Gilles Deleuze
Sur Foucault
3ème partie : Subjectivation
26ème séance, 3 juin 1986
Transcription de Marc Haas ; l’horodatage et révisions supplémentaires, Charles J. Stivale
Partie 1
… [pour] en finir, et que cette dernière séance soit faite de vos questions éventuelles, de vos réactions, y compris de vos manières de voir les choses, c’est-à-dire ce qu’on aurait pu faire si, et que moi je ne pouvais pas mais que d’autres ici auraient pu, d’autres directions vers lesquelles on aurait pu aller, ou bien des directions que j’ai envisagées mais sans y aller assez loin, etc., enfin, ça doit être une séance ouverte où c’est vous principalement qui parliez.
Évidemment, comme j’ai déjà là un tas de questions, et la méthode, moi elle me convient bien, hein. Certains d’entre vous qui n’aiment pas parler, publiquement, moi ils me passent des questions, [1 :00] comme elles sont excellentes, bon, très bien. C’est de très bonnes questions, mais alors il faut accepter le pacte que je vous ai indiqué dès le début, plus une, meilleure une question est, moins il y a de réponses, puisque meilleure une question est, par définition, c’est alors, c’est alors celui qui pose la question qui est seul capable d’y répondre.
Donc moi j’ai une attitude où je peux dire en quoi la question me paraît intéressante, et puis il faudrait juste se dire, il ne s’agit pas de donner des réponses, en effet, il s’agit de voir, et là déjà dans ce que vous me passez, je sens des sensibilités — c’est ça qui m’intéresse toujours, cette histoire des sensibilités philosophiques — je vois des sensibilités — ça ne veut pas dire de la sensibilité appliquée à la philosophie — [2 :00] je vois des sensibilités proprement philosophiques très différentes les unes des autres.
Alors, c’est curieux que — enfin ce n’est peut-être pas curieux — la plupart des questions portent sur la fin, sur l’histoire du pli et de la subjectivation, et c’est peut-être pour vous ce qui fait le plus problème, mais après tout, c’est normal puisque c’est évidemment ce qui a fait le plus problème pour Foucault. Moi, évidemment… si vous aviez un reproche à me faire, c’est, ce serait celui-ci. Comme vous êtes très gentils, vous ne le faites pas, mais vos questions reviennent à ça. Ce serait, moi je crois avoir très bien — c’est un grand compliment que je me fais — je crois avoir très bien montré [3 :00] pourquoi la découverte ou l’invention de cette dimension, dans sa pensée, lui était devenue de plus en plus nécessaire. [Pause] Il avait beau se dire : tout ce que je dis sur le pouvoir correspond bien à notre situation réelle et à notre état réel, ça n’empêche pas, il ne supportait pas d’offrir une pensée qui, en effet, ne dégagerait que un heurt perpétuel avec le pouvoir. C’est pour ça que ce texte me paraît extraordinaire, là, tiré de « La vie des hommes infâmes », une fois dit que [4 :00] Foucault aimait beaucoup cette notion d’homme infâme, ça le faisait rire, il se vivait comme homme infâme.[1]
Ce texte de l’homme, des hommes infâmes moi me frappe presque plus que tout, quoi, quand il lance la question : comment franchir la ligne ? Alors vous comprenez qu’à partir de là, déjà, vos questions, celles que j’ai là par écrit, s’enchaînent. Comment franchir la ligne, les questions abondent, puisqu’on peut aussi bien me dire : mais alors pour Foucault est-ce qu’on pouvait par exemple, est-ce que la drogue était une manière de franchir la ligne ? Ou bien, est-ce que l’homosexualité était la ligne, était une manière de franchir la ligne ? Et quelle homosexualité ?
Donc, les questions qui me sont posées ici, une qui est très intéressante, c’est des questions vraiment de sensibilité philosophique, dit [5 :00] : est-ce que c’est la même chose pour un homme et pour une femme, de franchir la ligne ? Ou est-ce que ce n’est pas la même chose ? On pourrait dire aussi, est-ce que c’est tout à fait la même ligne ? Il n’y a pas d’opposition entre la ligne et franchir la ligne, hein, puisque la ligne, elle n’est atteinte que dans l’acte par lequel on la franchit. Mais, est-ce que, en effet là, des catégories aussi simples que homme, femme, homosexuel, hétérosexuel, doivent intervenir ou pas ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire au juste, franchir la ligne ?
Alors, on pourrait me reprocher, moi je vous conseillerais de me reprocher d’avoir bien montré la nécessité de ce problème, [6 :00] et d’avoir beaucoup moins montré, beaucoup moins bien montré, qu’elle était non pas la solution, car vous sentez, il n’y a pas de solution ; c’est… on peut dire, ce n’est pas comme ça que le problème se pose, je suppose. Je veux dire, il y a plein qui pensent que ce n’est pas comme ça que le problème se pose, que nous n’avons aucune ligne à franchir. Mais quand, lorsque, sans suivre les textes de Foucault, j’évoquais à propos des thèmes de Foucault des textes comme ceux de [Henri] Michaux et de [Herman] Melville, ce n’était pas par hasard. Car ce que je souhaitais vous faire sentir, et il semble que vous l’ayez parfaitement senti, c’est que ce thème peut se trouver chez des auteurs très indépendants les uns des autres, [7 :00] que chaque fois il sera conçu, si je reprends une partie des questions, est-ce que c’est de la même manière que le capitaine Achab franchit la ligne ? Bon, alors vous avez ceux qui ne la franchissent pas et ne veulent pas la franchir, c’est-à-dire nient même qu’il y ait une ligne à franchir. Ils resteront en-deçà, mais ils auront des raisons de rester en-deçà.
Puis il y a ces espèces de fous qui disent, appelons-les pour le moment des fous ; Melville les appelait des monomaniaques, la notion de monomanie qui au 19ème siècle a un grand rôle en psychiatrie. Est-ce par hasard que Foucault s’en est si bien occupé dans Moi, Pierre Rivière…, qui est un très beau cas de monomanie ?[2] Mais voilà qu’au 19ème siècle, c’est très curieux, que cette notion a un grand succès, une grande importance dans la psychiatrie du temps, mais en plus, [8 :00] chez Melville — j’en parle en tant que pour moi, c’est un des plus grands écrivains qui aient jamais existé, donc j’y attache une importance, c’est pour ça que je parle toujours de questions de sensibilité, là je m’adresse alors à ceux qui considèrent un peu la même chose — dans le cas de Melville, ces personnages qui affrontent la ligne, c’est des monomaniaques. Ils sont présentés comme des monomaniaques. Et Achab se lance dans cette aventure fantastique avec une baleine précise, et la ligne, c’est quoi ? C’est le lien entre le capitaine Achab et cette baleine, [9 :00] la baleine blanche qui ne se confond avec aucune autre.
Là-dessus, les commentateurs nous ont dit mille fois que la baleine blanche, c’était ceci et cela, et encore cela, et encore cela. Bien sûr, c’est utile tout ça. C’est utile. Reste que la ligne doit être prise à la lettre. Ça veut dire tout ce que vous voulez, mais avant tout, ça veut dire ce que ça veut dire littéralement. Il n’y a pas de discours qui tienne deux secondes s’il ne consiste à parler littéralement, c’est-à-dire à exclure toute figure, qu’elle soit métaphore, métonymie, ou n’importe quoi. Tout discours est littéral ou n’est rien du tout. [10 :00] La ligne du dehors, c’est une corde. Alors je dis, peut-être qu’il y a des cordes spirituelles. Vous me direz, ah ah! Cordes spirituelles, c’est une métaphore. Non. Ce n’est pas une métaphore, je ne crois pas, bon. C’est une ligne du dehors, bien. Achab se confronte avec la ligne du dehors. C’est la baleine blanche et le passé de la baleine blanche. Il y laissera la vie, bon. [Pause] Et d’une certaine manière, il trahit, il trahit son devoir, son devoir de capitaine qui était de sauver ses hommes et qui était, je vous le rappelle, d’obéir à la loi. Et la loi du baleinier, c’est encore une fois, elle très simple : tu ne choisiras pas ta baleine, tu n’auras pas un rapport par nature démentiel [11 :00] avec une baleine, une baleine précise. Tu ne choisiras pas ta baleine, c’est-à-dire tu attaqueras les baleines que tu rencontreras. Bien. Ça, c’est la loi.
Il va de soi que la question d’atteindre et de franchir, ce qui est pareil, atteindre et franchir la ligne du dehors, est au-delà de la loi. On a vu que Foucault, dans toute sa pensée et sa théorie du pouvoir, ne se définissait certes pas comme un auteur attachant la moindre importance, ou grande importance à la notion de loi puisque toute sa conception même du pouvoir est indépendante du concept de loi. Bien.
Et, je saute. Quand Michaux, lui, affronte la drogue [12 :00] comme une ligne, là aussi est-ce que c’est métaphorique ? Est-ce que c’est par métaphore que le mot ligne s’emploie techniquement à propos de la drogue ? Ah, très intéressant quand un mot surgit, se pose sur quelque chose, bien. Quand, quand Michaux à la fois affronte la mescaline, et quand il renonce à la mescaline, pourquoi toute son écriture qui abandonne les formes devient-elle dessin linéaire ? La ligne n’est pas une métaphore, là. Elle est si peu une métaphore que il passe de l’écriture au dessin, et que son dessin est un dessin linéaire, tracer des lignes. Comme il disait [13 :00] dans un texte que je vous ai cité, je suis « un accéléré linéaire ». Est-ce la même ligne du dehors chez le capitaine Achab, mettons chez Melville et chez Michaux?
Bien sûr, nous sommes soucieux de ne pas faire de confusion ; c’est terrible quand on mélange des auteurs qui n’ont rien à voir. Mais, quand on confronte des auteurs qui ont à voir quelque chose, qu’est-ce qu’ils ont à voir, là, dans ce cas qui nous occupe, Melville et Michaux ? Affronter la ligne.[3] Mais affronter la ligne, c’est plein d’une expérience de marin, chez Melville, c’est vraiment une expérience océanique, doublée d’une expérience biblique. Bon, on pourrait mettre tout, toutes les coordonnées expérimentales, [14 :00] du grand thème de la ligne chez Melville. On pourrait mettre aussi les références de Michaux. Y entreraient le dessin linéaire, la drogue, et d’autres choses encore. Bien.
Chez Foucault, ce thème de la ligne du dehors, comprenez, pour tous, c’est que, je crois que c’est un point commun à tous : c’est à la fois, indépendamment de la manière dont il pourrait en produire un concept, le concept devrait tenir compte de ces déterminations vécues. C’est à la fois quelque chose qui risque de vous étrangler, et qui a des chances de vous donner à respirer. [Pause] [15 :00] Qu’est-ce que ça veut dire, atteindre à la ligne du dehors ? C’est répondre à la question, là ; alors je pense à d’autres auteurs, beaucoup, vous savez, c’est le problème de beaucoup de gens. L’un d’entre vous me suggérait [Vincent] Van Gogh, la correspondance de Van Gogh, c’est quoi ? C’est comment ? Qu’est-ce que ça veut dire, quelqu’un qui se demande comment atteindre à quelque chose. Et qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire, prétendre atteindre à quelque chose ? L’un d’entre vous, dans une des notes qu’il vient de me passer, dit oui, l’attente, qu’est-ce que ça veut dire attendre, une fois dit que on n’attend pas quelque chose, [16 :00] hein ? [Pause] Je ne sais plus où c’est dans le texte, enfin peu importe, on trouvera tout à l’heure. [Pause]
Je dis Van Gogh, ce n’est pas rien, hein. Cet homme, il a une espèce de peur. On le pense trop souvent dans l’explosion finale, mais toute une partie de sa vie, il vit devant une peur, dans une peur panique de la couleur : je ne suis pas digne de la couleur. Approcher la couleur, c’est vraiment, la couleur c’est la ligne, c’est la ligne du dehors. Il a le sentiment qu’il en est encore loin, loin, loin. [Pause] [17 :00] Et il parlera de limer, limer le mur avec patience, la prudence. La ligne du dehors, je vous dis mais oui, c’est, c’est aussi bien ce qui peut vous ôter le souffle que vous donner la respiration. Pas facile.
Encore une fois, Michaux renonce à la mescaline. Peut-être qu’il a su lui en arracher tout ce qu’elle pouvait donner, mais peut-être que aussi il se dit qu’il aurait pu le trouver autrement, ce qu’elle lui a donné. Le capitaine Achab, il appartient à la mer, est-ce que l’on peut dire de quelqu’un qu’il appartient à la drogue ? Je ne crois pas. Il n’appartient à la drogue que par sa mort. [18 :00] Le capitaine Achab, il appartient à la mer, c’est… ou bien alors, je ne sais pas si, qu’est-ce qu’on peut dire à cet égard ?
Alors, bon, je reviens à Van Gogh. Approcher la couleur, c’est, mais vous vous doutez des précautions, précautions… et des tremblements, quoi, c’est crainte et tremblement quant à la couleur. Comment oserai-je toucher à la couleur ? Si quelqu’un est peintre, il peut comprendre ce que ça veut dire. Si un jeune peintre se lance dans la couleur comme dans un élément avec lequel il n’a pas de problème, je crois qu’il a tout à craindre de sa véritable vocation. S’il croit que c’est arrivé… généralement, les gens qui croient que c’est arrivé, [19 :00] ça ne va pas fort pour eux. Alors, bon, et quand il commence dans la couleur, là il affronte une ligne du dehors, et cette ligne du dehors, il y trouve quoi ? On ne peut pas dire que ça se terminera très bien quant à la vie de Van Gogh ; on doit dire en même temps que ça se termine prodigieusement quant à la peinture. Bon.
La ligne du dehors de Van Gogh, c’est entre autres — mais si vous disiez « ça se réduit à », ce serait un contresens — c’est entre autres sa folie. [20 :00] Mais la ligne du dehors de son copain [Paul] Gauguin, [Pause] sans doute c’est la couleur aussi. Ils sont partis de loin, hein, au début, Gauguin, on parlait des couleurs teigneuses de Gauguin, vous vous rendez compte, et c’était vrai, il n’y a pas d’autre mot, pas d’autre mot. C’est du teigneux. Je ne parle pas de Van Gogh, alors, c’est de la pomme de terre, c’est de la pomme de terre, les premiers essais de Van Gogh. Admirez le chemin parcouru. L’un va dans le Midi, bon, on dit ah, le Midi, c’est sa ligne du dehors, bon. Il faut croire en effet qu’aller dans le Midi, ça ne veut pas dire simplement prendre [21 :00] le train. Pourquoi ? Parce qu’aller dans le Midi, ben, c’est peut-être autre chose, ça ressemble peut-être à la ligne de la baleine, hein, puisqu’il va y connaître des crises infernales ; il faut croire que le Midi est aussi bien autre chose que le Midi, littéralement.
Gauguin, il lui faut autre chose, finalement ce n’est pas le Midi qui l’intéresse, Gauguin, en fonction de son entreprise, mais même, entreprise qu’il ignore encore, hein. Il lui faut une autre ligne plus lointaine, il lui faut cette conversion de vie radicale. Il lui faut cette mort si bizarre, hein. Tout ça, ils ont beau, ils ont eu beau mourir tragiquement, [22 :00] ces hommes, hein, on peut dire qu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient, à quel prix, à quel prix de souffrances ? Terribles souffrances, mais peut-être que ces souffrances n’avaient même pas d’importance pour eux, c’était dans le lot, c’était dans le lot. Pourquoi ? Je reviens à ça, parce qu’affronter la ligne du dehors, c’est aussi faire le pli, l’opération de subjectivation. Ce n’est pas deux choses. Il faudrait dire, la ligne du dehors, c’est à la fois ce qui fondamentalement menace ma vie. J’y risque toujours ma vie, même quand je n’ai pas l’air. Il y a des gens pour qui aller à Bécon-les-Bruyères c’est risquer leur vie. [23 :00] Il y en a d’autres pour qui ce n’est rien, hein ? Vous ne pouvez pas savoir où est la ligne du dehors de quelqu’un. Bon. Alors, je dis, la ligne du dehors, c’est à la fois là où je risque ma vie, [Pause] parce que j’y suis irrésistiblement entraîné, parce que là réside ce que je veux, même si je ne sais pas encore ce que je veux. Et puis, en même temps, c’est là où je peux respirer et survivre.
Et il faut se dire bon, c’est contradictoire tout ça. Oui, c’est contradictoire, c’est là où je risque ma vie et en même temps là où je peux respirer et survivre. Encore une fois, [24 :00] le mot de Kierkegaard qui lui aussi avait sa ligne, sa ligne du dehors, c’était quoi ? C’était la rupture avec la fiancée, c’était ça. C’est là ce qui lui donnait à la fois à respirer et là où il trouvait l’irrespirable. Bien. Alors, il traduisait ça : du possible, sinon j’étouffe. Du possible, sinon j’étouffe, mais du possible, ce n’est pas du possible en général ; le possible de Van Gogh, c’est la couleur. Le possible – le possible, c’est aussi bien l’impossible. Le possible impossible du capitaine Achab, c’est Moby-Dick, [25 :00] la baleine blanche.
Alors je dis, atteindre la ligne du dehors, la franchir, et la plier pour opérer une subjectivation, c’est pareil. Là-dessus, dans les questions qui me tombent aujourd’hui, beaucoup de ces questions, dans des styles très différents, c’est pour ça que je les aime, donc, avec des sensibilités très différentes, si j’essaie de les traduire, je vois que ça revient, il me semble, si je les comprends bien, ça revient à me dire : est-ce que tout pli est de subjectivation, constitue, est-ce que toute pliure de la ligne forme un sujet, une subjectivation ? Est-ce que ça ne peut pas faire autre chose ? Est-ce qu’il y a nécessairement [26 :00] subjectivation ? Je dirais, vous savez, hein, c’est une question de, c’est une question de mots à ce niveau. Ce n’est pas le sujet qui importe. Disons que ce qui importe, c’est comment chacun de nous se vit quand il se constitue comme sujet. Comment chacun de nous se vit quand il dit « je ».
