indiquer le plan au tableau] Renoir, il joue avec les hors-champ relatifs d’une manière fantastique.
Prenons, au contraire, des auteurs célèbres pour la « fermeture » de leur cadrage. Un des plus célèbres pour la fermeture de son cadrage, c’est Hitchcock. Je disais, je proposais même, je disais : ce n’est même plus du cadre, ce n’est pas du cadre de photo, c’est bien pire, que du cadre de tapisserie. Hitchcock, c’est un des cadres les plus fermés qui soient. Plus, je dirais, plus le pôle hors-champ relatif — l’à-côté – tend [57 :00] à prendre de l’importance, plus sans doute le hors-champ absolu prendra une valeur seulement secondaire — l’ailleurs. Inversement : plus le cadre sera fermé, c’est-à-dire le hors-champ relatif perdra beaucoup d’importance, le hors-champ absolu prendra une importance décisive. On a vu, on l’a vu quand on a analysé Hitchcock, il y a des années. [Voir la séance 12 du séminaire Cinéma 2, le 1 mars 1983] En effet, chez lui, ce qui joue le rôle de concept vivant, c’est quoi ? C’est un extraordinaire jeu de relations. Ce n’est pas par hasard que Hitchcock est un cinéaste anglais, un penseur anglais ; ce qui l’intéresse, c’est les relations de l’image. Ce que l’image cadrée est sensée exprimer [58 :00] indirectement, représenter indirectement, c’est le jeu des relations et les transformations des relations, et vous trouverez toujours les deux aspects.
Je prends un dernier texte, un dernier cas qui a été très bien analysé par Claude Ollier, c’est l’évolution d’Antonioni [Voir Souvenirs écran (Paris : Gallimard-Cahiers du cinéma, 1981), et aussi L’Image-Temps, p. 17 note 14] Il dit : au début, dans ses premiers films, Antonioni va encore chercher ses personnages. Voyez ? Il cadre un espace, il ouvre le cadre, [Deleuze dessine au tableau] c’est-à-dire il passe à un plan suivant, plus large, qui accueille le personnage qui allait entrer dans le cadre. [59 :00] Je dirais qu’il joue sur le hors-champ relatif. [Pause] Plus ça va, nous dit Ollier, et, surtout à partir de “L’Éclipse” [1962], il renonce à ça, ça ne l’intéresse plus. Il ferme le cadre, il le géométrise au maximum, les splendides cadres géométriques d’Antonioni complètement fermés. Le personnage surgit dans le cadre, avec le sentiment — si vous essayez de vous rappeler l’atmosphère d’Antonioni, vous verrez ce qu’Ollier veut dire — sentiment très bizarre qu’on a : le personnage ne vient pas d’à-côté, il vient d’ailleurs. [60 :00] Il a traversé, comme dit Ollier — je me rappelle à peu près, je n’ai pas eu le temps de rechercher — il a traversé une sorte de « no man’s land », zone impossible à filmer blanc sur blanc. Autant dire que là, dans ce cas, ce n’est pas que tout hors-champ relatif ait disparu, mais le hors-champ absolu est devenu le pôle prévalant sur le hors-champ, voilà. Et ça se comprend qu’il y ait les deux, depuis le début — alors je m’accroche à ce qu’on a fait cette année — ça se comprend que vous ayez les deux dimensions du hors-champ – l’à-côté et l’ailleurs, hors-champ relatif et hors-champs absolu – ça se comprend, c’est même nécessaire puisqu’on l’a vu : ça a été le problème, depuis le début, du rapport image-pensée au cinéma… [Interruption de l’enregistrement] [1 :00 :58]
Partie 2
[61 :00] … Nous avions la double idée que toute image se prolongeait dans d’autres images associables. C’est le hors-champ relatif, mais que cela ne se faisait pas sans que l’ensemble des images associées s’intériorise dans un Tout, et que le Tout s’extériorise dans les images associées. La dimension d’après laquelle une image en prolonge une autre, c’est le hors-champ, c’est la dimension du hors-champ est relatif. La dimension par laquelle ça ne se fait pas sans que l’ensemble des images prolongeables ou prolongées, s’intériorise dans un Tout qui s’extériorise à son tour [62 :00] dans les images, ça c’est la représentation indirecte du Tout, c’est le hors-champ absolu.
Du coup, avant de vous demander si ça va, si je peux continuer — parce que je m’excuse beaucoup auprès de ceux… ça, ça suppose… je viens de résumer ce qu’on a fait en six mois, je ne sais pas quand, il y a deux ans. Mais il faut aller vite — avant de vous demander si ça va, je… Eh ben… Évidemment vous voyez bien que je ne retombe pas sur mes pieds comme ça.
La voix « off », elle aura nécessairement ces deux aspects. Ça ne peut pas être autrement précisément parce que le son, et notamment la parole, [Pause] [63 :00] ne peuvent éviter la redondance avec le « vu » qu’en peuplant le hors-champ : il y aura deux voix « off » et deux types de voix « off », et là je retombe sur une platitude qui a été souvent dite. Vous avez une voix « off » ou un son « off » relatif. [Pause] Par exemple : vous entendez le son, vous entendez un bruit de botte, et vous ne voyez pas les bottes : c’est un son « off » relatif. Vous pouvez voir les bottes, l’image suivante, elles appartiennent au même espace [Pause] [64 :00] que celui que présente l’image vue. [Pause] Ou bien ce que Renoir faisait déjà merveilleusement dans “Nana” [1926]. Non, “Nana”, après tout, j’ai peur tout d’un coup : c’est un film muet, “Nana”. [Quelques mots indistincts] En tout cas, chez Renoir… C’est un film muet ou c’est parlant, personne ne sait ? C’est muet ! Alors ce n’est pas ça ! Alors mon exemple n’est pas bon. Enfin, il faisait déjà ça très, très bien, les conversations « off » ; la conversation que vous entendez « off », avant et sans avoir vu les personnages qui parlent, c’est du hors-champ relatif. Bon. [65 :00]
Mais l’autre cas, le hors-champ absolu : la manière dont l’image [Pause] va exprimer le Tout qui change, c’est-à-dire — là je reviens sur ces termes parce que moi, ils me font plaisir alors, vous vous en doutez — c’est-à-dire soit le concept vivant, soit la détermination des sons. Je m’y accroche, mais comme c’est la seule philosophie là-dedans, c’est… [Rires ; quelques mots indistincts] c’est quoi ça ? Ce sera des sons « off » de cette nature, qui correspondent au hors-champ absolu. [66 :00] Bien. [Pause]
Relativisons… plutôt, plutôt. Les sons « off » relatifs, ça sera plutôt, plutôt — parce qu’il y a des cas où ça ne sera pas comme ça — ça sera plutôt des bruits et des actes de parole homogènes aux actes de parole « in », c’est-à-dire, ceux dont on voit la source dans l’image. Or, les actes de parole « in », la dernière fois, on a vu leur statut, on a essayé de dire leur statut : ils sont interactifs. C’est la première catégorie des actes de parole : actes [67 :00] de parole interactifs. On a passé longtemps à cette fonction d’interaction, par différence avec le muet.
Je dirais : les sons « off », première manière, au sens relatif, sont plutôt des bruits et plutôt des actes de parole interactifs ; [Pause] les sons « off », seconde nature, ceux qui expriment le rapport avec l’absolu, c’est-à-dire avec la détermination spirituelle ou avec le fond de la nature, [Pause] c’est, par exemple, c’est plutôt, ce que l’on va voir de plus près, [68 :00] c’est plutôt de la musique, plutôt de la musique, ou plutôt des actes de parole [mot indistinct], qui témoignent de quoi ? Qui témoignent d’un savoir absolu, d’une puissance absolue, d’une voyance absolue, ou presque absolue — il ne faut pas exagérer, tout ça est relatif [Rires] — et ce seront les actes de parole — du coup, j’ai ma seconde catégorie d’actes de parole — appelons-les, pour plus de commodité, pour ne pas compliquer, actes de parole réflexifs. Ça sera la voix « off » de celui qui se souvient, [69 :00] de celui qui explique, de celui qui sait. Bon.