On verra qu’il y a de telles différences qu’en effet, peut-être que un seul mot, « sujet », n’est pas bon. Et justement Foucault ne l’emploie pas, il emploie : processus de, ou procédé de subjectivation, ce qui implique qu’il y en a beaucoup, beaucoup de procédés très différent, et on l’a vu, historiquement il y en a beaucoup, et ils ne se réduisent pas au même, et ils se ramènent pas à une forme unitaire de sujet, qui serait, par exemple, [27 :00] le sujet kantien, ou le sujet… mais des sujets, il y en a. La question serait plutôt, est-ce qu’il y a des, moi je dirais même le mot sujet, il est de trop. Est-ce qu’il y a des processus qui aboutissent à autre chose que des sujets ? Moi je crois, mais enfin là, ce n’était pas le problème de Foucault. Foucault se servait en gros, il se servait d’un mot commode, processus de subjectivation, en nous disant qu’il y en avait plein.
Or, je tombe sur un texte qui est extrêmement émouvant, qui fait partie des textes de Foucault, quand il ne contrôlait pas ce qu’il disait, quand…, et donc, comprenez, quand il ne s’estimait pas auteur. On a fait beaucoup de contresens sur cette histoire, j’ouvre une parenthèse, parce que je me suis très peu étendu. [28 :00] On dit souvent : Foucault, il a récusé la notion d’auteur. C’est idiot ; jamais il n’a fait ça. Il a tenu une thèse très, très précise, qui consistait à dire : attention, auteur est une fonction, auteur ne désigne rien d’existant, auteur ne désigne pas un personnage existant. Là-dessus, on a dit, ben oui, donc, pour lui, l’auteur n’existe pas. C’est idiot. La notion d’auteur ne renvoie pas à un personnage existant, d’accord. Ça ne veut pas dire que l’auteur n’existe pas ; ça veut dire : l’auteur est une fonction, auteur est une fonction. Cette fonction est une fonction dérivée, c’est une dérivée. Il y a des fonctions primitives [29 :00] et des fonctions dérivées, par exemple en mathématiques. Nous disons, auteur est une fonction dérivée. Dérivée de quoi ? D’un certain type de produit, bien. Foucault se reconnaît parfaitement auteur des livres qu’il a publiés et qu’il a corrigés. C’est important quant à la position de Foucault avant sa mort, par rapport à, les textes qu’il estimait au point, tout ça.
Or, Foucault est tout à fait cohérent lorsqu’il dit des autres textes : je peux être tout ce que vous voulez, inventez les fonctions que vous voulez, je n’en suis pas auteur. Ça montre uniquement qu’il a, quant à la fonction auteur, une certaine exigence fondamentale. [30 :00] Par exemple, si je parle avec quelqu’un, je le suis complètement, si je parle avec quelqu’un, je ne m’estime pas auteur. Je suis auteur de mes livres, un point, c’est tout. Je ne suis pas auteur d’autre chose, parce que c’est, là encore ça ne pourrait s’employer que métaphoriquement. Je ne suis pas auteur d’une lettre que j’écris. Et même lorsque je fais un roman par lettres, si j’ai cette idée-là, hé ben, il y aura une double fonction, il y aura une fonction, mettons, encore une fois, de signataire de lettre, le faiseur de lettre qui signe, et puis l’auteur en tant qu’il fait un roman passant par des lettres, bon. Dans une interview, [31 :00] je ne suis pas auteur, je suis interviewé. Je peux estimer ou ne pas estimer que l’interview peut ou ne peut pas être publié, ça ne fait pas de l’interview une œuvre, c’est-à-dire quelque chose qui renvoie à un auteur. Bien, tout ça, c’est des choses extrêmement simples, mais dans l’état actuel de la littérature, si l’on peut appeler ça comme ça, ce sont des notions qui se brouillent beaucoup, puisqu’on ne comprend plus beaucoup ce genre de choses, là.
Alors, dans une conversation, Foucault peut très bien estimer que la conversation peut être prise en sténo. S’il y a un troisième, là, que ça amuse, pourquoi pas. Foucault, il avait plutôt le mode du pas secret ; c’est curieux [32 :00] comme il était à la fois extraordinairement discret, ne parlant pas de lui, mais en même temps, il n’y avait pas de secret. Il ne cachait pas. Il correspond tout à fait au texte sur, au texte qu’il écrivait sur l’énoncé, hein.[4] Ce n’est pas visible, et pourtant ce n’est pas caché, hein. Bon. Ça c’est exactement lui ; il n’était absolument pas caché, pourtant il n’était pas visible. C’est, je crois qu’il y a énormément de textes conceptuels de Foucault qui sont, comme toujours en philosophie, et la philosophie, c’est aussi une manière de journal personnel, hein, c’est très curieux comme… ça revient à ce que j’essaie de vous dire depuis le début, les concepts, c’est extraordinairement personnel ; les concepts, c’est, c’est, c’est des autobiographies [33 :00] supérieures, hein. Ça ne veut pas dire que c’est la vie que j’ai eue, hein. Non, ce n’est pas ça. Mais c’est des choses qui concernent la vie. Alors, bon.
Foucault peut avoir une conversation avec quelqu’un, quelqu’un et un troisième veut la prendre en sténo, très bien. Et puis, on peut la publier, même Foucault étant d’accord, disant ah ben, oui. Il dira simplement : je n’en suis pas l’auteur. Publiez-la, publiez-la comme conversation, prise comme ça, si vous intéresse, hein. Il peut ajouter : moi, ça ne m’intéresse pas beaucoup. Et voilà que dans un texte, ça j’ai l’air de quitter le sujet de vos questions mais je ne le fais pas du tout, dans un texte il développe une affaire à lui, Foucault, [34 :00] chose très belle. Il n’essaie pas, il n’essaie pas de la rendre théorique. Du point de vue théorique, elle n’est même fondamentalement pas au point, mais il ne fait pas de la philosophie, il ne fait pas de la théorie, il est en train de parler avec un ami. Il se trouve que cet ami, c’est [Werner] Schroeter, le cinéaste.[5] Ils parlent vaguement autour du cinéma de Schroeter.
Et, voilà que Foucault lui dit quelque chose à quoi manifestement Schroeter n’a pas pensé. C’est rigolo, parce qu’à mon avis, dans la conversation, Schroeter, chacun a son orgueil — ce n’est pas pour me moquer de Schroeter, pas du tout — chacun a son orgueil, et Schroeter ça va l’embêter, il veut avoir l’air d’y avoir pensé, mais on sent bien qu’il n’y a pas pensé, parce que c’est une distinction assez originale que Foucault [35 :00] propose, là, qui n’a aucun équivalent dans ses livres, qui aurait peut-être eu un équivalent plus tard, s’il avait vécu, peut-être qu’il aurait donné à ça une valeur philosophique.
Il dit en gros, il dit à Schroeter, vous savez, hein, vos films, moi ce qui m’intéresse, qu’il dit, dans vos films, c’est que ils nous présentent des personnages en état de passion et pas du tout en état d’amour. [Pause] Et il essaie de dire, mais, comme ça, comme ça lui vient, il essaie de dire en quoi pour lui, Foucault, la passion c’est un état tout à fait différent, il diffère en nature de l’état d’amour. Et vous sentez tout de suite que, [36 :00] alors avec les droits d’une conversation, où on a toujours des condamnations et des exaltations, l’amour, ce ne sera pas très intéressant, quoi, et la passion, ce sera très intéressante. Un pas de plus, vous sentirez peut-être si vous lisez l’ensemble du texte qui a été publié, que Schroeter va se précipiter d’ailleurs là-dessus, que la passion, elle est plutôt, plutôt de tendance homosexuelle, et l’amour plutôt de tendance hétérosexuelle. Ça, je veux dire, ça peut se discuter [Deleuze rit], je ne sais pas, ce n’est pas au point tout ça. C’est une impression vécue, Foucault livre une impression vécue, il dit : pour moi, tel que je vis, je peux être en état de passion et je ne confonds pas ça avec de l’amour. [37 :00] Et il suggère, il dit moi, je suis très proche de la passion, mais l’amour finalement, je connais très mal ce que c’est qu’aimer.
Je vous lis à tout hasard, comme ça, mais laissez-vous aller, si ça vous dit quelque chose. « A un mot près, je crois que l’on parle de la même chose » – il dit à Schroeter – « d’abord on ne peut pas dire que ces femmes » – celles qui étaient réunies dans un film de Schroeter dont ils parlent – « on ne peut pas dire que ces femmes s’aiment entre elles. On ne peut pas dire non plus, dans ‘Maria Malibran’ » – film célèbre de Schroeter – « on ne peut pas dire non plus, dans ‘Maria Malibran’, qu’il y ait de l’amour. Qu’est-ce que c’est, la passion ? » dit Foucault, et il répond : « C’est un état, c’est quelque chose qui vous tombe dessus ». [38 :00] Vous me permettez de commenter au fur et à mesure comme si chacun de nous était dans la conversation. J’écoute ça, évidemment je ne serais pas intervenu, mais je me dirais : c’est quelque chose qui vous tombe dessus, qui s’empare de vous, on peut le dire de l’amour. J’aurais entendu Foucault dire ça, commencer à dire, « oh, la passion ce n’est pas la même chose que l’amour, et moi je suis proche de la passion et je ne sais pas très bien ce que c’est qu’aimer », je me serais dit, ça c’est intéressant. Quand quelqu’un dit quelque chose d’intéressant, il vaut mieux se taire. L’heure est venue d’écouter un peu. Il faut se taire, parce que c’est beau, d’abord, ce n’est pas, et puis, oui, parce que c’est intéressant, si on l’interrompt ben, il va perdre, il va penser à autre chose, et on ne saura pas. Mais, quand même, je me dirais, [39 :00] au début, je me dirais tiens, ça commence mal, parce que si c’est pour nous dire : la passion « c’est quelque chose qui [nous] tombe dessus, qui s’empare de [nous], qui vous tient par les deux épaules et qui ne connaît pas de pause, et qui n’a pas d’origine », je me dis tiens, c’est curieux, parce que c’est généralement ce que les gens appellent l’amour, ça, alors, c’est curieux, qu’est-ce qu’il veut dire ? Du coup, j’aurais écouté encore plus, hein.
Et il ajoute, comme si ça allait ensemble : « C’est un état toujours mobile, mais qui ne va pas vers un point donné ». Alors là je ne sais pas, si on suppose tous qu’on ait assisté à la conversation, là je me serais dit, pour mon compte, ah bon, c’est là que ça commence, hein, c’est là que ça commence, parce que là on voit bien que une opposition avec l’amour commence à se dessiner [40 :00] « C’est un état toujours mobile mais qui ne va pas vers un point donné. Il y a des moments forts et des moments faibles, des moments où c’est porté à l’incandescence » ; je me serais dit, ah bon, tiens, la passion alors pour Foucault, c’est une histoire d’intensité, c’est une distribution d’intensités. Sur quoi ? Je n’en sais rien encore, hein. Sur quoi, entre qui et qui, c’est des intensités, hein, il y a des moments forts et des moments faibles, des moments où c’est porté à l’incandescence, ça flotte : « c’est une sorte d’instant instable qui se poursuit pour des raisons obscures, peut-être par inertie. … La passion se donne toutes les conditions pour continuer et, en même temps, elle se détruit [41 :00] d’elle-même. Dans la passion, on n’est pas aveugle ». Il suppose que, j’admire que, et on ne peut pas faire autrement, quand il est en train de charger une notion comme passion, de déterminations originales, sur l’autre notion qu’il n’aime pas, celle d’amour, il met les pires platitudes, [Deleuze rit] il met, tout ce qu’il y a d’idiot il le met du côté de l’amour. C’est-à-dire dans l’amour, on serait aveugle. Oui, si on veut… [Deleuze rit] « Dans la passion on n’est pas aveugle, simplement dans ces situations de passion, on n’est pas soi-même » – on n’est pas soi-même – « ça n’a plus de sens d’être soi-même, on voit les choses tout autrement ». Bon.
Ce n’est pas clair, je vous dirais ça en cours, [42 :00] comprenez, je vous dirais ça en cours, vous vous diriez, mais ça ne va pas ? Je veux dire, là, ce que je viens de vous lire, accordez-moi que ça ne fait ni un livre, ni un fragment de livre, ce n’est pas du tout au point comme fragment de livre, ni un moment de cours, ce n’est pas du tout au point. En revanche, très bien, ça peut faire une conversation. Oui, c’est une conversation. « Dans la passion… », alors il continue, et ça bifurque tout le temps, hein, nouvelle idée. Tout à l’heure c’était une distribution d’intensités mobiles, mais entre les deux, entre deux personnes, ou quoi ? Et deux personnes proches ou lointaines ? On ne sait pas. « Dans la passion il y a aussi une qualité de souffrance-plaisir, qui est très différente de ce que l’on peut trouver dans [43 :00] le désir ou dans ce qu’on appelle le sadisme ou le masochisme. … Entre ces femmes » – les femmes de Schroeter – « il existe un état de souffrance-plaisir complètement indissociable, tandis que je ne vois aucune relation sadique ou masochiste entre elles. … On ne peut pas dire : il y a chez chacune une très grande souffrance. On ne peut pas dire que l’une fasse souffrir l’autre ».[6] En effet, je me dis, ça se précise un peu ; je n’essaie pas de transformer ça en concept, je le maintiens. La passion, ce serait donc des affects, j’ajoute, ce serait des intensités distribuées, de quelle manière et entre qui et qui, on ne le sait pas encore, mais [44 :00] une distribution mobile d’intensités, et cette distribution impliquerait, et se ferait, et composerait des états de souffrance-plaisir, des états de souffrance-plaisir irréductibles au masochisme et au sadisme. On ne peut pas dire que l’un fasse souffrir l’autre. En d’autres termes, ce sont des affects communs, une communauté ; alors, la passion, ce serait une communauté d’affects de souffrance et de plaisir, dans quelque condition que ce soit, peut-être, aussi bien quand on est ensemble que quand on est éloigné.
Est-ce qu’on peut dire ça de l’amour ? [45 :00] Peut-être, je ne vois pas pourquoi encore on ne devrait pas dire ça de l’amour. [Pause] Lui, il le voit, puisqu’il ajoute : « Dans l’amour, il y a en quelque sorte quelqu’un de titulaire de cet amour, alors que dans la passion, ça circule entre les partenaires ». Bon, ça circule entre les partenaires ; voyez, il revient, un affect commun de souffrance et de plaisir qui circule entre les partenaires. Je suis déjà en train d’arracher à une conversation tout à fait innocente une ébauche de concept. Est-ce que, qu’est-ce que je peux répondre à celui qui me dit, mais pourquoi ne pas appeler ça de l’amour ? [46 :00] Sur le ton de la conversation, Foucault nous dit, dans l’amour, il y a en quelque sorte quelqu’un de titulaire de cet amour, alors que dans la passion ça circule entre les partenaires.
Schroeter, qui veut montrer que il suit bien, dit : « Oui, l’amour est moins actif que la passion ». J’ai peur que ce ne soit pas ce que Foucault voulait dire. Foucault : « L’état de passion est un état mixte entre les différents partenaires », c’est un mélange entre les partenaires, très curieux, alors qu’il refuse cette qualité de mélange dans l’amour. [Pause] Il essaie de préciser, Foucault. « On peut parfaitement aimer sans que l’autre aime » – on peut parfaitement aimer sans que l’autre aime – [47 :00] « c’est une affaire de solitude ». Ah bon, finalement la passion même à deux serait communautaire, et l’amour même à douze serait de solitude. [Rires] C’est possible, c’est possible, je ne suis pas convaincu ; je me dis, je ne suis pas convaincu, alors je rêve, là, je serais, je serais peut-être intervenu, j’aurais dit mais pourquoi, pourquoi parler ainsi ? Ça n’aurait pas été très intéressant, à moins que j’aie eu autre chose à dire… [Interruption de l’enregistrement] [47 :41]
Partie 2
… [si] je n’étais pas intervenu, j’aurais déjà cassé le truc avec ma question stupide, pourquoi ? Bon, ça l’aurait empêché de dire ça. Ce n’est pas que ce soit fort conceptuellement ce qu’il dit là, mais c’est très intéressant, on voit pourquoi [48 :00] qu’il ne veut pas du mot « amour ». On voit très bien pourquoi il ne veut pas du mot « amour ». Je me souviens de Foucault me disant : je ne supporterai jamais le mot « désir ». J’ai dit : pourquoi ? Pourquoi ? Il me dit, parce que moi, quelles que soient, alors, il me dit, là, avec une grande, grande gentillesse, quelles que soient vos, vos tentatives pour expliquer que le désir n’est absolument pas lié au manque, pour moi, je ne peux pas m’empêcher chaque fois que je dis le mot « désir » d’y voir du manque. Bon, ben je me dis, et je lui dis, ben ce n’est pas grave, à ce moment-là, il n’y a qu’à changer de mot, [Rires] puisque l’accord essentiel, à savoir que la notion de manque est une saleté de notion, ben, l’accord essentiel, on l’a.
Mais, voyez que, là, c’est quelque chose [49 :00] de très semblable. Pourquoi il ne veut pas du mot « amour » ? Il ne veut pas du mot « amour » parce que ce mot, pour lui — alors il a peut-être raison, est-ce qu’il a raison, pas raison, pas très important — ce mot est inséparable d’un ensemble où chacun sollicite l’autre. C’est-à-dire, à la limite je dirais, si j’essaie de prolonger, je lui dirais oui, oui, ça alors, peut-être qu’il est en train de tout faire, en effet, quelque chose qui concerne l’amour. L’amour, il vit de preuves. Il est comme Dieu. Dieu vit des preuves de sa propre existence, enfin il a longtemps vécu des preuves de sa propre existence. L’amour, il vit de quoi ? Une preuve d’amour. [50 :00] Sous sa forme la plus évidente, lorsque l’un qui souffre, dit, voyez, ce n’est pas… alors là, c’est une souffrance qui n’est pas celle dont Foucault parlait tout à l’heure, celui qui souffre d’amour et qui dit : dis-moi que tu m’aimes, c’est une sollicitation, ça, dis-moi que tu m’aimes. Mais quel amoureux n’éprouve pas ce besoin, dis-moi que tu m’aimes ? Ou bien, s’il s’en empêche, qu’il ne le dit pas, il y aura une sollicitation qui peut être, hein, il est bon le gâteau que je t’ai fait ce soir ? [Rires] Mais, c’est dis-moi que tu m’aimes, et là je m’excuse, non, c’est plutôt à moi de rougir, parce que j’ai l’air de faire comme si la sollicitation, dis-moi que tu m’aimes, venait plutôt des femmes que des hommes, alors que les hommes, qu’est-ce qu’ils s’y mettent, hein ? [51 :00] [Rires] Ce n’est même plus faire un bon gâteau le soir, c’est la pleurnicherie absolue, ah, dis-moi que tu m’aimes, c’est pire que tout, quoi, [Rires] pire que tout. Bon.