Michel Chion a trouvé de grands, de grands effets… [Pause] Tout ce que je en peux dire jusqu’à maintenant : voyez ? En quoi [mots indistincts] … en quoi mon continuum sonore se différencie nécessairement… [1 :09 :43] [Interruption de l’enregistrement]
… on va aller du côté du « off » relatif, [Deleuze dessine au tableau] qui va se différencier en deux jets [70 :00] : l’un qui va constituer le prolongement, ou le « off » relatif, incarné plutôt par les bruits et les actes de parole « off » ; l’autre vers le « off » absolu, incarné plutôt par la musique [Pause] et les actes de parole réflexifs.
Mais, mais, mais, mais, mais… comprenez. Comme on en est toujours au stade de l’image-mouvement, ça ne reste jamais immobile, et c’est pour ça que Chion, d’une certaine manière, a raison de dire : d’accord, [71 :00] cette distinction, mais il faut aussi la relativiser. Je ne m’occupe pas des autres distinctions. Il y a une richesse dans la critique cinématographique sur le thème du hors-champ et de la voix « off » ; il y a une telle richesse des classifications. Moi, je vous propose celle qui me convient, mais je dis, je n’ignore pas qu’il y en a beaucoup d’autres.
Ben, là où Michel Chion a raison, c’est qu’il prend un exemple, un splendide exemple, l’analysant à merveille : “Le Testament du docteur Mabuse” [1933, de Fritz Lang] — vous allez voir — Là où on voit sur le vif le déplacement de… Car, en effet, ça n’irait pas si la différenciation ne reconstituait à chaque fois le continuum. Il faut à la fois que le continuum se différencie, [72 :00] et ne cesse aussi, ne cesse de se différencier, ne cesse de redonner du continuum. C’est ça qui serait bien, et c’est ça que le cinéma fait toujours sans qu’on s’en aperçoive, mais je crois que ça fait partie de sa rythmique la plus profonde.
Dans “Le Testament du docteur Mabuse” de Michel Chion, qu’est-ce qui se passe ? Premier temps : [Deleuze reste toujours au tableau et écrit par moments] la voix, la terrible voix, du diabolique, la diabolique voix du diabolique docteur, ou en tout cas du diabolique héritier du docteur, du diabolique héritier du docteur Mabuse. Et cette voix, elle est toujours présentée comme « à-côté », on n’en voit jamais la source. La source est à-côté, donc voix « off » qui culmine [73 :00] avec la scène célèbre où la source d’émission semble être derrière un rideau. Je dirais ça, uniquement : la voix de Mabuse ou du pseudo-Mabuse, est une voix « off » relative, elle est à-côté. [Pause]
Le héros et l’héroïne, dans mon souvenir, ont le courage, enfin, franchissent le rideau, et tombent sur quoi ? Tout un appareil, tout un appareillage radiophonique. Le diabolique docteur les a eus. [74 :00] Ce n’était pas sa voix, c’était la retransmission de sa voix. Sa voix n’était pas à côté, elle est ailleurs. Vous me direz : « à côté d’à côté ? ». Non. Tout le monde comprend : dans un ailleurs d’une autre nature. On saute de la voix « off » relative à la voix « off » absolue. Et puis quand le diabolique héritier du docteur Mabuse est enfin identifié, ça reviendra de la voix « in », à ceci près qu’on n’en est pas sûr et que, merveille, ce qui tient au génie de Lang, aucun de ces moments n’annule le précédent. Aucun n’en annule le précédent, c’est les trois à la fois. Oui, la voix sera identifiée ! Et ce n’était pas le docteur Mabuse, [75 :00] mais c’était le successeur du docteur Mabuse qui devient fou à son tour. Mais ça n’annule absolument pas la voix « off » absolue, à savoir que cette voix « off » était vouée de toute puissance. Parce qu’elle était inspirée par le premier docteur Mabuse, fou dans sa cellule ? Peut-être. Parce que c’était le docteur Mabuse, qui apparaît comme un ectoplasme dans l’image, qui inspirait, mais c’était une voix d’ailleurs. Mais ça, ça ne l’annule pas. Et le fait que ce soit une voix « off » absolue, n’annule pas non plus l’ingéniosité alors relative, des mécanismes, par lesquels cette voix « off » absolue s’incarne dans des voix « off » relatives par le jeu des micros et par le jeu du système de surveillance. Aucun aspect n’est mis en doute. [76 :00] Bien plus, je dirais que chaque aspect recharge, et que ça va… le continuum sonore se différencie à chaque instant, mais pour reformuler le continuum.
Et ça peut se faire comme ça aussi, même avec la musique. Je pense à un portrait très beau chez Antonioni. Il est si spécial pour le problème de la musique ; il en met tellement peu ! Il a des raisons, enfin plutôt son musicien, c’est [Giovanni] Fusco. C’est ça, Fusco… Fusco, hein ? [Pause] Il y a tellement, il y a des moments tellement… Ce n’est pas parce qu’il y en a beaucoup que ça représente mieux que tout, une représentation du Tout ou de la détermination spirituelle. Mais il suffit parfois d’une petite ritournelle, [77 :00] la petite ritournelle, c’est le Tout.
Eh ben, qu’est-ce que je voulais dire ? Chez Antonioni, je prends une scène de “L’éclipse” [1962 ; Voir L’Image-Temps, p. 308] : Il y a les deux amoureux dans le parc et il y a un air de piano. Là, la musique est typiquement dans sa fonction « off » absolue. Les amoureux passent devant un groupe de vieillards sur le banc, dans mon souvenir qui n’est peut-être pas exact, sur un banc, il y en a un qui regarde fixement dans une direction, et qui dit : « oh il est bon, c’est un air de piano ». Il dit « il est bon, le pianiste ». Brusque saut, avant, ce n’est pas du « off » absolu, c’est du « off » relatif. La musique émane [78 :00] du pianiste à côté, qui joue à côté et qu’on ne verra pas, qui restera lui, en hors-champ. Et les amoureux quittent le parc, s’éloignent, et on les voit dans mon souvenir, s’éloignent, et on les voit, comme à la grue, de haut. Ils vont dans les rues, et la musique les suit. Elle reprend son cours. Et c’est tous ces timbres de circulation, et c’est tous ces timbres de circulation qui vont faire le continuum sonore. [Deleuze revient à sa place]
Alors, si vous avez compris, on se trouve devant un dernier problème. — Il nous faut un petit repos avant que… Il fait chaud ou c’est, ou c’est…
Un étudiant : [Propos inaudibles]
Deleuze : Il est quoi ?… Il fait très chaud ou ce n’est pas en moi ? Si c’est en moi, je suis malade.
Un étudiant : [Propos inaudibles]
Deleuze : Ah bon ; si c’est [79 :00] dehors… Comprenez. On se trouve devant un problème. On avance. Mais c’est triste, c’est triste la vie. À peine on avance, qu’on se trouve devant une autre difficulté, alors il vaudrait mieux rester sur place.
Maintenant on ne se trouve plus devant le problème du rapport de l’ensemble des éléments sonores avec l’image visuelle dont ils sont une composante. On se trouve devant, et ça s’enchaîne, un nouveau problème : quel est le rapport entre l’image visuelle et la musique ? [Pause] [80 :00] En tant que la musique ne va pas être seulement l’expression du Tout, [Pause] elle va assurer la circulation de tous les éléments sonores. Et si ce n’est pas de la musique, ce sera quelque chose qui fonctionne comme de la musique. À savoir, les nouveaux actes de parole, qu’on vient de découvrir, qui ne sont plus des actes de parole interactifs, mais des actes de parole réflexifs, et qui eux-mêmes pourront être traités musicalement — si vous pensez à la voix de Orson Welles, par exemple — qui peuvent être traités sous des formes modulatoires. Bon.