Là je me dis, oui, la multiplicité des petites sollicitations qui se distribuent à deux sujets, et qui répartissent les sujets ; alors je comprends mieux ce qu’il disait tout à l’heure : l’amour, ce n’est pas vraiment un mélange, il y a assignation de subjectivité. Même si c’est tour à tour, il y en a toujours un qui joue le rôle de l’amant et un qui joue le rôle de l’aimé même si ça change à toute allure. Et c’est un entrecroisement de sollicitations. [52 :00] Bon. L’état de passion, ce serait un lieu commun ; réunis ou séparés, les deux passionnés passent par des affects communs qui seront dès lors nommés affects de souffrance et de plaisir, puisqu’il n’y a pas de répartition, [Pause] il n’y a pas de demande. C’est la manière de Foucault de dire : il n’y a pas de manque. Alors que dans l’amour, il faut toujours qu’il y ait que du manque, il faut toujours qu’il y en ait un qui manque de quelque chose, et quand aucun ne manque, quand aucun des deux ne manque, c’est l’amour lui-même qui est manque. Alors bon, voilà son affaire.
Cet état – alors il continue, mais en même temps il est rassurant, il se fait consentant — Foucault dit : « l’amour [53 :00] peut devenir passion ». C’est-à-dire, s’il progresse, s’il sait dépasser ses… alors il peut devenir passion, d’accord. L’amour peut devenir passion. Schroeter : « Et donc il devient souffrance ». [Rires] Il est parfait, Schroeter, parce que, je ne veux pas dire, il est très, très intelligent… là, il veut montrer à chaque fois qu’il a compris. Or je crois que dans une conversation, il ne faut surtout pas faire d’objection, mais il ne faut pas non plus montrer qu’on a compris le truc, parce qu’on n’a jamais compris le truc, hein. Il faut plutôt au maximum en faire, tout faire pour que l’autre en dise plus. « Et donc, souffrance. » D’ailleurs, Schroeter fait un peu ça, là. Et Foucault répond : « Oui, cet état de souffrance mutuel et réciproque » – cet état de souffrance mutuel et réciproque – « est, véritablement, la communication ». C’est-à-dire [54 :00] la seule vraie communication, c’est cet état de souffrance mutuel et réciproque. « Il me semble que c’est ce qui se passe entre ces femmes » – dans le film de Schroeter – « ces visages et ces corps ne sont pas traversés par du désir, mais bien par de la passion ». [Pause]
Et Schroeter dit — le texte, il est amusant, le texte — Schroeter dit : et vous, il dit à Foucault, «Avez-vous une tendance pour la passion ou pour l’amour ? » [Rires] Après ce que Foucault vient de dire, on se… Foucault, là, très sobre : [55 :00] « la passion ». [Rires] Schroeter, qui va dire, là, des choses très intéressantes, il est lancé du coup, Schroeter, mais enfin, il est lancé : « Le conflit de l’amour et de la passion est le sujet de toutes mes pièces de théâtre » – je crois qu’il exagère, enfin, il veut dire : de toutes les pièces de théâtre que j’ai montées, puisqu’il a fait beaucoup de mises en scène de théâtre – « l’amour est une force perdue qui doit se perdre tout de suite parce qu’elle n’est jamais réciproque » ; remarquez ce n’est pas ce que Foucault disait, hein, l’amour qui n’est pas réciproque, c’est, ça c’est une idée… Foucault était plus malin : il disait l’amour, c’est un échange perpétuel, il peut y avoir réciprocité, où il y en a toujours l’un qui sollicite l’autre. [Schroeter :] « L’amour [56 :00] est une force perdue qui doit se perdre tout de suite parce qu’elle n’est jamais réciproque. C’est toujours la souffrance, le nihilisme total, comme la vie et la mort. Les auteurs que j’aime sont tous suicidaires : Kleist, Hölderlin — qui est quelqu’un que je crois comprendre, mais hors du contexte de la littérature ». Bon.
Il est en train de dire autre chose, là. Et, c’est curieux, parce que il explique, « travailler c’est créer, et créer », créer, « c’est mon rêve. Quand je n’atteins pas à ces états de passion, je travaille. » Alors que évidemment, pour Foucault, ce n’est pas quand je n’atteins pas à ces états de passion, je travaille, c’est je ne travaille que dans un état de passion, puisque l’état de passion, ce n’est pas simplement [57 :00] avec des gens, c’est aussi avec des choses, avec des notions, avec tout ce que vous voulez. « Quel est votre vie ? », demande Schroeter. Foucault, modeste, répond : « Très sage ». Schroeter : « Pouvez-vous me parler de votre passion ? » Foucault : « Je vis depuis 18 ans dans un état de passion vis-à-vis de quelqu’un, pour quelqu’un. Peut-être qu’à un moment donné, cette passion a pris la tournure de l’amour. En vérité, il s’agit d’un état de passion entre nous deux, d’un état permanent qui n’a pas d’autre raison de se terminer que lui-même, et dans lequel je suis concrètement investi, il [qui] passe à travers moi. Je crois » – et ça va être ça, sa définition vivante de la passion – « je crois qu’il n’y a pas une seule chose au monde, rien, quoi que ce soit, qui m’arrêterait lorsqu’il s’agit d’aller le retrouver, [58 :00] [et] de lui parler ». Voyez, là est affirmé, c’est pour ça que ça me paraissait, dès le début, ça me paraissait impliquer les deux peuvent être très éloignés.
Il y a une distribution d’intensités, d’affects communs, de souffrance-plaisir, et la distribution mobile, rien ne m’arrêterait lorsqu’il s’agit d’aller le retrouver, etc., et Schroeter pose une question intéressante, bon : « Quelle différence remarquez-vous dans l’état de passion vécu par une femme et dans celui vécu par un homme ? » Foucault : « J’aurais tendance à dire » [Pause] – je comprends mal, [59 :00] d’ailleurs, ça a été… – « j’aurais tendance à dire qu’il n’est pas possible de savoir si c’est plus fort chez les homosexuels » — et j’ai l’impression que la phrase veut dire : à mon avis, c’est peut-être plus fort chez les homosexuels. Vous allez voir la suite — « dans ces états de communication sans transparence qu’est la passion, quand on ne connaît pas ce qu’est le plaisir de l’autre, ce qu’est l’autre, ce qui se passe chez l’autre ». Ah non, il veut dire, oui, dans l’hétérosexualité, où il y a une hétérogénéité plus, d’une autre nature, entre les partenaires, est-ce que l’état de passion n’est pas … [Deleuze ne termine pas la phrase]
Oui ensuite, ah ben, ensuite il se met à rigoler, [60 :00] la conversation est finie. Je veux dire, il se met à rigoler : « on a une preuve objective que l’homosexualité est plus intéressante que l’hétérosexualité, c’est qu’on connaît un nombre considérable d’hétérosexuels qui voudraient devenir homosexuels, [Rires] alors qu’on connaît très peu d’homosexuels qui aient réellement envie de devenir hétérosexuels. C’est comme passer de l’Allemagne de l’Est en Allemagne de l’Ouest. [Rires] Nous, on pourra aimer une femme, avoir un rapport intense avec une femme » – donc y compris un rapport de passion — « plus peut-être qu’avec un garçon, mais on n’aura jamais envie de devenir hétérosexuel ». Ouais. Ce n’est pas faux, je ne sais pas.
Bon, pourquoi je vous ai lu ça ? C’était pour essayer de vous faire sentir au plus concret [61 :00] que cette histoire des modes de subjectivation, il ne s’agit pas de se dire, bon, trop abstraitement, un mode de subjectivation, c’est le processus de constitution d’un sujet. J’avais bien signalé dès le début que la subjectivation, telle que l’entendait Foucault, elle était aussi bien collective que particulière. Il y avait des subjectivations nationales, il y avait des subjectivations de classe, on avait vu ça, hein. Il y avait des subjectivations de groupe. Là, ce qui m’intéresse, c’est que voyez, la passion, si je reprends ce texte, je dirais ce que Foucault essaie de nous montrer, c’est que l’état de passion opère une subjectivation d’un type tout à fait différent d’un état d’amour. Ce qui veut dire… oui ? [62 :00]
Une étudiante : [Inaudible ; elle soulève l’exemple de « Les hauts de Hurlevent » et les rapports d’amour-passion qui s’y trouvent]
Deleuze : Complètement, ça, je crois que dans l’esprit de Foucault, les exemples conviendraient. « Les Hauts de Hurlevent », c’est le rapport entre l’homme, enfin le petit garçon sauvage, et la fille, est typiquement un rapport de passion, et pas d’amour, hein. Ça, vous avez entièrement compris, oui. Werther, en effet, il n’y a pas de doute que Werther est un amour romantique, oui, ça absolument, oui. Oui, même dans la littérature, on dirait citez-moi un exemple de passion en ce sens, je crois que vous avez dit l’exemple le plus frappant, à ma connaissance, immédiatement, oui.[7]
Alors vous voyez, il ne suffit même pas [63 :00] de dire : il y a plusieurs modes subjectivation. Maintenant on est assez grands pour pouvoir mettre en question le mot sujet. Sujet, c’est un mot qui n’a aucune importance. C’est pour ça, quand on dit Foucault à la fin il revient au sujet, pas du tout. Ce qui l’intéresse, c’est le mot « subjectivation ». Mais il faudrait même dire à la limite que subjectivation, ce n’est pas nécessairement production de sujet. La production de sujet n’est que un cas de subjectivation, tout comme là je dirais, ce qu’il vient de nous montrer, c’est dans le domaine affectif, qu’il y avait des productions de passion, des processus de production de passion, qu’il ne fallait pas du tout confondre avec des processus de production d’amour, pas du tout ; c’est très, très différent.
Je dirais à la limite, alors là pardonnez-moi, comme c’est une dernière séance, je prends mon cas, moi ; dans cette histoire de subjectivation, [64 :00] qu’est-ce qui m’intéresse ? Ce ne serait pas exactement la différence passion-amour, moi c’est autre chose qui m’intéresse, mais qui est très lié à ce problème. C’est plutôt, comment les gens, en effet, se constituent-ils comme sujet, ou, comme quoi se constituent-ils quand ils disent « moi » ou « je » ? Eh ben, il arrive qu’ils se constituent comme sujet. Et je dis, mais, ils peuvent se constituer… [Deleuze ne termine pas la phrase]
Si vous voulez, moi ce qui m’intéresserait, ce serait dire : il y a des processus, à la limite, comment appeler ça, des processus d’individuation, seulement il faudrait que, il faudrait qu’on m’accorde la notion d’individuation collective ; il y aurait des individuations privées et des individuations collectives, je dirais pour moi, il y a des processus d’individuation sans sujet. [65 :00] Le sujet, c’est le produit d’une individuation ou d’une subjectivation d’un type très particulier. Et, je ne suis pas sûr que ce ne soit pas un produit déjà piégé d’avance. Je veux dire, moi ce qui m’a toujours intéressé, par exemple — et c’est lié aux histoires de Foucault, quelque part — ce qui m’a toujours intéressé, c’est les individuations sans sujet, les individuations sans sujet, c’est-à-dire les individuations d’événements. Ce qui m’intéresse, moi, c’est quand les noms propres ne désignent pas des personnes, les individuations non-personnologiques, les individuations non-personnelles. Alors, un vent, vous reconnaissez un vent. [66 :00] Il n’y a pas deux courants d’air semblables, hein. Ah, c’est mon courant d’air, oh oui, oh ben ça je le reconnais celui-là, c’est mon courant d’air, c’est le courant d’air de chez moi, ça. Vous me direz, il y a chez moi, mais alors vous allez voir, attendons, c’est une conversation.
Alors vous direz, c’est le mistral. Vous me direz, le mistral, c’est, c’est, c’est une, c’est quand même un concept, c’est un concept abstrait, donc c’est un tout autre problème… rien du tout. Rien du tout, c’est une singularité, le mistral. On peut en faire un concept, bien sûr ; de tout, on peut tirer un concept. Mais un vent, c’est une singularité.[8] Un vent, c’est une singularité, un vent il est individué autant qu’une personne, bon. Tout ça, une heure, une heure de l’après-midi, ou une heure de la journée, [67 :00] elle est parfaitement individuée, encore une fois cinq heure du soir, cinq heures du soir, c’est un truc qui m’a toujours fasciné. Cinq heures du soir. Bon, il y a des individuations d’heures. C’est ça, moi, qui m’a toujours intéressé, c’est la tentative de définir des individuations impersonnelles et sans sujet, bon, l’individuation d’un événement, parce que, si j’y arrivais, si j’y arrive, à ce moment-là il n’y a plus de problème, je pourrais dire gaiement : mais il n’y a jamais eu de sujet. Je veux dire, on est tous sur ce type. Et puis s’il était fait allusion à un grand roman anglais, tout à l’heure, moi je crois que les Anglais le savent, ça. Les sœurs Brontë [68 :00] présentent notamment leurs personnages, mais c’est des, ce sont des, ils ont l’individuation des vents, d’un vent, d’un, d’une mer, d’une vague, d’un type de vague. Ce ne sont pas des personnes. Ce ne sont pas des personnes, ce sont des événements. Ça ne veut pas dire des trucs grandioses, être comme un courant d’air et pas comme une personne. Ça, c’est, c’est… Pour moi c’est le plus haut de la vie.
Alors vous me direz, où elle est ta ligne du dehors à toi ? Ma ligne du dehors à moi, elle est là, elle est devenir un courant d’air. À première vue, c’est un peu simple, même un peu niais, mais si on le vit assez fort, c’est très, très difficile, vous savez. C’est vrai, je pense, ce n’est pas de l’héroïsme, on y risque sa vie, on y risque l’irrespirable, on y risque aussi de pouvoir respirer [69 :00] … être une personne, ça ne m’intéresse pas, bon. Je n’y vois que des choses mauvaises dans être une personne. Alors, tous les auteurs que j’aime, c’est des, ils ont le sentiment de ces individuations sans sujet.
Alors je reviens à ça, dans l’idée, dans ce que Foucault appelle – je ne veux pas faire des rapprochements idiots — dans ce que Foucault appelle la passion, là, l’état de passion, comprenez que c’est un processus comme il dirait de subjectivation, ou je préférerais dire un processus d’individuation, mais sans sujet, très particulier, très, très différent de celui de l’amour. Et il est lié à un type, c’est évident que dans, dans l’état de passion, on ne cesse de frôler une ligne du dehors. Encore une fois, plier, c’est-à-dire produire une individuation, [70 :00] plier la ligne du dehors, et affronter la ligne du dehors, ce n’est pas deux moments successifs, c’est en même temps que ça se fait. C’est en même temps que ça se fait. Si ça ne se fait pas en même temps, on est emporté par la ligne du dehors, oui.
Alors, je crois que pour beaucoup des questions qui me sont posées là, je crois que c’est ceux-là même qui les posent qui doivent y répondre, parce que vous pouvez inventer autant de processus d’individuation et de subjectivation que vous voulez. Moi je crois, le plus important, ce serait de vous demander, si vous suivez cette manière de poser le problème, de vous, ce serait d’avoir une vague conscience obscure — on ne peut guère espérer la clarté, elle n’est pas souhaitable dans ces domaines — une vague conscience obscure sur les deux questions fondamentales : qu’est-ce que c’est ma ligne du dehors à moi, vers quoi elle va ? [71 :00] Ce qui ne fait qu’un avec, avec quoi, avec ce qui te concerne, toi ? Je veux dire, il ne s’agit pas de métaphysique, encore une fois, s’il nous dit qu’est-ce que c’est ma ligne du dehors à moi et que je réponds : c’est la couleur, c’est la ligne de couleur, bon. À ce moment-là, oui, il faut y aller, il faut être peintre, ou autre chose, la couleur est multiple, ou teinturier, mais vous savez la teinture est une très grande expérience de la couleur, c’est quelque chose. À ce moment-là, moi je ne vois plus aucun inconvénient de parler de vocation, oui, l’attirance vers une ligne du dehors.
Parce que quand vous êtes dans cet état-là, [72 :00] la couleur, elle a deux modes d’existence : elle peut exister dans le monde, mais quand elle est érigée en ligne du dehors, et là aussi, il faut corriger tout ce que je dis, elles ne préexistent pas, les lignes du dehors, elles ne préexistent pas. Moby-Dick ne préexiste pas au capitaine Achab, Moby-Dick c’est une baleine plus dangereuse que les autres, c’est tout, plus vieille et plus expérimentée que les autres. C’est le rapport Moby Dick-Achab qui en fait une ligne du dehors pour Achab et pour l’équipage entier, puisque l’équipage dépend de Achab. Alors, je crois en ce sens qu’il faut vous demander comment vous concevez, vous, votre ligne du dehors ? Et quelle manière, à la lettre, pardonnez-moi ce mot, ce mot grossier, quelle manière de flirter avec elle ? Van Gogh disait mieux : [73 :00] limer, limer avec prudence. Mais c’est que ça ne s’enfourche pas comme, comme un cheval sauvage, une ligne. Une ligne, elle est à la fois, je ne sais pas quoi, physico-magnétique-psychique, elle est tout ce que vous voulez, mais elle est dangereuse. C’est là où vous pouvez donner sûrement le maximum de ce que vous pouvez donner, le maximum de ce qu’il y a en vous, hein. Mais si vous donnez le maximum en un coup, vous êtes mort. Si vous croyez que c’est arrivé, vous pouvez donner le maximum.
Je connaissais un professeur de gymnastique qui avait une méthode admirable, que je n’ai jamais oublié parce qu’elle me paraissait très bonne ; il me disait un jour, dans les lycées, les professeurs de gymnastique, ils étaient très méprisés dans le temps, ça n’a pas dû s’arranger beaucoup, et, [74 :00] et comme les professeurs de philosophie dans les lycées, ils ont une position, ils sont presque aussi méprisés, mais on leur permet tout parce qu’ils sont fous, tandis que, enfin dans ce temps-là, je ne sais pas, ça ne doit plus être comme ça maintenant. J’étais très ami des profs de gym, souvent, parce qu’ils me fascinaient, alors on faisait l’alliance. Et il y en a un qui m’a dit : hier soir, j’ai rossé mon gosse, je l’ai battu, si tu avais vu ça. J’ai dit, ah bon, pourquoi ? Pourquoi tu as battu ton… il me dit, je l’ai entendu, et il disait, mais, tous les mots sales qu’il connaissait, tous les mots sales. Alors je suis arrivé, je lui ai flanqué de ces gifles, et je lui ai expliqué. Et il était très bien, je me disais bien, ça ne peut pas être cette simple platitude d’avoir battu son gosse parce qu’il disait des mots sales. Il a dit à son gosse : tu comprends, hein, [75 :00] comprends bien pourquoi je te bats. C’est parce que tu as dit d’un coup tout ce que tu savais. [Rires] Cite-moi un mot, un mot sale que tu connais et que tu n’as pas dit. Et dans sa perspicacité de père, il est tombé juste. Le gosse, il n’en connaissait plus. Il n’avait rien gardé pour lui.
Or, vous savez, c’est, c’est extraordinaire, ça, nécessité de… ne dites jamais tout ce que vous savez parce que c’est le signe que vous ne savez rien, hein. C’est vrai, hein ? Celui qui dit tout, c’est toujours celui qui ne sait absolument rien, il aurait mieux fait de se taire. Si vous ne gardez pas un petit quelque chose qui, que vous ne pouvez même pas dire, hein, c’est ça la prudence. L’imprudence, c’est y aller comme ça, et se dire, oh, oh ça a changé depuis Van Gogh. [76 :00] Maintenant ça a changé. Il y a une chose qui n’a pas changé, quoi, ouais, au moins une chose qui n’a pas changé.
Alors bon, moi je crois que c’est un peu la même chose, de chercher qu’est-ce que c’est votre affaire à vous, c’est-à-dire qu’est-ce que c’est, cette ligne du dehors, et de quelle manière vous vous constituez comme « sujet » entre guillemets, de quelle manière vous vous constituez comme « sujet » ? Puisque c’est, je ne veux pas dire, « moi, je » ça peut avoir des sens tellement variés, y compris être une simple habitude. Mais si dire « je », c’est une habitude, il faut voir à quoi ça engage. Si au contraire, vous le vivez — moi je crois qu’il y a des gens qui le vivent au nom d’une certaine conscience de la pensée — c’est évidemment très différent. [77 :00] Vous ne vous ferez pas… à ce moment-là, pour vous, le véritable individu, ce sera le sujet. Pour moi, je vous le dis, le véritable individu, ça n’a jamais été le sujet, ça a été des choses du type courant d’air, ça a été des choses du type événement. Événement, bon.
Alors, en ce sens, c’est pour ça que je me sens spinoziste, mais c’est vous dire à quel point là aussi, ce n’est pas la peine de discuter. En philosophie, il ne s’agit pas de savoir si la conception de l’individu chez Spinoza est plus satisfaisante que la conception du sujet chez Kant ; il s’agit de savoir quelles sont les conditions préalables au problème de l’individuation chez Spinoza et les conditions préalables au problème du sujet chez Kant. C’est ça qu’il faut savoir d’abord, et ça coûte beaucoup de peine de bien comprendre.
Voilà ce que je voulais dire, alors un peu pour répondre un peu à tout cet ensemble, [78 :00] je voulais prendre ce texte, passion/amour chez Foucault, pour rendre là, bon, voilà, bon supposons. Il nous dit : voilà un mode de subjectivation auquel vous n’avez pas pensé, mais les modes de subjectivation, ils sont absolument infinis. Alors, si je reprends la question : comment Foucault est-il mort ? Ben, si d’une certaine manière, est-ce qu’on peut dire qu’il est mort, ça arrive les morts qui viennent comme la personne l’a voulu, la personne comme il l’a voulu, comme il l’aurait voulue. Peut-être qu’il voulait vivre encore, peut-être, je ne sais pas. Tout ce que je peux dire, c’est, c’est la grandeur de l’œuvre qu’il a faite, est-ce qu’il voulait vivre, est-ce qu’il ne voulait plus vivre, et en fonction de quelle ligne du dehors, et en se constituant comment, quel mode de subjectivation ? [79 :00] Je crois qu’une de ses réponses ultimes — parce que ce texte n’est pas le seul de ce type, je crois que même en Amérique, il y a eu des textes de ce type, pas plus développés, également des textes de conversation — eh ben, il nous laisse quelque chose sur ce que lui a cherché, ou possédait, cet état de passion qui ne se confond pas avec l’amour. Bon.
Voilà, j’ai répondu très imparfaitement aux questions que vous m’avez posées, et je prends, là, comme pour en finir, avec mon intervention — j’avais dit que je ne parlerais pas, il n’y a que moi qui parle, donc — voilà, je prends une question qui est très bonne, que, je la lis : « Pourrait-on revenir sur le pli chez Michaux ? » Oui, il y a plein de choses, je réponds [80 :00] tout de suite, il y a plein de choses qu’on a vues à toute allure, ça ferait l’objet d’une autre année si on devait le… — Moi je trouve bien d’arrêter, je trouve bien que ça s’arrête maintenant, parce que ce ne serait plus que du commentaire sur, moi je vous ai donné tout ce que je pouvais. — « D’après les textes que voici » – on y joint des textes – « d’après les textes que voici, il me semble plutôt que pli est synonyme d’étouffement, de nuit, puisqu’il faut que l’homme se déplie ».
Ma seule réponse, c’est que, encore une fois, et ça, c’est déjà vrai de Heidegger, pour tous ceux qui manient ces opérations du pli et du dépli, surtout n’y voyez pas deux opposés. Encore une fois, rappelez-vous le mot de Heidegger, dans les textes que j’ai cités la dernière fois : ce qui [81 :00] se déplie dans le pli, le pli n’est là que pour que quelque chose s’y déplie, et ce qui se déplie dans le pli, c’est ce qu’on va appeler « l’apparaître ». Il n’y a pas d’opposition entre pli et dépli ; ce sont des opérations complémentaires. Vous me direz, à un moment, vous pourriez très bien me dire : à un moment, tu oublies toi-même que tu as fait une opposition pour expliquer Foucault. Oui. À ce moment-là, j’ai distingué le dépli comme opération de la pensée du 17ème siècle, et le pli comme opération de la pensée du 19ème siècle, oui.
Au niveau du savoir, je peux dire que les opérations du pli et du dépli se distinguent. Mais ensuite, quand on a abordé, et quand on a envisagé pour soi-même le pli, on était à un autre niveau. [82 :00] Acceptez qu’à un autre niveau, la distribution des notions, des concepts, change. À ce moment-là, au niveau de la ligne du dehors, et non plus des opérations du savoir, au niveau de la ligne du dehors, le dépli et le pli, tout comme l’affrontement de la mort et la découverte du respirable, la découverte d’un quelque chose d’un peu respirable enfin, cela est strictement complémentaire, pris l’un dans l’autre, sans qu’on puisse dire qui l’emporte. Est-ce la mort qui l’emportera ? Oui, évidemment, toujours, à la fin, mais au bout de quoi, et au bout de quel triomphe de la vie ? C’est pour ça que du maximum — et là on pourrait me reprocher d’avoir trop tiré Foucault dans ce sens — [83 :00] au maximum de ce que je pouvais, j’ai tiré Foucault vers une espèce de vitalisme, bien sûr, comme il dit lui-même, un vitalisme sur fond de mortalisme.
Mais, pli et dépli, ligne de mort et ligne de vie, sont absolument entremêlées, ne se distinguent plus l’une de l’autre, au point que c’est au sein de leur ensemble une corde, que les deux adversaires, mort et vie, pli et dépli, tout ce que vous voulez, se livrent une espèce de lutte, se dégagent l’une de l’autre, ou bien se confondent l’une avec l’autre. [Pause] Il faudrait intituler, là, tout ça, [84 :00] tout ce qu’on vient de dire, tout ce que je viens de dire il faudrait l’intituler « comme vous vivez », comme chacun de nous vit. Et évidemment il n’y a pas de pire contresens que quand, que c’est comme une espèce d’exercice enclitique, hein, que il faut convoquer sa ligne de, en disant : « à nous deux ».[9] Elle nous traverse, hein, elle est plutôt du type les fuseaux horaires. Ça vous traverse comme des fuseaux horaires, la ligne du dehors ; vous en êtes traversé. Vous ne vous pressez pas de la découvrir parce que le jour où vous la découvrirez, vous aurez des tentations. Quelqu’un me dit : est-ce qu’on peut rapprocher ça de [Carlos] Castaneda, dans les questions.[10] Évidemment, on peut rapprocher ça de Castaneda. [85 :00] Pourquoi ? Parce que Castaneda développe abondamment l’idée des lignes ; il y a des lignes d’univers, et affronter les lignes d’univers, il y a les dangers, hein. Toute la série des dangers signalés par Castaneda ou son Indien. Il y a la peur, mais il y a aussi la trop grande certitude, etc., etc.
Je dis, ne vous pressez pas de découvrir vos lignes, si, d’abord il n’y a pas la ligne du dehors et puis tout ça, vous ne pouvez vivre la ligne du dehors que en rapport, c’est aussi compliqué qu’une main, ce n’est pas les mêmes lignes que les lignes de la main. Je crois, toujours rêvé de faire une philosophie linéaire, c’est-à-dire une philosophie sans forme, une philosophie qui soit faite de lignes. Ça me paraît le… mais la ligne du dehors, c’est elle qui vous rencontrera — ça, je le crois très fort — [86 :00] au moment voulu. Vous ne vous pressez pas, parce que si vous vous pressez, ce sera sous forme d’un affrontement mortel, ce sera sous forme de cette connerie de drogues ou d’une autre connerie, qui vous rendra tout gâteux avant l’âge, et vous aurez beau dire : j’ai rencontré la ligne, eh ben, ce n’est pas vous qui aurez gagné. Donc, ne vous pressez pas. Et ne concevez pas son affrontement comme un combat. On a quitté les zones du combat ; le combat, Foucault en parlait au niveau des rapports de forces, il a fallu traverser les combats. Les combats, je reprends l’exemple Van Gogh. Van Gogh il en a eu, des combats, et c’est sans doute le poids des combats par lesquels il est passé qui le rendent fou, beaucoup plus que l’affrontement de la ligne. Mais c’est au-delà des combats que vous rencontrez la ligne. [87 :00]
Ça ne veut pas dire que vous puissiez vous passer des combats, hein. Quelle est la différence entre l’Orient et l’Occident ? Je pense à un auteur que Foucault, je crois, ne comprenait pas bien, parce qu’il n’avait rien à en faire, parce qu’il était beaucoup plus proche de Foucault que Foucault ne le croyait. Sa réponse, il y a une question qui m’est posée là-dedans, sur l’Orient et l’Occident, oui, à propos des auteurs américains. Les auteurs américains ou anglais, ils sont puissamment poussés, contrairement aux Français, par des lignes qui les entraînent, par des lignes géographiques, hein. Alors, l’un d’entre vous dit, même, est-ce qu’on ne peut pas à la limite, plutôt que de subjectivation, de parler de dé-subjectivation, et invoque Henry Miller ? Il faut aussi invoquer [D.H.] Lawrence, toute une tradition. [88 :00] Oui, j’espère après ce que je viens de dire qu’il n’y a plus de problème à cet égard. S’il y a des auteurs de la dé-subjectivation, c’est que c’est des auteurs qui ne croient pas au moi. Ça ne veut pas dire des auteurs de la désindividuation, c’est des individuations sans moi, c’est des individuations d’un autre type, d’un nouveau type.
Chez Miller, par exemple, qu’est-ce qui est le plus individué au monde ? C’est une promenade. C’est une promenade. Par-là, il rejoint un auteur qui n’est pourtant pas ses favoris, il rejoint Virginia Woolf, que ce qui est le plus individué au monde, c’est une promenade, hein. Voir, voyez Mrs. Dalloway, bon. Donc ça, je… Mais chez ces auteurs anglais-américains, les uns sont attirés comme [89 :00] vers l’Orient, par exemple, Miller. Il a une sagesse d’Orient. Il ne dit pas sagesse, on ne sait pas. Et d’autres sont attirés par tout sauf l’Orient. Lawrence, à qui Miller doit tant, il ne supporte pas l’Orient, il s’en fout, l’Orient. Ce qui l’intéresse, c’est le serpent à plume. C’est l’Italie et l’Amérique du Sud. Si vous voulez lire, par exemple, un grand livre sur, comment, de subjectivation historique, à la recherche de la subjectivité des Étrusques, hé ben le plus grand livre au monde, c’est Promenades étrusques de Lawrence, qui est un livre immense et merveilleux, quoi.[11] Mais ce qui l’intéressait c’était l’Italie, et puis c’était l’Amérique du Sud. Les Orients, il n’avait [90 :00] absolument rien à en faire, Lawrence. Et c’est pour des raisons très, très simples. Il le dit, il le dit : rien ne vaut si l’on ne passe pas par le combat, le combat des âmes, y compris la lutte des sexes. La lutte des sexes, ça inspire de grands moments et de la vie de Lawrence et de son œuvre, hein.
Rien ne passe, alors il emploie les, les métaphores des deux pôles, la lutte des pôles, hein. Tout doit passer par les rapports de forces. Vous ne trouverez rien si vous n’êtes passé par les rapports de forces, ça c’est une idée de Lawrence, fondamentale. Vous resterez accroché à votre sale petit moi, si vous ne passez pas par les rapports de forces. [91 :00] Bon. Je n’ai pas le temps et ce n’est pas mon objet de dire pourquoi il pense ça ; c’est des pages splendides, des pages sublimes, mais défaire le moi, chez lui, c’est-à-dire atteindre à la véritable individuation, défaire le moi passe par les rapports de forces. Remarquez, c’est une question d’accents. Donc l’Orient, à tort ou à raison, il considère que l’Orient, c’est une manière de dépasser les rapports de forces, que toutes les sagesses d’Orient consistent … Est-ce qu’il comprend ou est-ce qu’il ne comprend pas ? C’est autre chose. Tandis qu’en Amérique du Sud, il voit au contraire la culture des rapports de forces élevée jusqu’à l’animal et au végétal. Il voit un cosmos, vraiment, un cosmos dynamique ; il y voit un cosmos [92 :00] des forces, d’où son attirance, d’où son attirance irrésistible vers l’Amérique du Sud, et son indifférence à l’Orient.
Chez Miller, Miller, lui il ne pense pas que le rapport de forces soit très, très créateur. Il passe par les rapports de forces, mais il ne pense pas au caractère créatif des rapports de forces. Ce qu’il pense vraiment tout de suite, c’est à la nécessité, la nécessité absolue, de défaire le petit moi, ce qu’il appelle le petit moi. Si bien qu’ils ont le même but, c’est-à-dire, individuer sans sujet. Mais encore une fois, individuer sans sujet, c’est absolument, ou ça rentre dans ce que Foucault appelle au sens le plus large, les processus, les modes de subjectivation. [93 :00] En d’autres termes, non seulement les modes de subjectivation varient d’après les époques, mais à une même époque, elles varient d’un individu à un autre. Et ne prenez pas subjectivation, ne comprenez pas subjectivation en fonction du mot sujet, faites l’inverse : comprenez le mot sujet comme remplissant certains cas de processus de subjectivation, et encore, pas tous les cas. Car il y a des individuations qui ne produisent aucun sujet, et qui d’une certaine manière méritent d’être appelés processus de subjectivation.
Et alors, si vous comprenez bien tout ça, qui se mélange, ben, vous comprendrez du même coup que la ligne est le pli qu’elle fait, et le dépli qu’on lui impose, si vous assimilez le dépli [94 :00] avec cette espèce de tension maximum, où vous affrontez quelque chose qui ressemble à la mort ; si vous considérez le pli, cette espèce d’opération également très tendue, qui vous donne un quelque chose à respirer, du possible sinon j’étouffe, etc., là vous comprendrez que à ce niveau, dépli et pli ne s’opposent absolument plus.
Et que, en même temps, on peut étouffer, ah oui, on peut étouffer. Vous savez, tout devient, — et là le mot sagesse reprend un sens — qu’est-ce que la philosophie, c’est une sagesse. C’est une sagesse, mais ce n’est pas la sagesse à laquelle on s’attend, c’est une sagesse d’un tout autre mode. C’est l’art de jouer avec les lignes, c’est-à-dire, et par-là c’est un art de vie et de survie, hein, et c’est un, c’est l’art de jouer avec les lignes, de savoir que, [95 :00] au moment où on croit avoir vaincu, on est encore très loin d’avoir vaincu, que au moment où on croit… [Interruption de l’enregistrement] [95 :10]
Partie 3
Un étudiant : [Bruits du micro]… D’abord, il y a cette question : peut-on rapprocher les lignes du dehors à l’image de mouvement, et comme remarque, je voudrais bien te remercier de dire certains parallèles de Foucault et de ce le cinéaste, comment il s’appelle, Schroeter. Car, il me semble que le mot « passion » est un peu exagéré, que cela a trop d’enthousiasme. Je crois que ça explique tout. Parce que d’abord, avant de devoir prendre certains de ton avis, la ligne de dehors a été définie ou a été donnée matériellement, je dirais matériellement soit par les baleines, soit par la couleur [96 :00], soit par quelque chose qui est affect et qui fait son pli, mais qui ne montre pas son dynamisme, alors que dans l’image-mouvement, je veux dire, je me mets encore dans l’image-mouvement qui ressemble beaucoup à la passion, et j’en retire l’image-affection et avec l’image-action, car dans les rapports entre la ligne du dehors et la ligne du dedans, le dehors se donnait comme quelque chose hors du moi, c’est le plus lointain et le plus proche, et le [mot indistinct] ou le sujet de je ne sais pas qui, va se rapprocher à ce dehors et être affecté. Donc, il faut m’excuser, d’abord, il y a cette question, [Deleuze : oui, oui, oui] et il y a le rapprochement entre l’image-mouvement et l’opération de la ligne du dehors avec le dedans, et [97 :00] encore, encore est-ce qu’il y a un rapport, un rapport, je veux dire, peut-on parler de façon comme on parle d’action dans L’Image-mouvement ? Bon.