Alors c’est très simple : autant dire que… quel va être le rapport ? Si vous préférez, prenons la chose au plus simple : bon, quel est le rapport entre l’image visuelle [81 :00] et l’image musicale ? Non, je ne peux pas dire encore « image », pardon. Quel est le rapport entre l’image visuelle et l’élément musical ? Voyez, ce n’est plus le problème du rapport de la composante sonore et de l’image visuelle, mais c’est le problème de l’image visuelle avec la musique dans ce premier stade du parlant. Eh bien, il se trouve dans une sale situation, mais en même temps merveilleuse, merveilleuse. Et vous avez le choix.
Bon, est-ce qu’on peut se donner… 11 heure et demie, avec un peu de chance, j’ai fini. Si vous consentez à ce qu’on se repose vraiment 5 minutes. Mais vous regardez la pendule ! On se retrouve ici dans 5 minutes, sinon je n’aurai pas fini. [Interruption de l’enregistrement] [1 :21 :59]
[82 :00] … Bon alors écoutez, on recommence tout doucement. Tout doucement. On oublie cette histoire, on commence par cette histoire de musique, parce que je ne fais même pas les raccords, parce que les raccords, ça compliquerait…
Comment ça, se posait ? Vous voyez bien que on se trouve devant un problème nécessaire parce que, du temps du muet, je vous le rappelle encore une fois, tout le monde sait que le plus souvent, pas toujours, il y avait la musique, puis il y avait la musique extérieure, il y avait un pianiste d’accompagnement, tout ce que vous voulez. Mais dans les conditions du muet, c’était très difficile pour la musique d’échapper à un rôle figuratif, [Pause] [83 :00] à savoir de la musique triste quand le héros est triste. [Pause] C’était une musique – comment dire ? — illustrative ou, comme on dit dans certains cas, c’était de la musique à programme. Et comme [Bela] Balázs le déclare lui-même, le première acte libérateur du parlant, ça a été évacuer du cinéma la musique à programme, donc, ouvrir pour la musique des nouvelles possibilités, puisque, encore une fois, composante spécifique de l’image visuelle, ça ne veut pas dire qu’elle soit asservie à l’image visuelle. [Pause] La musique narrative ou illustrative, [84 :00] ou bien — ça revient exactement au même — qui serait elle-même illustrée par une image visuelle, permettez-moi d’appeler ça par commodité un rapport de correspondance externe. Le problème de la musique avec le parlant devient: comment introduire entre l’image visuelle et la musique un rapport qui ne soit pas de correspondance externe ? [Pause]
Là, ce n’est évidemment pas par hasard que le cinéma expérimental a été un moment déterminant. Mais dans quel sens est-il allé, précisément en tant que cinéma expérimental ? Au moins dans une grande partie de ses tendances, il est allé [85 :00] dans la voie de l’abstraction. [Pause] Jean Mitry, qui est à la fois critique — mais qui, comme cinéaste, s’est beaucoup occupé de ces questions — a fait un livre, un petit livre, Le cinéma expérimental [Paris : Seghers, 1974] dont les spécialistes, je crois, à juste titre, disent souvent beaucoup du mal, mais disent du mal pour la partie moderne. Car manifestement, il est trop lié à ses propres tentatives d’avant-guerre pour avoir bien saisi ce que les Américains, ce que les modernes, ont fait dans ce domaine cinéma-musique. Mais je crois que l’on peut garder au moins de ce livre toute sa première moitié qui analyse les tentatives d’avant-guerre et qui sont de deux sortes. Si j’avais le temps, je les raconterais, mais sinon, la plupart d’entre vous les savent et il y en a qui le savent mieux que moi. [86 :00] On a pu tenter d’établir des correspondances entre figures géométriques en mouvement, figures abstraites en mouvement, en déformation, et musique. Il y a eu de grands classiques dans le genre, par l’intermédiaire de la caméra.
Deuxième moment très important, illustré pas seulement, mais notamment, par une partie — tout ça, il faut le nuancer énormément — par une partie de l’œuvre du grand [Norman] MacLaren [au fait, McLaren] : c’était l’inscription non plus des figures, mais de la linéarité et de la ponctualité, [87 :00] et ça ne passait plus par l’intermédiaire de la caméra, mais c’était l’inscription directe sur pellicule, cinéma sans caméra, qui a donné certains chefs-d’œuvre. MacLaren n’a pas toujours procédé comme ça, mais qui a donné certains chefs-d’œuvre de MacLaren. [Pause] [Deleuze se réfère brièvement à McLaren dans la séance 8 du séminaire Cinéma 1, le 26 janvier 1982]
Question : est-ce qu’on sort vraiment de la correspondance externe ? — Là je vais si vite que j’en ai honte. — Les pages qui me touchent dans le livre de Mitry, c’est celles-ci, où il dit : ben voilà, si beaux, si belles que soient ces tentatives, vous pouvez toujours faire l’expérience — et il l’a fait mille fois dans ses cours à l’IDHEC [l’Institut des hautes études cinématographiques] ou je ne sais plus où — vous projetez, [88 :00] vous projetez en silence, soit les transformations de figures géométriques, soit les tracés de lignes et les jets de points. Vous faites l’épreuve d’inverser. Il dit, c’est extraordinairement décoratif : vous êtes passé de l’illustratif au décoratif, c’est la ligne décorative. Mais en elle-même, elle peut être prise aussi bien dans un sens que dans un autre, alors que ce n’est pas vrai du mouvement musical. [Pause] Vous ne pouvez pas, sauf dans des conditions prévues par le compositeur, prendre par un bout ou par un autre. [89 :00]
Pascal Auger : [Propos inaudibles]
[Dans L’Image-Mouvement (p. 154 ; The Movement-Image, p. 109), Deleuze se réfère à « Pascal Augé » à propos du terme suggéré par Pascal Auger, « l’espace quelconque », mais Auger a participé aux séminaires sur le cinéma depuis le début (voir notamment la séance 11 du séminaire Cinéma 1, le 2 mars 1982 ; la séance 14 du séminaire Cinéma 2, le 15 mars 1983 ; et la séance 23 du séminaire actuel, le 21 mai 1985]
Deleuze : Ce n’est pas vrai, non, non, du cinéma dont parle… Alors en effet, c’est toi qui dis ça ? Oui, oui, sûrement, tu as raison… Seulement [Propos inaudibles] [Rires] La question est bien… qu’est-ce que tu mets en question ? Si ça vaut la peine, parce que c’est très intéressant. Ou bien tu mets en question le principe de l’expérience de Mitry, à savoir : faire passer les transformations au linéaire indépendamment de la musique et voir s’il y a un rythme visuel ? Ou bien, tu acceptes l’expérience, le principe de l’expérience, et tu dis si, si, il y a rythme visuel à l’état pur même quand c’est séparé de la musique ?
Auger : Ça, ça dépend des films.
Deleuze : Ça dépend des films. [90 :00] Mais tu es d’accord sur ceci, qu’il y a deux problèmes…
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Il y a, est-ce que l’épreuve proposée par Mitry est fondée, et à supposer qu’elle soit fondée, quelle réponse donner à cette épreuve ?
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Oui, oui, comment est-ce que tu vois ?
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Donc c’est l’épreuve que tu mets en question, c’est l’épreuve ?
Auger: Mais non, [Propos inaudibles]
Deleuze : Quoi ?
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Non, non, d’accord, non, non, mais, c’est… [91 :00] Pour ton compte, c’est le « test » même que tu mets en question, oui ?