Deleuze : Écoute, je vais te dire, [Pause] c’est intéressant ce que tu dis, mais par principe, il faut au maximum s’éviter de réduire, c’est presque une question de méthode, je ne peux pas te répondre sauf te donner un conseil. Il faut attendre au maximum pour faire des réductions parce que ce n’est quand même pas tout à fait les mêmes problèmes. L’année dernière, en effet, on parlait de l’image-mouvement ou de l’image-temps. Cette année, j’ai tenu à faire avec vous cette recherche sur Foucault. [98 :00] Sûrement, il y a des rapports, sûrement, sûrement. Je dirais presque, ne nous hâtons pas de les faire, attendons qu’ils se fassent tout seuls. Tu me forces un peu, tu me fais violence un peu, en me demandant d’en faire un. Moi je dirais, oublions surtout perception, action, affection, parce que tu sens que déjà toute la grille de Foucault était autre chose.
C’était la grille que je vous proposais, moi, par rapport à des problèmes qui étaient les miens. La grille de Foucault, on a vu, elle est toute autre, puisqu’elle est entre voir et parler, hein, et que donc, il n’y aurait pas… [Deleuze ne termine pas la phrase]. S’il y a un rapport possible à faire, c’est au niveau, je dirais, la ligne du dehors, quel est son rapport avec le temps — tu as raison — quel est son rapport avec le mouvement, quel type de mouvement, et quel est son rapport avec le temps ? C’est, ce serait le rapport entre le dehors, le mouvement. et le temps. [99 :00] Là, il y aurait, il y aurait sûrement un rapprochement à faire, mais il n’est pas tout fait, parce que pour le faire, il faudrait reprendre d’un tout nouveau point de vue, d’un autre point de vue, tout ce qu’on a fait les autres années. En tout cas, il n’est pas donné dans ce qu’on a fait les autres années, parce que le problème était vraiment trop, trop différent.
En revanche, je crois, en effet, je vous le signalais, moi ça m’a beaucoup frappé, que pendant longtemps, Foucault a tenu à une espèce de désintérêt vis-à-vis du problème du temps. Il pensait vraiment que le vrai problème, c’était celui de l’espace. Et moi, j’ai le sentiment que au moment des, à la fin des Mots et les choses, il a un pressentiment que peut-être bien, il s’agit encore du temps, et que dans ses derniers livres, peut-être est-ce que, peut-être est-ce qu’il irait jusqu’à dire — mais là ce serait trop lui faire dire, puisque — que [100 :00] la ligne du dehors, c’est la ligne du temps. Oui. C’est la ligne du temps, mais quelle ligne du temps ? Alors une ligne du temps, en effet, qui viendrait de Kant, à savoir lorsque le cercle est rompu au sens de Borges, le labyrinthe d’autant plus je ne sais pas quoi, qu’il est linéaire, pas du tout un truc qui ferait cercle, pas du tout l’anneau du temps, hein, pas du tout l’anneau du temps, mais le temps comme ligne droite, ou comme… ou, suivant l’expression de Michaux, comme fouet du charretier en fureur. Lanière, non, lanière du fouet du charretier en fureur.[12]
Oui, alors, là on pourrait, mais il ne faut surtout pas, si tu veux, opérer les conjonctions, comment dirais-je, à froid, arbitrairement. [101 :00] Il faut qu’il y ait quelque chose dans ce qu’on dit qui réclame un rapprochement. Dans ce qu’on a fait cette année, à mon avis – pour toi, ça peut être différent – à mon avis, pour moi, il n’y avait pas lieu avec des rapprochements avec ce qu’on a fait cette année. Aujourd’hui, j’ai marqué que, par exemple, un rapprochement qui me paraît beaucoup plus, qui pour moi s’imposait entre ces individuations sans sujet et ce que Foucault appelle les processus de subjectivation, ça oui. … Oui ?
Le même étudiant : [Bien que les détails soient trop indistincts pour les transcrire, il soulève la distinction entre passion and amour que Deleuze avait signalée en considérant l’entretien entre Foucault et Werner Schroeter].
Deleuze : Oui, il semble bien que ce soit ce que Foucault veuille dire.
Le même étudiant : [Propos inaudibles ; au fur et à mesure qu’il parle, il devient de plus en plus énervé]
Deleuze : Moi tu sais, moi tu sais…
Le même étudiant : [Inaudible ; il veut savoir s’il y a chez Deleuze un moment où ces concepts entrent dans son expérience à lui]
Deleuze : Oui, mais tu vois, tu vois juste et aigu comme l’Indien,[13] parce que pour moi, moi je n’ai pas de problème à cet égard, parce que je n’ai jamais eu besoin ni envie d’utiliser les notions de pli et de dépli, donc ce n’est pas du tout des, là…
Le même étudiant : [Inaudible ; il soulève la distinction entre la ligne de vie et la ligne de mort]
Deleuze : Oui, oui, ça, ça m’intéresse, oui. [103 :00]
Le même étudiant : [Inaudible ; il continue à interroger Deleuze à propos des concepts, surtout la ligne de vie et la ligne de mort ; Deleuze commente pendant que l’étudiant parle : Oui, tout à fait, oui, tout à fait oui. L’étudiant semble distinguer entre les intérêts de Deleuze qui ne s’accordent pas, il semble, avec ceux de l’étudiant qui devient de plus en plus agité] … Il n’y a pas d’histoire au sens linéaire chez vous.
Deleuze : Oui. Chez Foucault non plus.
Le même étudiant : [Inaudible]
Deleuze : Non je ne crois pas, oui.
Le même étudiant : [Inaudible ; les voix des autres étudiants s’entendent de plus en plus, peut-être pour arrêter la tirade de cet étudiant]
Deleuze : Tout à fait, je suis tout à fait de ton avis, oui. [Rires des étudiant]
Le même étudiant : [Inaudible ; il semble soulever une question quant à l’emploi de subjectivation, et l’emploi des métaphores] [104 :00]
Deleuze : Moi la seule métaphore que j’aurais, mais c’est vraiment une métaphore, c’est celle des fuseaux horaires. Ça nous traverse complètement, et c’est le dehors.
Le même étudiant : Absolument… [Inaudible]
Deleuze : Ah bon. [Quelques autres étudiants répondent à cet étudiant]
Le même étudiant : [Inaudible ; l’étudiant continue avec de moins en moins de cohérence, en essayant apparemment de critiquer ce que Deleuze dit quant au temps, parmi d’autres choses]
Deleuze : Oui, je vois ce que tu veux dire, oui. Oh ben, de toute manière, ce sera des blocs d’espace-temps, hein. Il n’y a pas moyen de parler autrement aujourd’hui, parce que là, c’est même au niveau du savoir, là, la physique a fait qu’on [105 :00] ne peut plus parler de l’espace-temps autrement qu’en blocs d’espace-temps, ça oui. Oui, oui.
Le même étudiant : [Inaudible]
Deleuze : Oui, ben là, tu corresponds assez à ce que Foucault dit sur, en effet, c’est…
Le même étudiant : [Inaudible]
Deleuze : Oui, ça, c’est ce que Foucault dit, et je pense, [l’étudiant veut continuer à parler] et je pense que d’après tout ce qu’il a dit, [Deleuze parle malgré les tentatives de l’étudiant de l’interrompre] c’est comme ça qu’il a, c’est comme ça qu’il a vécu, quoi. Ouais. Bien.
Un autre étudiant : Est-ce que tu me permets de te demander quelque chose sur l’interprétation de l’interprétation que tu as donnée l’autre fois ? Tu disais que l’interprétation [106 :00] [quelques mots indistincts] Cela me paraît [quelques mots indistincts] et pas tellement objectif comme si il s’agissait vraiment travailler et sans pourquoi [quelques mots instincts] de dégager des concepts et de [mot indistinct] des concepts entre eux, et de trouver un genre de trace entre tel ou tel auteur. Et je dois dire que je n’aime pas ta manière, ta manière, eh bien, ta façon de comprendre l’interprétation, car cela, comment dire, met de côté le problème de ce que l’on appelle la critique et la façon de [quelques mots indistincts] … Je ne sais pas si je me fais comprendre ou non…
Deleuze : Oui, oui, oui, très bien, très bien.
Le même étudiant : Je veux dire que tu as présenté ta définition de l’interprétation…
Deleuze : Oui, oui, oui, oui, j’ai compris, oui, oui.
Le même étudiant : … d’une telle manière [mots indistincts] scientifique. [Pause] [107 :00]
Deleuze : Ouais.
L’étudiant : [Mots indistincts]
Deleuze : Ouais.
L’étudiant : [Mots indistincts]
Deleuze : Oui. C’est parce que, peut-être si je pouvais répondre en te faisant un reproche, c’est que tu n’as pas été assez attentif au peu que je disais — c’est vrai que je ne disais pas grand-chose — sur ce que j’entends par concept. Si, en effet, il s’agit des mots généraux qui désignent dans l’histoire de la philosophie des concepts, par exemple le mot « substance », ce que je dis n’aurait pas beaucoup de sens. Et en effet, alors, je ferais par exemple la substance chez Leibniz, et je chercherais son rapport avec la substance chez Aristote, etc. Mais quand je parle des concepts chez un philosophe, je veux dire tout à fait autre chose, puisque pour moi, encore une fois, les concepts sont réellement des inventions ; [108 :00] ce sont des créations.
Or ce n’est pas du tout facile de savoir quels sont les concepts d’un auteur. Je peux dire, par exemple, il y a la substance chez Leibniz, il en parle tout le temps, mais quel est le concept de substance chez Leibniz ? Ça, c’est déjà tout à fait autre chose, parce qu’on s’apercevra que ce n’est pas substance qui est un concept. Que les concepts qui lui permettent de former ce que j’appellerais une nouvelle notion de substance, c’est tout à fait autre chose. Il faut les trouver, ce n’est pas sûr… lesquels c’est, qu’est-ce que c’est que les vrais concepts, que les concepts nouveaux de Leibniz ?
Aujourd’hui je prends, je prends notre année de travail. Quand on est partis sur Foucault, mais, on ne savait pas bien quels étaient les nouveaux concepts de Foucault. À la limite, on était dans des conditions même où on se mettait comme si [109 :00] on n’avait pas su s’il y en avait. Et quand, par exemple, on est tombés sur « homme infâme », pour moi, ça, l’homme infâme, c’est un concept de Foucault, bien. Pour moi, les concepts, ce n’est pas des trucs dans la tête, hein ; c’est des complexes de concepts, de percepts et d’affects. Et si vous n’avez pas les trois – c’est des nœuds de percepts, de concepts et d’affects — c’est-à-dire c’est un truc qui, je parle au plus simple, qui vous force à penser quelque chose que vous n’aviez jamais pensé, mais en même temps à voir quelque chose que vous n’aviez pas encore perçu, et à éprouver un sentiment qui vous est au fond. Et c’est ça, faire de la philosophie. C’est créer ses [110 :00] complexes de concepts-percepts-affects.[14]
Quand je dis l’homme infâme, c’est un concept de Foucault, ça veut dire quoi ? Hé ben oui, je peux tracer ma ligne ; je lis Foucault, je me dis tiens, bon, il y a des mots plus simples, savoir. Le mot « savoir » apparaît tout le temps. Alors d’accord, c’est un concept. Ce n’est pas encore un concept de Foucault. Ma tâche, si j’interprète, ma tâche, c’est, frappé par la fréquence du mot savoir, me demander s’il y a ou non concept, à savoir, est-ce qu’il a inventé quelque chose, là. Alors, je cherche, la réponse que je vous proposais, c’est que oui, au niveau du savoir, il a inventé un nouveau concept. Mais on a remarqué en même temps que ce nouveau concept devait beaucoup [111 :00] à [Maurice] Blanchot, et plus lointainement, devait quelque chose à Kant. Je pouvais donc dresser deux lignes, hein. Bien. Ça, c’était un gros concept évident, le savoir.
Quand on est tombés sur un concept discret, comme celui d’homme infâme, je dis, à quelles conditions est-ce que c’est autre chose qu’une expression littéraire ? Ce qui a attiré mon attention, c’est que le mot est chargé d’affectivité, un affect. Ça, c’est un premier signe. Je suis un homme infâme, hein, chacun de nous se disant ça, bon, c’est chargé d’affects. Puis je me dis, ça nous fait voir les choses autrement, car, lisons Foucault, qu’est-ce qu’il appelle un homme infâme ? Ce qu’il appelle un homme infâme, c’est un homme qui en raison de sa [112 :00] bassesse, mais une bassesse ordinaire, qui en raison de sa bassesse ordinaire, est interpellé par le pouvoir, est l’objet d’une plainte. Vous me direz, ça, ça me fait voir l’homme infâme d’une manière, je n’y avais pas pensé, que c’était ça l’homme infâme. Alors, je vois, là-dessus, je me promène dans le métro, ça change la vie, vous savez. Ça vous donne des petites joies, même dans les choses tristes. Je vois un pauvre clochard être arrêté, je dis tiens, l’homme infâme connaît son aventure, il est interpellé par la police. L’homme quelconque, l’homme ordinaire, est interpellé par la police, c’est ça l’homme infâme. Alors, j’ai mon idée. [113 :00] Ça doit être un concept original, puisque il y a du percept et de l’affect nouveau. Mais, ça ne me dit pas encore qu’est-ce qu’il y a d’original dans le concept.
Là-dessus, je dresse mes lignes. Qui est-ce qui a parlé de l’infamie ? C’est pour ça qu’il faut travailler, qu’il faut beaucoup, à la lettre — pardonnez-moi, je n’en suis pas un exemple, j’ai des trous, si vous saviez mes trous culturels, vous seriez rassuré, hein.[Rires] — je me dis bon, dans ce que je connais, qui est-ce qui a parlé de l’infamie ? Et me vient à l’esprit immédiatement, mais peut-être que vous, vous auriez à en ajouter d’autres auxquels je ne pense pas, Bataille, Georges Bataille. Bon, il se trouve que pour des raisons qui sont les miennes, Bataille, ce n’est pas un auteur qui m’attire beaucoup. Il faut faire intervenir les relations affectives, ce n’est pas un auteur qui ne m’a jamais attiré, parce que la transgression, je trouve ça une idée bébête. [114 :00] Alors, bon, ça ne m’a jamais convenu, mais d’autres peuvent très bien… Je me dis, comment il concevait l’infamie, lui ? Eh ben, quand il en parle, l’infamie, c’est vraiment l’excès. Bataille, c’est un penseur de l’excès, de la dépense, c’est celui qui a reculé les limites de la dépense. Bon, ça peut se dire, donc c’est du type Gilles de Rais, hein. Gilles de Rais, dans la légende, il recule les limites de l’horreur, c’est ça l’infamie.
Et puis, il y a un autre auteur, Borges, qui a beaucoup parlé, puisqu’il a écrit une histoire de l’infamie.[15] J’essaie de regarder, il ne définit pas l’infamie telle qu’il l’entend, mais on voit que c’est très borgésien, sa conception de l’infamie. C’est, encore une fois, ça me paraît être une vie dont les événements ne s’expliquent que par des enchevêtrements [115 :00] d’incompatibilités. C’est lorsque des incompatibles font des nœuds, et que très bizarrement, la même personne, là, est au centre de ces nœuds d’incompatibilité. Bon, je me dis, ouais, bon, ça c’est une autre conception de l’infamie. Je cherche, si, et je me dis, est-ce que… mais je n’ai pas vérifié exprès, s’il y avait le mot, et puis il faudrait savoir le mot russe, s’il y avait le mot infamie parfois chez Tchekhov.
Et je me dis, Tchekhov, c’est une troisième conception de l’infamie, parce que là, c’est vraiment l’homme ou la femme quelconque et qui n’en peuvent plus et qui, soit [116 :00] par excès d’ignorance et de malice, de malice ignorante, soit par excès de fatigue, font quelque chose qui transforme leur état radical, c’est-à-dire, les transforme en criminels. Une nouvelle de Tchekhov c’est pour moi une des nouvelles essentielles de Tchekhov, c’est cinq pages, où vous avez une petite bonne, la journée d’une petite bonne, elle n’en peut plus, elle n’a pas arrêté, elle ne peut pas dormir. Elle ne peut pas dormir. Elle ne peut pas dormir, parce que bon. Et voilà que au moment où elle va quand même s’endormir, tout en secouant le gamin qui pleure, là, le bébé qui pleure, le bébé se met à hurler, et vraiment comme une somnambule, elle étrangle le bébé, et elle se recouche, [117 :00] et elle dort.[16] C’est une fille infâme, au sens de Foucault. Exactement : quelqu’un, dans sa bassesse ordinaire ; est-ce que c’est la bassesse de sa condition, la bassesse de son âme ? Tantôt tantôt.
Il y a aussi un vieux paysan russe, qui déboulonne les rails, pour pouvoir pêcher, pour lester sa ligne. Alors on l’arrête, et le juge lui dit, mais tu vas faire dérailler le train. Et le paysan russe, il dit au président, écoutez Monsieur le Président, non, vous ne pouvez pas me dire des choses comme ça à moi, je ne suis pas instruit, mais je ne suis pas idiot quand même. C’est-à-dire il ne veut pas faire un lien quelconque entre un accident [118 :00] aussi énorme comme un train qui déraille, et un tout petit boulon qu’il a pris pour lester sa ligner. Alors le président lui dit oui, mais ça fait la quarantième que tu comparais devant le, ça fait quarante boulons que tu as pris, [Rires] ça commence à faire beaucoup. Et le paysan devient extraordinairement rusé, là, il dit oh Monsieur le Président, mais notre empereur, il a beaucoup de boulons, tout ça, bon, et il se fait agrafer, il se fait condamner, c’est un homme infâme.[17] C’est ça. Je me dis, alors, une conception à la manière de Tchekhov, ça c’est la conception de Foucault. Et je ne veux pas dire que Foucault l’ait prise à Tchekhov, il y a rencontre, il y a rencontre entre eux.
Alors, quel est le concept, je dis, ça c’est un nouveau concept. Quel est le concept d’homme infâme chez Foucault ? Je dirais tout simplement, c’est l’homme ordinaire [119 :00] en tant que saisi dans une de ces activités basses, il est tout d’un coup convoqué par le pouvoir, mis en lumière par le pouvoir, et forcé de parler par le pouvoir. Vous me direz, mais ça c’est une histoire, là, de Tchekhov, ce n’est pas encore un concept. Je vous dis si, dans le cas de Foucault, car ça tombe juste. Dans une élaboration des rapports de forces, ou dans une théorie du pouvoir, tout cela devient un concept, le concept du rapport fondamental de l’homme avec le pouvoir.