[L’échange suivant entre Deleuze et Auger se fait presque en entretien privé et reste donc quasiment inaudible]
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : [Propos inaudibles] … c’est un tout autre cas, là, il y a des formes bien modernes dont j’ai bien expliqué que les critères de, à mon avis, de [mots indistincts] des tout premiers qui ont préservé l’idée…
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Oui, oui, oui… Si on le retourne sans musique, ce n’est plus du tout pareil…
Auger : C’est-à-dire que… [92 :00] [Propos inaudibles ; Auger semble traiter de la succession des plans et de leur rapport à l’image et la musique]
Deleuze : Oui, oui, oui…
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Ouais, ouais, ouais, ouais, ouais… alors là, ça, tu laisses tomber parce que plan ou image-mouvement, il n’y a aucun problème entre eux. Ça, on l’a vu tellement dans d’autres années que ça me ferait six mois de travail… alors tu ne devais pas être là, mais les histoires, [93 :00] tantôt plusieurs plans, tantôt un seul plan, ça, on l’avait vu à fond, encore donc accorde-moi que tu ne me ramènes pas là. En revanche, ce que tu dis est très important. Seulement, moi, je veux bien, cette comparaison m’avance, mais ce qui m’embête, c’est ce que tu as dit là-dessus, alors que le film que je cite n’est pas abstrait. Pour établir un rapport cinématographique entre l’image visuelle et musique, c’est très secondaire.
Alors, tu cites un cas donc de suite visuelle qui, selon toi, développe un rythme cinétique. Là, tu me parais un peu injuste avec Mitry qui, lui, pose un autre problème : est-ce que, dans ce cinéma dit abstrait, on a établi une communauté entre [94 :00] un rythme visuel ou cinétique, un rythme cinétique et un rythme musical ? [Pause] C’est ça la question, et c’est là qu’il dit, « non », mais je ne dis pas du tout qu’il ait raison ; moi je souhaitais qu’il ait raison pour aller plus vite. [Rires] Sa réponse est « non » parce qu’on est resté à une correspondance qui, au lieu d’être une correspondance figurative, était une correspondance décorative. [Pause] À mon avis, il n’en dit pas plus. Alors, je suis sûr que tu as raison, que notamment pour MacLaren, c’est juste.
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Tout à fait, mais celui-là, je ne l’ai pas vu. Toi, tu l’as vu… Oui ? Oui, oui, oui. C’est sûrement ça. Il y a déjà des rythmes cinétiques. Mais on va voir que ça ne va pas [mots inaudibles]. [95 :00] Donc je t’accorde tout. Mais je t’accorde tout, mais de vrai cœur — pas comme je dis « n’en parlons plus » — parce qu’à mon avis, c’est un déplacement minuscule. Tu diras tout à l’heure si… Car, supposons, acceptons ; il dit — et je deviens beaucoup plus imprécis grâce à Auger — je dis, vous voyez, on peut toujours discuter, et dire : vous ne trouverez pas la correspondance image visuelle-musique du côté de l’illustration ou de la narration, c’est-à-dire du côté d’une musique illustrée ou illustrative. Je peux dire, quels que soient les auteurs, vous ne la trouverez pas davantage dans une image visuelle purement décorative, car en effet, du point de vue de la décoration, vous n’avez aucune nécessité [96 :00] du même type que celle du mouvement sonore musical.
Alors, même si MacLaren dépassait, alors je crois que… Bon. Là-dessus, il tombe sur quoi, Mitry ? Il tombe sur Eisenstein. Il tombe sur ses propres tentatives. Parce que ce que je voudrais suggérer grâce à Pascal Auger, c’est que peut-être qu’il est tellement soucieux de sa propre originalité, ou de ce dont il a rêvé, Mitry, qu’il a tendance à expulser les autres, mais que les autres, peut-être… parce que qu’est-ce qu’il veut nous dire à partir de Eisenstein ? Il veut nous dire, finalement, la correspondance, s’il y a une correspondance image visuelle-musique, [97 :00] elle ne peut-être qu’interne, ni illustrative, ni décorative, car ce sont des correspondances encore externes. Elle ne peut-être qu’interne. Qu’est-ce que ça veut dire, une correspondance interne ? Ce serait — c’est très important tout ça parce que ça renvoie à des choses, chaque mot devient important — ce serait un mouvement, ou mieux, une vibration, comme élément infinitésimal de mouvement, un mouvement ou une vibration qui serait commune au mouvement visuel et au mouvement musical.
Question immédiate : dans quelles conditions peut-on trouver un tel mouvement ou une vibration commune [98 :00] à l’image visuelle [Pause] et à la musique ? Or ça, il le prend, peut-être pas seulement, mais il le prend à Eisenstein. Et c’est pour ça que je vous disais tout à l’heure que dans le manifeste des trois, des trois Soviétiques, il semble bien vrai de dire que c’est Poudovkine qui s’est tellement intéressé à cette histoire de hors-champ, parce que ce qui intéresse vraiment Eisenstein, c’est ce problème-là, et pas l’histoire du son hors-champ. Ce qui intéresse vraiment Eisenstein c’est : est-il possible d’obtenir des rythmes visuels qui aient un mouvement ou une vibration commune avec des rythmes musicaux ? Et sa grand tentative, ça va être avec [99 :00] [Sergei] Prokofiev dans “Alexandre Nevsky” [1938]. [Voir L’Image-Temps, pp. 309-310]
Et il prend deux exemples, Eisenstein. Il prend deux exemples : la fameuse attente avant l’attaque, l’attente de Nevsky et de ses troupes avant l’attaque. Et l’autre exemple : la bataille des glaces, le galop des chevaliers teutoniques sur la glace. Il faut dire que c’est bizarre chez Eisenstein — vous le trouverez dans Film, Forme, euh Sens, je ne sais plus quoi, enfin, comme il y a des graphiques partout, vous le trouverez facilement. [Deleuze se réfère apparemment au recueil d’Eisenstein Le film : sa forme, son sens (Paris : Bourgois, 1976)] – [100 :00] Le premier cas qu’il donne, c’est un cas où l’image cinématographique est immobile, l’attente, l’attente avant l’attaque. Elle est immobile. Et voilà ce qu’il dit — donc il cherche la difficulté, il prend le cas d’une image immobile — et il va dire : je flanque à gauche — c’est un texte qui paraît extraordinaire, parce que là, du point de vue même de l’érudition, je crois que nous tenons quelque chose — je flanque à gauche une masse dominante qui fait fonction d’accord dominant, [Pause] [101 :00] et de cet accord va monter une ligne ascendante, comme une gamme ascendante. Bon, je ne développe pas ; il analyse ça très, très longuement, et il dit : c’est une certaine manière de faire lire l’image. Et vous verrez le texte, c’est un texte qui me paraît incroyable ; je ne crois pas qu’il ait été relevé, ce texte.
Je vais vous dire l’importance que je lui donne : c’est bien après et à propos du cinéma moderne qu’un critique dont j’ai déjà parlé, qui s’appelle Noël Burch, réinventera la notion d’image lisible ou lue, mais à propos de [102 :00] [Yasujiro] Ozu, et en lui donnant assurément un tout autre sens, en lui donnant un sens tout à fait nouveau. [La référence est sans doute au livre de Burch, Pour un observateur lointain (Paris : Cahiers du cinéma/Gallimard, 1982) voir L’Image-Temps, pp. 26-28] Et ce qui m’intéresse, c’est que l’idée d’image lue ou lisible, à ma connaissance, ait été introduite par Eisenstein dans ce problème du rapport image visuelle-musique. Il va jusqu’à parler d’une lecture plastique de l’image visuelle. Ce qui signifie quoi ? Ce qui signifie alors que l’image est immobile, d’accord, mais l’œil la parcourt ; la musique d’une part, non seulement la musique, mais la distribution, la distribution des éléments de l’image visuelle immobile, va forcer l’œil à la parcourir en un certain sens, comme par hasard, de gauche à droite. Là il est très embêté. Il dit, pourquoi j’ai choisi de gauche à droite, [103 :00] parce que c’est le sens de la lecture. Alors il aurait pu faire autrement, mais ça aurait été plus compliqué ; les gens auraient moins vu que c’était une idée d’une lecture plastique. [Toute cette discussion – sur Eisenstein, McLaren, et Mitry et sur les types de « correspondance » — se trouve de façon extrêmement succincte dans L’Image-Temps, pp. 308-311 et surtout p. 310, note 26]
Il rend l’image lisible, et lisible en quel sens ? Voyez en quel sens très curieux, à savoir, il en fait comme l’équivalent, vraiment à la lettre, comme l’équivalent d’une partition en correspondance interne avec le mouvement musical. Car lire une partition, ce n’est pas la même chose que lire un livre. Il n’y a pas longtemps que la revue [titre indistinct, peut-être Poétique] avait fait un numéro intéressant sur le rôle de la lecture dans la musique et ce que signifiait lire une partition, et qu’un article de Boulez précisait en quoi la lecture d’une partition pouvait être non pas assimilée, mais confrontée avec le mouvement propre de la musique [104 :00] même, et « qu’est-ce que c’était qu’une partition moderne ? », par exemple. Mais c’est très curieux qu’il prenne donc ce premier exemple d’une image immobile, et c’est là qu’il prétend découvrir une correspondance interne entre la distribution des masses, la masse de gauche, située à gauche, faisant office d’accord, suivie d’une gamme ascendante, et la musique de Prokofiev plaquant un accord suivi d’une gamme ascendante.
C’est très, très curieux. Là-dessus Mitry râle. Mitry râle très fort : il dit, ah non ! Ça, ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible. Mitry a une très forte réaction contre cette notion d’image lue, et, à mon avis, il a une très forte réaction parce que, là, Eisenstein est très en avance, et que l’idée d’une image lue ou lisible, elle ne peut être reprise que dans un [105 :00] autre contexte plus tard. Mais peu importe. Aussi il dit : mais c’est complètement raté ! C’est complètement raté, son histoire de visuel-musique, dans cette première scène. En revanche, dit-il, c’est réussi dans la seconde scène, parce que là, l’image visuelle est elle-même en mouvement : l’attaque des chevaliers teutoniques sur la glace. Mais il devient très discret en quoi c’est réussi. Il devient assez discret. C’est réussi, eh ben, parce que c’est bien le même rythme, le rythme de la musique et le rythme cette fois-ci des chevaliers dont le galop, dont les chevaux vont de plus en plus, là, assurent de plus en plus — je ne sais pas quoi, un galop ou un trot, je ne sais pas — là, il y voit une correspondance interne, c’est-à-dire, un même mouvement — vous voyez, [106 :00] l’idée de Mitry, elle est simple — il faut qu’il y ait du mouvement dans les deux cas. Donc dans le cas des chevaliers teutoniques, il y a une correspondance interne entre le mouvement du galop sur les glaces et le mouvement de la musique. [Pause] Je continue… [Interruption de l’enregistrement] [1 :46 :25]
Partie 3
… Du moins, dit-il, c’est presque réussi. Presque réussi, presque réussi, qu’est-ce que ça veut dire, presque réussi? C’est que ce n’est pas tout à fait réussi, non, et Mitry dit ce qui lui rêve de faire, et ce qu’il estime avoir réussi, ou presque tout à fait réussi, dans son essai intitulé “Images pour Debussy” [1951, film d’essai de 14 minutes]. Il dit, [107 :00] pour trouver un véritable mouvement commun, pour trouver dans le visuel un mouvement qui serait commun avec le sonore, finalement il faut s’adresser à la matière, c’est-à-dire à une matérialité. Voyez ce qu’il veut dire : il ne faut s’adresser ni à des scènes, ni à des éléments géométriques — figure ou mouve… ou figure ou ligne, c’est par-là qu’il maintient les différences avec les tentatives dites géométriques — ne s’adresser ni à des scènes, qui sont forcément de l’illustration, ni à du géométrique, qui selon lui est forcément de l’abstrait ou du décoratif. [108 :00] Il faut s’adresser à une matérialité capable de vibration et de reflet, capable de vibration et de reflet. Et c’est à partir de cette matérialité capable de vibration et de reflet que l’on peut constituer un rythme visuel correspondant au rythme sonore, qui tombe sur Debussy, comme tentative expérimentale. Et en effet, les “Images pour Debussy”, il y en a… c’est toute une série, il y en a au moins une qui est très belle, bon, en effet, toujours sur la matière liquide, les vibrations, les vibrations de l’eau, les reflets d’eau, etc. Voilà.
Je reviens en arrière avec Eisenstein. [109 :00] Il est sévère pour Eisenstein, parce que ce qu’il y a de réussi dans la scène des glaces, est-ce que c’est seulement le rythme des chevaux, qui serait un rythme visuel encore illustratif, encore figuratif ? Ou est-ce que c’est déjà tout le jeu des glaces et des reflets ? C’est-à-dire, est-ce que Eisenstein, lui, n’aurait pas déjà fait ce que Mitry réclamait ?
Allons plus loin : il y a un texte qui n’est pas reproduit, il y a un texte d’Eisenstein très joli sur la barcarolle, sur la barcarolle à Venise – allez, barcarolle, vous entendez, vous écoutez, barc… vous êtes sur votre gondole, [110 :00] et vous écoutez, barcarolle, hein ? — et voilà, Eisenstein dit exactement : [Pause] je peux toujours faire correspondre à la barcarolle l’étreinte dans la gondole d’un couple d’amoureux vénitiens — il ajoute, cinématographiquement ; c’est ce qu’a fait un tel, ajoute-il méchamment, mais cinématographiquement, c’est nul, ça veut dire, pas la musique illustrative [Pause] — et il dit, mais ça devient beaucoup plus intéressant si je supprime [111 :00] les amoureux, l’étreinte du couple amoureux, et si je ne retiens sur la lagune ou dans le canal de Venise que le mouvement de l’eau, le miroitement de l’eau, les jeux de mouvement et de miroir de l’eau. [La référence est à la composition de Jacques Offenbach, « Barcarolle » dans les Contes d’Hoffmann (1881)]
Je veux dire, ça me paraît mot à mot la thèse de, la thèse de Mitry. Voyez que leur réponse est : vous pouvez atteindre une correspondance — si j’essaie de résumer la réponse — vous pouvez atteindre une correspondance interne image visuelle-musique si vous dégagez un mouvement ou une vibration commune. Un mouvement ou une vibration [112 :00] commune : il faut qu’il y ait quelque chose de commun. Ce quelque chose de commun, ce sera la vibration, là sous sa forme sonore, ici sous sa forme d’une vue très spéciale, je ne peux pas dire exactement visuelle, sous sa forme d’une « vue artiste », un jeu de mouvements et de… et qui pourtant ne se ramène pas au jeu géométrique des figures.
Bien, qu’est-ce que j’y vois ? Si vous vous rappelez comment nous définissions, ou une de nos définitions de l’image classique au cinéma, c’était le culte, toujours, de cette commensurabilité. Il fallait toujours quelque chose de commensurable. [Pause] [113 :00] Il fallait quelque chose de commensurable, mais ça ne va pas, ça. Pourquoi est-ce qu’il faut toujours un rapport commensurable entre les deux mouvements ? Je veux dire, on retrouve le culte eisensteinien de la commensurabilité : il faut qu’il y ait un mouvement commun à l’image visuelle et à la musique. C’est bizarre ça ! C’est bizarre, parce que finalement cette correspondance, ça ne vaut pas mieux que l’autre.