Alors, quand je dis interpréter, c’est là-dessus, vous faites une lecture, vous, vous faites votre lecture de Foucault. Moi, je vous propose, là, pour te répondre, [120 :00] je vous propose cette épreuve — mais là je vous ai déjà corrompu, parce que beaucoup d’entre vous, puisqu’ils m’ont suivi, ils ont accepté un certain nombre de choses, donc leur lecture ne sera plus pure, mais imaginons qu’elle puisse être complètement pure — vous feriez votre lecture de Foucault, bien sûr, on aurait des concepts communs, vous et moi, comme hommage à Foucault, en disant oui, il s’est fait une nouvelle conception du concept de savoir, oui une nouvelle conception du concept de pouvoir. Mais ça s’arrêterait assez vite, hein. Je suis sûr que votre distribution à vous des nouveaux concepts, hein, comprendrait des termes que moi j’ai laissé tomber parce que ou bien je ne les ai pas vus ou bien ils ne m’ont pas paru assez importants. Tandis que vous, dans votre lecture à vous, ils deviendraient très, très importants. Par exemple, un truc qui pour moi est quand même secondaire, la [121 :00] distinction passion-amour [un étudiant près de Deleuze l’aide à trouver ces termes], ou quelque chose qui pour moi, je n’ai pas développé, parce que j’aurais pu, mais ça aurait trop traîné, je ne souhaitais pas que ce, je trouve que le travail qu’on a fait sur Foucault est bien, dans la mesure où il n’a pas, il n’a pas développé trop de, trop de choses.
J’ai complètement laissé tomber des choses comme ce que Foucault attend du corps et des désirs, pardon, du corps et des plaisirs, et qu’est-ce que veut dire, qu’est-ce qu’on peut supposer du manuscrit encore inédit, Les Aveux de la chair, où il rappelle l’origine chrétienne de la chair, à un moment et par rapport à la phénoménologie, qui, elle, substituait, pensez au parcours de Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception est centrée sur le corps, [122 :00] hein, et toute l’œuvre posthume de Merleau-Ponty est fondée sur la découverte de la chair. La substitution de la chair au corps a été dans la phénoménologie, je crois, un mouvement très, très important, si bien que, là, je peux parier sans risque de perdre, que ce n’est pas sans malice que Foucault va traiter de la chair dans son livre Les Aveux de la chair, parce qu’il va tenir évidemment à rappeler l’origine chrétienne, les Grecs, les Grecs ignorent absolument cette notion de chair. C’est une notion « christian » … c’est vraiment une notion chrétienne, hein.[18]
Or, qu’elle soit liée aussi au truc de pli, moi je crois que la chair elle est fondamentalement pliée, c’est-à-dire qu’elle est fondamentalement plissée, tandis que le corps, il est fondamentalement déplié, que je suis sûr, c’est-à-dire sans en rien connaître, de ce [123 :00] manuscrit, je suis sûr qu’on trouverait, là, c’est-à-dire que, au point que si le manuscrit paraît, on pourra, s’il paraît assez vite, ce dernier livre, on pourra le cas échéant refaire quelques séances, une ou deux séances sur ce qu’apporte ce livre. Oui, voilà ce que je… oui ?
Un étudiant : [Inaudible ; cet étudiant lit un texte d’un livre de Jean Cocteau, La difficulté d’être] [124 :00]
Deleuze : C’est de qui, ça ? C’est marrant, ça, c’est marrant.
L’étudiant : C’est de Cocteau, dans La difficulté d’être.[19] [Pause]
Deleuze : Ah oui, c’est un beau texte, quand est-ce que tu l’as trouvé ?
L’étudiant : Quand cela a paru en 10/18 … [mots indistincts]
Deleuze : Ah, tu, tu as trouvé…
L’étudiant : [Mots indistincts]
Deleuze : C’est quoi ?
L’étudiant : La difficulté d’être … [Mots indistincts] [125 :00]
Deleuze : Oh oui. Ça a dû être repris, c’est une vieille édition que tu as, non ? C’est en 10/18, La difficulté d’être ? Ah bon. Ça, c’est un texte formidable, en effet, on pourrait le commenter, on pourrait le mettre aussi en rapport avec des textes de Michaux, parce que, mais là, comprenez que c’est typique. Il y a une production de subjectivation dans ce qu’il appelle le dépli, le rêve qui opère le dépli et qui nous empêche d’étouffer, c’est une certaine interprétation des rapports pli-dépli, quoi. Le pli, là, il est vécu comme étouffant, alors qu’il n’est pas nécessairement vécu comme étouffant. Encore une fois, si tu prends Heidegger, la distribution affective est tout à fait autre. C’est dans le pli que se déplie l’apparaître. C’est-à-dire il dirait aussi bien, à la limite, c’est dans le pli [126 :00] que le rêve se déplie, hein. Mais là, ce texte de Cocteau, il est, il est fondamental. C’est parce que, en effet, il entrerait pleinement, lorsque je vous disais, il faudrait faire presque les tableaux des couples pli-dépli, alors on aurait, rien que aujourd’hui, vous voyez, on aurait Melville, Michaux, Cocteau, il y en a un qui parle de Kafka dans une question qui est très intéressante d’ailleurs. Kafka, je ne suis pas sûr que ce soient des méthodes de pli chez Kafka, mais peu importe.
Ou bien Miller, Lawrence, tout ça, oui on aurait, je crois que c’est un thème très, très riche, mais là on trouverait peu de textes qui s’adaptent autant à notre sujet. Tu vois le malheur des choses, tu le trouves le dernier jour. Mais c’est bien en même temps, c’est bien, ça prouve qu’il y avait encore à travailler, [127 :00] quoi. … Oui ? [Deleuze parle à quelqu’un près de lui : tu diras tout à l’heure, hein ?]
Georges Comtesse : [Mots indistincts au départ] … problématiser et peut-être récidiver en quoi une lecture d’interprétation peut faire usage [mots indistincts] les rapports à l’autre, c’est-à-dire [Bruits du micro, mots indistincts] du diagramme agonistique grec [mots indistinct, on chuchote près du micro] il y a de la force affectante. Est-ce que le rapport à soi, autrement dit, virtuel, il vient s’actualiser dans une pratique sexuelle ? Voilà les deux interrogations à partir desquelles j’essaie de problématiser cela dans la ligne surtout de découverte de Foucault.
Historiquement parlant, [128 :00] chez Foucault, la pensée du rapport à soi, la subjectivation, procèdent d’un problème, et c’est un problème, c’est un problème qui a été laissé en suspens et que Foucault a reconnu pour l’avoir laissé en suspens, à partir de La Volonté de savoir. Le problème est le suivant : qu’est-ce qui impose à la pratique sexuelle une éthique ou une morale ? On ne voit pas apparemment la nécessité de lier une éthique ou une morale à une pratique sexuelle. Le deuxième problème conjoint de Foucault : qu’est-ce qui nécessite le croisement incessant de la sexualité et du sujet ? C’est vers 1976, 1975-1976 [129 :00] au moment où il pense écrire ce qu’il appelle à l’époque « Une histoire du sujet » que Foucault prépare son cours de 1979, où il remaniera la problématique du pouvoir et qui concerne le régime qu’il appelle, ce qu’il appelle à l’époque le régime de gouvernementalité multiple dans cette différence avec ce qui resterait dans l’angoisse ou la phobie de l’État.
Autrement dit, l’histoire du sujet qu’il projette dès 1975 sur l’histoire des modes de subjectivation, ça implique une chose essentielle à cette époque. Ça implique que le sujet du sexe, c’est-à-dire le prisonnier du dispositif de sexualité moderne, n’est pas en tant que sujet du sexe, [130 :00] réductible à un effet de pouvoir ou à un effet d’une opération de pouvoir. Le sujet du sexe veut, en effet, contredire le sujet du désir ou la subjectivité chrétienne parce que dans cette subjectivé chrétienne, le désir comme convoitise diabolique, concupiscence de débauche est en lui-même l’aveu de la chair, c’est-à-dire du corps cadavérique dans la haine du soi comme obstacle à l’amour, parce qu’il y a du désir qui passe en dépit justement de la rédemption de la mort, de la résurrection du cadavre, en dépit, autrement dit, de la délivrance du corps de mort, le christianisme affronte [131 :00] le sujet de désir, impose à partir de là son herméneutique purificatrice, sa pratique de diction de secrets, de l’universalisation d’une morale de jugement et de la condamnation au service de l’amour, à la fois de soi et du prochain.
La ligne de Foucault n’est nullement à partir de là, comme il l’a dit et a répété, n’est nullement de faire l’impasse, bien au contraire, sur la subjectivité ou la morale chrétienne, mais – et c’est le projet initial de L’Usage des plaisirs – de faire, comme il dit, la généalogie du sujet de désir en tant que subjectivité chrétienne, et cela à l’intérieur d’une histoire de la pensée ou d’une histoire de la subjectivation, c’est-à-dire de retrouver les germes de potentiel [132 :00] du sujet de désir et dans l’éthique grecque de l’économie, de l’usage économique des plaisirs, comme dans la morale individuelle latine de la méprise conjugale des plaisirs.
Dès lors, ce que marque Foucault, c’est le rapport à soi comme ce qui dérive non pas d’abord du diagramme agonistique, mais ce qui dérive de ce qu’il appelle une problématisation intense de la pratique sexuelle, et cela à l’intérieur du monde grec. Il n’y a pas donc d’investissement sexuel [mot indistinct], ni du corps de la femme, ni du corps du garçon en tant que le corps de la femme et le corps du garçon, c’est ce qu’il appelle dans L’Usage des plaisirs, les régions de l’expérience quotidienne. Dès lors, il y a [133 :00] ce qu’il appelle une interférence du sexuel — et je pense qu’il y a certainement à problématiser la sexualité à partir du sexuel parce que ce n’est peut-être pas pareil – il y a, comme il dit, une interférence du sexuel. Ces régions deviennent des lieux, les régions deviennent des lieux de problématisation pour la pensée, c’est-à-dire qu’est-ce qu’un lieu ? C’est une région des accès par l’inquiétude, par l’inquiétude grandissante d’un comble insurmontable de l’irruption de passions et de forces déchaînées.
C’est donc l’événement énigmatique de l’hétéro-affection comme égarement de la pensée qui provoque celle-ci, qui la mobilise, la rend interrogative, qui transforme les régions d’expérience en lieux ou en foyers de pensée. [134 :00] Par rapport à l’événement de l’hétéro-affection, c’est-à-dire du retour de l’irruption du déchaînement, la problématisation de la pratique sexuelle, ou des lieux de celle-ci, est déjà, on pourrait dire, une ressource, c’est un glissement des uns de l’inquiétude, une réserve d’oubli. Les lieux problématiques deviennent des lieux vides de l’événement de l’hétéro-affection, des lieux qui semblent dissiper l’égarement, la déroute de la pensée hétéro-affectée, lieux vides qui vont devenir donc les appuis d’une fondamentale condition de soi, la position de soi, les positions d’existence, c’est-à-dire une position qui réside hors de l’événement de l’hétéro-affection d’égarement. [135 :00] C’est une hétérotopie réactive de l’événement ; c’est le pli de la subjectivation comme repli de temporalisation, abri, prévention du retour, mémoire du soi comme inexposition, pli comme dépli du temps, la possibilité même d’une histoire du sujet.
Se re-poser à partir de la position de soi, se re-poser dans l’inexposition est justement ce qui constitue le rapport à soi comme résistance à la dé-position, à la perte de soi. Mais parce que le rapport d’inexposition reste menacée par les forces et les passions du dehors, il devient urgent de consolider le rapport à soi, d’empêcher sa rupture, sa brisure par l’atteinte du but unique [136 :00] qui est la maîtrise de soi, la domination des passions et des forces du dehors. L’atteinte d’un tel but est ce que Foucault appelle dans L’Usage des plaisirs la souveraineté de soi sur soi comme autogouvernement. Se gouverner est donc l’auto-affection infinie en tant que condition de possibilité de la problématisation des lieux, de la pratique sexuelle à travers les pratiques de soi, les techniques du sujet qui impliquent l’effacement et l’oubli accentué de l’événement d’hétéro-affection.
La souveraineté de soi sur soi qui conjugue la maîtrise de soi et la domination de l’exoticus est celle de l’homme qui se constitue comme, comme dit Foucault, « sujet maître » de sa conduite. [137 :00] C’est par le « sujet maître », c’est-à-dire le sujet assujetti à soi, qui a rendu possible la subjectivation éthique. Le « sujet maître », dit Foucault, (je le cite), « doit se caractériser par sa capacité à maîtriser les forces qui se déchaînent en lui, à garder la libre disposition de son énergie, et à faire » — à partir de là – « de sa vie une œuvre qui se survivra au-delà de son existence passagère. »[20]
L’éthique de L’Usage des plaisirs est donc l’éthique du maître viril, de l’identité de l’homme supérieur, identité qui se supporte une différence fondamentale entre activité [138 :00] et passivité, plaisir propre dissymétrique réservé à soi, et frigidité obligée réservée à l’autre. L’épreuve d’une telle éthique est dans l’amour du garçon qui affronte à l’inquiétude d’une antinomie. L’éthique tient fondamentalement à la frigidité du garçon pénétré en tant qu’il reste et demeure le spectateur passif du plaisir irréciproque de l’homme viril, actif, dominant. Le paradoxe de l’éthique du plaisir ou l’usage des plaisirs modéré est qu’il suffit du plaisir du garçon pour qu’elle s’effondre ou s’écroule. Dès lors, [139 :00] l’obsession de la pénétration, la menace d’être dépossédé de sa propre énergie virile suscitera la disjonction du désir et du plaisir, amènera la limitation économique de l’acte sexuel dangereux, et cela dès le IVe siècle.
Dès le IVe siècle, il y a, dit Foucault, quatre choses au moins qui se produisent, à partir de là : renforcement de la tempérance jusqu’à la modération, la prudence et l’évitement du rapport sexuel qui est le germe du plaisir de soi des Latins comme maîtrise des plaisirs ; deuxièmement, soupçon que le plaisir sexuel pourrait être en lui-même un mal ; troisièmement, renoncement à tout rapport physique avec un garçon ; quatrièmement, idéal de la chasteté rigoureuse. [21]
Tout cela va donc – et je terminerai là-dessus – préparer [140 :00] ou renforcer l’interprétation des passions et des forces du dehors, renforces la pensée du dehors comme un dehors impensable, toute la série des interprétations ou la série des inflexions concernant justement l’interprétation du dehors. Premièrement, dès le IVe siècle, le dehors est interprété comme désir frénétique, démoniaque, ou plaisir intempérant, effréné. Toute l’éthique grecque, l’éthique grecque à partir de là dénonce l’akrateia, c’est-à-dire l’éthique de soi ou l’aphrodisia, c’est-à-dire l’intempérance. Deuxièmement, avec la naissance de la philosophie chez Platon, autre interprétation du dehors, le dehors va être interprété à partir des désirs incestueux et parricide de l’enfant monstrueux et tyrannique [141 :00] comme prisonnier de la caverne ou cheval noir débridé. Troisièmement, au niveau du monde romain, le dehors est interprété comme désir passionnel allant jusqu’au délire d’amour comme plaisir excessif perturbateur de l’attention, de la préoccupation de soi des Latins. Quatrièmement, avec la subjectivité chrétienne, le dehors est interprété comme convoitise diabolique, concupiscence et débauche. Et cinquièmement, avec le monde moderne, le dehors est interprété comme désir sexué normalisé de la subjectivité moderne.
Deleuze : C’est très intéressant, mais, non c’est vrai, c’est très, c’est d’autant plus intéressant que, à mon avis, ce que Comtesse a fait, c’est proposer une généalogie — on est bien d’accord sur ceci que pour Foucault, [142 :00] il s’agit d’une généalogie — ce qu’il a proposé, c’est une généalogie point par point différente de la mienne. Alors, moi, ça me plaît bien, parce que si vous avez suivi, c’était, moi je crois avoir suivi, il faudrait se pencher sur chaque point… [Interruption de l’enregistrement] [2 :22 :22]
Partie 4
… Croyez-moi, je suis sincère, je ne dis pas du tout que j’ai raison, hein. Si j’essaie, tel que j’ai compris, tel que j’ai compris, moi je crois que le premier point porterait sur ceci. C’est intéressant parce que ça montre la possibilité de deux lectures. Or, moi, je ne peux en donner qu’une, c’est la mienne, [Deleuze rigole] hein, alors je ne peux pas en donner une autre. [143 :00] Voilà que heureusement, Comtesse en donne, à mon avis, une tout autre.
Le premier point de différence, c’est que moi, j’ai attaché une importance essentielle à ce que j’appelais le diagramme grec, c’est-à-dire, le rapport des forces indépendamment de toute considération spéciale de la sexualité. Et j’ai dit, ce qui est original chez les Grecs, selon Foucault, c’est des rapports de rivalité entre hommes libres. C’est ça que les Grecs inventent. Il en découlera une affection de soi par soi, c’est-à-dire il en découlera un rapport de la force avec soi-même, ou une manière dont la force se plie parce que, lorsque ce sont des hommes libres qui gouvernent d’autres hommes libres, qui est la découverte [144 :00] des Grecs, il faut que l’homme libre qui gouverne soit capable de se gouverner soi-même.
Si j’ai bien compris, Comtesse fait tout de suite une objection, il me dit : tu as expulsé tout privilège même apparent de la sexualité à ce niveau ; dès lors, tu ne la rattraperas jamais, or c’est ça dont il était question pourtant dès le début chez Foucault et pour Foucault, dans son histoire du sujet, bon. Je remarque cette première différence essentielle, et ma réponse, je ne l’ai pas cachée, c’est que pour moi, entre le soi, c’est-à-dire la force repliée sur soi, et la sexualité, [145 :00] il n’y a que rencontre nécessairement fondée. Donc, Comtesse est parfaitement en droit de me dire : tu auras beau établir la rencontre comme nécessairement fondée, tu ne l’auras pas considérée dès le début. Et en effet, dans ma lecture, elle ne peut pas et ne doit pas être considérée dès le début. Dans la lecture de Comtesse, elle est et doit être considérée dès le début, parce qu’elle est au cœur du problème, hein.