Voilà ce que nous dit — pourtant ils ont en commun d’être marxistes tous les deux — un musicien de cinéma qui a beaucoup travaillé avec Brecht, et qui s’oppose, c’est [114 :00] Hanns Eisler. Il reprend l’exemple de la barcarolle : « supprimez les amoureux » dit-il ; « prenez aux scènes vénitiennes les seuls mouvements d’approche et de recul de l’eau, combinés avec les élans et les retraits de la lumière qui se reflète à la surface des canaux, et aussitôt vous vous éloignez d’au moins un degré de la série des illustrations » — ah, non, ça, c’était le texte d’Eisenstein, eh, je confonds ! — voyez, Eisenstein dit : si vous faites ça, vous vous éloignez au moins d’un degré, et vous êtes plus près de trouver un écho au mouvement profond bien compris du barcarolle. [Sur Eisler et la barcarolle, voir L’Image-Temps, pp. 311-312]
Commentaire de Eisler : « un tel procédé ne conduit pas à la suppression de ce mauvais principe qu’est la liaison [115 :00] de l’image et de la musique obtenue au moyen d’une simple association ; [Pause] ce ne serait que la transposition du même principe à un niveau plus abstrait, où sa grossièreté et son caractère tautologique sont moins manifestes. Réduire le jeu des vagues perçu par l’œil au seul mouvement de l’eau avec le jeu de la lumière à sa surface, mouvement qui doit être raccordé au clapotis d’ailleurs tout à fait discret de la musique » — comme une barcarolle en ferait – « conduit en réalité à ces équivalences absolues » — ce que j’appelle les commensurabilités, ces équivalences absolues que Eisenstein rejetait, ou aurait dû rejeter. Alors, qu’est-ce que je veux dire, là ? — je vais trop vite, et en même temps, ça se mélange tout ça — Je veux dire… finalement on a beau chercher tous les exemples de correspondance interne… [116 :00] [Le texte de Eisler avec Theodor Adorno est Musique de cinéma (1969 ; Paris : L’Arche, 1972)] [Interruption de l’enregistrement] [1 :56 :00]
…autre, décorative ou géométrique. Et puis, il y a des correspondances qui se réclament d’une intériorité, des correspondances internes, du type : la barcarolle et le miroir des eaux, ou du type : “Images pour Debussy” de Mitry. Eh ben, la correspondance interne, elle ne vaut pas mieux, elle ne vaut pas mieux que l’autre ; elle ne vaut pas mieux que l’autre ; c’est même la même chose, strictement la même chose. [Pause] Et pourquoi ?
Qu’est-ce qui ne va pas ? Je veux dire, qu’est-ce que c’est le postulat dans tout ça ? [117 :00] Il me semble que le postulat, c’est que l’image visuelle — voyez exactement dans ce que je veux dire — le postulat, première tentative, c’est que l’on fait comme si l’image visuelle et la musique devaient former un Tout, devaient former un Tout [Pause] qu’elles exprimeraient de deux manières, de deux manières correspondantes, c’est-à-dire ces deux manières ayant dès lors une commune mesure, fameuse commune mesure du Tout et de la partie chez Eisenstein. [Pause] Mais remarquez qu’on se retrouve devant une situation inextricable, [118 :00] pourquoi ? Je dis, l’image visuelle déjà par elle-même exprime un Tout qui change. [Pause] L’image visuelle déjà par elle-même exprime un Tout qui change, on vient de le voir. Si elle forme un Tout avec la musique, c’est un second Tout. Dans quel rapport sont les deux Tout ? C’est le même, ce n’est pas le même ? [Pause]
En d’autres termes, ce que la musique dans le cinéma — au premier stade où nous en sommes, au premier stade du parlant — ce que la musique au cinéma devait nous faire découvrir, [119 :00] c’était pas du tout deux expressions commensurables d’un même Tout. C’était l’idée fondamentale que le Tout [Pause] pouvait être exprimé et devait être exprimé de deux manières incommensurables et non correspondantes. Ce qui comptait, c’était la non-correspondance du visuel avec la musique ; c’était l’idée que l’image visuelle exprimait un Tout, et que ce Tout était susceptible d’une double référence. Il allait être représenté indirectement par l’image visuelle — et je lâche tout quitte à… — Il allait être présenté [120 :00] directement par la musique, sans qu’il y ait commensurabilité entre une image visuelle et la musique, sans qu’il y ait la moindre correspondance entre l’image visuelle et la musique.
En d’autres termes, le Tout allait être simultanément l’objet d’une représentation indirecte par l’image visuelle, thème que j’ai développé toutes les autres années, mais voilà que la musique allait y ajouter une présentation directe, [Pause] présentation directe qui serait sans correspondance et sans commensurabilité avec l’image visuelle. Or si je vous dis qui a dit — vous devez vous rappeler quand je dis ça, vous devez avoir votre [121 :00], votre cœur forcément qui bondit déjà — vous savez d’où vient cette conception de la musique, et qui, en effet, n’est pas hégélienne ou eisensteinenne, qu’elle est en revanche la conception même que Schopenhauer et Nietzsche se firent de la musique dans la première partie du moins de son — non… Je recommence : c’était la conception que Nietzsche se fit de la musique dans la première partie de son œuvre. Ensuite, ne cessant d’aller de plus loin au plus loin, il se fera de la musique une tout autre conception, mais comme pour le moment on est au premier stade du parlant.
Donc, j’en suis à ceci : qu’est-ce que c’est alors que cette nouvelle conception qui consiste à dire : [Deleuze commence à hurler] Mais non, il n’y a aucun lieu de chercher une correspondance interne ou externe ! La correspondance interne ne vaut pas mieux que l’externe ! Tout ça, ce n’est pas bien du tout, ce n’est pas bon ! Ce qu’il faut, c’est au contraire [122 :00] que la musique fournisse une correspondan… non, merde, [Rires] il faut que la musique fournisse une présentation directe du Tout, lequel Tout reçoit de l’image visuelle une représentation indirecte. [Le hurlement cesse] Et entre la présentation indirecte et la présentation directe, il y a peut-être des rapports, mais absolument pas des rapports de correspondance ; il y a au contraire des rapports d’incommensurabilité radicale, et c’est ça qui est intéressant, et c’est ça qui sans doute va préparer le cinéma de l’avenir sans du tout encore l’effectuer. [Voir à ce propos L’Image-Temps, pp. 310-311]
Or je vois chez certains musiciens du cinéma une phrase qui donne très bien, un bon exemple. Pierre Jansen, il dit : la musique, la musique [123 :00] dans un film doit être comme un corps étranger dans l’œil. Elle doit fonctionner comme un corps étranger dans l’œil — ça m’intéresse rudement parce qu’il faut le prendre à la lettre — c’est une poussière dans l’œil, ça veut dire que elle n’a rien en commun avec l’image visuelle. Rien de commun, elle vient d’un autre monde. Quel autre monde ? Ça ne veut pas dire qu’elle n’ait pas de rapports avec le film, mais ce n’est pas au niveau d’une correspondance avec les images visuelles. « Elle doit accomplir quelque chose qui est dans le film sans y être montré ni même suggéré », dit le même Jansen, accomplir quelque chose dans le film sans y être montré, quelque chose qui est dans le film, sans y être montré ni même suggéré [La référence à Jansen pourrait être celle que Deleuze fournit dans L’Image-Temps, p. 311, note 28 : « Table ronde sur la musique de film », in Cinématographe, numéro 62 (novembre 1980)].
Bon, on reste là parce que pour le moment on peut comprendre, mais on comprendra tout, [124 :00] ça devra devenir lumineux si je vous dis quelques mots de ce premier Nietzsche. Alors, on a juste le temps… [Pause ; Deleuze commence à parler loin du micro apparemment en se plaçant pour inviter l’intervention de Pascal Auger] Sur cette histoire — oui, alors on a tout de même transformé un peu le problème – sur cette histoire de correspondances et la solution Eisenstein-Mitry, si je la cite correctement, qui serait donc une correspondance empruntée à la matière, la matière comme étant présupposée comme support des mouvements problématiques. Est-ce que tu as quelque chose à…
Pascal Auger : Moi, j’ai vu un truc de… [Propos inaudibles]
Deleuze : Oui ! [125 :00]
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Je vois, je vois ce que tu veux dire.
Auger : [Propos inaudibles ; Deleuze s’est éloigné du micro, donc ses propos ici sont soit inaudibles, soit des bribes]
Deleuze : Mais les conséquences, elles vont de soi…
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Mais non… Ce n’est pas la… Ce n’est pas Duke Ellington, ce n’est pas son Duke Ellington ; c’est le vampire…
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : C’est sur le vampire, la musique de jazz, c’est formidable, oui, oui…
Auger : Mais il y a aussi, il y a aussi un air de jazz… [Propos inaudibles]
Deleuze : C’est quoi ? Il y a un air d’Ellington qui est fantastique, vous pardonnez mon anglais, eh… C’est « Black and Tan Fantasy », [126 :00] oui, qui se traduit en français, « tan », je ne sais plus ce qu’est-ce que c’est, « tan » parce que ce n’est pas la gaieté, quoi; et ça se passait comme ça tout le temps, il me semble.