La deuxième grande différence, là je n’ai pas compris, parce que je n’ai pas très, très bien compris, parce que, et on n’a plus le temps de régler, mais c’est peut-être parce que — mais on met ça de côté, moi je vais réfléchir aussi à ce qu’il a dit — il m’a semblé que, là je m’exprime vaguement exprès, que entre sujet [146 :00] et subjectivation, Comtesse voulait justement, par l’intermédiaire, pas par le détour, puisque pour lui ce n’est pas un détour, mais par l’appel à la sexualité, il voulait établir un tout autre rapport que celui que je proposais, où le sujet n’est jamais au mieux, pour moi le sujet n’est jamais tout au plus que le produit d’un mode de subjectivation, et parfois il n’y a même pas besoin de sujet. Et il m’a semblé à certains égards que Comtesse voulait, entre le sujet et la subjectivation, un rapport tout à fait différent, au point qu’au moins dans certaines de ses expressions, il allait jusqu’à suggérer, je ne dis pas que c’était sa pensée, ça je n’en sais rien, il allait jusqu’à suggérer que [147 :00] la subjectivation était une opération du sujet, c’est-à-dire qu’à certains égards, il faudrait renverser le rapport tel que je le proposais. Ça, ça m’a paru le plus étonnant dans l’intervention, mais je ne suis pas sûr que cela ait été ça la pensée de Comtesse. Je dis juste en tout cas, que il réclamait un rapport sujet-subjectivation complètement différent de celui que je proposais.
Enfin, le dernier point, le point que j’ai presque, si tu me permets, le moins apprécié de ton intervention, parce qu’il m’a paru dangereux. Il m’a paru dangereux pour les contresens qu’il pouvait susciter en nous. Tu as fait, dans le dernier point, une espèce de récapitulation sur les différents états de la ligne du dehors. Mais, pour les besoins de l’analyse, là où tu en étais, la ligne du dehors [148 :00] était chaque fois frappée d’une espèce de signe du mal. Or je pense que toi et moi, nous serons d’accord sur le point suivant, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas du tout de ça. La ligne du dehors n’est absolument pas plus bien que mal ; elle est comme dirait Nietzsche, elle est par excellence par-delà le bien et le mal, et je veux dire, même, par exemple, du point de vue d’une institution, jamais le christianisme ne qualifiera nécessairement une ligne du dehors ou l’équivalent, ne la qualifiera comme étant forcément le mal. Elle ne s’identifie avec le mal ni pour nous en tant que philosophes, ni du point de vue d’une institution. Une institution peut signaler les dangers, mais toutes les institutions seront toujours aptes à reconnaître, si vous voulez, la ligne du dehors, on pourrait dire qu’elle passe également par certains états mystiques, ou quasi-mystiques, [149 :00] dont l’église instituée marquera tantôt les dangers, et tantôt passera les compromis avec. Donc surtout, je ne dis pas du tout que c’était ça dans l’esprit de Comtesse, mais c’était ça dans certaines expressions de Comtesse. Gardons-nous d’identifier la ligne du dehors avec quelque chose qui serait comme le mal.
Et enfin, c’est la même chose, c’est, c’est dans la voie de la même réaction, je dirais que moi, ce que j’attends des Aveux de la chair, c’est quand même un schéma ; quand tu suggérais la ligne du dehors dans son caractère excessif, et d’une certaine manière liée au péché, ce que je ne crois pas, mais encore une fois toi non plus, je te fais dire des choses que tu as pas formellement dites, moi ce qui me frappe, et je pense que dans Les Aveux de la chair, sans aucune raison, il y a, il y a une étude très profonde sur [150 :00] les conceptions chrétiennes du péché, parce que c’est lié à cette découverte de la chair. Je dirais beaucoup plus que la généalogie, moi, dont, Comtesse parlait si justement, pour moi, c’est, au niveau du christianisme, c’est une généalogie de la chair, comment on passe du corps à la chair, avec les étapes qu’il a dites, avec le rôle de Platon là-dedans, mais, et comment ça éclate avec le christianisme, la naissance de la chair, quoi. Or, si peu que je connaisse, vous savez, l’histoire du péché, c’est une histoire, c’est une merveille, hein, parce que Comtesse a employé, je crois, à plusieurs reprises le thème, presque, concupiscence effrénée. Et c’est vrai que dans certaines conceptions chrétiennes, le péché est présenté comme ça. Mais c’est pour à nouveau introduire un peu de variété. [151 :00] Je dirais, la subjectivation de l’homme pécheur se présente sous la forme de ce désir exacerbé.
Mais vous savez, à mon avis, c’est une conception presque hétérodoxe. Là il faudrait, il faudrait voir de plus près, il faudrait des spécialistes, des spécialistes des pères de l’église, mais, première conception du péché, ce n’est pas ça. Il ne faut pas traiter les chrétiens comme, comme Nietzsche les traitait, parce que ça a été fait une fois, c’est trop facile ; après Nietzsche, c’est trop facile. Il y a une conception du péché qui me paraît effarante. Pas du tout une déviation ou une exaspération du désir, mais au contraire un manque de désir. Le péché originel, c’est la paresse. [152 :00] C’est la paresse. C’est celui qui ne sait pas désirer, ou c’est celui qui a renoncé à désirer. Le désir étant le désir du bien, c’est-à-dire le désir de Dieu, l’homme du péché originel, c’est celui qui n’avait pas assez de forces pour désirer. Parmi la liste des péchés capitaux, le péché capital, le vrai péché capital de tous les péchés capitaux, ce serait la paresse, et pas la concupiscence, ou la cupidité. Et ça, c’est une notion que vous retrouvez encore très tard, je veux dire, sinon même, je veux dire ça importe philosophiquement, parce que vous ne pouvez pas comprendre certains grands textes du 17ème siècle sinon, ça continue à mon avis, c’est une histoire qui dure jusqu’au 17ème, et où Fénelon, et où toutes les luttes, là, Bossuet-Fénelon sont complètement prises. [153 :00]
Si vous lisez par exemple un auteur comme Malebranche, c’est très curieux. Dans les mêmes pages vous avez l’appel – et il s’en tire comme il peut, c’est-à-dire génialement, il s’en tire génialement — et on voit très bien qu’il réunit deux traditions. L’une d’après laquelle le péché, c’est l’état de celui qui n’arrive plus à désirer. Et Malebranche emploie explicitement le mot paresse. Et au contraire, le mouvement, le mouvement du désir, c’est déjà le bien. Ce n’est pas le bien parfait, parce qu’on va d’un bien particulier à un bien particulier au lieu de s’adresser à Dieu, mais finalement, si l’on va d’un bien particulier à un bien particulier sans atteindre Dieu, c’est encore parce qu’on est trop paresseux, c’est parce qu’on ne désire pas assez, [154 :00] comprenez ?
Et puis, il y a une autre conception du désir, et ça, cette première conception du désir, vous la trouvez dans les commentaires innombrables du Cantique des cantiques, dans le christianisme primitif. Et elle est très, très intéressante. Le pécheur comme paresseux, moi je trouve ça formidable comme idée, très, très belle idée. Mais dans les mêmes pages, vous avez une espèce, alors, le pécheur comme ayant poussé le désir au-delà des limites que Dieu avait assigné à une créature finie, et ces deux conceptions, elles coexistent. Chez Malebranche, c’est très net, elles coexistent. Et ça fait tout le problème de la grâce, par exemple, de la grâce… les grandes, les grandes discussions religieuses, [155 :00] je crois, jusqu’au 17ème siècle, dépendent non pas fondamentalement, mais je dis, dépendent en partie de ce problème : péché, ou bien paresse, ou bien concupiscence, c’est-à-dire, ou bien absence de désir ou bien excès de désir.
Alors là ce n’est pas du tout quelque chose, … je ne m’oppose ni n’approuve Comtesse à cet égard. Je veux dire que, raison de plus pour que la ligne du dehors ne soit pas prise dans un mouvement, si vous voulez, de l’excès. Moi, j’ai peur que tout à fait à la fin de ton intervention, tu aies, comment dire, tu aies un peu Bataillé Foucault, tu l’aies un peu rapproché d’un Georges Bataille, dont il me paraît très, très étranger, mais ce n’est même pas un reproche, hein. Je veux dire, c’est une nuance d’après ce que j’ai [156 :00] entendu. Ce qui m’intéresse fondamentalement, c’est les deux différences que nous avons toi et moi, dans la lecture de la généalogie… Oui ?
Comtesse : Sur ce point-là, sur ce dernier point, c’est lui [Foucault] qui l’a Bataillé parfois.
Deleuze : D’accord, d’accord.
Comtesse : Alors, en dehors de ça, ce que j’ai là à la fin, c’est quelque chose auquel Foucault s’intéresse, je veux dire, et aussi en référence avec ce qu’il dit.
Deleuze : Oui, ouais, oui.
Comtesse : Ce qui l’intéresse, ce sont finalement les interprétations du dehors, je ne dirais pas lignes du dehors, mais je dirais simplement micro-univers comme dehors [quelques propos indistincts]… Je dirais que ce qui l’intéresse dans les interprétations du dehors, ce sont les façons dont on a exercé [157 :00] à réduire ou à déformer le dehors pour, en le rendant plus exactement impensable, en continuant à le rendre impensable. Et parmi ces interprétations, il me semble que la religion juive et la religion chrétienne aient une certaine interprétation du dehors et une certain interprétation de la mort, qui est lié à une certaine interprétation du péché originel, d’abord, puisque le péché originel, c’est comme tout religieux, je suppose, initialement – un religieux, c’est quelqu’un qui d’abord est dans la supposition qu’il y a de la vie absolue quelque part et que, s’il y a de la vie absolue quelque part, si la vie de l’un, par exemple, si la vie transcendante de l’un existe quelque part, alors le pécheur originel, c’est-à-dire la mort, sera interprétée comme [158 :00] suite de vie, c’est-à-dire la mort en tant que détournement de vie.
A partir de là, il y aura effectivement le manque de désir de vie, pour le désir et perte de vie, soit un manque, soit un excès [Deleuze : Ouais, ouais, ouais] à partir justement de l’interprétation religieuse du dehors en tant que péché originel, c’est-à-dire en tant que chute de vie, mort, détournement, désobéissance, exil. C’est-à-dire, à partir de la mort, il n’y a plus à ce moment-là qu’une folie meurtrière de l’autre [Deleuze : oui], une folie meurtrière de l’autre et la mort séparée, [Deleuze : oui] et la religion, c’est-à-dire ce qui fait le lien, c’est ce qui va faire la différence [Deleuze : ouais] entre puissance de vie et puissance de mort, et la différence, elle a un nom, c’est justement Dieu. Seulement, ça laisse, cette interprétation du dehors, laisse justement en suspens quelque chose, que les pères de l’église vont affronter, un peu comme dans la religion d’amour, le Christ a légué [159 :00] en quelque sorte comme une sorte de lègue sournois, un lègue pervers également, il a légué aux autres quelque chose qu’il n’a pas pensé parce qu’il a justement trop pensé à l’intérieur de l’amour et qu’à ce niveau, ils vont affronter à partir de là, au sujet du désir.
Deleuze : Ouais, ouais. Très bien, ben oui, mais comme tu dis, mais c’était, c’était notre souhait à tous, c’est le point où en effet tu as besoin de Foucault pour aller vers un problème à toi. Or, c’est mon souhait qu’il en soit ainsi de chacun de vous. Tu voulais dire quelque chose enfin ?
Un autre étudiant : Je voudrais juste faire deux remarques. L’une porte sur la phénoménologie, et l’autre sur la question du pouvoir. Et la dernière fois, tu as bien souligné le remaniement … [Bruits du micro bloquent les propos] de la phénoménologie, c’est-à-dire [160 :00] en tant que … [Bruits du micro] l’objet, c’est qu’il nous renfermerait dans un cercle purement phénoménologique, mais en tension vers le monde. En outre, la référence à notre travail dans Le Visible et l’invisible de Merleau-Ponty a été du plus intéressant parce que l’on y trouve, en effet, une entreprise de déplacement du centre de gravité de la conscience vers le dehors. Bien sûr, Merleau-Ponty n’utilise pas expressément le terme de « dehors » ; il dit tantôt « objet », tantôt « fin », mais c’est, je crois, ça sa pensée. Il s’agit une revalorisation du corps ; Merleau-Ponty dit dans son texte « corps objectif » en ce sens que [161 :00] la conscience [mot indistinct] en sera désormais, et cette phrase est tout à fait significative de Merleau-Ponty en parlant à propos de Sartre, qu’il dit que le néant est « creux », et non pas « trou », et ce creux, ça rappelait beaucoup de ce que tu disais et ce que tu appelais « pli ».
Le thème de In der Welt sein fait, par ailleurs, une des possibilités de poser la question du pouvoir comme exercice de pratique concrète visant à transformer les sujets ou l’individu en objets de pouvoir. Ce processus de subjectivation que tu as analysé et [mot indistinct] tout là-dedans implique dans un dehors, commence finalement [162 :00] à s’éclairer et en vertu de cette reconnaissance de la spatialité au sens large de la part des tenants d’une certaine phénoménologie.[22]
En ce qui concerne maintenant le pouvoir, il est selon Foucault le producteur de pratiques [mot indistinct] d’une part, et d’autre part, il ne se justifie pas n’importe comment. Il y a indissolublement l’exercice du pouvoir ; c’est le fait qu’il se conforme à certaines règles canoniques du pouvoir. Alors, la question que je voudrais poser, ça serait premièrement, comment échapper à cette canonique ou à toute canonique s’il faut y échapper à tout prix, et deuxièmement, si nous acheminons [163 :00] vers une réduction de la pathologie, de ce qui Foucault appelle lui-même pathologie ou excès du pouvoir ? Peut-être cette réduction équivaudrait un rétrécissement du champ de rationalisation que Foucault suggère lui-même dans un texte paru récemment.
Deleuze : Moi je crois que pour la dernière question, c’est exactement la question que l’on avait choisie pour finir, puisque nous n’en avons pas de réponse. Ce qu’on peut dire, c’est que, en gros, ce qu’on peut dire de manière très sommaire, c’est que la zone de subjectivation, c’est-à-dire cette opération que Foucault présente comme celle du pli mais que, à mon avis, on a parlé, là, on peut concevoir autrement. Mais enfin, cette zone de subjectivation est en elle-même [164 :00] indépendante du pouvoir. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire : ce n’est jamais le pouvoir qui la crée. Le pouvoir commence et finit dans les rapports d’une force avec une autre force. Dès qu’il y a subjectivation, on est hors du pouvoir. Voilà, ça c’est la première proposition. Se gouverner soi-même, à mon gré, en tout cas, dans ma lecture, ne fait pas partie du pouvoir. La preuve, c’est que le pouvoir opère par règles contraignantes ; se gouverner soi-même est une règle facultative de l’homme libre. Bon.
Deuxième point. Là-dessus, il est vrai, et c’est ça qui te donne entièrement raison, que dès qu’une zone de subjectivation est créée, le pouvoir ne cesse de la pénétrer et de s’en emparer, et de se l’asservir, [165 :00] ça, bon. Et, il faudra qu’il forme de nouveaux rapports de forces. Par exemple, la subjectivité chrétienne apparaissante, il faudra de nouveaux rapports de forces de type pastoral entre le prêtre et le troupeau, pour assimiler et assujettir à de nouvelles formes de pouvoir cette nouvelle subjectivation. Donc, à chaque fois, la zone de subjectivation se fait récupérer par des instances de pouvoir.
Troisième point, ceci étant dit très abstraitement, chaque fois que la zone de subjectivation se fait repérer… récupérer par des centres de pouvoir, des nouveaux modes de subjectivation se creusent. [166 :00] Bien. Si j’ai bien compris ta question, c’est, est-ce qu’on peut dire, par exemple, que aujourd’hui, bien plus, le pouvoir est devenu de telle sorte que parfois il devance, il crée ses propres subjectivations. Comment ignorer, si vous voulez, que le fascisme a supposé certains processus de subjectivation en Allemagne, qui étaient la subjectivation de la défaite de 1918, ça qui ont préfiguré le fascisme, le fascisme a foncé dans ces processus de subjectivation et a dressé lui-même, et a discipliné lui-même, une nouvelle subjectivité qui était la subjectivité fasciste, et qui a été un événement mondial dans le domaine des processus de subjectivation, et qui était pour une part organisée par le pouvoir, pour une autre part qui se formait [167 :00] selon un processus de subjectivation particulier à telle époque, à tel moment. C’est donc très compliqué.
La question de savoir, encore une fois, si nous – alors qui c’est, nous ? – sommes aptes à produire des subjectivations particulièrement résistantes, ça concerne évidemment toutes les discussions depuis une trentaine d’années. Je veux dire, si l’on a cru découvrir que les révolutions rataient et se développaient en dictature, cette découverte que les gens semblent faire aujourd’hui tardivement, ils y ont mis le temps, car on a presque honte de rappeler que c’est la base de la prise de conscience du Romantisme anglais, hein. [168 :00] La base de la prise de conscience du Romantisme anglais est ce qui ne définit vraiment pas seulement la politique, mais ce qui définit le Romantisme anglais comme politique, c’est la grande aventure anglaise du retournement de la révolution en son contraire, à savoir l’histoire de Cromwell. Et tous les romantiques anglais réfléchissent, là, croyez-moi, je n’exagère pas d’une ligne, réfléchissent sur cette histoire formidable, comment une révolution devient-elle son contraire ? Alors, ça m’est plutôt une raison pour ne pas trouver fantastique la découverte que, que la révolution soviétique ait très mal tourné, parce que, je veux dire, qu’on nous présente ça comme le grand fait du 20ème siècle, ce n’est pas raisonnable, ce n’est pas [169 :00] sérieux, quoi.[23]
Alors, reposons le problème : est-ce qu’on peut dire aujourd’hui… je dirais même, la subjectivité romantique, et Dieu qu’il y a une subjectivité romantique, la subjectivité romantique a été un mode de subjectivation répondant à l’aventure du pouvoir que l’on peut nommer échec et retournement de la révolution, soit sous la forme anglaise avec Cromwell, soit sous la forme française avec Napoléon. Et, la subjectivation romantique prétend être une nouvelle subjectivation, avec, comme disait Félix tout à l’heure, dans une subjectivation il y a tout, il y a le pire, il y a le meilleur, il y a le vieux, il y a le nouveau, subjectivation qui consiste à se dire, tantôt une fois dit ce qu’est devenu la révolution anglaise, [170 :00] ou une fois dit ce qu’est devenu la révolution française, refaisons de la subjectivité, refaisons une nouvelle subjectivité capable de résister à ce devenir du pouvoir. Et, la subjectivité romantique, ce sera, en effet, à ce moment-là il faudrait la définir de ce point de vue-là , comme — on aurait pu passer des séances, mais je crois qu’on avait tout intérêt à concentrer, pas à se dissiper à la fin — on aurait pu faire une séance, aussi, une séance tout entière sur : qu’est-ce qu’on pourrait appeler la subjectivation romantique, et dans ses rapports avec le pouvoir ?