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Ça va complètement dans le sens, oui, oui…
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Non, étirer la matière, c’est ça qui [mots inaudibles] ; c’est la différence entre la délimitation géométrique, je crois, et l’extraction de la matière. Pour eux, il y a sûrement une différence de nature ; c’est pour ça qu’ils diront, ah non, on n’est pas du côté MacLaren, on n’est pas du côté d’un tracé sur pellicule de lignes, on n’est pas de ce côté-là. [127 :00] Et ça, au nom de, à tort ou à raison, ils ont tort, ils ont surement tort de, je veux dire, [mot inaudible] décoratif, mais ils ont peut-être raison de marquer la différence, ils ont besoin de travailler une matière pour en extraire ce qu’il y a d’essentiel. Il ne me semble pas que ce soit évident des autres… Oui ?
Une étudiante : [Propos inaudibles]
Deleuze : D’accord, mais le danger, [128 :00] ce sera que ça ait toujours l’air d’imiter le mouvement des personnages, ils ne dégageront pas du danger illustratif.
L’étudiante : Mais, ce n’est pas la même chose… [Propos inaudibles]
Deleuze : D’accord, mais à mon avis, ça, ils ne peuvent le découvrir que lorsqu’ils ont conjuré le danger de l’impression illustrative ; or ils ne pouvaient pas tellement dans le muet.
L’étudiante : [Propos inaudibles]
Deleuze : Et après ça va, oui tu as raison, ils ne vont pas encore [mots inaudibles] … ils y arriveront.
L’étudiante : [Propos inaudibles] [129 :00]
Deleuze : Non, non, pas du tout… oui, oui, oui. [Pause] Oui, tu as quelque chose à ajouter ?
Auger : [Propos inaudibles]
Deleuze : Oui, mais j’ai vraiment presque envie de te [130 :00] garder, de te mettre dans une espèce de frigidaire, [Rires] parce que ce que tu dis, c’est complètement… En effet, [Josef] Koudelka est quelqu’un de très, très important pour les rapports de image-son, dans le deuxième état, et si je ne me trompe, c’est la première. Alors, ce que tu m’a dit là, c’est que bien sûr, mais ça c’est une partie très, très mauvaise de Mitry, [Propos inaudibles] mais tous les rapports image sonore-image visuelle, là… à mon avis — pardon de te dire ça — ça ne peut pas entrer… c’est un autre chemin à toi, mais ça ne peut pas entrer dans le mien, puisque j’en suis au premier état du parlant, au moment où ils peuvent pas faire [Propos inaudibles] parce que à mon avis [Propos inaudibles] alors on en parlera [Propos inaudibles] avec des emplois de filtre, avec des emplois de [mot inaudible] même une technique [Propos inaudibles] du parlant [131 :00] pour assurer ce qui semblera peut-être [Propos inaudibles] de l’image sonore. Lui, il fait pleinement partie de l’image moderne, Koudelka. [Désormais, Deleuze se tourne vers les participants, non pas vers Auger, c’est-à-dire, loin du micro]
Alors, ce que je voudrais dire très vite, peut-être que vous n’en pouvez plus. Si je vous raconte cette petite histoire, en demandant pardon à ceux qui ont lu ce livre, La Naissance de la Tragédie de Nietzsche, donc, ne le prenez surtout pas pour un livre exprimant la pensée de Nietzsche, puisque immédiatement après La Naissance de la Tragédie, il rompra avec sa première philosophie. La Naissance de la Tragédie est un livre où Nietzsche est à la fois, et se réclame – ce n’est pas qu’il n’apporte pas du nouveau — mais il se réclame de Schopenhauer et de Wagner, et après La Naissance de la Tragédie, il fait sa grande rupture avec Schopenhauer et avec Wagner, si bien que La Naissance [132 :00] de la Tragédie ne peut être considérée que comme le premier état de la pensée de Nietzsche et pas du tout l’expression de la pensée de Nietzsche, y compris et surtout sur la musique. Ceci dit, je m’en tiens là, et c’est normal : premier stade du parlant, premier Nietzsche ! [Rires] [Voir L’Image-Temps, pp. 311-312]
Je dis, voilà en gros ce qu’il nous dit, et vous allez voir à quel point ça peut nous servir. Il lance sa grande distinction Apollon-Dionysos. Tout le monde connaît un peu ça. Et comment est-ce qu’il les définit ? Très vite je dis : Apollon, c’est — je résume, évidemment je n’en ai tiré que ce qui m’intéresserait, mais… — c’est [133 :00] l’image, bien plus, l’image de l’image ; c’est l’apparence de l’apparence, c’est-à-dire le Beau. Et qu’est-ce que ça veut dire, le Beau, l’apparence de l’apparence ? Ça veut dire : l’apparence soumise au mouvement comme mouvement réglé ! — Ça y est, eh… ça je vous jure — l’apparence soumise au mouvement comme mouvement réglé ! Apollon est le dieu de la mesure, c’est-à-dire de la règle du mouvement. L’image apollinienne, [134 :00] c’est l’image visuelle. Que dire de mieux ? L’image apollinienne, c’est l’image visuelle ; c’est l’image-mouvement [Deleuze y insiste] en tant que réglée. [Pause] Dès lors, c’est l’apparence de l’apparence ; et alors que nous sommes malheureux dans les apparences, nous sommes soumis au mouvement qui nous entraîne, dans l’apparence de l’apparence nous nous donnons, au contraire, le spectacle du mouvement, et nous connaissons la rédemption, la rédemption par l’apparence de l’apparence, la rédemption par Apollon. [Longue pause] [135 :00]
Donc, si je résume en disant : bien, voilà, si Nietzsche avait connu le cinéma, il nous aurait dit exactement : Apollon, c’est l’image-mouvement en tant que réglée, c’est-à-dire en tant qu’elle représente indirectement le Tout, [Pause] en tant qu’elle représente indirectement le Tout — et là, ça ne vous étonnera pas, il ne pouvait [136 :00] pas dire autre chose — Pourquoi j’ajoute : l’image visuelle qui procède par mouvement réglé, l’image-mouvement en tant qu’elle représente indirectement le Tout ? Mais c’est précisément parce que l’apparence, c’est l’apparence de l’apparence, c’est la présentation indirecte du Tout. Le Tout, c’est quoi ? Nietzsche préfère employer un autre mot, c’est l’Un, l’Être intime, dit-il encore, le Noyau, ou il lâche le mot de Schopenhauer, qu’il abandonnera : « le Vouloir », « le Vouloir Un ». Bien. [137 :00]
L’image-mouvement, elle est présentation indirecte de ce sans-fond, du Vouloir sans fond, de ce vouloir sans fond, représentation indirecte du Tout, par la mesure. Et on l’a vu, dans l’image classique de cinéma, le temps est second par rapport au mouvement, il dérive du mouvement par la mesure, en termes de cinéma, par le montage. Donc on retrouve mot à mot : image visuelle, apollinienne, image-mouvement, règle du mouvement, représentation indirecte du temps ou du Tout, c’est-à-dire du vouloir sans fond. [138 :00] Vous me suivez ? [Pause]
Et le terrible Dionysos ? [Rires] Le terrible Dionysos, il gronde sous Apollon. Et lui, qu’est-ce qu’il est ? [Pause] Lui, il est l’unité avec le Tout. Il rompt la mesure, il est la démesure, il est le temps dans sa fondation même, il est Chronos sous Zeus, il est les Titans. [Pause] Dionysos, il est la représentation du Tout, [139 :00] ou la représentation directe du Vouloir qui ne passe plus par le mouvement, [Pause] en d’autres termes, qui ne passe plus par l’image visuelle. Et alors, par quoi qu’il passe ? Pas besoin de continuer. Il passe par la musique ; il s’exprime directement dans la musique. Quelle musique ? Alors, une fois il y avait la musique apollinienne, oui, il y avait une musique apollinienne, la musique de la mesure. [Pause] Mais la musique de la mesure, c’est une musique mise au service, par Apollon, de l’image visuelle. La musique dans son essence [140 :00] en tant que musique est la présentation directe du Tout qui s’affranchit de toute mesure. Voyez comment le Wagner pointe déjà ; affranchir la musique de la mesure, pour y substituer quoi ? L’éternelle naissance et destruction, c’est-à-dire la mélodie continue, l’expression pure du Vouloir. N’oubliez pas que Wagner était schopenhauerien, et resta toute sa vie schopenhauerien, il y a un lien là Schopenhauer-Wagner-Nietzsche qui est très profond.
Bon… le schéma, là que je donne de ce… il nous aurait fallu une heure, on reviendra peut-être un tout petit peu là-dessus d’après vos questions sur… Regardez le schéma de Nietzsche [141 :00] — je ne parle même pas de Schopenhauer — le schéma de Nietzsche consiste à nous dire : s’il y a un principe des principes plus loin que tout fond des choses, c’est le Vouloir — peu importe pourquoi — c’est le Vouloir Un, le Vouloir Tout, l’Un-Tout, l’Un-Tout des Grecs, ce que les Grecs appellent l’Un-Tout, c’est le Vouloir. Bon. Alors, première grande proposition : Pourquoi ? laissez-vous aller ! laissez-vous aller !
Deuxième proposition : ce Vouloir, cette présence de Vouloir sans fond a une présentation directe qui est Dionysos musicien [Pause] — c’est la démesure, [142 :00] c’est l’éternel devenir, [Longue pause] c’est la résorption, la résorption des apparences, les apparences englouties dans le grand Dionysos. [Pause]
Troisièmement : le gentil Apollon — pas tellement d’ailleurs — lui, c’est la présentation indirecte du Tout, [143 :00] c’est-à-dire du Vouloir. Il ne faut pas croire qu’il n’ait pas de rapport avec le Vouloir, c’est la représentation indirecte du Vouloir par le mouvement réglé de l’apparence, c’est-à-dire par le dédoublement de l’apparence ; dès lors, il opère la rédemption de l’apparence. Pour ceux qui connaissent un peu Wagner, si vous ne voyez pas mot à mot Parsifal là-dedans, vous êtes des… méchants ; pour ceux qui ne connaissent pas Parsifal, aucune, aucun inconvénient de ne pas voir Parsifal là-dedans. Mais si vous vous rappelez, il y a les images visuelles apolliniennes, Parsifal qui lui vient d’un autre monde… enfin, c’est, il y a le problème de la rédemption, etc., il y a le problème de la rédemption, etc. C’est le grand thème, c’est le grand thème où Wagner mourant retrouve [144 :00] Schopenhauer. Bon…
Où j’en étais pour terminer ? Donc, voyez cet Apollon, là, rédemption de l’apparence, représentation indirecte du temps sans fond, du Vouloir Un, bon. Si bien que je peux dire, et c’est ça qui m’importe : le Vouloir, ou le Tout, ou l’Un-Tout sans fond, est simultanément le double objet, [Pause] l’objet d’une représentation indirecte dans l’image visuelle à mouvement réglé, et l’objet d’une présentation directe [Pause] dans la musique. [145 :00] Il n’y a aucune commensurabilité entre l’image visuelle apollinienne et la musique dionysiaque, aucune. [Pause] Il y a au contraire une incommensurabilité, mais qui chaque fois va être créatrice, sous quelle forme ? À savoir la supériorité des Grecs sur les barbares, là Nietzsche s’en donne à cœur joie car la supériorité des Grecs sur les barbares, dit-il, n’est pas ce qu’on croit. Ce n’est pas que les Grecques étaient moins barbares que les barbares — en un sens il le furent plus — c’est que les barbares n’avaient pas l’idée, n’avaient pas l’idée d’introduire Dionysos dans l’art. [146 :00] Le Dionysos babylonien ne s’introduit pas dans l’art ; il reste dans le domaine de la religion, du fond le plus sacré, il ne devenait pas artiste.
Les Grecs convoquent Dionysos à l’existence artiste. C’est terrible, parce que en même temps c’est, c’est la catastrophe, les Grecs sont une catastrophe. [Rires] Mais justement parce qu’ils l’introduisent et ils le convoquent sur la scène artiste, va se faire la chose la plus étonnante, comme derrière un rideau de feu. Il ne va pas y avoir une [147 :00] commensurabilité, mais des images apolliniennes vont comme des éclairs surgir du noyau dionysiaque. Ça, c’est une page merveilleuse de Nietzsche, parce que il la développe en — c’est de la très, très grande poésie, de la très, très grande philosophie — parce qu’ils ont su donner à Dionysos, c’est-à-dire à la musique, une existence artiste. Voilà que comme, sans qu’on puisse le voir, en effet, le voir en dépend, sans qu’on puisse le voir. Les traits de feu de Dionysos vont prendre l’allure d’images apolliniennes, et ce sera quoi ? Ce sera le mystère de ce qui s’est produit une fois en Grèce, à savoir : le mystère de la tragédie. [148 :00]
Car, dans la tragédie, qu’est-ce qui se passe ? — Je résume énormément, tout ça c’est uniquement pour vous donner l’envie d’aller voir — Qu’est-ce qui se passe dans la tragédie ? — et puis, pour nous éviter des contresens grotesques sur l’absurde opposition, une opposition trop facile entre Dionysos et Apollon — Car, qu’est-ce qui se passe dans la tragédie ? Comme l’a bien vu [C.F. von] Schiller, dit Nietzsche, la vraie origine de la tragédie, c’est le chœur. Le chœur n’est pas le représentant des spectateurs, comme le croient les chrétiens de l’époque [Rires] ; le chœur, c’est le chœur actif de la tragédie, à savoir : ce sont les émanations de Dionysos, et le chœur est musical, [149 :00] il n’est pas spectatorial. [Pause]
Et c’est la musique et le chant du chœur qui va susciter un ensemble d’images apolliniennes, qui va constituer quoi ? Ce qu’on appelle dans la tragédie « le drame ». La tragédie est l’union de la musique et du drame qui ne s’est produit qu’une fois chez les Grecs, et une seconde fois chez les Allemands avec Wagner, d’où : la Naissance de la Tragédie. Le sens est sur une longue comparaison entre Wagner et l’opéra wagnérienne et la tragédie grecque, admirable comparaison, [150 :00] jusqu’à ce que Nietzsche, ayant terminé son livre, s’aperçoit que Wagner n’avait rien à voir avec les Grecs, [Rires] et le lui fait savoir très, très durement. Mais c’est le cas où jamais de dire que il a pu changer complètement d’avis la beauté du livre, et, je dis bien, la vérité absolue du livre, la Naissance de la Tragédie reste intacte. Ensuite, Nietzsche dira autre chose, et dénoncera ce livre, dénoncera ce livre. Dénoncer un livre ne lui ôte pas un sous de vérité ni de beauté.
Donc je voudrais que vous réfléchissiez là-dessus. Voyez, c’est seulement les Grecs, et puis c’est les Allemands, enfin d’après le…, qui ont réussi ça, et c’est en effet, Wagner en était très conscient, il voulait refaire l’art total, l’art total qui avait été une fois dans l’histoire de l’art, [151 :00] la tragédie grecque. Mais, voyez ce que je retiens pour moi, ça me donne une fantastique, une fantastique confirmation, qui consiste à dire : eh bien oui, il faut distinguer deux niveaux, la représentation indirecte du Tout dans l’image visuelle, et la présentation directe du Tout dans la musique ; et les deux ne sont pas absolument commensurables, et en plus, ils ne sortent pas du même monde. Alors, quel va être leur rapport ? On le verra.
On va vite, aujourd’hui on a fait beaucoup ! [2 :31 :41]
For archival purposes, the augmented version of the complete transcription with time stamp was completed in September 2021. Additional revisions were added in February 2024.