Aujourd’hui, nous ne cessons pas de produire de la subjectivité ; la production de subjectivité est une dimension des collectivités, une dimension, mais, co-éternelle, coexistante. Ce qui m’a paru très intéressant dans l’intervention de Félix, l’autre fois,[24] c’est comment il jonglait, mais c’est [171 :00] moi qui lui avait demandé que ce soit surtout pas un exposé, que ce soit de la conversation, un peu comme le texte de Foucault tout à l’heure, avec le mode, les modes de subjectivation qui se font au Brésil, qui se font déjà depuis plus longtemps au Japon, ailleurs encore, en quel sens ‘68 a été une grande création, l’émergence d’une grande création de subjectivation, pas seulement, qui impliquait une lutte – c’est ce que je vous disais — toutes les nouvelles subjectivations impliquent des luttes nouvelles, des formes de lutte nouvelle avec le pouvoir, ça, c’est évident. Bien. Je suppose que, je ne dis pas que elles sont la source, mais je dis qu’il n’y a pas de lutte nouvelle contre les nouvelles formes de pouvoir qui n’implique aussi la constitution de nouveaux modes de subjectivation, ne serait-ce que comme il dit à propos de la passion, Foucault, de nouveaux modes de communication, etc., et vraiment [172 :00] la constitution de nouveaux soi, des soi d’un type nouveau.
Alors, je reprends une question qui est très douloureuse, je crois, parce que c’est une question tellement… bon. La drogue a été, c’est évident que la drogue a été — c’est en ce sens que je dis, dans les subjectivations vous trouvez tout — la drogue a été notamment en Amérique, un facteur de subjectivation, mais, qui a eu une importance essentielle. Moi je pense simplement, une des raisons de plus, il me semble, pour… si ce mot a un sens, condamner la drogue, c’est que, vous savez, les choses vont vite, elles me semblent avoir tous les aspects déjà d’un archaïsme, alors ce n’est pas tellement fameux, les archaïsmes, dans les processus de subjectivation. Mais que la drogue ait joué, par exemple au moment de la guerre du Vietnam, le rôle d’un processus, au niveau de l’armée américaine, tout ce qu’on raconte, et qui me semble être [173 :00] vrai, profondément vrai, [Pause] qu’elle ait joué le rôle d’un processus de subjectivation devant lequel le pouvoir, le pouvoir américain se trouvait, provisoirement s’empare… il faut longtemps, il nous faut longtemps, à absorber une nouvelle de pouvoir et trouver des rythmes, vous savez, et à ce moment-là on dit c’est le calme, et il faut longtemps au pouvoir, pour trouver des parades devant des … moi je suis plutôt optimiste, je ne crois pas que la publicité y suffise, je ne crois pas que le marché mondial tout puissant suffise à, à récupérer les nouvelles subjectivations comme ça. Il récupère ce qui se laisse récupérer, c’était déjà depuis le début de, si vous voulez, le MLF peut, à la limite, je pense pas que ce soit vrai, mais, supposons même que le MLF se fasse récupérer ou se dissolve comme groupe, il y a quelque chose qui ne se dissout pas, c’est une nouvelle subjectivation [174 :00] féminine, ça, ça ne risque pas de se dissoudre, et ça n’a pas fini de poser ça, ça n’a même pas commencé, à poser les problèmes où des trucs de pouvoir vont se court-circuiter, comme, et les trucs de savoir. Donc évidemment, la biologie, toutes ces histoires de mères porteuses, etc., le droit, tout y sera en. Là il y a un bon point de départ pour une reprise, alors de mouvements féministes, tout y est. Moi je vis très, la torpeur actuelle, comme pas spécialement décourageante. Bien.
Et, ce que je voulais dire, alors, c’est, bon, quelle conclusion en tirer ? Est-ce qu’on est plus fragiles, et de plus en plus fragiles vis-à-vis de rapports de pouvoir, de plus en plus forts ? Vous savez, [Deleuze rit] [175 :00] moi je crois assez, il y a des choses gaies, là. Ils parlent de la carte d’identité infalsifiable, hein. Les spécialistes, moi je ne suis pas un spécialiste, alors j’y crois, je me dis, ah bon, mais qu’est-ce que ça veut dire ? D’abord on apprend, si on demande à n’importe qui, que ça veut dire qu’on ne peut pas y ajouter quelque chose, c’est tout. On apprend du coup que ce n’est pas une carte d’identité impossible à produire, hein. Les gens, ils disent oh, on y mettra le temps, oui d’accord, mais enfin, ils ont, ils ont des, ils ont des parades. Les ordinateurs, c’est épatant, comprenez, les ordinateurs, c’est épatant quand on, quand on voit déjà ce qu’un gosse peut faire avec un ordinateur. Mais, eh ben oui, ils se réjouissent de former… [Deleuze rit] ils disent, ah ben la, les ordinateurs, ils vont former des monstres, des monstres contestataires comme jamais la philosophie n’en a formé [176 :00], des grands détraqueurs d’ordinateurs quand ils se mettront à se marrer, et à faire qu’un ordinateur donne des réponses fausses ou ne donne plus de réponses. Rendez-vous compte déjà pourquoi il faut savoir l’orthographe ? C’est que si vous posez à un ordinateur une question avec une faute d’orthographe, il vous crache dessus. [Rires]
Alors, que les histoires de Chevènement, hein, retour à l’orthographe, c’est des idiots qui disent ah Chevènement, il fait de l’archaïsme.[25] Pas du tout, moi je crois, il voulait, dans l’état actuel des ordinateurs, il faut que les gosses, ils sachent l’orthographe. Comment voulez-vous faire autrement ? S’ils ne savent pas écrire « chemise » dans la couture, ils ne pourront pas manier un ordinateur pour savoir combien il reste de chemises, au stock, il faut qu’ils aient de l’orthographe ou alors il faut tout changer, il faut tout [177 :00] changer dans l’orthographe. Donc voilà que cette vieille chose est réactivée, c’est très gai, bon. Mais [Deleuze rit] là, je dis vraiment n’importe quoi, vous savez, ces enfants formés à l’ordinateur, je pense qu’ils vont se faire des subjectivités dont personnellement moi, je n’ai même pas l’idée. Quand j’en vois, je veux dire, des gosses qui ont actuellement 8 ans et qui sont formés dans le jeu électronique, mais quelle subjectivité c’est… je les regarde, parfois, ça ne fait pas avancer de les regarder, ça me donne l’air intelligent mais rien de plus, je les regarde en me disant, mais comment ça marche déjà dans leurs têtes ? Comment, et qu’est-ce que c’est que ce processus de subjectivation en marche ? Bon, c’est très, très, très curieux.
Alors là, quant à ta question, je dirais je suis incapable d’y répondre, mais je crois que selon nos goûts, tout le monde a lieu d’être optimiste, parce que [Deleuze rigole] [178 :00] je ne crois pas, en tout cas, qu’on puisse penser, sauf dans les sciences-fictions les plus imbéciles, à un pouvoir qui serait adéquat, et qui rendrait tout le monde esclave. Ça, par nature, ça me paraît contraire alors au concept de pouvoir. Il y a toujours quelque chose qui fuit. Si même j’avais une différence avec Foucault, ce serait à ce niveau : le pouvoir, ça consiste à colmater les lignes de fuite, et c’est une tâche, c’est une tâche fondamentale, mais je ne définirais pas, pour mon compte, je ne définirais pas un champ social par une stratégie ; je le définirais par les lignes de fuite. Un champ social, c’est un truc qui fuit de partout : l’argent, les biens, les travailleurs, les crédits, tout ça, c’est un système de lignes, de ligne de fuite. Et le pouvoir, c’est les [179 :00] colmatages. Les fuites qu’on permet, qu’on est forcés de permettre au prix de telle autre qu’on va colmater, etc., les, c’est là où Foucault, alors je retrouverais Foucault, au point sur, la loi, c’est la gestion des illégalités permises. Il y a des illégalités permises, d’autres pas permises, bon, et voilà. Bon.
Alors moi je crois, en ce sens, vous comprenez, il n’y a pas de réponse à une telle question parce que ça se fait tous les jours. Tout ce que je peux vous dire, moi, c’est : soyez très attentifs autour de vous. Certains d’entre vous ne sont pas encore trop vieux, même beaucoup d’entre vous. Moi, je suis trop vieux, mais ce n’est pas grave, mais tous, faites très, je veux dire, pour participer à de nouvelles formes de, moi j’ai mes habitudes, hein. Et comme je crois que vraiment, être un sujet ça veut dire avoir des habitudes, et que ça ne veut rien dire d’autre. Le contenu du [180 :00] mot sujet, c’est l’habitude. J’ai, j’ai l’habitude, « je » ça veut dire quoi ? Ça veut dire j’ai l’habitude de respirer. Et ce n’est rien de, ce n’est pas plus compliqué que ça. Ce n’est pas un « je » qui est supposé, ce qui me constitue comme « je », c’est l’habitude de respirer. Ça s’arrêtera, bon, eh ben, à ce moment-là je ne serai plus je. Mais il n’y a pas d’autre, c’est par là que j’aime tant les philosophes anglais, parce que c’est les premiers à avoir donné ce contenu au moi et au « je », le je ce n’est rien d’autre que l’habitude. Eh ben, évidemment, il faut en dire un peu plus là-dessus, mais ça, ça nous prendrait un an.
Pour dire un peu plus, qu’est-ce que c’est alors qu’une habitude, si moi je suis une habitude, si chacun de nous est une habitude… bon, mais il y a des habitudes plus ou moins fraîches, plus ou moins jeunes. Moi je suis déjà une vieille habitude, [Deleuze rigole] alors… Je me souviens d’un [181 :00] interview si beau de Kerouac, où avec son accent français-canadien, il disait « je suis tanné de moi-même », je suis tanné de moi-même, tout à fait à la fin de sa vie, c’est vrai qu’il était très alcoolique, que, je suis tanné de moi-même, il disait, dans une improvisation à la trompette, il faisait de merveilleuses improvisations, puis il improvisait, puis on sentait que le cœur n’y était plus, il lâchait sa trompette, il disait « je suis tanné de moi-même ». C’est une vieille habitude qui se défaisait, quoi, [Deleuze rigole] ça, il sentait, il sentait que c’était une habitude en train de se défaire, hein.
Mais enfin, les jeunes habitudes, c’est-à-dire les jeunes sujets, vous savez, c’est formidable. C’est par là que sujet c’est un cas d’habitude, hein, mais il y a tant d’autres habitudes en nous, tout ça, le processus, moi pour mon compte, j’aurais dit ça : le processus de subjectivation, c’est l’habitude au vrai sens anglais du mot. C’est aussi bien [182 :00] la manière de se tenir, c’est la posture, c’est la coutume, c’est la posture, c’est un complexe de notions très riches, hein. Alors, l’habitude, ce n’est pas du tout ce qu’on ne crée pas ; c’est chaque jour que se créent de nouvelles habitudes. Le domaine de la micrologie, pour moi, c’est la création, mais c’est la création quotidienne, chaque jour de nouvelles habitudes, de nouvelles habitudes qui naissent, hein, habitudes de langage, habitude de jeu, habitude de marcher dans la rue. Regarder les gosses parce que c’est des petites habitudes charmantes, mais vraiment c’est des habitudes, quoi.
Alors, oui, je ne peux répondre à ta question que comme ça. Je veux dire, je ne vous réponds pas : on verra bien. Je vous dis, c’est sûr que on ne cesse pas, si on fait attention, de voir des choses. Et quant à la question [183 :00] alors pessimiste, y a-t-il un pouvoir capable d’empêcher cette créativité ? Je réponds non, non, aucun pouvoir ne pourra jamais empêcher cette créativité.
Je vous remercie de cette année qui a été extrêmement précieuse, pour moi en tout cas. [Fin de l’enregistrement] [3 :03 :21]
Notes
[1] En ce qui concerne le sujet que suggère Deleuze, le pli et la subjectivation, il s’agit surtout de ce qu’il examine dans le dernier segment de Foucault, « Les plissements, ou le dedans de la pensée (subjectivation) ». Quant à « La vie des hommes infâmes », Deleuze s’y adresse dès le début de ce même chapitre de Foucault, et on peut aussi consulter Pourparlers, pp. 126-128 et pp. 147-158. Tous les interviews sur Foucault dans Pourparlers ont lieu pendant l’été 1986, c’est-à-dire à la suite de ce séminaire. Le texte, « La vie des hommes infâmes » a paru dans un numéro de Cahiers du Cinéma 29 (15 janvier 1977), pp. 12-29. Voir aussi Dits et écrits, IV (Paris: Gallimard, 1994), pp. 249-250.
[2] Le titre complet de cette œuvre est Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère (Paris: Gallimard, 1973).
[3] Sur cet affrontement mutuel, voir Pourparlers, pp. 149-153. [Negotiations, pp. 110-114] La référence au texte de Michaux est de Misérable Miracle (1956), « L’accéléré linéaire, que j’étais devenu, ne reculait pas, faisait front à chaque déchiquetage, était pour se reformer, allait presque se reformer, quand la force sur lui plus rapide qu’un bolide… C’était atroce parce que je résistais”, pp. 126-127.
[4] Il s’agit sans doute de L’Archéologie du savoir (Paris : Gallimard, 1969).
[5] La référence précise est “Conversation avec Werner Schroeter » in G. Courant, Werner Schroeter (Paris : Goethe Institute, 1983), pp. 39-47 ; Michel Foucault, Dits et écrits IV (Paris : Gallimard, 1994), pp. 251-260.
[6] Le texte de cet entretien entre Foucault et Schroeter se déroule ainsi : «… ou dans ce qu’on appelle le sadisme ou le masochisme. Je ne vois aucune relations sadique ou masochiste entre ces femmes, tandis qu’il existe un état de souffrance-plaisir complètement indissociable. Il y a, chez chacune, une très grande souffrance. On ne peut pas dire que l’une fasse souffrir l’autre. Ce ne sont pas deux qualités qui se mêlent entre elles, c’est une seule et même qualité » Dits et écrits, IV, pp. 251-252.
[7] Il s’agit du roman de Goethe, Les Souffrance du jeune Werther (1774), et du roman d’Emily Brontë (1847).
[8] Sur ce genre de singularité, et notamment les heccéités, voir Mille plateaux, plateau 10, pp. 320-321 ; les auteurs se réfèrent justement à Charlotte Brontë à la page 319.
[9] « A nous deux » est une référence implicite au dénouement célèbre du roman de Balzac, Le Père Goriot, lorsque Rastignac, battu par le sort mais pourtant non défait, regarde Paris des hauteurs du cimetière Père Lachaise et dit, « A nous deux maintenant ».
[10] Deleuze et Guattari se réfèrent fréquemment aux livres de Carlos Castaneda dans Mille plateaux, notamment à L’herbe du diable et la petite fumée, trad. Marcel Kahn (Paris : Editions du Soleil noir, 1972), p. 19 note 6 ; Le Voyage à Ixtlan, trad. Marcel Kahn (Paris : Gallimard, 1974), p. 173, note 34; et Histoires de pouvoir, trad. Carmen Bernand (Paris : Gallimard, 1975), p. 200.
[11] D.H. Lawrence, Etruscan Places (Leiserson Press, 1932).
[12] Cette référence à Henri Michaux se trouve aussi vers la fin du livre de Deleuze consacré à Foucault, « lanière du fouet d’un charretier en fureur » (p. 130), pris apparemment de Misérable miracle : mescaline de Michaux (Paris : Gallimard, 1972), p. 126. La référence se trouve aussi dans Mille plateaux, p. 347, note 55 .
[13] On peut peut-être rapprocher cette référence à « l’Indien » à celle qui a été faite plus haut à Castaneda et « son Indien », c’est-à-dire Don Juan.
[14] Comme le paragraphe précédent anticipait le travail de Deleuze sur Leibniz dans le séminaire suivant (1986-1987) et dans Le pli. Leibniz et le baroque (Paris : Minuit, 1988), ce paragraphe anticipe le travail qu’il entreprendra avec Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? (Paris : Minuit, 1991).
[15] Il s’agit encore d’une référence qui se trouve dans Mille plateaux, précisément à propos de ce titre, Histoire de l’infamie universelle, que les auteurs croient il a raté, pp. 157, 295).
[16] Il s’agit de la nouvelle de Tchekhov, « L’Envie de dormir » (1888).
[17] Il s’agit de la nouvelle de Tchekhov, « Un malfaiteur » (1886)
[18] Les références sont : Michel Foucault, Les Aveux de la chair (Paris : Gallimard, 2018) ; Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception (Paris : Gallimard, 1945).
[19] Jean Cocteau, La difficulté d’être (Paris : 1947).
[20] Foucault, L’Usage des plaisirs (Paris: Gallimard, 1984), p. 156.
[21] Voir L’Usage des plaisirs, p. 274.
[22] On voit dans une note dans Le Pli que Deleuze s’adresse à ce point précis soulevé par cet étudiant, pp. 36-37, note 27 : « Merleau-Ponty a une meilleure compréhension de Leibniz quand il pose simplement : ‘Notre âme n’a pas de fenêtres, cela veut dire In der Welt sein…’ (Le visible et l’invisible, Gallimard, pp. 264 et 276). Dès la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty invoquait le pli pour l’opposer aux trous sartriens ; et, dans Le Visible et l’invisible, il s’agit d’interpréter le pli heideggérien comme un ‘chiasme ou entrelacs’, entre le visible et le voyant.
[23] Il s’agit ici sans doute une référence aux critiques du groupe dit les Nouveaux Philosophes, contre qui Deleuze a écrit un pamphlet célèbre en 1977 « A propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général », Deux régimes de fous et autres textes (Paris : Minuit, 2003), pp. 127-134.
[24] Il s’agit de la séance du 13 mai 1986 dans laquelle Guattari a participé.
[25] Il s’agit de l’homme politique français Jean-Pierre Chevènement qui, à l’époque de cette séance, vient de quitter son poste comme ministre de l’Éducation nationale, mais aussi a été le ministre de la Recherche et de la Technologie. En tant que ministre de l’Éducation nationale, il rétablit l’enseignement de l’éducation civique et insiste sur la possibilité de mener 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Ainsi insiste-t-il sur des « standards », y compris l’importance de l’orthographe.